Lorsqu’il s’agit de la réponse monétaire et budgétaire à la crise du Coronavirus, on a le choix dans la démesure des chiffres, mais gare aux mirages qui sont nombreux. Aligner des zéros peut s’avérer aussi trompeur que de les perdre. Offrir une garantie sur des prêts bancaires n’est pas la même chose, loin s’en faut, que de subventionner une entreprise ou un ménage directement. Baisser les taux d’intérêts au plus bas n’exonère pas de rembourser le capital emprunté, que ce soit pour un État, un ménage ou une entreprise. Or, la majeure partie de la réponse à la crise, que ce soit au niveau des États ou au niveau de l’Union européenne, a consisté à faciliter encore et toujours plus l’endettement des agents privés et des États. Comme en 2008, on vise à favoriser, à simplifier, à développer le recours à l’endettement. D’abord en donnant des liquidités aux banques pour garantir la continuité de l’offre de crédits, maintenant pour accorder des garanties à ces mêmes prêts bancaires. Mais est-il raisonnable de pousser tous les agents économiques à s’endetter non pour investir mais pour subventionner des pertes ? Il y a un moment où les acteurs économiques, comme les États, ne pourront plus “manger du crédit”, même à taux zéro et même si la BCE leur assure un débouché en les rachetant.
Alors que tout est fait pour que les banques n’encourent aucun risque et pour favoriser l’endettement à taux faibles, rien n’est fait pour aider les États à ne pas voir leurs dettes publiques exploser ou pour injecter de l’argent sans dette dans l’économie afin de rétablir la solvabilité des agents économiques, notamment dans un sens favorable à la transition écologique. C’est pour cela qu’il faudrait de la création monétaire ciblée ou une annulation des dettes détenues par la banque centrale (ce qui ne lèserait personne). Une sortie durable de la crise, en particulier celle qui passerait par une reconstruction écologique, ne pourra pas se faire sans réinventer en profondeur notre modèle monétaire et sans briser certains tabous qui l’entourent.
Tables des matières
I. Nous nous engageons dans la guerre contre le Covid-19 avec les armes de la précédente crise
II. Nous sauver maintenant et dans le futur
III. Mettre la création monétaire libre et ciblée et l’annulation de dettes au cœur de l’agenda
I. Nous nous engageons dans la guerre contre le Covid-19 avec les armes de la précédente crise
Les chiffres peuvent vite impressionner, mais ils sont souvent des faux-semblants. Comme l’avait écrit joliment Camille Riquier : « affranchie de toute matière finie, la monnaie révèle la puissance infinie du quantitatif pur » [1]. Quand on évoque par exemple les plus de 30 000 milliards d’euros de baisse du cours des actions en l’espace de deux mois (février et mars), on croit par exemple que tout cet argent est « parti en fumée ». C’est faux : beaucoup d’acteurs ont simplement empoché leurs gains accumulés les dernières années et d’autres valeurs se sont effondrées alors qu’elles ne reposaient sur rien de réel (les fameuses valeurs notionnelles des produits dérivés). Quand le cours en bourse d’une entreprise dévisse, cela la rend vulnérable à une prise de contrôle mais cela ne change rien à sa capacité immédiate de se financer, même si cela peut à terme augmenter le coût du risque car les nouveaux investissements seront perçus comme moins rentables en raison de règles financières et comptables tout à fait contestables.
De la même manière, quand la BCE met en place des programmes de rachats d’actifs de près de 1 100 milliards d’euros sur 2020, cela ne veut pas dire que cet argent va financer l’économie réelle. Au contraire, il est versé aux banques, seuls acteurs disposant d’un compte auprès de la banque centrale avec le Trésor (mais on interdit l’accès de ce dernier aux financements de la banque centrale) et donc seuls acteurs habilités à recevoir l’argent de la BCE. Même constat quand la BCE offre 3000 milliards d’euros de liquidités aux banques, prétenduement pour permettre aux entreprises et PME de se refinancer, via le TLTRO (targetted long-term refinancing operations), ou quand la réserve fédérale (FED) met à disposition de ces mêmes banques près de 1 500 milliards de dollars de liquidités supplémentaires (en trois jours seulement), au milieu du mois de mars, pour calmer la crise de liquidités. Tout ceci relève du trompe-l’œil, d’un artifice de façade, car rien ne permet d’affirmer que cet argent sera bien utilisé, ni même qu’il atteindra tout simplement l’économie réelle.
Une seule certitude : les dettes publiques vont augmenter très massivement et les politiques monétaires « non-conventionnelles », qui sont déjà devenues conventionnelles depuis 10 ans, vont être maintenues pour les décennies à venir. Le non-conventionnel devient l’ordinaire et nous n’en sortirons pas car nous assistons à l’émergence d’un nouveau paradigme monétaire, dans lequel la monétisation permanente des actifs devient la seule soupape de sécurité du système financier. En effet, avec des dettes publiques à 120 ou 130 % par rapport au PIB (en France, et bien davantage en Italie, en Espagne ou en Grèce), le seul moyen d’assurer des taux faibles et des débouchés à ces dettes publiques sera une prolongation du programme de rachats d’actifs publics et même des actifs privés. La BCE agira ainsi car elle n’aura pas le choix, sauf à provoquer un désastre économique et l’arrêt de mort immédiat de la zone euro. La BCE achetait déjà pour 20 milliards d’euros de titres financiers par mois, auxquels elle a ajouté 120 milliards en plus d’ici la fin de l’année le 12 mars, puis 750 milliards le 18 mars, soit environ 1 100 milliards sur l’année. Ce sera davantage à l’avenir.
Mais cela ne suffira malheureusement pas car des questions d’un autre genre vont émerger. L’ampleur de cette réponse ne doit en effet pas nous donner de fausses illusions : nous engageons la guerre contre le COVID 19 et ses conséquences économiques avec les armes de la précédente crise. On ne peut que penser à cette phrase de Paul Valéry dans ses Regards sur le monde actuel : « Ils étaient nourris du passé : ils n’ont su que faire du passé. L’occasion aussi est passée. » [2]. En effet, l’injection massive de liquidités permet de sauver temporairement les banques, le marché monétaire et les marchés financiers en fournissant la monnaie centrale nécessaire pour permettre que les institutions financières et monétaires puissent continuer à se régler mutuellement. Elle permet aussi aux États de trouver des débouchés pour leur dette publique. Mais nous savons désormais, de manière incontestée, que ces recettes passées ont enfanté des monstres : elles ont renforcé les inégalités en faveur des détenteurs d’actifs, accru l’instabilité financière en fournissant des liquidités sans fin aux marchés financiers et favorisé le financement des activités polluantes et donc la destruction de la planète. Indirectement, elles ont aussi pesé lourd dans le choix des politiques d’austérité car elles n’ont pas agi sur le niveau des dettes publiques mais seulement sur l’assurance donnée aux marchés qu’ils pourront toujours la revendre à la BCE.
Or, c’est là que le bât blesse avec la crise actuelle. En effet, nous savons grosso modo que chaque mois passé en confinement entraîne une perte de 2 à 3 points de PIB sur l’année. Trois mois de confinement conduiraient dès lors à une perte de 6 à 9 points de PIB. Chaque quinzaine de confinement nous coûte en déficit public supplémentaire de plus de 1 % de produit intérieur brut (PIB). C’est inédit et c’est désastreux. Et encore, tous les dégâts ne seront pas visibles immédiatement. Il est donc nécessaire que les États interviennent massivement pour venir en aide aux entreprises et aux salariés. Le plan de relance américain est l’un des seuls à être à la hauteur : avec près de 2 000 milliards de dollars, soit 10 % du PIB, il est cohérent avec les pertes potentielles. Trump a compris que ce que l’État dépense, c’est aussi ce que gagne le secteur privé, même si une nouvelle fois le président américain fait feu de tout bois, oubliant l’écologie et la justice sociale.
Le plan allemand, avec 1 100 milliards d’euros est également très imposant, mais il additionne des choux et des carottes car la majeure partie de cette somme sera versée par la banque publique d’investissement allemande, la KfW, sous forme de prêts. Or, un prêt doit être remboursé donc tous ne pourront pas y accéder, faute de solvabilité. Le plan français, avec 110 milliards d’euros de dépenses budgétaires (dont seulement 50 milliards de dépenses budgétaires réelles) et 300 milliards d’euros de prêts garantis, est décevant et se contente de limiter la casse : rien qu’à ce titre, son coût augmentera inévitablement. En tout état de cause, les dettes publiques vont augmenter partout, comme le montre une étude de Jefferies [3].
Or, nous savons que les dettes publiques immenses engendrées par la crise de 2008 ont servi de prétexte pour imposer des politiques d’austérité à tous : États et citoyens, services publics et entreprises, et en particulier par les plus faibles. Nous en avons tous fait les frais, à l’exception d’une infime minorité. L’argument de la dette a été, depuis 30 ans, l’instrument privilégié de toutes les réformes néolibérales, de l’austérité et de la disparition des services publics. Nous avions dit, après 2008, qu’il serait désormais impossible de socialiser les pertes et de privatiser les profits : nous nous apprêtons pourtant à socialiser toutes les pertes du secteur financier privé, mais nous sommes encore incapables de monétiser les pertes du secteur public. Par conséquent, il ne saurait être question de se laisser impressionner par de grands chiffres, car ceux-ci ne sont pas toujours d’une grande aide.
II. Nous sauver maintenant et dans le futur
Il faut donc remettre de l’ordre dans les propos. Les vices inhérents à la construction de notre modèle monétaire et financier n’ont pas disparu, bien au contraire. Ils démontrent une fois de plus toute leur nocivité en nous empêchant de répondre efficacement et directement à la crise. On constate, par exemple, toutes les limites qu’il y a à ce que les banques centrales ne puissent pas financer directement les États ou l’économie réelle, sans passer par l’intermédiaire des banques. L’architecture de notre système monétaire, qui consiste en un premier étage dans lequel la banque centrale entretient des relations avec les seules banques commerciales, puis en un second étage entre les banques commerciales et les agents économiques, est donc à repenser pour favoriser des liaisons directes, sous contrôle démocratique, entre la banque centrale et l’économie, prioritairement en recourant à des banques publiques d’investissement et à un pôle public bancaire sous contrôle politique. Autrement dit, il faut que la « gestion » monétaire actuelle, toute entière bloquée sur la préservation de la stabilité des prix et d’une prétendue neutralité monétaire, laisse place à une véritable « politique » monétaire. Cela ne signifie pas, bien évidemment, qu’il faille abandonner tout objectif de stabilité financière et de maîtrise de l’inflation, mais cela signifie qu’ils ne peuvent désormais plus être les seuls critères qui guident la politique monétaire.
Cette fois, nous avons besoin que la puissance presque infinie de la monnaie se mette au service de la collectivité. Car la crise est d’une nature différente. C’est une crise financière mais c’est aussi une crise d’offre et de demande. C’est une crise de liquidités, mais aussi et surtout une crise de solvabilité. Il nous faut donc des armes d’un type nouveau qui permettront non seulement de dépasser la crise mais aussi d’engager notre modèle économique et social dans un nouveau paradigme de développement écologique et social, faisant enfin de la monnaie un bien commun au service de l’intérêt général. En économie comme en médecine, la manière dont nous traitons la crise engage la capacité du « patient » à se reconstruire dans le temps long. Il faut donc à la fois trouver les moyens financiers de payer une partie de la société à supporter le choc de l’arrêt de l’activité, tout en trouvant des moyens encore plus importants pour faire redémarrer l’activité en se fondant sur principe d’une reconstruction écologique, faute de quoi tout cela aura été vain. Alors comment faire ?
De plus en plus d’économistes appellent à recourir aujourd’hui à des formes de « monnaie-hélicoptère », y compris parmi les plus orthodoxes. À titre d’exemple, Laurence Boone, économiste en chef à l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), suggère que « les banques centrales soutiennent les États en absorbant une partie de leurs dettes, par de la création monétaire, pour aider à la soutenabilité de leur action » [4]. Nouriel Roubini, dans une tribune publiée le 24 mars 2020, écrit : « Les gouvernements doivent déployer des mesures de relance budgétaire massives, notamment par des « largages d’hélicoptères » de versements directs en espèces aux ménages […]. Ces interventions financées par le déficit doivent être entièrement monétisées. ». Il est heureux de voir que cette solution du financement monétaire, décriée jusqu’à peu et encore suspecte malgré la crise, commence à être prise au sérieux. C’est aussi un moyen de rediscuter, un peu tard, du bien-fondé des vues de ceux qui prônent des solutions de ce type depuis des années pour financer la transition écologique [5].
III. Mettre la création monétaire libre et ciblée et l’annulation de dettes au cœur de l’agenda
De manière immédiate, la BCE peut intervenir pour effacer les dettes publiques qu’elle détient en échange d’investissements dans la lutte contre le Coronavirus et contre le réchauffement climatique. La BCE, qui détient aujourd’hui jusqu’à un tiers du volume de dette de chaque pays et qui très probablement en possédera davantage demain, pourrait décider d’effacer elle-même les dettes qu’elle détient [6]. Les abandons de créance sont courants dans le monde financier. Or, nous avons aujourd’hui besoin de nous faire ce don à nous-mêmes. L’effacement de la dette publique détenue dans les livres de la banque centrale ne coûtera rien à personne, n’engendrera pas d’inflation et libérera des capacités d’investissement pour développer la résilience écologique et sociale de nos sociétés. Dans le cas de la France, l’annulation de cette dette, qui est détenue par la Banque de France (au nom de la BCE mais tout en en portant exclusivement le risque), représente près de 420 milliards d’euros, qui pourront immédiatement être réempruntés et investis dans autre chose, notamment dans la lutte contre le Covid ou dans la reconstruction écologique.
Elle est d’ailleurs possible juridiquement, contrairement à ce que certains économistes affirment, car la BCE peut très bien avoir des fonds propres négatifs. Cela est prévu dans le protocole n°4 sur les statuts du système européen de banques centrales et de la Banque centrale européenne qui est annexé au traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Son article 33 dit clairement que des pertes éventuelles de la BCE doivent d’abord être épongées sur son fonds de réserve puis en réduisant la part des bénéfices reversée aux banques centrales nationales et, enfin, si ces pertes étaient vraiment importantes, en piochant dans le capital alloué aux banques centrales nationales. D’ailleurs, l’article 28.2 du même protocole dit que : « les banques centrales nationales sont seules autorisées à souscrire et à détenir le capital de la BCE ». Autrement dit, même s’ils le voulaient, les États n’auraient pas le droit de recapitaliser la BCE. La BCE pourrait toutefois se tourner vers les banques centrales nationales pour éponger ses pertes, le capital de ces dernières étant détenu par les États.
Mais même dans cette situation, le protocole indique, à l’article 32.4, que, si une banque centrale nationale connaît des pertes substantielles, la BCE pourrait les compenser : « Le conseil des gouverneurs peut décider d’indemniser les banques centrales nationales pour les frais encourus à l’occasion de l’émission de billets ou, dans des circonstances exceptionnelles, pour des pertes particulières afférentes aux opérations de politique monétaire réalisées pour le compte du SEBC. L’indemnisation prend la forme que le conseil des gouverneurs juge appropriée ». Cette forme « appropriée » pourrait être une création monétaire directe de la part de la BCE pour recapitaliser les banques centrales. Juridiquement et comptablement, rien n’empêche donc une annulation des dettes publiques détenues par les banques centrales.
Une annulation multilatérale et européenne, selon un même pourcentage du PIB en fonction des États, serait évidemment la solution la plus adéquate. Mais en cas de blocage absolu de l’Allemagne ou d’autres pays, il ne faudrait pas exclure une action unilatérale. En effet, la dette détenue par la BdF n’est détenue que par elle-même et donc in fine par l’État français. Son annulation, ordonnée par le Gouvernement, ouvrirait certainement la voie en Europe pour que d’autres États fassent de même, comme cela s’est déjà vu sur de nombreuses questions dans l’histoire européenne. L’UE toute entière en sortirait renforcée.
Proposition 1 : Annuler les dettes publiques détenues par les banques centrales nationales de l’Eurosystème en contrepartie d’investissements dans la transition écologique et de la lutte contre le coronavirus.
Sur le plan économique, certains économistes contestent cette proposition en expliquant que procéder ainsi reviendrait à nous priver des dividendes offerts chaque année par la Banque de France à l’État, soit 5,8 milliards d’euros en 2019. Cela est absurde puisque ces mêmes dividendes sont ceux que paient l’État et que la Banque centrale lui reverse. En outre, perdre quelques milliards de dividendes pour investir des centaines de milliards d’euros est un bon calcul. Certes, un État peut toujours faire rouler sa dette dans le temps. Mais il s’exposerait alors à plusieurs risques. D’abord, celui d’une remontée des taux, bien que difficile à envisager dans le contexte actuel. Mais le risque est surtout pour l’État de voir sa dette constamment progresser en pourcentage du PIB, or une dette à 50% vaudra toujours mieux qu’une dette à 300% qui sert de prétexte à l’austérité. En effet, va-t-on encore assister au discours de ceux qui disaient que l’État était en « quasi-faillite » (Fillon, 2007) alors qu’il n’était endetté qu’à 64 % du PIB ? Qu’en sera-t-il à 130 ou 140 % de dette publique par rapport au PIB ? Même si techniquement, cela n’est pas un problème, politiquement, cela en est un. Pour ne prendre qu’un exemple, le Gouverneur de la banque de France dans une tribune récente, a délibérément parlé de la stabilité des prix, d’« effort budgétaire rigoureux » et de « dépenses publiques enfin plus sélectives », même si cela est à la limite de l’indécence quand le pays entre en récession et que les revenus et le niveau de vie de millions de personnes sont directement menacés [7]. Par conséquent, l’annulation de dettes offre une solution adéquate et rapide à mettre en œuvre, qui éviterait ce type d’arguments sur les sacrifices à faire pour éponger les dettes.
À moyen et long terme, l’idée principale à défendre serait celle de « monnaie libre », c’est-à-dire d’une création monétaire réalisée sans endettement, donc « libre de dettes » au profit des États ou d’agences publiques type banques publiques d’investissement, afin de financer les mesures d’urgence contre la crise et les mesures de reconstruction, sans craindre un alourdissement démesuré des dettes publiques et privées. Car créer de la monnaie libre est un puissant moyen de désendettement. Or, seule la banque centrale peut réaliser une opération de la sorte car elle est à l’origine de toute liquidité.
Cette réalité simple fait hurler d’effroi les tenants de l’orthodoxie financière qui ont une vision comptable étroite du bilan des banques centrales et de leurs marges de manœuvre, et qui pensent que celles-ci doivent uniquement s’occuper de piloter le taux d’intérêt et, à la rigueur, de fournir des liquidités au système bancaire en achetant des actifs. Mais soumettre la banque centrale aux règles des banques privées est un non-sens logique et économique. Le financement monétaire offert par une banque centrale n’a d’autres limites que celle qu’elle veut bien se fixer elle-même ou bien que le pouvoir politique lui impose par la loi et par des traités. Une autre limite serait bien sûr la confiance que les citoyens accordent à la monnaie : une surémission constante ruinerait cette confiance. Ceci peut et doit donc être encadré par des mécanismes démocratiques et politiques solides pour inscrire le principe d’un système de monnaie libre dans la durée. C’était d’ailleurs tout l’objet qui avait présidé, dans l’élaboration du programme du Conseil National de la Résistance, à la volonté d’établir un « Parlement du crédit et de la monnaie » sous forme d’un organe associant les partenaires sociaux et l’État à la gestion durable et politique de la monnaie et du crédit, notamment dans ses aspects sociaux et territoriaux.
En effet, la difficulté est que le financement monétaire ne peut résulter que de décisions politiques, qu’une banque centrale ne peut actuellement pas prendre au nom de son indépendance et de sa « neutralité ». C’est donc l’indépendance des banques centrales qui doit être remise en cause car il s’agit en fait d’une impuissance. En outre, la neutralité n’est qu’une chimère, un « oreiller commode pour le sommeil de l’esprit » comme disait Jean Jaurès à propos de l’éducation, car on sait que les interventions des banques centrales sur les marchés créent de nombreux effets de richesse au profit des plus riches et des entreprises déjà installées. Ce constat plaide en faveur de la publicité de la liste des actifs que détient et qu’achète la BCE ainsi que pour l’instauration d’un brown penalizing factor afin de renchérir le coût des financements accordés aux entreprises polluantes.
Proposition 2 : Rendre publique la liste des actifs détenus par la banque centrale et instaurer un Green supporting factor et un brown penalizing factor dans les refinancements accordés par la banque centrale pour faciliter le financement de la transition écologique.
Les seuls obstacles seraient alors politiques et juridiques. En effet, les traités énoncent une interdiction formelle faite à la banque centrale de financer directement les États ou les institutions publiques, par exemple en leur accordant des découverts ou des crédits (art. 123 TFUE). Mais, tout à fait formellement, rien ne s’oppose à ce qu’elle « donne » de l’argent aux citoyens ou aux institutions publiques. Le don semblait tellement improbable au regard des principes du système monétaire et financier que les rédacteurs des traités n’ont pas cru nécessaire de l’interdire formellement. Il s’agit de la question de l’ « helicopter money ».
Ceci étant dit, la distribution gratuite d’une quantité de monnaie uniforme à tous les citoyens ou aux entreprises (par exemple 2000 ou 5000 euros) n’est pas forcément la solution la plus optimale. Certes, au moment où tous les revenus s’effondrent et où les agents ont du mal à s’endetter davantage, injecter de la « monnaie libre » (c’est-à-dire de la monnaie libre de dettes) participe d’un désendettement généralisé et contribue à restaurer les marges de financement des agents. Ceci est extrêmement positif, en particulier dans un monde d’avant-crise assis sur une montagne de dettes (250 000 milliards de dollars, soit 320 % du PIB mondial). Mais la distribution égalitaire de monnaie entre tous les citoyens ne change rien sur le plan des inégalités ou sur le plan de la transformation des structures économiques. On reproduit le business as usual avec simplement un peu moins de dettes. Ni investissement ciblé dans la transition écologique, ni justice sociale, ni relocalisation des activités. Or, quitte à mettre en œuvre un dispositif aussi révolutionnaire, le mot n’est pas trop fort, que celui de la monnaie libre, autant qu’il serve la reconstruction écologique de nos sociétés à travers un mécanisme de « création monétaire ciblée » vers des investissements durables et en faveur de davantage de justice sociale, sous le contrôle démocratique évoqué plus haut.
Proposition 3 : Permettre un mécanisme de création monétaire libre et ciblé en faveur de la reconstruction écologique mais aussi de la lutte contre le coronavirus, placé sous contrôle démocratique, et permettant à la banque centrale de financer directement les banques publiques d’investissement ou une agence ad hoc.
La crise offre donc une opportunité non seulement de réaliser un financement monétaire direct des États ou des banques publiques d’investissement, selon des directives décidées par le pouvoir souverain, mais également d’envisager une toute nouvelle architecture du système monétaire, selon des principes proches de ceux qui présidèrent à l’élaboration d’une proposition de loi organique de 1981 qui ne fut malheureusement pas adoptée [8].
Si des banques sont menacées de faillite, il faudrait que les banques centrales nationales ou les États en profitent pour les recapitaliser en échange de leur intégration dans un grand pôle public bancaire ou du respect de strictes conditionnalités en matière environnementale et sociale. À plus long terme, on peut même envisager une fusion entre tout ou partie de ce pôle public bancaire et les banques centrales, qui leur permettraient d’interagir directement avec les acteurs privés que sont les ménages et les entreprises, notamment grâce à une monnaie numérique de banque centrale offrant toutes les garanties de préservation de la vie privée. Il s’agirait d’une révolution qui conduirait à faire de la monnaie et du crédit des instruments gérés comme des biens communs. Chaque citoyen pourrait ainsi décider de transférer son compte à la banque centrale [9], notamment grâce à des monnaies numériques de banque centrale. Ajoutons que cela éviterait le prélèvement exorbitant opéré par les banques privées sur les plus pauvres (6 milliards d’euros de frais bancaires chaque année payés en France, surtout par les plus pauvres) et le prélèvement opéré par le haut par les actionnaires qui s’avère encore plus redoutable. En revanche, un réseau privé, et même public, de banques publiques d’investissement et de banques d’affaires serait toujours en place.
Proposition 4 : Créer progressivement les conditions d’instauration d’un pôle public bancaire large, ouverts aux citoyens, associé à la Banque centrale et doté d’un mécanisme de gouvernance associant l’État et les partenaires sociaux. Ce pôle public bancaire pourrait s’appuyer, pour ses opérations monétaires, sur une monnaie numérique de banque centrale à usage étendu.
En conclusion, il existe de nombreuses pistes pour faire de la monnaie un puissant outil de sortie de crise, pour financer nos services publics et, plus largement, la reconstruction écologique de nos sociétés. Les difficultés à surmonter ne sont pas d’ordre économique, technique ou comptable, elles sont idéologiques et politiques.
[1] Riquier, Camille. « Introduction », Esprit, vol. juillet-août, no. 7, 2019, pp. 33-45.
[2] Paul Valéry ajoute plus loin : « Quand un homme ou une assemblée, saisis de circonstances pressantes ou embarrassantes, se trouvent contraints d’agir, leur délibération considère bien moins l’état même des choses en tant qu’il ne s’est jamais présenté jusque-là, qu’elle ne consulte ses souvenirs imaginaires. Obéissant à une sorte de loi de moindre action, répugnant à créer, à répondre par l’invention à l’originalité de la situation, la pensée hésitante tend à se rapprocher de l’automatisme. ». La réaction des banques centrales est tout à fait symptomatique de cet automatisme qui tend à la répétition.
[3] https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/04/02/apres-la-pandemie-le-monde-face-a-une-montagne-de-dettes_6035326_3234.html
[4] https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/03/25/coronavirus-le-spectre-du-krach-de-2008-voire-de-1929_6034349_3234.html
[5] On pense par exemple à Gaël Giraud, L’illusion financière, 2014. Ou encore à Lord Adair Turner, Reprendre le contrôle de la dette, 2016. Ou plus récemment : Nicolas Dufrêne, Alain Grandjean, Une monnaie écologique, éditions Odile Jacob, février 2020.
[6] C’est ce que nous proposions déjà dans le livre « Une monnaie écologique », op.cit. Cette idée a également été avancée par Laurence Scialom et Baptiste Bridonneau dans une note de Terra Nova publiée en avril 2020 : « Crise économique et écologique : osons des décisions de rupture ».
[7] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/08/il-n-y-a-pas-de-miracle-nous-devrons-porter-plus-longtemps-des-dettes-publiques-plus-elevees_6035976_3232.html
[8] Cette nouvelle compréhension du rapport étroit entre la monnaie et le budget était au cœur d’une proposition de loi organique relative aux lois de finances tendant à limiter le rôle de l’endettement dans la création de monnaie. La proposition n°157 fut déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale le 22 juillet 1981 par M. Vincent Ansquer et 43 autres députés, en se fondant sur les travaux de l’économiste Tovy Grjebine. Cette proposition visait à refondre la présentation traditionnelle du budget en lui adjoignant en particulier une section intitulée « budget de croissance financé par une création monétaire proportionnelle à la croissance du PNB ». Cette section aurait été financée par la banque centrale, par de la « monnaie définitive » (que nous appelons « monnaie libre »). Cette injection monétaire permanente sans endettement correspondant aurait ainsi pu permettre à l’État de financer des investissements ou d’alléger la pression fiscale, dans des limites définies par le Parlement grâce à la loi de finances.
[9] https://www.veblen-institute.org/IMG/pdf/note_veblen_libra_octobre_2019-2.pdf
Sortir vite et durablement de la crise économique en utilisant la création monétaire et l’annulation de dettes
Sortir vite et durablement de la crise économique en utilisant la création monétaire et l’annulation de dettes
Sommaire
Nicolas Dufrêne
Nicolas Dufrêne est haut fonctionnaire à l'Assemblée nationale depuis 2012, économiste et directeur de l'Institut Rousseau depuis mars 2020. Il est co-auteur du livre "Une monnaie écologique" avec Alain Grandjean, paru aux éditions Odile Jacob en 2020 et auteur du livre "La dette au XXIe siècle, comment s'en libérer" (éditions Odile Jacob, 2023). Il est spécialiste des questions institutionnelles, monétaires et des outils de financement public. nicolas.dufrene@institut-rousseau.fr
Sortir vite et durablement de la crise économique en utilisant la création monétaire et l’annulation de dettes
Lorsqu’il s’agit de la réponse monétaire et budgétaire à la crise du Coronavirus, on a le choix dans la démesure des chiffres, mais gare aux mirages qui sont nombreux. Aligner des zéros peut s’avérer aussi trompeur que de les perdre. Offrir une garantie sur des prêts bancaires n’est pas la même chose, loin s’en faut, que de subventionner une entreprise ou un ménage directement. Baisser les taux d’intérêts au plus bas n’exonère pas de rembourser le capital emprunté, que ce soit pour un État, un ménage ou une entreprise. Or, la majeure partie de la réponse à la crise, que ce soit au niveau des États ou au niveau de l’Union européenne, a consisté à faciliter encore et toujours plus l’endettement des agents privés et des États. Comme en 2008, on vise à favoriser, à simplifier, à développer le recours à l’endettement. D’abord en donnant des liquidités aux banques pour garantir la continuité de l’offre de crédits, maintenant pour accorder des garanties à ces mêmes prêts bancaires. Mais est-il raisonnable de pousser tous les agents économiques à s’endetter non pour investir mais pour subventionner des pertes ? Il y a un moment où les acteurs économiques, comme les États, ne pourront plus “manger du crédit”, même à taux zéro et même si la BCE leur assure un débouché en les rachetant.
Alors que tout est fait pour que les banques n’encourent aucun risque et pour favoriser l’endettement à taux faibles, rien n’est fait pour aider les États à ne pas voir leurs dettes publiques exploser ou pour injecter de l’argent sans dette dans l’économie afin de rétablir la solvabilité des agents économiques, notamment dans un sens favorable à la transition écologique. C’est pour cela qu’il faudrait de la création monétaire ciblée ou une annulation des dettes détenues par la banque centrale (ce qui ne lèserait personne). Une sortie durable de la crise, en particulier celle qui passerait par une reconstruction écologique, ne pourra pas se faire sans réinventer en profondeur notre modèle monétaire et sans briser certains tabous qui l’entourent.
Tables des matières
I. Nous nous engageons dans la guerre contre le Covid-19 avec les armes de la précédente crise
II. Nous sauver maintenant et dans le futur
III. Mettre la création monétaire libre et ciblée et l’annulation de dettes au cœur de l’agenda
I. Nous nous engageons dans la guerre contre le Covid-19 avec les armes de la précédente crise
Les chiffres peuvent vite impressionner, mais ils sont souvent des faux-semblants. Comme l’avait écrit joliment Camille Riquier : « affranchie de toute matière finie, la monnaie révèle la puissance infinie du quantitatif pur » [1]. Quand on évoque par exemple les plus de 30 000 milliards d’euros de baisse du cours des actions en l’espace de deux mois (février et mars), on croit par exemple que tout cet argent est « parti en fumée ». C’est faux : beaucoup d’acteurs ont simplement empoché leurs gains accumulés les dernières années et d’autres valeurs se sont effondrées alors qu’elles ne reposaient sur rien de réel (les fameuses valeurs notionnelles des produits dérivés). Quand le cours en bourse d’une entreprise dévisse, cela la rend vulnérable à une prise de contrôle mais cela ne change rien à sa capacité immédiate de se financer, même si cela peut à terme augmenter le coût du risque car les nouveaux investissements seront perçus comme moins rentables en raison de règles financières et comptables tout à fait contestables.
De la même manière, quand la BCE met en place des programmes de rachats d’actifs de près de 1 100 milliards d’euros sur 2020, cela ne veut pas dire que cet argent va financer l’économie réelle. Au contraire, il est versé aux banques, seuls acteurs disposant d’un compte auprès de la banque centrale avec le Trésor (mais on interdit l’accès de ce dernier aux financements de la banque centrale) et donc seuls acteurs habilités à recevoir l’argent de la BCE. Même constat quand la BCE offre 3000 milliards d’euros de liquidités aux banques, prétenduement pour permettre aux entreprises et PME de se refinancer, via le TLTRO (targetted long-term refinancing operations), ou quand la réserve fédérale (FED) met à disposition de ces mêmes banques près de 1 500 milliards de dollars de liquidités supplémentaires (en trois jours seulement), au milieu du mois de mars, pour calmer la crise de liquidités. Tout ceci relève du trompe-l’œil, d’un artifice de façade, car rien ne permet d’affirmer que cet argent sera bien utilisé, ni même qu’il atteindra tout simplement l’économie réelle.
Une seule certitude : les dettes publiques vont augmenter très massivement et les politiques monétaires « non-conventionnelles », qui sont déjà devenues conventionnelles depuis 10 ans, vont être maintenues pour les décennies à venir. Le non-conventionnel devient l’ordinaire et nous n’en sortirons pas car nous assistons à l’émergence d’un nouveau paradigme monétaire, dans lequel la monétisation permanente des actifs devient la seule soupape de sécurité du système financier. En effet, avec des dettes publiques à 120 ou 130 % par rapport au PIB (en France, et bien davantage en Italie, en Espagne ou en Grèce), le seul moyen d’assurer des taux faibles et des débouchés à ces dettes publiques sera une prolongation du programme de rachats d’actifs publics et même des actifs privés. La BCE agira ainsi car elle n’aura pas le choix, sauf à provoquer un désastre économique et l’arrêt de mort immédiat de la zone euro. La BCE achetait déjà pour 20 milliards d’euros de titres financiers par mois, auxquels elle a ajouté 120 milliards en plus d’ici la fin de l’année le 12 mars, puis 750 milliards le 18 mars, soit environ 1 100 milliards sur l’année. Ce sera davantage à l’avenir.
Mais cela ne suffira malheureusement pas car des questions d’un autre genre vont émerger. L’ampleur de cette réponse ne doit en effet pas nous donner de fausses illusions : nous engageons la guerre contre le COVID 19 et ses conséquences économiques avec les armes de la précédente crise. On ne peut que penser à cette phrase de Paul Valéry dans ses Regards sur le monde actuel : « Ils étaient nourris du passé : ils n’ont su que faire du passé. L’occasion aussi est passée. » [2]. En effet, l’injection massive de liquidités permet de sauver temporairement les banques, le marché monétaire et les marchés financiers en fournissant la monnaie centrale nécessaire pour permettre que les institutions financières et monétaires puissent continuer à se régler mutuellement. Elle permet aussi aux États de trouver des débouchés pour leur dette publique. Mais nous savons désormais, de manière incontestée, que ces recettes passées ont enfanté des monstres : elles ont renforcé les inégalités en faveur des détenteurs d’actifs, accru l’instabilité financière en fournissant des liquidités sans fin aux marchés financiers et favorisé le financement des activités polluantes et donc la destruction de la planète. Indirectement, elles ont aussi pesé lourd dans le choix des politiques d’austérité car elles n’ont pas agi sur le niveau des dettes publiques mais seulement sur l’assurance donnée aux marchés qu’ils pourront toujours la revendre à la BCE.
Or, c’est là que le bât blesse avec la crise actuelle. En effet, nous savons grosso modo que chaque mois passé en confinement entraîne une perte de 2 à 3 points de PIB sur l’année. Trois mois de confinement conduiraient dès lors à une perte de 6 à 9 points de PIB. Chaque quinzaine de confinement nous coûte en déficit public supplémentaire de plus de 1 % de produit intérieur brut (PIB). C’est inédit et c’est désastreux. Et encore, tous les dégâts ne seront pas visibles immédiatement. Il est donc nécessaire que les États interviennent massivement pour venir en aide aux entreprises et aux salariés. Le plan de relance américain est l’un des seuls à être à la hauteur : avec près de 2 000 milliards de dollars, soit 10 % du PIB, il est cohérent avec les pertes potentielles. Trump a compris que ce que l’État dépense, c’est aussi ce que gagne le secteur privé, même si une nouvelle fois le président américain fait feu de tout bois, oubliant l’écologie et la justice sociale.
Le plan allemand, avec 1 100 milliards d’euros est également très imposant, mais il additionne des choux et des carottes car la majeure partie de cette somme sera versée par la banque publique d’investissement allemande, la KfW, sous forme de prêts. Or, un prêt doit être remboursé donc tous ne pourront pas y accéder, faute de solvabilité. Le plan français, avec 110 milliards d’euros de dépenses budgétaires (dont seulement 50 milliards de dépenses budgétaires réelles) et 300 milliards d’euros de prêts garantis, est décevant et se contente de limiter la casse : rien qu’à ce titre, son coût augmentera inévitablement. En tout état de cause, les dettes publiques vont augmenter partout, comme le montre une étude de Jefferies [3].
Or, nous savons que les dettes publiques immenses engendrées par la crise de 2008 ont servi de prétexte pour imposer des politiques d’austérité à tous : États et citoyens, services publics et entreprises, et en particulier par les plus faibles. Nous en avons tous fait les frais, à l’exception d’une infime minorité. L’argument de la dette a été, depuis 30 ans, l’instrument privilégié de toutes les réformes néolibérales, de l’austérité et de la disparition des services publics. Nous avions dit, après 2008, qu’il serait désormais impossible de socialiser les pertes et de privatiser les profits : nous nous apprêtons pourtant à socialiser toutes les pertes du secteur financier privé, mais nous sommes encore incapables de monétiser les pertes du secteur public. Par conséquent, il ne saurait être question de se laisser impressionner par de grands chiffres, car ceux-ci ne sont pas toujours d’une grande aide.
II. Nous sauver maintenant et dans le futur
Il faut donc remettre de l’ordre dans les propos. Les vices inhérents à la construction de notre modèle monétaire et financier n’ont pas disparu, bien au contraire. Ils démontrent une fois de plus toute leur nocivité en nous empêchant de répondre efficacement et directement à la crise. On constate, par exemple, toutes les limites qu’il y a à ce que les banques centrales ne puissent pas financer directement les États ou l’économie réelle, sans passer par l’intermédiaire des banques. L’architecture de notre système monétaire, qui consiste en un premier étage dans lequel la banque centrale entretient des relations avec les seules banques commerciales, puis en un second étage entre les banques commerciales et les agents économiques, est donc à repenser pour favoriser des liaisons directes, sous contrôle démocratique, entre la banque centrale et l’économie, prioritairement en recourant à des banques publiques d’investissement et à un pôle public bancaire sous contrôle politique. Autrement dit, il faut que la « gestion » monétaire actuelle, toute entière bloquée sur la préservation de la stabilité des prix et d’une prétendue neutralité monétaire, laisse place à une véritable « politique » monétaire. Cela ne signifie pas, bien évidemment, qu’il faille abandonner tout objectif de stabilité financière et de maîtrise de l’inflation, mais cela signifie qu’ils ne peuvent désormais plus être les seuls critères qui guident la politique monétaire.
Cette fois, nous avons besoin que la puissance presque infinie de la monnaie se mette au service de la collectivité. Car la crise est d’une nature différente. C’est une crise financière mais c’est aussi une crise d’offre et de demande. C’est une crise de liquidités, mais aussi et surtout une crise de solvabilité. Il nous faut donc des armes d’un type nouveau qui permettront non seulement de dépasser la crise mais aussi d’engager notre modèle économique et social dans un nouveau paradigme de développement écologique et social, faisant enfin de la monnaie un bien commun au service de l’intérêt général. En économie comme en médecine, la manière dont nous traitons la crise engage la capacité du « patient » à se reconstruire dans le temps long. Il faut donc à la fois trouver les moyens financiers de payer une partie de la société à supporter le choc de l’arrêt de l’activité, tout en trouvant des moyens encore plus importants pour faire redémarrer l’activité en se fondant sur principe d’une reconstruction écologique, faute de quoi tout cela aura été vain. Alors comment faire ?
De plus en plus d’économistes appellent à recourir aujourd’hui à des formes de « monnaie-hélicoptère », y compris parmi les plus orthodoxes. À titre d’exemple, Laurence Boone, économiste en chef à l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), suggère que « les banques centrales soutiennent les États en absorbant une partie de leurs dettes, par de la création monétaire, pour aider à la soutenabilité de leur action » [4]. Nouriel Roubini, dans une tribune publiée le 24 mars 2020, écrit : « Les gouvernements doivent déployer des mesures de relance budgétaire massives, notamment par des « largages d’hélicoptères » de versements directs en espèces aux ménages […]. Ces interventions financées par le déficit doivent être entièrement monétisées. ». Il est heureux de voir que cette solution du financement monétaire, décriée jusqu’à peu et encore suspecte malgré la crise, commence à être prise au sérieux. C’est aussi un moyen de rediscuter, un peu tard, du bien-fondé des vues de ceux qui prônent des solutions de ce type depuis des années pour financer la transition écologique [5].
III. Mettre la création monétaire libre et ciblée et l’annulation de dettes au cœur de l’agenda
De manière immédiate, la BCE peut intervenir pour effacer les dettes publiques qu’elle détient en échange d’investissements dans la lutte contre le Coronavirus et contre le réchauffement climatique. La BCE, qui détient aujourd’hui jusqu’à un tiers du volume de dette de chaque pays et qui très probablement en possédera davantage demain, pourrait décider d’effacer elle-même les dettes qu’elle détient [6]. Les abandons de créance sont courants dans le monde financier. Or, nous avons aujourd’hui besoin de nous faire ce don à nous-mêmes. L’effacement de la dette publique détenue dans les livres de la banque centrale ne coûtera rien à personne, n’engendrera pas d’inflation et libérera des capacités d’investissement pour développer la résilience écologique et sociale de nos sociétés. Dans le cas de la France, l’annulation de cette dette, qui est détenue par la Banque de France (au nom de la BCE mais tout en en portant exclusivement le risque), représente près de 420 milliards d’euros, qui pourront immédiatement être réempruntés et investis dans autre chose, notamment dans la lutte contre le Covid ou dans la reconstruction écologique.
Elle est d’ailleurs possible juridiquement, contrairement à ce que certains économistes affirment, car la BCE peut très bien avoir des fonds propres négatifs. Cela est prévu dans le protocole n°4 sur les statuts du système européen de banques centrales et de la Banque centrale européenne qui est annexé au traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Son article 33 dit clairement que des pertes éventuelles de la BCE doivent d’abord être épongées sur son fonds de réserve puis en réduisant la part des bénéfices reversée aux banques centrales nationales et, enfin, si ces pertes étaient vraiment importantes, en piochant dans le capital alloué aux banques centrales nationales. D’ailleurs, l’article 28.2 du même protocole dit que : « les banques centrales nationales sont seules autorisées à souscrire et à détenir le capital de la BCE ». Autrement dit, même s’ils le voulaient, les États n’auraient pas le droit de recapitaliser la BCE. La BCE pourrait toutefois se tourner vers les banques centrales nationales pour éponger ses pertes, le capital de ces dernières étant détenu par les États.
Mais même dans cette situation, le protocole indique, à l’article 32.4, que, si une banque centrale nationale connaît des pertes substantielles, la BCE pourrait les compenser : « Le conseil des gouverneurs peut décider d’indemniser les banques centrales nationales pour les frais encourus à l’occasion de l’émission de billets ou, dans des circonstances exceptionnelles, pour des pertes particulières afférentes aux opérations de politique monétaire réalisées pour le compte du SEBC. L’indemnisation prend la forme que le conseil des gouverneurs juge appropriée ». Cette forme « appropriée » pourrait être une création monétaire directe de la part de la BCE pour recapitaliser les banques centrales. Juridiquement et comptablement, rien n’empêche donc une annulation des dettes publiques détenues par les banques centrales.
Une annulation multilatérale et européenne, selon un même pourcentage du PIB en fonction des États, serait évidemment la solution la plus adéquate. Mais en cas de blocage absolu de l’Allemagne ou d’autres pays, il ne faudrait pas exclure une action unilatérale. En effet, la dette détenue par la BdF n’est détenue que par elle-même et donc in fine par l’État français. Son annulation, ordonnée par le Gouvernement, ouvrirait certainement la voie en Europe pour que d’autres États fassent de même, comme cela s’est déjà vu sur de nombreuses questions dans l’histoire européenne. L’UE toute entière en sortirait renforcée.
Proposition 1 : Annuler les dettes publiques détenues par les banques centrales nationales de l’Eurosystème en contrepartie d’investissements dans la transition écologique et de la lutte contre le coronavirus.
Sur le plan économique, certains économistes contestent cette proposition en expliquant que procéder ainsi reviendrait à nous priver des dividendes offerts chaque année par la Banque de France à l’État, soit 5,8 milliards d’euros en 2019. Cela est absurde puisque ces mêmes dividendes sont ceux que paient l’État et que la Banque centrale lui reverse. En outre, perdre quelques milliards de dividendes pour investir des centaines de milliards d’euros est un bon calcul. Certes, un État peut toujours faire rouler sa dette dans le temps. Mais il s’exposerait alors à plusieurs risques. D’abord, celui d’une remontée des taux, bien que difficile à envisager dans le contexte actuel. Mais le risque est surtout pour l’État de voir sa dette constamment progresser en pourcentage du PIB, or une dette à 50% vaudra toujours mieux qu’une dette à 300% qui sert de prétexte à l’austérité. En effet, va-t-on encore assister au discours de ceux qui disaient que l’État était en « quasi-faillite » (Fillon, 2007) alors qu’il n’était endetté qu’à 64 % du PIB ? Qu’en sera-t-il à 130 ou 140 % de dette publique par rapport au PIB ? Même si techniquement, cela n’est pas un problème, politiquement, cela en est un. Pour ne prendre qu’un exemple, le Gouverneur de la banque de France dans une tribune récente, a délibérément parlé de la stabilité des prix, d’« effort budgétaire rigoureux » et de « dépenses publiques enfin plus sélectives », même si cela est à la limite de l’indécence quand le pays entre en récession et que les revenus et le niveau de vie de millions de personnes sont directement menacés [7]. Par conséquent, l’annulation de dettes offre une solution adéquate et rapide à mettre en œuvre, qui éviterait ce type d’arguments sur les sacrifices à faire pour éponger les dettes.
À moyen et long terme, l’idée principale à défendre serait celle de « monnaie libre », c’est-à-dire d’une création monétaire réalisée sans endettement, donc « libre de dettes » au profit des États ou d’agences publiques type banques publiques d’investissement, afin de financer les mesures d’urgence contre la crise et les mesures de reconstruction, sans craindre un alourdissement démesuré des dettes publiques et privées. Car créer de la monnaie libre est un puissant moyen de désendettement. Or, seule la banque centrale peut réaliser une opération de la sorte car elle est à l’origine de toute liquidité.
Cette réalité simple fait hurler d’effroi les tenants de l’orthodoxie financière qui ont une vision comptable étroite du bilan des banques centrales et de leurs marges de manœuvre, et qui pensent que celles-ci doivent uniquement s’occuper de piloter le taux d’intérêt et, à la rigueur, de fournir des liquidités au système bancaire en achetant des actifs. Mais soumettre la banque centrale aux règles des banques privées est un non-sens logique et économique. Le financement monétaire offert par une banque centrale n’a d’autres limites que celle qu’elle veut bien se fixer elle-même ou bien que le pouvoir politique lui impose par la loi et par des traités. Une autre limite serait bien sûr la confiance que les citoyens accordent à la monnaie : une surémission constante ruinerait cette confiance. Ceci peut et doit donc être encadré par des mécanismes démocratiques et politiques solides pour inscrire le principe d’un système de monnaie libre dans la durée. C’était d’ailleurs tout l’objet qui avait présidé, dans l’élaboration du programme du Conseil National de la Résistance, à la volonté d’établir un « Parlement du crédit et de la monnaie » sous forme d’un organe associant les partenaires sociaux et l’État à la gestion durable et politique de la monnaie et du crédit, notamment dans ses aspects sociaux et territoriaux.
En effet, la difficulté est que le financement monétaire ne peut résulter que de décisions politiques, qu’une banque centrale ne peut actuellement pas prendre au nom de son indépendance et de sa « neutralité ». C’est donc l’indépendance des banques centrales qui doit être remise en cause car il s’agit en fait d’une impuissance. En outre, la neutralité n’est qu’une chimère, un « oreiller commode pour le sommeil de l’esprit » comme disait Jean Jaurès à propos de l’éducation, car on sait que les interventions des banques centrales sur les marchés créent de nombreux effets de richesse au profit des plus riches et des entreprises déjà installées. Ce constat plaide en faveur de la publicité de la liste des actifs que détient et qu’achète la BCE ainsi que pour l’instauration d’un brown penalizing factor afin de renchérir le coût des financements accordés aux entreprises polluantes.
Proposition 2 : Rendre publique la liste des actifs détenus par la banque centrale et instaurer un Green supporting factor et un brown penalizing factor dans les refinancements accordés par la banque centrale pour faciliter le financement de la transition écologique.
Les seuls obstacles seraient alors politiques et juridiques. En effet, les traités énoncent une interdiction formelle faite à la banque centrale de financer directement les États ou les institutions publiques, par exemple en leur accordant des découverts ou des crédits (art. 123 TFUE). Mais, tout à fait formellement, rien ne s’oppose à ce qu’elle « donne » de l’argent aux citoyens ou aux institutions publiques. Le don semblait tellement improbable au regard des principes du système monétaire et financier que les rédacteurs des traités n’ont pas cru nécessaire de l’interdire formellement. Il s’agit de la question de l’ « helicopter money ».
Ceci étant dit, la distribution gratuite d’une quantité de monnaie uniforme à tous les citoyens ou aux entreprises (par exemple 2000 ou 5000 euros) n’est pas forcément la solution la plus optimale. Certes, au moment où tous les revenus s’effondrent et où les agents ont du mal à s’endetter davantage, injecter de la « monnaie libre » (c’est-à-dire de la monnaie libre de dettes) participe d’un désendettement généralisé et contribue à restaurer les marges de financement des agents. Ceci est extrêmement positif, en particulier dans un monde d’avant-crise assis sur une montagne de dettes (250 000 milliards de dollars, soit 320 % du PIB mondial). Mais la distribution égalitaire de monnaie entre tous les citoyens ne change rien sur le plan des inégalités ou sur le plan de la transformation des structures économiques. On reproduit le business as usual avec simplement un peu moins de dettes. Ni investissement ciblé dans la transition écologique, ni justice sociale, ni relocalisation des activités. Or, quitte à mettre en œuvre un dispositif aussi révolutionnaire, le mot n’est pas trop fort, que celui de la monnaie libre, autant qu’il serve la reconstruction écologique de nos sociétés à travers un mécanisme de « création monétaire ciblée » vers des investissements durables et en faveur de davantage de justice sociale, sous le contrôle démocratique évoqué plus haut.
Proposition 3 : Permettre un mécanisme de création monétaire libre et ciblé en faveur de la reconstruction écologique mais aussi de la lutte contre le coronavirus, placé sous contrôle démocratique, et permettant à la banque centrale de financer directement les banques publiques d’investissement ou une agence ad hoc.
La crise offre donc une opportunité non seulement de réaliser un financement monétaire direct des États ou des banques publiques d’investissement, selon des directives décidées par le pouvoir souverain, mais également d’envisager une toute nouvelle architecture du système monétaire, selon des principes proches de ceux qui présidèrent à l’élaboration d’une proposition de loi organique de 1981 qui ne fut malheureusement pas adoptée [8].
Si des banques sont menacées de faillite, il faudrait que les banques centrales nationales ou les États en profitent pour les recapitaliser en échange de leur intégration dans un grand pôle public bancaire ou du respect de strictes conditionnalités en matière environnementale et sociale. À plus long terme, on peut même envisager une fusion entre tout ou partie de ce pôle public bancaire et les banques centrales, qui leur permettraient d’interagir directement avec les acteurs privés que sont les ménages et les entreprises, notamment grâce à une monnaie numérique de banque centrale offrant toutes les garanties de préservation de la vie privée. Il s’agirait d’une révolution qui conduirait à faire de la monnaie et du crédit des instruments gérés comme des biens communs. Chaque citoyen pourrait ainsi décider de transférer son compte à la banque centrale [9], notamment grâce à des monnaies numériques de banque centrale. Ajoutons que cela éviterait le prélèvement exorbitant opéré par les banques privées sur les plus pauvres (6 milliards d’euros de frais bancaires chaque année payés en France, surtout par les plus pauvres) et le prélèvement opéré par le haut par les actionnaires qui s’avère encore plus redoutable. En revanche, un réseau privé, et même public, de banques publiques d’investissement et de banques d’affaires serait toujours en place.
Proposition 4 : Créer progressivement les conditions d’instauration d’un pôle public bancaire large, ouverts aux citoyens, associé à la Banque centrale et doté d’un mécanisme de gouvernance associant l’État et les partenaires sociaux. Ce pôle public bancaire pourrait s’appuyer, pour ses opérations monétaires, sur une monnaie numérique de banque centrale à usage étendu.
En conclusion, il existe de nombreuses pistes pour faire de la monnaie un puissant outil de sortie de crise, pour financer nos services publics et, plus largement, la reconstruction écologique de nos sociétés. Les difficultés à surmonter ne sont pas d’ordre économique, technique ou comptable, elles sont idéologiques et politiques.
[1] Riquier, Camille. « Introduction », Esprit, vol. juillet-août, no. 7, 2019, pp. 33-45.
[2] Paul Valéry ajoute plus loin : « Quand un homme ou une assemblée, saisis de circonstances pressantes ou embarrassantes, se trouvent contraints d’agir, leur délibération considère bien moins l’état même des choses en tant qu’il ne s’est jamais présenté jusque-là, qu’elle ne consulte ses souvenirs imaginaires. Obéissant à une sorte de loi de moindre action, répugnant à créer, à répondre par l’invention à l’originalité de la situation, la pensée hésitante tend à se rapprocher de l’automatisme. ». La réaction des banques centrales est tout à fait symptomatique de cet automatisme qui tend à la répétition.
[3] https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/04/02/apres-la-pandemie-le-monde-face-a-une-montagne-de-dettes_6035326_3234.html
[4] https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/03/25/coronavirus-le-spectre-du-krach-de-2008-voire-de-1929_6034349_3234.html
[5] On pense par exemple à Gaël Giraud, L’illusion financière, 2014. Ou encore à Lord Adair Turner, Reprendre le contrôle de la dette, 2016. Ou plus récemment : Nicolas Dufrêne, Alain Grandjean, Une monnaie écologique, éditions Odile Jacob, février 2020.
[6] C’est ce que nous proposions déjà dans le livre « Une monnaie écologique », op.cit. Cette idée a également été avancée par Laurence Scialom et Baptiste Bridonneau dans une note de Terra Nova publiée en avril 2020 : « Crise économique et écologique : osons des décisions de rupture ».
[7] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/08/il-n-y-a-pas-de-miracle-nous-devrons-porter-plus-longtemps-des-dettes-publiques-plus-elevees_6035976_3232.html
[8] Cette nouvelle compréhension du rapport étroit entre la monnaie et le budget était au cœur d’une proposition de loi organique relative aux lois de finances tendant à limiter le rôle de l’endettement dans la création de monnaie. La proposition n°157 fut déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale le 22 juillet 1981 par M. Vincent Ansquer et 43 autres députés, en se fondant sur les travaux de l’économiste Tovy Grjebine. Cette proposition visait à refondre la présentation traditionnelle du budget en lui adjoignant en particulier une section intitulée « budget de croissance financé par une création monétaire proportionnelle à la croissance du PNB ». Cette section aurait été financée par la banque centrale, par de la « monnaie définitive » (que nous appelons « monnaie libre »). Cette injection monétaire permanente sans endettement correspondant aurait ainsi pu permettre à l’État de financer des investissements ou d’alléger la pression fiscale, dans des limites définies par le Parlement grâce à la loi de finances.
[9] https://www.veblen-institute.org/IMG/pdf/note_veblen_libra_octobre_2019-2.pdf
Publié le 3 mai 2020
Sortir vite et durablement de la crise économique en utilisant la création monétaire et l’annulation de dettes
Auteurs
Nicolas Dufrêne
Nicolas Dufrêne est haut fonctionnaire à l'Assemblée nationale depuis 2012, économiste et directeur de l'Institut Rousseau depuis mars 2020. Il est co-auteur du livre "Une monnaie écologique" avec Alain Grandjean, paru aux éditions Odile Jacob en 2020 et auteur du livre "La dette au XXIe siècle, comment s'en libérer" (éditions Odile Jacob, 2023). Il est spécialiste des questions institutionnelles, monétaires et des outils de financement public. nicolas.dufrene@institut-rousseau.fr
Lorsqu’il s’agit de la réponse monétaire et budgétaire à la crise du Coronavirus, on a le choix dans la démesure des chiffres, mais gare aux mirages qui sont nombreux. Aligner des zéros peut s’avérer aussi trompeur que de les perdre. Offrir une garantie sur des prêts bancaires n’est pas la même chose, loin s’en faut, que de subventionner une entreprise ou un ménage directement. Baisser les taux d’intérêts au plus bas n’exonère pas de rembourser le capital emprunté, que ce soit pour un État, un ménage ou une entreprise. Or, la majeure partie de la réponse à la crise, que ce soit au niveau des États ou au niveau de l’Union européenne, a consisté à faciliter encore et toujours plus l’endettement des agents privés et des États. Comme en 2008, on vise à favoriser, à simplifier, à développer le recours à l’endettement. D’abord en donnant des liquidités aux banques pour garantir la continuité de l’offre de crédits, maintenant pour accorder des garanties à ces mêmes prêts bancaires. Mais est-il raisonnable de pousser tous les agents économiques à s’endetter non pour investir mais pour subventionner des pertes ? Il y a un moment où les acteurs économiques, comme les États, ne pourront plus “manger du crédit”, même à taux zéro et même si la BCE leur assure un débouché en les rachetant.
Alors que tout est fait pour que les banques n’encourent aucun risque et pour favoriser l’endettement à taux faibles, rien n’est fait pour aider les États à ne pas voir leurs dettes publiques exploser ou pour injecter de l’argent sans dette dans l’économie afin de rétablir la solvabilité des agents économiques, notamment dans un sens favorable à la transition écologique. C’est pour cela qu’il faudrait de la création monétaire ciblée ou une annulation des dettes détenues par la banque centrale (ce qui ne lèserait personne). Une sortie durable de la crise, en particulier celle qui passerait par une reconstruction écologique, ne pourra pas se faire sans réinventer en profondeur notre modèle monétaire et sans briser certains tabous qui l’entourent.
Tables des matières
I. Nous nous engageons dans la guerre contre le Covid-19 avec les armes de la précédente crise
II. Nous sauver maintenant et dans le futur
III. Mettre la création monétaire libre et ciblée et l’annulation de dettes au cœur de l’agenda
I. Nous nous engageons dans la guerre contre le Covid-19 avec les armes de la précédente crise
Les chiffres peuvent vite impressionner, mais ils sont souvent des faux-semblants. Comme l’avait écrit joliment Camille Riquier : « affranchie de toute matière finie, la monnaie révèle la puissance infinie du quantitatif pur » [1]. Quand on évoque par exemple les plus de 30 000 milliards d’euros de baisse du cours des actions en l’espace de deux mois (février et mars), on croit par exemple que tout cet argent est « parti en fumée ». C’est faux : beaucoup d’acteurs ont simplement empoché leurs gains accumulés les dernières années et d’autres valeurs se sont effondrées alors qu’elles ne reposaient sur rien de réel (les fameuses valeurs notionnelles des produits dérivés). Quand le cours en bourse d’une entreprise dévisse, cela la rend vulnérable à une prise de contrôle mais cela ne change rien à sa capacité immédiate de se financer, même si cela peut à terme augmenter le coût du risque car les nouveaux investissements seront perçus comme moins rentables en raison de règles financières et comptables tout à fait contestables.
De la même manière, quand la BCE met en place des programmes de rachats d’actifs de près de 1 100 milliards d’euros sur 2020, cela ne veut pas dire que cet argent va financer l’économie réelle. Au contraire, il est versé aux banques, seuls acteurs disposant d’un compte auprès de la banque centrale avec le Trésor (mais on interdit l’accès de ce dernier aux financements de la banque centrale) et donc seuls acteurs habilités à recevoir l’argent de la BCE. Même constat quand la BCE offre 3000 milliards d’euros de liquidités aux banques, prétenduement pour permettre aux entreprises et PME de se refinancer, via le TLTRO (targetted long-term refinancing operations), ou quand la réserve fédérale (FED) met à disposition de ces mêmes banques près de 1 500 milliards de dollars de liquidités supplémentaires (en trois jours seulement), au milieu du mois de mars, pour calmer la crise de liquidités. Tout ceci relève du trompe-l’œil, d’un artifice de façade, car rien ne permet d’affirmer que cet argent sera bien utilisé, ni même qu’il atteindra tout simplement l’économie réelle.
Une seule certitude : les dettes publiques vont augmenter très massivement et les politiques monétaires « non-conventionnelles », qui sont déjà devenues conventionnelles depuis 10 ans, vont être maintenues pour les décennies à venir. Le non-conventionnel devient l’ordinaire et nous n’en sortirons pas car nous assistons à l’émergence d’un nouveau paradigme monétaire, dans lequel la monétisation permanente des actifs devient la seule soupape de sécurité du système financier. En effet, avec des dettes publiques à 120 ou 130 % par rapport au PIB (en France, et bien davantage en Italie, en Espagne ou en Grèce), le seul moyen d’assurer des taux faibles et des débouchés à ces dettes publiques sera une prolongation du programme de rachats d’actifs publics et même des actifs privés. La BCE agira ainsi car elle n’aura pas le choix, sauf à provoquer un désastre économique et l’arrêt de mort immédiat de la zone euro. La BCE achetait déjà pour 20 milliards d’euros de titres financiers par mois, auxquels elle a ajouté 120 milliards en plus d’ici la fin de l’année le 12 mars, puis 750 milliards le 18 mars, soit environ 1 100 milliards sur l’année. Ce sera davantage à l’avenir.
Mais cela ne suffira malheureusement pas car des questions d’un autre genre vont émerger. L’ampleur de cette réponse ne doit en effet pas nous donner de fausses illusions : nous engageons la guerre contre le COVID 19 et ses conséquences économiques avec les armes de la précédente crise. On ne peut que penser à cette phrase de Paul Valéry dans ses Regards sur le monde actuel : « Ils étaient nourris du passé : ils n’ont su que faire du passé. L’occasion aussi est passée. » [2]. En effet, l’injection massive de liquidités permet de sauver temporairement les banques, le marché monétaire et les marchés financiers en fournissant la monnaie centrale nécessaire pour permettre que les institutions financières et monétaires puissent continuer à se régler mutuellement. Elle permet aussi aux États de trouver des débouchés pour leur dette publique. Mais nous savons désormais, de manière incontestée, que ces recettes passées ont enfanté des monstres : elles ont renforcé les inégalités en faveur des détenteurs d’actifs, accru l’instabilité financière en fournissant des liquidités sans fin aux marchés financiers et favorisé le financement des activités polluantes et donc la destruction de la planète. Indirectement, elles ont aussi pesé lourd dans le choix des politiques d’austérité car elles n’ont pas agi sur le niveau des dettes publiques mais seulement sur l’assurance donnée aux marchés qu’ils pourront toujours la revendre à la BCE.
Or, c’est là que le bât blesse avec la crise actuelle. En effet, nous savons grosso modo que chaque mois passé en confinement entraîne une perte de 2 à 3 points de PIB sur l’année. Trois mois de confinement conduiraient dès lors à une perte de 6 à 9 points de PIB. Chaque quinzaine de confinement nous coûte en déficit public supplémentaire de plus de 1 % de produit intérieur brut (PIB). C’est inédit et c’est désastreux. Et encore, tous les dégâts ne seront pas visibles immédiatement. Il est donc nécessaire que les États interviennent massivement pour venir en aide aux entreprises et aux salariés. Le plan de relance américain est l’un des seuls à être à la hauteur : avec près de 2 000 milliards de dollars, soit 10 % du PIB, il est cohérent avec les pertes potentielles. Trump a compris que ce que l’État dépense, c’est aussi ce que gagne le secteur privé, même si une nouvelle fois le président américain fait feu de tout bois, oubliant l’écologie et la justice sociale.
Le plan allemand, avec 1 100 milliards d’euros est également très imposant, mais il additionne des choux et des carottes car la majeure partie de cette somme sera versée par la banque publique d’investissement allemande, la KfW, sous forme de prêts. Or, un prêt doit être remboursé donc tous ne pourront pas y accéder, faute de solvabilité. Le plan français, avec 110 milliards d’euros de dépenses budgétaires (dont seulement 50 milliards de dépenses budgétaires réelles) et 300 milliards d’euros de prêts garantis, est décevant et se contente de limiter la casse : rien qu’à ce titre, son coût augmentera inévitablement. En tout état de cause, les dettes publiques vont augmenter partout, comme le montre une étude de Jefferies [3].
Or, nous savons que les dettes publiques immenses engendrées par la crise de 2008 ont servi de prétexte pour imposer des politiques d’austérité à tous : États et citoyens, services publics et entreprises, et en particulier par les plus faibles. Nous en avons tous fait les frais, à l’exception d’une infime minorité. L’argument de la dette a été, depuis 30 ans, l’instrument privilégié de toutes les réformes néolibérales, de l’austérité et de la disparition des services publics. Nous avions dit, après 2008, qu’il serait désormais impossible de socialiser les pertes et de privatiser les profits : nous nous apprêtons pourtant à socialiser toutes les pertes du secteur financier privé, mais nous sommes encore incapables de monétiser les pertes du secteur public. Par conséquent, il ne saurait être question de se laisser impressionner par de grands chiffres, car ceux-ci ne sont pas toujours d’une grande aide.
II. Nous sauver maintenant et dans le futur
Il faut donc remettre de l’ordre dans les propos. Les vices inhérents à la construction de notre modèle monétaire et financier n’ont pas disparu, bien au contraire. Ils démontrent une fois de plus toute leur nocivité en nous empêchant de répondre efficacement et directement à la crise. On constate, par exemple, toutes les limites qu’il y a à ce que les banques centrales ne puissent pas financer directement les États ou l’économie réelle, sans passer par l’intermédiaire des banques. L’architecture de notre système monétaire, qui consiste en un premier étage dans lequel la banque centrale entretient des relations avec les seules banques commerciales, puis en un second étage entre les banques commerciales et les agents économiques, est donc à repenser pour favoriser des liaisons directes, sous contrôle démocratique, entre la banque centrale et l’économie, prioritairement en recourant à des banques publiques d’investissement et à un pôle public bancaire sous contrôle politique. Autrement dit, il faut que la « gestion » monétaire actuelle, toute entière bloquée sur la préservation de la stabilité des prix et d’une prétendue neutralité monétaire, laisse place à une véritable « politique » monétaire. Cela ne signifie pas, bien évidemment, qu’il faille abandonner tout objectif de stabilité financière et de maîtrise de l’inflation, mais cela signifie qu’ils ne peuvent désormais plus être les seuls critères qui guident la politique monétaire.
Cette fois, nous avons besoin que la puissance presque infinie de la monnaie se mette au service de la collectivité. Car la crise est d’une nature différente. C’est une crise financière mais c’est aussi une crise d’offre et de demande. C’est une crise de liquidités, mais aussi et surtout une crise de solvabilité. Il nous faut donc des armes d’un type nouveau qui permettront non seulement de dépasser la crise mais aussi d’engager notre modèle économique et social dans un nouveau paradigme de développement écologique et social, faisant enfin de la monnaie un bien commun au service de l’intérêt général. En économie comme en médecine, la manière dont nous traitons la crise engage la capacité du « patient » à se reconstruire dans le temps long. Il faut donc à la fois trouver les moyens financiers de payer une partie de la société à supporter le choc de l’arrêt de l’activité, tout en trouvant des moyens encore plus importants pour faire redémarrer l’activité en se fondant sur principe d’une reconstruction écologique, faute de quoi tout cela aura été vain. Alors comment faire ?
De plus en plus d’économistes appellent à recourir aujourd’hui à des formes de « monnaie-hélicoptère », y compris parmi les plus orthodoxes. À titre d’exemple, Laurence Boone, économiste en chef à l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), suggère que « les banques centrales soutiennent les États en absorbant une partie de leurs dettes, par de la création monétaire, pour aider à la soutenabilité de leur action » [4]. Nouriel Roubini, dans une tribune publiée le 24 mars 2020, écrit : « Les gouvernements doivent déployer des mesures de relance budgétaire massives, notamment par des « largages d’hélicoptères » de versements directs en espèces aux ménages […]. Ces interventions financées par le déficit doivent être entièrement monétisées. ». Il est heureux de voir que cette solution du financement monétaire, décriée jusqu’à peu et encore suspecte malgré la crise, commence à être prise au sérieux. C’est aussi un moyen de rediscuter, un peu tard, du bien-fondé des vues de ceux qui prônent des solutions de ce type depuis des années pour financer la transition écologique [5].
III. Mettre la création monétaire libre et ciblée et l’annulation de dettes au cœur de l’agenda
De manière immédiate, la BCE peut intervenir pour effacer les dettes publiques qu’elle détient en échange d’investissements dans la lutte contre le Coronavirus et contre le réchauffement climatique. La BCE, qui détient aujourd’hui jusqu’à un tiers du volume de dette de chaque pays et qui très probablement en possédera davantage demain, pourrait décider d’effacer elle-même les dettes qu’elle détient [6]. Les abandons de créance sont courants dans le monde financier. Or, nous avons aujourd’hui besoin de nous faire ce don à nous-mêmes. L’effacement de la dette publique détenue dans les livres de la banque centrale ne coûtera rien à personne, n’engendrera pas d’inflation et libérera des capacités d’investissement pour développer la résilience écologique et sociale de nos sociétés. Dans le cas de la France, l’annulation de cette dette, qui est détenue par la Banque de France (au nom de la BCE mais tout en en portant exclusivement le risque), représente près de 420 milliards d’euros, qui pourront immédiatement être réempruntés et investis dans autre chose, notamment dans la lutte contre le Covid ou dans la reconstruction écologique.
Elle est d’ailleurs possible juridiquement, contrairement à ce que certains économistes affirment, car la BCE peut très bien avoir des fonds propres négatifs. Cela est prévu dans le protocole n°4 sur les statuts du système européen de banques centrales et de la Banque centrale européenne qui est annexé au traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Son article 33 dit clairement que des pertes éventuelles de la BCE doivent d’abord être épongées sur son fonds de réserve puis en réduisant la part des bénéfices reversée aux banques centrales nationales et, enfin, si ces pertes étaient vraiment importantes, en piochant dans le capital alloué aux banques centrales nationales. D’ailleurs, l’article 28.2 du même protocole dit que : « les banques centrales nationales sont seules autorisées à souscrire et à détenir le capital de la BCE ». Autrement dit, même s’ils le voulaient, les États n’auraient pas le droit de recapitaliser la BCE. La BCE pourrait toutefois se tourner vers les banques centrales nationales pour éponger ses pertes, le capital de ces dernières étant détenu par les États.
Mais même dans cette situation, le protocole indique, à l’article 32.4, que, si une banque centrale nationale connaît des pertes substantielles, la BCE pourrait les compenser : « Le conseil des gouverneurs peut décider d’indemniser les banques centrales nationales pour les frais encourus à l’occasion de l’émission de billets ou, dans des circonstances exceptionnelles, pour des pertes particulières afférentes aux opérations de politique monétaire réalisées pour le compte du SEBC. L’indemnisation prend la forme que le conseil des gouverneurs juge appropriée ». Cette forme « appropriée » pourrait être une création monétaire directe de la part de la BCE pour recapitaliser les banques centrales. Juridiquement et comptablement, rien n’empêche donc une annulation des dettes publiques détenues par les banques centrales.
Une annulation multilatérale et européenne, selon un même pourcentage du PIB en fonction des États, serait évidemment la solution la plus adéquate. Mais en cas de blocage absolu de l’Allemagne ou d’autres pays, il ne faudrait pas exclure une action unilatérale. En effet, la dette détenue par la BdF n’est détenue que par elle-même et donc in fine par l’État français. Son annulation, ordonnée par le Gouvernement, ouvrirait certainement la voie en Europe pour que d’autres États fassent de même, comme cela s’est déjà vu sur de nombreuses questions dans l’histoire européenne. L’UE toute entière en sortirait renforcée.
Proposition 1 : Annuler les dettes publiques détenues par les banques centrales nationales de l’Eurosystème en contrepartie d’investissements dans la transition écologique et de la lutte contre le coronavirus.
Sur le plan économique, certains économistes contestent cette proposition en expliquant que procéder ainsi reviendrait à nous priver des dividendes offerts chaque année par la Banque de France à l’État, soit 5,8 milliards d’euros en 2019. Cela est absurde puisque ces mêmes dividendes sont ceux que paient l’État et que la Banque centrale lui reverse. En outre, perdre quelques milliards de dividendes pour investir des centaines de milliards d’euros est un bon calcul. Certes, un État peut toujours faire rouler sa dette dans le temps. Mais il s’exposerait alors à plusieurs risques. D’abord, celui d’une remontée des taux, bien que difficile à envisager dans le contexte actuel. Mais le risque est surtout pour l’État de voir sa dette constamment progresser en pourcentage du PIB, or une dette à 50% vaudra toujours mieux qu’une dette à 300% qui sert de prétexte à l’austérité. En effet, va-t-on encore assister au discours de ceux qui disaient que l’État était en « quasi-faillite » (Fillon, 2007) alors qu’il n’était endetté qu’à 64 % du PIB ? Qu’en sera-t-il à 130 ou 140 % de dette publique par rapport au PIB ? Même si techniquement, cela n’est pas un problème, politiquement, cela en est un. Pour ne prendre qu’un exemple, le Gouverneur de la banque de France dans une tribune récente, a délibérément parlé de la stabilité des prix, d’« effort budgétaire rigoureux » et de « dépenses publiques enfin plus sélectives », même si cela est à la limite de l’indécence quand le pays entre en récession et que les revenus et le niveau de vie de millions de personnes sont directement menacés [7]. Par conséquent, l’annulation de dettes offre une solution adéquate et rapide à mettre en œuvre, qui éviterait ce type d’arguments sur les sacrifices à faire pour éponger les dettes.
À moyen et long terme, l’idée principale à défendre serait celle de « monnaie libre », c’est-à-dire d’une création monétaire réalisée sans endettement, donc « libre de dettes » au profit des États ou d’agences publiques type banques publiques d’investissement, afin de financer les mesures d’urgence contre la crise et les mesures de reconstruction, sans craindre un alourdissement démesuré des dettes publiques et privées. Car créer de la monnaie libre est un puissant moyen de désendettement. Or, seule la banque centrale peut réaliser une opération de la sorte car elle est à l’origine de toute liquidité.
Cette réalité simple fait hurler d’effroi les tenants de l’orthodoxie financière qui ont une vision comptable étroite du bilan des banques centrales et de leurs marges de manœuvre, et qui pensent que celles-ci doivent uniquement s’occuper de piloter le taux d’intérêt et, à la rigueur, de fournir des liquidités au système bancaire en achetant des actifs. Mais soumettre la banque centrale aux règles des banques privées est un non-sens logique et économique. Le financement monétaire offert par une banque centrale n’a d’autres limites que celle qu’elle veut bien se fixer elle-même ou bien que le pouvoir politique lui impose par la loi et par des traités. Une autre limite serait bien sûr la confiance que les citoyens accordent à la monnaie : une surémission constante ruinerait cette confiance. Ceci peut et doit donc être encadré par des mécanismes démocratiques et politiques solides pour inscrire le principe d’un système de monnaie libre dans la durée. C’était d’ailleurs tout l’objet qui avait présidé, dans l’élaboration du programme du Conseil National de la Résistance, à la volonté d’établir un « Parlement du crédit et de la monnaie » sous forme d’un organe associant les partenaires sociaux et l’État à la gestion durable et politique de la monnaie et du crédit, notamment dans ses aspects sociaux et territoriaux.
En effet, la difficulté est que le financement monétaire ne peut résulter que de décisions politiques, qu’une banque centrale ne peut actuellement pas prendre au nom de son indépendance et de sa « neutralité ». C’est donc l’indépendance des banques centrales qui doit être remise en cause car il s’agit en fait d’une impuissance. En outre, la neutralité n’est qu’une chimère, un « oreiller commode pour le sommeil de l’esprit » comme disait Jean Jaurès à propos de l’éducation, car on sait que les interventions des banques centrales sur les marchés créent de nombreux effets de richesse au profit des plus riches et des entreprises déjà installées. Ce constat plaide en faveur de la publicité de la liste des actifs que détient et qu’achète la BCE ainsi que pour l’instauration d’un brown penalizing factor afin de renchérir le coût des financements accordés aux entreprises polluantes.
Proposition 2 : Rendre publique la liste des actifs détenus par la banque centrale et instaurer un Green supporting factor et un brown penalizing factor dans les refinancements accordés par la banque centrale pour faciliter le financement de la transition écologique.
Les seuls obstacles seraient alors politiques et juridiques. En effet, les traités énoncent une interdiction formelle faite à la banque centrale de financer directement les États ou les institutions publiques, par exemple en leur accordant des découverts ou des crédits (art. 123 TFUE). Mais, tout à fait formellement, rien ne s’oppose à ce qu’elle « donne » de l’argent aux citoyens ou aux institutions publiques. Le don semblait tellement improbable au regard des principes du système monétaire et financier que les rédacteurs des traités n’ont pas cru nécessaire de l’interdire formellement. Il s’agit de la question de l’ « helicopter money ».
Ceci étant dit, la distribution gratuite d’une quantité de monnaie uniforme à tous les citoyens ou aux entreprises (par exemple 2000 ou 5000 euros) n’est pas forcément la solution la plus optimale. Certes, au moment où tous les revenus s’effondrent et où les agents ont du mal à s’endetter davantage, injecter de la « monnaie libre » (c’est-à-dire de la monnaie libre de dettes) participe d’un désendettement généralisé et contribue à restaurer les marges de financement des agents. Ceci est extrêmement positif, en particulier dans un monde d’avant-crise assis sur une montagne de dettes (250 000 milliards de dollars, soit 320 % du PIB mondial). Mais la distribution égalitaire de monnaie entre tous les citoyens ne change rien sur le plan des inégalités ou sur le plan de la transformation des structures économiques. On reproduit le business as usual avec simplement un peu moins de dettes. Ni investissement ciblé dans la transition écologique, ni justice sociale, ni relocalisation des activités. Or, quitte à mettre en œuvre un dispositif aussi révolutionnaire, le mot n’est pas trop fort, que celui de la monnaie libre, autant qu’il serve la reconstruction écologique de nos sociétés à travers un mécanisme de « création monétaire ciblée » vers des investissements durables et en faveur de davantage de justice sociale, sous le contrôle démocratique évoqué plus haut.
Proposition 3 : Permettre un mécanisme de création monétaire libre et ciblé en faveur de la reconstruction écologique mais aussi de la lutte contre le coronavirus, placé sous contrôle démocratique, et permettant à la banque centrale de financer directement les banques publiques d’investissement ou une agence ad hoc.
La crise offre donc une opportunité non seulement de réaliser un financement monétaire direct des États ou des banques publiques d’investissement, selon des directives décidées par le pouvoir souverain, mais également d’envisager une toute nouvelle architecture du système monétaire, selon des principes proches de ceux qui présidèrent à l’élaboration d’une proposition de loi organique de 1981 qui ne fut malheureusement pas adoptée [8].
Si des banques sont menacées de faillite, il faudrait que les banques centrales nationales ou les États en profitent pour les recapitaliser en échange de leur intégration dans un grand pôle public bancaire ou du respect de strictes conditionnalités en matière environnementale et sociale. À plus long terme, on peut même envisager une fusion entre tout ou partie de ce pôle public bancaire et les banques centrales, qui leur permettraient d’interagir directement avec les acteurs privés que sont les ménages et les entreprises, notamment grâce à une monnaie numérique de banque centrale offrant toutes les garanties de préservation de la vie privée. Il s’agirait d’une révolution qui conduirait à faire de la monnaie et du crédit des instruments gérés comme des biens communs. Chaque citoyen pourrait ainsi décider de transférer son compte à la banque centrale [9], notamment grâce à des monnaies numériques de banque centrale. Ajoutons que cela éviterait le prélèvement exorbitant opéré par les banques privées sur les plus pauvres (6 milliards d’euros de frais bancaires chaque année payés en France, surtout par les plus pauvres) et le prélèvement opéré par le haut par les actionnaires qui s’avère encore plus redoutable. En revanche, un réseau privé, et même public, de banques publiques d’investissement et de banques d’affaires serait toujours en place.
Proposition 4 : Créer progressivement les conditions d’instauration d’un pôle public bancaire large, ouverts aux citoyens, associé à la Banque centrale et doté d’un mécanisme de gouvernance associant l’État et les partenaires sociaux. Ce pôle public bancaire pourrait s’appuyer, pour ses opérations monétaires, sur une monnaie numérique de banque centrale à usage étendu.
En conclusion, il existe de nombreuses pistes pour faire de la monnaie un puissant outil de sortie de crise, pour financer nos services publics et, plus largement, la reconstruction écologique de nos sociétés. Les difficultés à surmonter ne sont pas d’ordre économique, technique ou comptable, elles sont idéologiques et politiques.
[1] Riquier, Camille. « Introduction », Esprit, vol. juillet-août, no. 7, 2019, pp. 33-45.
[2] Paul Valéry ajoute plus loin : « Quand un homme ou une assemblée, saisis de circonstances pressantes ou embarrassantes, se trouvent contraints d’agir, leur délibération considère bien moins l’état même des choses en tant qu’il ne s’est jamais présenté jusque-là, qu’elle ne consulte ses souvenirs imaginaires. Obéissant à une sorte de loi de moindre action, répugnant à créer, à répondre par l’invention à l’originalité de la situation, la pensée hésitante tend à se rapprocher de l’automatisme. ». La réaction des banques centrales est tout à fait symptomatique de cet automatisme qui tend à la répétition.
[3] https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/04/02/apres-la-pandemie-le-monde-face-a-une-montagne-de-dettes_6035326_3234.html
[4] https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/03/25/coronavirus-le-spectre-du-krach-de-2008-voire-de-1929_6034349_3234.html
[5] On pense par exemple à Gaël Giraud, L’illusion financière, 2014. Ou encore à Lord Adair Turner, Reprendre le contrôle de la dette, 2016. Ou plus récemment : Nicolas Dufrêne, Alain Grandjean, Une monnaie écologique, éditions Odile Jacob, février 2020.
[6] C’est ce que nous proposions déjà dans le livre « Une monnaie écologique », op.cit. Cette idée a également été avancée par Laurence Scialom et Baptiste Bridonneau dans une note de Terra Nova publiée en avril 2020 : « Crise économique et écologique : osons des décisions de rupture ».
[7] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/08/il-n-y-a-pas-de-miracle-nous-devrons-porter-plus-longtemps-des-dettes-publiques-plus-elevees_6035976_3232.html
[8] Cette nouvelle compréhension du rapport étroit entre la monnaie et le budget était au cœur d’une proposition de loi organique relative aux lois de finances tendant à limiter le rôle de l’endettement dans la création de monnaie. La proposition n°157 fut déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale le 22 juillet 1981 par M. Vincent Ansquer et 43 autres députés, en se fondant sur les travaux de l’économiste Tovy Grjebine. Cette proposition visait à refondre la présentation traditionnelle du budget en lui adjoignant en particulier une section intitulée « budget de croissance financé par une création monétaire proportionnelle à la croissance du PNB ». Cette section aurait été financée par la banque centrale, par de la « monnaie définitive » (que nous appelons « monnaie libre »). Cette injection monétaire permanente sans endettement correspondant aurait ainsi pu permettre à l’État de financer des investissements ou d’alléger la pression fiscale, dans des limites définies par le Parlement grâce à la loi de finances.
[9] https://www.veblen-institute.org/IMG/pdf/note_veblen_libra_octobre_2019-2.pdf