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Shein au BHV : symptôme dramatique de la crise de la filière textile

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Shein au BHV : symptôme dramatique de la crise de la filière textile

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Shein au BHV : symptôme dramatique de la crise de la filière textile

Résumé exécutif :

La présence de Shein au BHV symbolise la dérive d’un modèle économique et industriel devenu écologiquement insoutenable. La filière textile, responsable de près de 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, illustre l’échec d’une économie du jetable qui mine à la fois l’environnement, l’emploi et la souveraineté industrielle. Cette note de l’Institut Rousseau propose des mesures concrètes pour refonder la filière autour de principes de durabilité, de justice sociale et de relocalisation des activités de tri, de réparation et de recyclage. L’Institut Rousseau, par la voix de son directeur Nicolas Dufrêne, a ainsi pu porter sa préoccupation lors des rencontres de la mode responsable (https://rencontresmoderesponsable.fr/), organisées notamment par Victoire Satto, créatrice de The good goods, à Bordeaux le 9 octobre 2025.

 

Données clés :

  • 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre proviennent du textile.
  •  800 000 tonnes de vêtements mis en marché chaque année en France.
  • 1,7 million de tonnes de déchets textiles produits chaque année.
  • Moins de 30 % collectés, 110 000 tonnes recyclées.
  • Objectif : 30 000 emplois créés dans le tri et le recyclage d’ici 2030.

 

Voir Shein s’installer au BHV n’est pas un simple événement commercial : c’est le symbole d’une tragédie environnementale, sociale et industrielle. Cette tragédie dépasse une marque : elle incarne la faillite d’un modèle économique qui dévore ses propres bases matérielles, épuisant les ressources, les travailleurs et la planète. La filière textile concentre à elle seule près de 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre — davantage que le transport aérien et maritime réunis. En France, 800 000 tonnes de vêtements sont mises sur le marché chaque année, à des prix en baisse constante : –30 % en vingt ans. Dans le même temps, ces vêtements sont portés deux fois moins longtemps qu’auparavant. Résultat : 1,7 million de tonnes de déchets textiles générés chaque année, dont à peine 30 % sont collectés et 110 000 tonnes réellement recyclées.

Ces chiffres racontent une crise systémique : explosion des volumes, saturation des débouchés, complexité des matières et effondrement du réemploi. Derrière Shein, Temu, ou même certaines enseignes françaises, se joue une course à la production infinie — 7 200 nouveaux modèles par jour pour Shein — qui transforme les vêtements en produits jetables et la mode en industrie extractive. Depuis 2020, la France a pourtant ouvert la voie avec la loi AGEC (Anti-gaspillage et économie circulaire) puis la loi Climat et Résilience en 2021. Ces textes ont introduit des avancées notables :

  • l’interdiction de destruction des invendus,
  • la modulation des éco-contributions selon les performances environnementales,
  • la création d’un fonds réparation,
  • l’affichage environnemental des produits.

L’idée était simple : intégrer dans le prix des biens une partie, qui aurait dû être croissante, de leur coût écologique réel, et accompagner les dispositifs de réemploi. Mais l’application demeure partielle. La transparence reste lacunaire, les contrôles rares, les contournements nombreux. Aucune évaluation claire n’a encore mesuré la destruction réellement évitée depuis 2022.

Les freins sont multiples :

  • Techniques, avec des filières de tri trop peu soutenues donc pas assez efficaces et des textiles souvent irréparables car composés de mélanges complexes ;
  • Économiques, car les coûts de collecte (près de 300 €/tonne) dépassent largement les financements actuels (192 €/tonne en 2025, 228 € prévus en 2026) ;
  • Institutionnels, car la puissance publique se montre trop frileuse à imposer des objectifs plus contraignants aux éco-organismes.

Dans ce contexte, le constat est clair : le signal-prix écologique reste trop faible. On ne corrige pas un modèle industriel qui génère 800 000 tonnes de déchets annuels avec un malus plafonné à 20 % sur des t-shirts vendus 4 €.

La crise de la mode n’est pas isolée. Elle reflète un effet d’entraînement économique délétère : dans un contexte d’austérité, la qualité et la durabilité régressent.
Moins de bio dans les assiettes, plus de voitures d’occasion polluantes, plus de vêtements jetables — et moins de moyens pour les acteurs du réemploi, de la réparation et de l’économie sociale et solidaire.

Pourtant, alors qu’en 2024, le Fonds économie circulaire géré par l’ADEME représentait 300 millions d’euros, son budget a été réduit à 170 millions d’euros en 2025. En 2026, il sera à moins de 100 millions d’euros selon le projet de loi de finances présenté par le Gouvernement. Les politiques d’austérité détruisent ainsi les instruments mêmes qui permettraient de réduire notre empreinte écologique. Il faut le dire sans détour : l’austérité est l’ennemie du durable. Elle favorise les acteurs les plus agressifs sur les prix, ceux qui importent massivement à bas coût, et elle prive les structures vertueuses des leviers nécessaires à leur transformation.

À ces difficultés viennent s’ajouter les difficultés juridiques, notamment au niveau européen. Début octobre 2025, la Commission européenne a rendu un avis circonstancié qui portait plusieurs critiques sur la proposition de loi “anti-fast fashion”, portée par Anne-Cécile Violland. L’ambition de cette loi est pourtant des plus louables : taxer les produits les moins durables, encadrer la publicité pour les marques ultra-polluantes, moduler les contributions selon le volume de production. Bruxelles a cependant émis des réserves sur plusieurs articles, invoquant la liberté du commerce et la directive sur le commerce électronique. Pourtant, ces arguments ne doivent pas être un prétexte à l’inaction. Les motifs d’intérêt général — santé, environnement, cohésion sociale — peuvent justifier des restrictions à la publicité ou à la mise sur le marché de produits non durables. En 2016, la France avait ainsi pris les devants en interdisant l’importation en France de cerises traités avec du diméthoate, poussant l’ensemble de l’UE à le faire en 2019. Il faut donc parfois savoir forcer des portes.

Pour une refondation écologique de la filière textile

L’Institut Rousseau plaide ainsi pour une transformation systémique de la filière textile autour de cinq axes concrets :

  1. Créer un véritable signal-prix écologique
    → En modulant beaucoup plus fortement les pénalités environnementales en fonction de la durabilité des produits, et en envisageant une pénalité-plancher pour les articles les moins durables
  2. Réorganiser les circuits territoriaux du textile
    → Renforcer massivement le tri, la réparation et le recyclage. Un Fonds national du textile circulaire, géré par l’ADEME ou une structure indépendante, pourrait financer ces infrastructures.
  3. Lutter contre la concurrence déloyale
    → Extension du Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) au textile pour éviter les fuites de carbone et les importations polluantes.
    → Renforcement des contrôles douaniers sur l’origine, la qualité et la conformité sociale des produits.
  4. Faire de l’affichage environnemental un levier d’action massif
    → Le décret du 6 septembre 2025 sur le coût environnemental des vêtements doit être rendu obligatoire pour tous les acteurs à court terme et vérifiable. Il doit inclure la durée de vie du produit, son empreinte carbone, la distance parcourue et la composition des fibres.
  5. Soutenir les acteurs du réemploi et de l’économie sociale et solidaire (ESS)
    → Ces acteurs constituent la colonne vertébrale d’une économie textile durable. Ils doivent être accompagnés financièrement et fiscalement, au même titre que les filières industrielles stratégiques.

En attendant un cadre législatif pleinement opérationnel, d’autres leviers peuvent et doivent être activés :

  1. Actions collectives (class actions) contre les marques coupables de publicité mensongère ou de non-respect des obligations légales ;
  2. Campagnes d’information citoyennes et boycotts ciblés contre les enseignes les plus destructrices ;
  3. Mobilisation des pouvoirs locaux, via la commande publique, pour favoriser les textiles durables dans les uniformes, écoles ou administrations.

La mode n’est pas un secteur marginal : c’est un fait culturel, économique et écologique total. Reprendre la main sur la mode, c’est réaffirmer un projet de société. La France dispose encore d’un savoir-faire textile considérable, d’ateliers, de créateurs engagés et responsables, de filatures et de réseaux artisanaux. Mais ce tissu productif est étouffé par une concurrence déloyale et des prix artificiellement bas. Notre déficit commercial textile avoisine 12 milliards d’euros : une aberration pour un pays qui fut le berceau de la haute couture et de l’innovation dans les matériaux. Reprendre la main sur la mode, c’est affirmer la volonté d’une société qui choisit la création plutôt que la soumission, la qualité plutôt que la quantité et la responsabilité plutôt que la vitesse.

Publié le 19 novembre 2025

Shein au BHV : symptôme dramatique de la crise de la filière textile

Auteurs

Nicolas Dufrêne
Nicolas Dufrêne est haut fonctionnaire depuis 2012, économiste et directeur de l'Institut Rousseau depuis mars 2020. Il est co-auteur du livre "Une monnaie écologique" avec Alain Grandjean, paru aux éditions Odile Jacob en 2020 et auteur du livre "La dette au XXIe siècle, comment s'en libérer" (éditions Odile Jacob, 2023). Il est spécialiste des questions institutionnelles, monétaires et des outils de financement public. nicolas.dufrene@institut-rousseau.fr

Résumé exécutif :

La présence de Shein au BHV symbolise la dérive d’un modèle économique et industriel devenu écologiquement insoutenable. La filière textile, responsable de près de 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, illustre l’échec d’une économie du jetable qui mine à la fois l’environnement, l’emploi et la souveraineté industrielle. Cette note de l’Institut Rousseau propose des mesures concrètes pour refonder la filière autour de principes de durabilité, de justice sociale et de relocalisation des activités de tri, de réparation et de recyclage. L’Institut Rousseau, par la voix de son directeur Nicolas Dufrêne, a ainsi pu porter sa préoccupation lors des rencontres de la mode responsable (https://rencontresmoderesponsable.fr/), organisées notamment par Victoire Satto, créatrice de The good goods, à Bordeaux le 9 octobre 2025.

 

Données clés :

  • 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre proviennent du textile.
  •  800 000 tonnes de vêtements mis en marché chaque année en France.
  • 1,7 million de tonnes de déchets textiles produits chaque année.
  • Moins de 30 % collectés, 110 000 tonnes recyclées.
  • Objectif : 30 000 emplois créés dans le tri et le recyclage d’ici 2030.

 

Voir Shein s’installer au BHV n’est pas un simple événement commercial : c’est le symbole d’une tragédie environnementale, sociale et industrielle. Cette tragédie dépasse une marque : elle incarne la faillite d’un modèle économique qui dévore ses propres bases matérielles, épuisant les ressources, les travailleurs et la planète. La filière textile concentre à elle seule près de 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre — davantage que le transport aérien et maritime réunis. En France, 800 000 tonnes de vêtements sont mises sur le marché chaque année, à des prix en baisse constante : –30 % en vingt ans. Dans le même temps, ces vêtements sont portés deux fois moins longtemps qu’auparavant. Résultat : 1,7 million de tonnes de déchets textiles générés chaque année, dont à peine 30 % sont collectés et 110 000 tonnes réellement recyclées.

Ces chiffres racontent une crise systémique : explosion des volumes, saturation des débouchés, complexité des matières et effondrement du réemploi. Derrière Shein, Temu, ou même certaines enseignes françaises, se joue une course à la production infinie — 7 200 nouveaux modèles par jour pour Shein — qui transforme les vêtements en produits jetables et la mode en industrie extractive. Depuis 2020, la France a pourtant ouvert la voie avec la loi AGEC (Anti-gaspillage et économie circulaire) puis la loi Climat et Résilience en 2021. Ces textes ont introduit des avancées notables :

  • l’interdiction de destruction des invendus,
  • la modulation des éco-contributions selon les performances environnementales,
  • la création d’un fonds réparation,
  • l’affichage environnemental des produits.

L’idée était simple : intégrer dans le prix des biens une partie, qui aurait dû être croissante, de leur coût écologique réel, et accompagner les dispositifs de réemploi. Mais l’application demeure partielle. La transparence reste lacunaire, les contrôles rares, les contournements nombreux. Aucune évaluation claire n’a encore mesuré la destruction réellement évitée depuis 2022.

Les freins sont multiples :

  • Techniques, avec des filières de tri trop peu soutenues donc pas assez efficaces et des textiles souvent irréparables car composés de mélanges complexes ;
  • Économiques, car les coûts de collecte (près de 300 €/tonne) dépassent largement les financements actuels (192 €/tonne en 2025, 228 € prévus en 2026) ;
  • Institutionnels, car la puissance publique se montre trop frileuse à imposer des objectifs plus contraignants aux éco-organismes.

Dans ce contexte, le constat est clair : le signal-prix écologique reste trop faible. On ne corrige pas un modèle industriel qui génère 800 000 tonnes de déchets annuels avec un malus plafonné à 20 % sur des t-shirts vendus 4 €.

La crise de la mode n’est pas isolée. Elle reflète un effet d’entraînement économique délétère : dans un contexte d’austérité, la qualité et la durabilité régressent.
Moins de bio dans les assiettes, plus de voitures d’occasion polluantes, plus de vêtements jetables — et moins de moyens pour les acteurs du réemploi, de la réparation et de l’économie sociale et solidaire.

Pourtant, alors qu’en 2024, le Fonds économie circulaire géré par l’ADEME représentait 300 millions d’euros, son budget a été réduit à 170 millions d’euros en 2025. En 2026, il sera à moins de 100 millions d’euros selon le projet de loi de finances présenté par le Gouvernement. Les politiques d’austérité détruisent ainsi les instruments mêmes qui permettraient de réduire notre empreinte écologique. Il faut le dire sans détour : l’austérité est l’ennemie du durable. Elle favorise les acteurs les plus agressifs sur les prix, ceux qui importent massivement à bas coût, et elle prive les structures vertueuses des leviers nécessaires à leur transformation.

À ces difficultés viennent s’ajouter les difficultés juridiques, notamment au niveau européen. Début octobre 2025, la Commission européenne a rendu un avis circonstancié qui portait plusieurs critiques sur la proposition de loi “anti-fast fashion”, portée par Anne-Cécile Violland. L’ambition de cette loi est pourtant des plus louables : taxer les produits les moins durables, encadrer la publicité pour les marques ultra-polluantes, moduler les contributions selon le volume de production. Bruxelles a cependant émis des réserves sur plusieurs articles, invoquant la liberté du commerce et la directive sur le commerce électronique. Pourtant, ces arguments ne doivent pas être un prétexte à l’inaction. Les motifs d’intérêt général — santé, environnement, cohésion sociale — peuvent justifier des restrictions à la publicité ou à la mise sur le marché de produits non durables. En 2016, la France avait ainsi pris les devants en interdisant l’importation en France de cerises traités avec du diméthoate, poussant l’ensemble de l’UE à le faire en 2019. Il faut donc parfois savoir forcer des portes.

Pour une refondation écologique de la filière textile

L’Institut Rousseau plaide ainsi pour une transformation systémique de la filière textile autour de cinq axes concrets :

  1. Créer un véritable signal-prix écologique
    → En modulant beaucoup plus fortement les pénalités environnementales en fonction de la durabilité des produits, et en envisageant une pénalité-plancher pour les articles les moins durables
  2. Réorganiser les circuits territoriaux du textile
    → Renforcer massivement le tri, la réparation et le recyclage. Un Fonds national du textile circulaire, géré par l’ADEME ou une structure indépendante, pourrait financer ces infrastructures.
  3. Lutter contre la concurrence déloyale
    → Extension du Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) au textile pour éviter les fuites de carbone et les importations polluantes.
    → Renforcement des contrôles douaniers sur l’origine, la qualité et la conformité sociale des produits.
  4. Faire de l’affichage environnemental un levier d’action massif
    → Le décret du 6 septembre 2025 sur le coût environnemental des vêtements doit être rendu obligatoire pour tous les acteurs à court terme et vérifiable. Il doit inclure la durée de vie du produit, son empreinte carbone, la distance parcourue et la composition des fibres.
  5. Soutenir les acteurs du réemploi et de l’économie sociale et solidaire (ESS)
    → Ces acteurs constituent la colonne vertébrale d’une économie textile durable. Ils doivent être accompagnés financièrement et fiscalement, au même titre que les filières industrielles stratégiques.

En attendant un cadre législatif pleinement opérationnel, d’autres leviers peuvent et doivent être activés :

  1. Actions collectives (class actions) contre les marques coupables de publicité mensongère ou de non-respect des obligations légales ;
  2. Campagnes d’information citoyennes et boycotts ciblés contre les enseignes les plus destructrices ;
  3. Mobilisation des pouvoirs locaux, via la commande publique, pour favoriser les textiles durables dans les uniformes, écoles ou administrations.

La mode n’est pas un secteur marginal : c’est un fait culturel, économique et écologique total. Reprendre la main sur la mode, c’est réaffirmer un projet de société. La France dispose encore d’un savoir-faire textile considérable, d’ateliers, de créateurs engagés et responsables, de filatures et de réseaux artisanaux. Mais ce tissu productif est étouffé par une concurrence déloyale et des prix artificiellement bas. Notre déficit commercial textile avoisine 12 milliards d’euros : une aberration pour un pays qui fut le berceau de la haute couture et de l’innovation dans les matériaux. Reprendre la main sur la mode, c’est affirmer la volonté d’une société qui choisit la création plutôt que la soumission, la qualité plutôt que la quantité et la responsabilité plutôt que la vitesse.

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