Le Haut conseil pour le climat (HCC) a publié le 6 octobre 2020 un rapport intitulé « Maîtriser l’empreinte carbone de la France ». Ce rapport, issu d’une commande parlementaire, a pour objectif de produire une étude sur l’empreinte carbone française et ses déterminants sur la base d’un constat : les émissions liées au commerce international sont une partie importante de la contribution de la France aux émissions de gaz à effet de serre (GES). Ces émissions « importées » sont paradoxalement et largement sous les radars des engagements internationaux et des politiques publiques, puisque le principal outil politique de lutte contre les émissions carbones – la Stratégie nationale bas carbone (SNBC) – n’en tient pas compte. En se concentrant sur l’indicateur-clef qu’est « l’empreinte carbone », le HCC rappelle ce qui devrait être une évidence : la contribution de la France au réchauffement climatique ne se limite pas aux émissions de gaz à effet de serre produites sur son territoire (6,7 tonnes équivalent CO2 par habitant) mais elle inclut aussi celles produites ailleurs pour la consommation des français : émissions importées (6,4 tonnes équivalent CO2 par habitant en 2018), et liées au transport international (24,4 millions de tonnes équivalent CO2 en 2019 pour la France).
Ce rapport du HCC éclaire donc un problème de cadrage coupable dans les politiques publiques : la non prise en compte des émissions de GES liées au commerce international. En mettant en évidence les acteurs qui consomment ces importations (acteurs économiques, entreprises comme ménages) le HCC montre l’existence de leviers d’action, certes indirects, à la disposition des pouvoirs publics. En effet, « la réduction des émissions importées ne repose pour le moment que sur les engagements de réduction des autres pays du monde, pour l’instant insuffisants en regard des objectifs de l’accord de Paris » (p.23). Une politique volontariste est possible sous réserve de la construction d’indicateurs opérationnels notamment en ce qui concerne les grands partenaires commerciaux extra-européens de la France, et de l’intégration de ces émissions dans la SNBC. Toutefois, les recommandations du rapport portant sur l’actualisation d’une stratégie industrielle, laquelle permettrait, en relocalisant, de réduire les émissions importées tout en construisant une industrie nationale et européenne plus durable, sont timides. L’empreinte carbone est pourtant un indicateur au coeur des réflexions sur les ajustements carbone aux frontières et sa réduction un argument fort en faveur d’une reprise en main des chaînes de production.
I. Qu’est ce que l’empreinte carbone ?
L’empreinte carbone est un indicateur national agrégé qui mesure, pour chaque secteur, les émissions produites en amont de la demande finale. L’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) la définit comme l’ensemble des « pressions sur le climat de la demande intérieure française, quelle que soit l’origine géographique des produits consommés ». Cela intègre les émissions liées à la production des biens et services consommés en France, en plus des émissions liées à leur usage : l’ensemble des GES émis pendant la fabrication, puis l’assemblage, en Asie par exemple, puis le transport d’un produit jusqu’à la distribution au consommateur final français sont comptabilisés dans l’empreinte carbone de la France.
Cet indicateur ne prend pas en compte les émissions liées à la fin de vie des produits (recyclage et traitement), à la différence des « analyses en cycle de vie » (ACV), réalisées à l’échelle de produits particuliers, dans le cadre d’un mode de production donné[1]. Il ne prend pas non plus en compte les émissions liées aux produits fabriqués en France et exportés pour être consommés à l’étranger. Toutefois, le HCC fait le choix de les évoquer dans son rapport pour donner une vision plus complète des émissions liées au commerce international. L’actualité nous rappelle d’ailleurs leur importance : ce lundi 12 octobre, Bruno Le Maire annonçait une série de mesures pour verdir les aides à l’exportation françaises, en excluant toutefois de s’attaquer au soutien à des méga-projets d’exploitation de gaz jusqu’en 2035, à l’image du projet de Total en Arctique, incompatible avec le respect de l’accord de Paris[2].
L’empreinte carbone est donc un indicateur précieux, puisqu’il comptabilise l’ensemble des GES émis au service de la consommation des français. Par opposition, la Stratégie nationale bas carbone utilise aujourd’hui un autre indicateur : les émissions territoriales de la France, c’est-à-dire l’ensemble des émissions réalisées sur le territoire français. Cela comprend la production de biens destinés à l’export, mais laisse de côté les émissions des produits fabriqués à l’étranger pour la consommation française, ainsi que les émissions du transport international.
Le choix de l’indicateur est bien entendu crucial pour guider l’action politique : si on ne considère que les émissions domestiques françaises par habitant, elles ont diminué de 30% entre 1995 et 2018, mais l’empreinte carbone, qui prend en compte l’accroissement des émissions importées (+78 % depuis 1995), montre une augmentation de l’émission de CO2 de la France sur la période, qui représente aujourd’hui 11,5 t éqCO2/hab.
II. Réaffirmer la responsabilité climatique de l’État dans les échanges internationaux
L’empreinte carbone se distingue donc des inventaires d’émissions nationales établis dans le cadre de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). Ces derniers ne considèrent que la responsabilité d’émission de GES sur le territoire, alors que l’empreinte carbone intègre la responsabilité de consommation[3] des français. Les objectifs de réduction que la France s’est fixée, dans le cadre de la contribution déterminée au niveau national (CDN) à l’accord de Paris soumis par l’Union européenne (UE), ou dans celui de sa SNBC, portent sur ses seules émissions territoriales.
La question qui se pose est ici éminemment politique : à qui va la responsabilité des émissions de GES entre le pays producteur et le pays consommateur/importateur dans le marché mondial ? L’empreinte carbone, en posant la question de la « responsabilité des émissions », dénonce la vision véhiculée par les sommets internationaux où se rencontreraient selon la nouvelle terminologie des « pays en voie de décarbonation » (épigone du terme « pays développés ») et de « pays en retard » sur cette transition. La prise en compte du commerce international, point d’achoppement des négociations pour le climat, réduirait évidemment la « performance climatique » des grands importateurs : l’Union européenne est le premier marché de destination des flux commerciaux de biens (32,4 % des flux mondiaux de biens, loin devant la Chine -13,4 %- et les États-Unis -8,4 %) et le plus grand marché de consommation mondial. Tandis que la France importe 4,8 t éqCO2 par habitant, la Chine, le Brésil ou le Mexique en importent moins de 1,9 t éqCO2. Reconnaître cette position nous oblige à sortir d’une hypocrisie certaine et à considérer nos émissions importées pour garantir la pertinence de nos politiques climatiques.
Comme le rappel le HCC : « ce périmètre laisse de côté la part de responsabilité d’un État dans ses échanges internationaux ». Dans le cas de la France en particulier cette distinction n’est pas négligeable : notre empreinte carbone est 70 % plus élevée que nos émissions domestiques (chiffres de 2018). Si les émissions domestiques françaises ont diminué depuis 1995, passant de 6,9 à 4,8 teqCO2 par habitant en 2018 (-30 %), les émissions importées ont elles augmenté de 78 % au cours de la même période, passant de de 3,6 à 6,4 t éq CO2 par habitant, via la hausse de la consommation de biens produits hors du territoire. (voir figure 1). Ces émissions importées proviennent principalement de l’Union européenne (64 Mt éqCO2, soit 18 % de l’empreinte carbone), et en son sein principalement d’Allemagne (24 Mt éqCO2), et d’Asie, notamment de Chine (62 Mt éqCO2, soit presque autant que l’ensemble de l’Union européenne). L’importation de produits manufacturés en France est en constante augmentation (+ 3,1 % en 2019). Les importations sont plus dynamiques que la demande intérieure totale (+ 1,4 % en 2019) et sont en hausse, à l’exception notable des hydrocarbures et produits énergétiques, pour les produits manufacturés divers : produits informatiques (+ 2,5 %), les équipements électriques et ménagers (+ 4,0 %), les textiles et habillement (+ 4,0 %)[4], automobiles (+ 3,8 % en 2019 après + 7,7 % en 2018).
Quant aux émissions liées aux transports internationaux elles ont augmenté de près de 50 % depuis 1990 pour atteindre 24,4 Mt éqCO2 en 2019. Ces émissions, exclues des inventaires nationaux, ne sont pas non plus couvertes par les engagements des pays dans le cadre de l’accord de Paris. Déclarées à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) mais pourtant reportées en dehors du total des émissions nationales, le HCC demandait déjà leur intégration dans l’objectif français de neutralité carbone en 2050 dans son rapport annuel de 2019.
Les résultats en termes de baisse d’émissions affichées au niveau national et vis-à-vis des engagements internationaux résultent donc en partie d’un mauvais cadrage, et peuvent être imputés au déséquilibre de notre balance commerciale et/ou aux dynamiques de délocalisation. Toute baisse d’émission constatée ou toute stratégie de réduction doit être évaluée dans le cadre plus large de l’empreinte carbone, cadre qui permet de ne pas se dédouaner des émissions importées par notre consommation intérieure. De fait, la mise à l’agenda de la réduction de l’empreinte carbone plutôt que des émissions domestiques conduirait à penser une transition écologique qui soit d’abord celle de nos politiques industrielles et commerciales.
III. Faire enfin le lien entre les politiques énergie-climat et les politiques industrielles et commerciales
En rappelant que seules 53 % des émissions de l’empreinte carbone française sont émises sur le territoire français, et donc soumises aux politiques climatiques nationales, le HCC souligne les défauts de cadrage et pose nécessairement la question des stratégies à conduire pour réduire les émissions importées.
Le HCC identifie quatre leviers : une action sur la demande, une action sur l’offre, le travail sur une taxe aux frontières de l’UE et une exigence accrue dans les accords de libre-échange en négociation au niveau européen. Dans le détail, les solutions évoquées concernent principalement l’information des consommateurs. On peut saluer la reconnaissance par le HCC de la complexité des facteurs qui dictent la demande finale des ménages : normes, déterminants sociaux, contraintes économiques, préférences personnelles… Le HCC insiste tout de même sur l’information du consommateur, comme un levier d’action pour la puissance publique. Naturellement la réglementation de la publicité et du greenwashing, pistes identifiées par la Convention Citoyenne pour le Climat (CCC), sont mises en avant ; il s’agit de moyens rapidement opérationnels de jouer sur la demande, mais à la marge.
Plus ambitieux, également mis en avant par la CCC et expérimenté en France sur la base du volontariat dans le cadre de la loi contre le gaspillage et pour une économie circulaire, le HCC évoque la mise en place d’un « carbon score », ou d’un affichage environnemental, un guide d’achat sur chaque produit prenant en compte l’empreinte carbone. Naturellement, les modalités de calculs de ce « score » seraient critiques ; les batailles pour le nutri-score, pourtant bien plus facile à calculer, ont montré la difficulté de la mise en place d’un scoring, surtout lorsqu’il induit une réelle discrimination à l’achat. Ajoutons qu’un tel « score » se fonderait logiquement sur l’analyse en cycle de vie du produit, pour laquelle les données n’existent pas ou ne sont pas communiquées à l’heure actuelle, notamment en raison d’un manque d’harmonisation méthodologique. Il est impossible de produire une ACV précise pour chaque produit, les approximations et les moyennes par secteur devant rendre compte de la complexité des chaînes de valeur.
Si ces politiques de l’information et du choix éclairé sont nécessaires, elles apparaissent surtout comme complémentaires d’une réflexion sur l’offre de produits disponibles elle-même. Le HCC souligne à raison le rôle phare des intermédiaires du secteur de la distribution dans les arbitrages d’assortiment et de mise à disposition au consommateur, mais également la nécessité d’aboutir, par la concertation avec les filières, à une feuille de route ambitieuse par secteur. Ce dernier point est important : des discussions avec les représentants des filières ont été annoncées par le gouvernement sur la base des seules émissions territoriales. Ne pas intégrer les émissions importées dès à présent, c’est prendre un retard dommageable sur la transition nécessaire. Ajoutons qu’intégrer l’empreinte carbone aux négociations plutôt que de se cantonner aux émissions territoriales permettrait logiquement de mettre l’accent sur les industries qui importent plutôt que celles qui exportent, en accord avec la volonté de rééquilibrer la balance commerciale que nous évoquerons dans un second temps.
Car au-delà des questions d’offre et de demande, c’est bien la politique commerciale française elle-même qu’il faudrait repenser en intégrant l’empreinte carbone. L’Institut Rousseau avait déjà développé dans son dossier « Comment reconstruire ? » au printemps 2020 un certain nombre de propositions, comme l’ajout dans un premier temps d’un équivalent « taxe carbone » aux droits de douanes, proportionnel aux émissions carbone émises pour le produire et au nombre de kilomètres parcourus par le produit importé[5]. L’ajustement carbone aux frontières (ACF) du Pacte vert européen ne concerne qu’un nombre réduit de secteurs cibles ; nous proposons de le compléter par un « malus » sur les droits de douane des produits dont l’impact environnemental n’est que partiellement mesuré par les émissions carbone, ce qui permet de prendre en compte les pollutions locales notamment.
Le HCC préfère à l’ajustement carbone aux frontières des négociations plus ambitieuses des accords de libre échange comme principal levier d’action. Levier qui permettrait d’obtenir des garanties de limitation des émissions des produits concernés par le traité (le volume des échanges augmentant de fait pour ces biens) et plus généralement d’obtenir des engagements de la part de pays partenaires dans la réduction de leurs émissions et dans l’entretien des puits de carbone sur leur territoire. Ce dernier point passe par un renforcement significatif de la stratégie de lutte contre la déforestation importée, existante mais privée de moyens. Cette dernière est évoquée dans le rapport du HCC qui demande à ce qu’elle soit complétée par des objectifs réellement mesurables pour faciliter sa mise en oeuvre. Ces recommandations sur les accords de libre échange nous semblent toutefois plus fragiles et réversibles, et, en conséquence, peu aptes à agir sur l’offre de façon pérenne.
Au-delà de la politique commerciale, la nécessaire réduction de l’empreinte carbone est avant tout un argument en faveur d’une industrie européenne, capable de valoriser tangiblement à la fois la relocalisation, l’écoconception, et le développement de normes environnementales garantissant une industrie plus durable. Les recommandations concernant la stratégie industrielle nationale évoquées dans le rapport du HCC méritent de plus amples réflexions. Le haut conseil appelle ainsi à renforcer les dispositifs de la loi PACTE sur la transparence sur les émissions des fournisseurs dans les chaînes d’approvisionnement, et écrit donc sans beaucoup plus de détails qu’« une stratégie de relocalisation doit s’inscrire dans une planification industrielle plus large, pour pouvoir en tirer des bénéfices en termes d’emploi, sans pour autant qu’elle n’amène à un dépassement supplémentaire des budgets carbone ». Appeler à la prise en compte de l’empreinte carbone dans les politiques nationales nous semble de nature à porter le projet d’une production européenne qui soit permise par une énergie décarbonée, mais également éco-conçue, durable, circulaire. L’empreinte carbone vient ainsi s’ajouter aux arguments en faveur d’une relocalisation des chaînes de production avec, entre autres, la résilience aux chocs, la traçabilité, le contrôle de la qualité et des conditions de travail.
Merci à Florian Mante, Baptiste Parent, Chloé Ridel et Antoine Yeretzian pour la relecture et les compléments.
[1] On nomme parfois également ces ACV “empreinte carbone d’un produit”, malgré les différences méthodologiques avec l’indicateur national.
[2]“Plan climat” du gouvernement français sur les financements export : vers un monde à +5°C
[3] Les émissions importées, le passager clandestin du commerce mondial. Rapport du Réseau Action Climat 2013.
[4] http://lekiosque.finances.gouv.fr/fichiers/etudes/thematiques/A2019.pdf
[5] Note de Chloé Ridel pour l’Institut Rousseau, Mettre la politique commerciale au service de l’autonomie stratégique, du climat et de l’emploi, Mars 2020 https://institut-rousseau.fr/mettre-la-politique-commerciale-au-service-de-lautonomie-strategique-du-climat-et-de-lemploi/