Le laboratoire d’idées de la reconstruction écologique et républicaine

Rousseau et le retour au local

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Rousseau et le retour au local

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    Rousseau et le retour au local

    « Je dis donc que la nation la plus heureuse est celle
    qui peut le plus aisément se passer de toutes les autres,
    et que la plus florissante est celle
    dont les autres peuvent le moins se passer »

    Fragments politiques, 1964

    Un des lieux communs de notre époque, exacerbé par la pandémie de COVID-19, est la dépendance de nos sociétés, de nos économies mais sans doute encore plus de nos imaginaires à l’idée de mondialisation et d’échange.  Rousseau est lui de manière incontestable un penseur du local, un amoureux du lieu, un chantre de l’enracinement, un défenseur de l’importance de la place occupée au sein d’un espace, défini explicitement comme celui de la patrie, du pays, celui où se déploie la volonté générale du peuple souverain. Dès lors, le philosophe genevois éclaire nos perspectives sur la pertinence et la valeur du lieu pour l’épanouissement de l’autonomie à l’intérieur – certains diront « souveraineté » – comme à l’extérieur, dans le cadre de relations internationales où l’assurance et la maîtrise de capacités propres doit primer sur la dépendance aux autres nations et a fortiori aux autres puissances. Ainsi, selon Rousseau :

    « On peut dire que l’état général de la Nation le plus favorable au bonheur des particuliers est de n’avoir besoin pour vivre heureux du concours d’aucun autre peuple ; car il ne leur reste plus pour jouir de toute la félicité possible que de pourvoir par de sages lois à tous leurs avantages mutuels, ce qui ne dépendrait pas si bien d’eux s’il fallait nécessairement recourir aux étrangers. Que si avec cela d’autres peuples ont besoin de celui qui n’a besoin de personne on ne saurait imaginer une position plus propre à rendre heureux les membres d’une telle société autant que des hommes peuvent l’être ».

    Le fait est que Rousseau fut, pour sa propre vie autant que dans son imaginaire politique et philosophique, un promoteur de l’indépendance. Comme l’ont remarqué les spécialistes de Rousseau et plus généralement les lecteurs des Confessions, c’est lorsqu’il acquiert un semblant d’indépendance financière en tant que copiste qu’il commence à s’épanouir intellectuellement. Être indépendant, c’est pouvoir prendre ses propres décisions, se donner ses propres lois et c’est, finalement, faire coller au près le gouvernement aux mœurs et traditions d’un peuple. De là découlent les idées de Rousseau sur la nécessité d’institutions différentes pour des peuples différents en des géographies différentes[1].

    « [l]es objets généraux de toute bonne institution doivent être modifiés en chaque pays par les rapports qui naissent, tant de la situation locale que du caractère des habitants, et c’est sur ces rapports qu’il faut assigner à chaque peuple un système particulier d’institution, qui soit le meilleur, non peut-être en lui-même, mais pour l’État auquel il est destiné ».

    La bonne manière de comprendre le propos de Rousseau n’est pas d’y voir une entaille faite à l’universalisme, par exemple, de la volonté générale et de son établissement par les libres suffrages du peuple. Son idée forte, celle-ci beaucoup plus compréhensible, est que le jeu des circonstances locales et historiques crée des structures sociales propres qu’il s’agit de respecter pour le bien-être de la société au niveau local. Prenons l’exemple de la laïcité en France. Il est, bien sûr, aisément possible de montrer que l’approche historique française est celle qui garantit le mieux la liberté des citoyens et leur indépendance face aux systèmes de croyances religieuses. Mais même sans cela, Rousseau permet de penser comment la laïcité telle que nous la pratiquons, ainsi que sa trajectoire historique – le cantonnement de la religion à l’espace privé et à l’intime – peut être bonne en soi pour l’État français, sans que ce dernier n’ait de compte à rendre à aucun mouvement ni aucun État ou organisation extérieure. À ce titre, les critiques récurrentes de la sphère civilisationnelle anglo-saxonne méconnaissent le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et leurs actions ne sont qu’une forme exagérée d’ingérence culturelle. Face à ses ingérences, « La vertu [de ses] des Citoyens, leur zèle patriotique, la forme particulière que des institutions nationales peuvent donner à leurs âmes, voilà le seul rempart toujours prêt à la défendre, et qu’aucune armée ne saurait forcer ». A cette fin, l’éducation est résolument locale et non cosmopolite ; ainsi, imaginant les Polonais à la suite de ses Considérations sur le Gouvernement de Pologne :

    « À vingt ans un Polonais ne doit pas être un autre homme ; il doit être un Polonais. Je veux qu’en apprenant à lire il lise des choses de son pays, qu’à dix ans il en connaisse toutes les productions, à douze toutes les provinces, tous les chemins, toutes les villes, qu’à quinze il en sache toute l’histoire, à seize toutes les lois, qu’il n’y ait pas eu dans toute la Pologne une belle action ni un homme illustre dont il n’ait la mémoire et le cœur pleins, et dont il ne puisse rendre compte à l’instant. »

    Il est possible d’objecter qu’il s’agit là d’un embrigadement nationaliste des plus austères. C’est que du point de vue de Rousseau, ce sont d’abord les liens locaux qui doivent primer. Rousseau, certes de manière abrupte, résume bien sa pensée dans l’idée selon laquelle « Tout patriote est dur aux étrangers ; ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à ses eux. Cet inconvénient est inévitable, mais il est faible. L’essentiel est d’être bon aux gens avec qui l’on vit ». Aussi lance-t-il un avertissement sans appel à se défier « de ces cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins ».

    Les transformations technologiques du monde moderne ont pu faire penser aux hommes que le local était ce qui était accessible à portée d’internet. Le voisin est-il le professeur dont on suit les enseignements à plusieurs milliers de kilomètres ? Le service local est-il celui qui est rendu par quelqu’un de manière égale à l’autre bout de la planète ? Outre le fait que la pensée de Rousseau prépare la critique des innovations incessantes de la technologie qui nous lient plus qu’elles ne nous libèrent, la pandémie de coronavirus a démontré l’importance du local dans la satisfaction des besoins essentiels de l’homme, que ces derniers soient du domaine de la santé, de la production alimentaire ou des activités les plus habituelles du commerce et de l’échange de biens. Le retour au local se déploie dans les explications de M. Wolmar, dans La Nouvelle Héloïse :

    « Les seules denrées du cru couvrent notre table, les seules étoffes du pays composent presque nos meubles et nos habits : rien n’est méprisé parce qu’il est commun, rien n’est estimé parce qu’il est rare. Comme tout ce qui vient de loin est sujet à être déguisé ou falsifié, nous nous bornons, par délicatesse autant que par modération, au choix de ce qu’il y a de meilleur auprès de nous et dont la qualité n’est pas suspecte. Nos mets sont simples, mais choisis. Il ne manque à notre table pour être somptueuse que d’être servie loin d’ici ; car tout y est bon, tout y serait rare, et tel gourmand trouverait les truites du lac bien meilleures s’il les mangeait à Paris ».

    L’intuition de Rousseau, c’est que la survie d’un monde, de traditions, de structures sociales apaisées suppose de les protéger, peut-être de manière maladroitement protectionniste, diront certains, mais de manière résolue. La critique rousseauiste s’adresse d’ailleurs, comme souvent dans l’Histoire, aux élites, aux riches, aux puissants. Mais elle peut aussi faire office de prémonition dans un monde où les services s’échangent sans friction : car au-delà des discours et des théories sur l’efficience de tels échanges, ne pas favoriser l’emploi local contribue de fait à dévitaliser des pays entiers. Pour Rousseau déjà – et plus que jamais au XXIème siècle – il faut assumer de former dans la patrie les talents dont on manquera demain, « quoi qu’il en coûte » à court terme.

    S’agit-il pour autant d’imaginer une position autarcique, isolationniste, où le caractère limité des besoins réduit d’autant l’ambition et la capacité à défendre ses intérêts ? Et dès lors, que faire de l’idée de puissance et de ressources stratégiques dans le monde de Rousseau ? En fait, le philosophe genevois permet justement de penser les rapports de force dans des échanges qui n’entrent évidemment pas dans le spectre du montaignesque « doux commerce ». Ici, nulle nation ne peut espérer acquérir durablement des ressources stratégiques sans proposer en retour des artefacts uniques dont la nation concurrente ne saurait se doter. Rousseau oppose donc la « douceur du commerce indépendant » – c’est-à-dire de l’échange non-marchand et volontaire – au négoce et à l’échange contraint. Prenant l’exemple du pain comme ressource stratégique, il remarque que :

    « Vos voisins peuvent donner à votre argent le prix qu’il leur plaît parce qu’ils peuvent attendre ; mais le pain qui nous est nécessaire a pour nous un prix dont nous ne saurions disputer et dans toute espèce de commerce c’est toujours le moins pressé qui fait la loi à l’autre ».

    En conséquence, « le négoce de l’un étant libre et celui de l’autre forcé, le premier fera toujours la loi au second, rapport qui rompant l’équilibre ne peut faire un état solide et permanent ». Seules deux conséquences peuvent être tirées d’un tel exposé : soit qu’il faut être capable de ne pas être dans la dépendance de l’autre, par quelque moyen que ce soit, y compris par la réduction de ses propres besoins, soit qu’il faut forcer le négoce de l’autre partie, là aussi par quelque moyen que ce soit. En d’autres termes « la nation la plus heureuse est celle qui peut le plus aisément se passer de toutes les autres, et que la plus florissante est celle dont les autres peuvent le moins se passer ».

    Cette réflexion montre que l’éloge de ce qui local, authentique et vrai ne se fait pas seulement au nom d’un idéal de la patrie, d’un amour aveugle et inconditionnel, mais bien d’une approche réaliste – oserait-on dire pragmatique – de la vie des sociétés humaines. Le message de Rousseau est incontestablement dur à entendre, mais il peut permettre de reconstituer les fondements moraux de la puissance et son déploiement dans des domaines aussi divers que l’auto-suffisance écologique et la préservation des écosystèmes naturels et culturels. Et même s’il ne purge pas la question des inégalités, le retour au local s’impose dans la pensée rousseauiste comme la condition de l’indépendance et de la dignité du citoyen, à l’intérieur des Etats comme dans les relations internationales, où la patrie doit être suffisamment douce et forte pour ne pas être belliqueuse. D’ailleurs, nous dit-il :

    «  Si par hasard vous aimiez mieux former une nation libre, paisible et sage qui n’a ni peur ni besoin de personne, qui se suffit à elle-même et qui est heureuse; alors il faut prendre une méthode toute différente, maintenir, rétablir chez vous des mœurs simples, des goûts sains, un esprit martial sans ambition, former des âmes courageuses et désintéressées; appliquer vos peuples à l’agriculture et aux arts nécessaires à la vie, rendre l’argent méprisable et s’il se peut inutile, chercher, trouver, pour opérer de grandes choses, des ressorts plus puissants et plus sûrs ».

     

    [1] A toutes fins utiles, remarquons que d’autres passages de Rousseau désignent certains climats aux peuples libres quand d’autres ne le seraient pas. L’extension du domaine de la technique a largement contribué à effacer ces différences et quelle que soit la pertinence du terme « sauvages » pour désigner certains peuples, force est de constater qu’il s’agit là d’une réalité rendue obsolète par la pénétration de la modernité « tempérée » dans la vaste majorité des sociétés humaines. Seules subsistent des sociétés où la liberté et la démocratie sont à l’ordre du jour.

    Publié le 30 août 2020

    Rousseau et le retour au local

    Auteurs

    Matthieu Abgrall
    Docteur en histoire ancienne, diplômé de l'Université de Stanford.

    « Je dis donc que la nation la plus heureuse est celle
    qui peut le plus aisément se passer de toutes les autres,
    et que la plus florissante est celle
    dont les autres peuvent le moins se passer »

    Fragments politiques, 1964

    Un des lieux communs de notre époque, exacerbé par la pandémie de COVID-19, est la dépendance de nos sociétés, de nos économies mais sans doute encore plus de nos imaginaires à l’idée de mondialisation et d’échange.  Rousseau est lui de manière incontestable un penseur du local, un amoureux du lieu, un chantre de l’enracinement, un défenseur de l’importance de la place occupée au sein d’un espace, défini explicitement comme celui de la patrie, du pays, celui où se déploie la volonté générale du peuple souverain. Dès lors, le philosophe genevois éclaire nos perspectives sur la pertinence et la valeur du lieu pour l’épanouissement de l’autonomie à l’intérieur – certains diront « souveraineté » – comme à l’extérieur, dans le cadre de relations internationales où l’assurance et la maîtrise de capacités propres doit primer sur la dépendance aux autres nations et a fortiori aux autres puissances. Ainsi, selon Rousseau :

    « On peut dire que l’état général de la Nation le plus favorable au bonheur des particuliers est de n’avoir besoin pour vivre heureux du concours d’aucun autre peuple ; car il ne leur reste plus pour jouir de toute la félicité possible que de pourvoir par de sages lois à tous leurs avantages mutuels, ce qui ne dépendrait pas si bien d’eux s’il fallait nécessairement recourir aux étrangers. Que si avec cela d’autres peuples ont besoin de celui qui n’a besoin de personne on ne saurait imaginer une position plus propre à rendre heureux les membres d’une telle société autant que des hommes peuvent l’être ».

    Le fait est que Rousseau fut, pour sa propre vie autant que dans son imaginaire politique et philosophique, un promoteur de l’indépendance. Comme l’ont remarqué les spécialistes de Rousseau et plus généralement les lecteurs des Confessions, c’est lorsqu’il acquiert un semblant d’indépendance financière en tant que copiste qu’il commence à s’épanouir intellectuellement. Être indépendant, c’est pouvoir prendre ses propres décisions, se donner ses propres lois et c’est, finalement, faire coller au près le gouvernement aux mœurs et traditions d’un peuple. De là découlent les idées de Rousseau sur la nécessité d’institutions différentes pour des peuples différents en des géographies différentes[1].

    « [l]es objets généraux de toute bonne institution doivent être modifiés en chaque pays par les rapports qui naissent, tant de la situation locale que du caractère des habitants, et c’est sur ces rapports qu’il faut assigner à chaque peuple un système particulier d’institution, qui soit le meilleur, non peut-être en lui-même, mais pour l’État auquel il est destiné ».

    La bonne manière de comprendre le propos de Rousseau n’est pas d’y voir une entaille faite à l’universalisme, par exemple, de la volonté générale et de son établissement par les libres suffrages du peuple. Son idée forte, celle-ci beaucoup plus compréhensible, est que le jeu des circonstances locales et historiques crée des structures sociales propres qu’il s’agit de respecter pour le bien-être de la société au niveau local. Prenons l’exemple de la laïcité en France. Il est, bien sûr, aisément possible de montrer que l’approche historique française est celle qui garantit le mieux la liberté des citoyens et leur indépendance face aux systèmes de croyances religieuses. Mais même sans cela, Rousseau permet de penser comment la laïcité telle que nous la pratiquons, ainsi que sa trajectoire historique – le cantonnement de la religion à l’espace privé et à l’intime – peut être bonne en soi pour l’État français, sans que ce dernier n’ait de compte à rendre à aucun mouvement ni aucun État ou organisation extérieure. À ce titre, les critiques récurrentes de la sphère civilisationnelle anglo-saxonne méconnaissent le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et leurs actions ne sont qu’une forme exagérée d’ingérence culturelle. Face à ses ingérences, « La vertu [de ses] des Citoyens, leur zèle patriotique, la forme particulière que des institutions nationales peuvent donner à leurs âmes, voilà le seul rempart toujours prêt à la défendre, et qu’aucune armée ne saurait forcer ». A cette fin, l’éducation est résolument locale et non cosmopolite ; ainsi, imaginant les Polonais à la suite de ses Considérations sur le Gouvernement de Pologne :

    « À vingt ans un Polonais ne doit pas être un autre homme ; il doit être un Polonais. Je veux qu’en apprenant à lire il lise des choses de son pays, qu’à dix ans il en connaisse toutes les productions, à douze toutes les provinces, tous les chemins, toutes les villes, qu’à quinze il en sache toute l’histoire, à seize toutes les lois, qu’il n’y ait pas eu dans toute la Pologne une belle action ni un homme illustre dont il n’ait la mémoire et le cœur pleins, et dont il ne puisse rendre compte à l’instant. »

    Il est possible d’objecter qu’il s’agit là d’un embrigadement nationaliste des plus austères. C’est que du point de vue de Rousseau, ce sont d’abord les liens locaux qui doivent primer. Rousseau, certes de manière abrupte, résume bien sa pensée dans l’idée selon laquelle « Tout patriote est dur aux étrangers ; ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à ses eux. Cet inconvénient est inévitable, mais il est faible. L’essentiel est d’être bon aux gens avec qui l’on vit ». Aussi lance-t-il un avertissement sans appel à se défier « de ces cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins ».

    Les transformations technologiques du monde moderne ont pu faire penser aux hommes que le local était ce qui était accessible à portée d’internet. Le voisin est-il le professeur dont on suit les enseignements à plusieurs milliers de kilomètres ? Le service local est-il celui qui est rendu par quelqu’un de manière égale à l’autre bout de la planète ? Outre le fait que la pensée de Rousseau prépare la critique des innovations incessantes de la technologie qui nous lient plus qu’elles ne nous libèrent, la pandémie de coronavirus a démontré l’importance du local dans la satisfaction des besoins essentiels de l’homme, que ces derniers soient du domaine de la santé, de la production alimentaire ou des activités les plus habituelles du commerce et de l’échange de biens. Le retour au local se déploie dans les explications de M. Wolmar, dans La Nouvelle Héloïse :

    « Les seules denrées du cru couvrent notre table, les seules étoffes du pays composent presque nos meubles et nos habits : rien n’est méprisé parce qu’il est commun, rien n’est estimé parce qu’il est rare. Comme tout ce qui vient de loin est sujet à être déguisé ou falsifié, nous nous bornons, par délicatesse autant que par modération, au choix de ce qu’il y a de meilleur auprès de nous et dont la qualité n’est pas suspecte. Nos mets sont simples, mais choisis. Il ne manque à notre table pour être somptueuse que d’être servie loin d’ici ; car tout y est bon, tout y serait rare, et tel gourmand trouverait les truites du lac bien meilleures s’il les mangeait à Paris ».

    L’intuition de Rousseau, c’est que la survie d’un monde, de traditions, de structures sociales apaisées suppose de les protéger, peut-être de manière maladroitement protectionniste, diront certains, mais de manière résolue. La critique rousseauiste s’adresse d’ailleurs, comme souvent dans l’Histoire, aux élites, aux riches, aux puissants. Mais elle peut aussi faire office de prémonition dans un monde où les services s’échangent sans friction : car au-delà des discours et des théories sur l’efficience de tels échanges, ne pas favoriser l’emploi local contribue de fait à dévitaliser des pays entiers. Pour Rousseau déjà – et plus que jamais au XXIème siècle – il faut assumer de former dans la patrie les talents dont on manquera demain, « quoi qu’il en coûte » à court terme.

    S’agit-il pour autant d’imaginer une position autarcique, isolationniste, où le caractère limité des besoins réduit d’autant l’ambition et la capacité à défendre ses intérêts ? Et dès lors, que faire de l’idée de puissance et de ressources stratégiques dans le monde de Rousseau ? En fait, le philosophe genevois permet justement de penser les rapports de force dans des échanges qui n’entrent évidemment pas dans le spectre du montaignesque « doux commerce ». Ici, nulle nation ne peut espérer acquérir durablement des ressources stratégiques sans proposer en retour des artefacts uniques dont la nation concurrente ne saurait se doter. Rousseau oppose donc la « douceur du commerce indépendant » – c’est-à-dire de l’échange non-marchand et volontaire – au négoce et à l’échange contraint. Prenant l’exemple du pain comme ressource stratégique, il remarque que :

    « Vos voisins peuvent donner à votre argent le prix qu’il leur plaît parce qu’ils peuvent attendre ; mais le pain qui nous est nécessaire a pour nous un prix dont nous ne saurions disputer et dans toute espèce de commerce c’est toujours le moins pressé qui fait la loi à l’autre ».

    En conséquence, « le négoce de l’un étant libre et celui de l’autre forcé, le premier fera toujours la loi au second, rapport qui rompant l’équilibre ne peut faire un état solide et permanent ». Seules deux conséquences peuvent être tirées d’un tel exposé : soit qu’il faut être capable de ne pas être dans la dépendance de l’autre, par quelque moyen que ce soit, y compris par la réduction de ses propres besoins, soit qu’il faut forcer le négoce de l’autre partie, là aussi par quelque moyen que ce soit. En d’autres termes « la nation la plus heureuse est celle qui peut le plus aisément se passer de toutes les autres, et que la plus florissante est celle dont les autres peuvent le moins se passer ».

    Cette réflexion montre que l’éloge de ce qui local, authentique et vrai ne se fait pas seulement au nom d’un idéal de la patrie, d’un amour aveugle et inconditionnel, mais bien d’une approche réaliste – oserait-on dire pragmatique – de la vie des sociétés humaines. Le message de Rousseau est incontestablement dur à entendre, mais il peut permettre de reconstituer les fondements moraux de la puissance et son déploiement dans des domaines aussi divers que l’auto-suffisance écologique et la préservation des écosystèmes naturels et culturels. Et même s’il ne purge pas la question des inégalités, le retour au local s’impose dans la pensée rousseauiste comme la condition de l’indépendance et de la dignité du citoyen, à l’intérieur des Etats comme dans les relations internationales, où la patrie doit être suffisamment douce et forte pour ne pas être belliqueuse. D’ailleurs, nous dit-il :

    «  Si par hasard vous aimiez mieux former une nation libre, paisible et sage qui n’a ni peur ni besoin de personne, qui se suffit à elle-même et qui est heureuse; alors il faut prendre une méthode toute différente, maintenir, rétablir chez vous des mœurs simples, des goûts sains, un esprit martial sans ambition, former des âmes courageuses et désintéressées; appliquer vos peuples à l’agriculture et aux arts nécessaires à la vie, rendre l’argent méprisable et s’il se peut inutile, chercher, trouver, pour opérer de grandes choses, des ressorts plus puissants et plus sûrs ».

     

    [1] A toutes fins utiles, remarquons que d’autres passages de Rousseau désignent certains climats aux peuples libres quand d’autres ne le seraient pas. L’extension du domaine de la technique a largement contribué à effacer ces différences et quelle que soit la pertinence du terme « sauvages » pour désigner certains peuples, force est de constater qu’il s’agit là d’une réalité rendue obsolète par la pénétration de la modernité « tempérée » dans la vaste majorité des sociétés humaines. Seules subsistent des sociétés où la liberté et la démocratie sont à l’ordre du jour.

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