À quels peuples convient-il mieux de s’assembler souvent et de former entre eux les doux liens du plaisir et de la joie, qu’à ceux qui ont tant de raisons de s’aimer et de rester à jamais unis ? Nous avons déjà plusieurs de ces fêtes publiques ; ayons-en davantage encore, je n’en serai que plus charmé.
La fête est célébrée par Rousseau à la fin de la Lettre à d’Alembert (1758). Il y prend comme exemple la fête du régiment de Saint-Gervais à Genève : la population se mêle aux officiers et soldats pour danser autour de la fontaine où sont installés flambeaux, fifres et tambours, dans un « attendrissement général » et une « allégresse universelle ». La fête ainsi dépeinte remplit une double fonction économique et politique. Sur le plan économique, festoyer fait partie des activités grâce auxquelles le peuple demeure « actif et laborieux ». Dans cette perspective, la fête s’intègre à la succession continue de périodes de loisir et de labeur : de même qu’il faut se reposer, se nourrir, se soigner pour travailler, de même il faut se distraire, s’amuser, se retrouver pour continuer à produire. Sur le plan politique, la fête est une union au sein de laquelle toutes « les sociétés n’en sont qu’une, tout devient commun à tous ». Festoyer, c’est affermir et rendre manifeste la communion qui lie, en dépit de leurs différences, les citoyens et leurs diverses associations au sein d’un collectif qui les dépasse et qu’ils aiment, l’État. Rousseau accorde donc à la fête une valeur politique positive, mais il le fait à plusieurs conditions. Dans quelle mesure la fête est-elle est un facteur de liaison politique, là où le spectacle théâtral reflète et exacerbe les dissensions qui traversent la société ?
La fête contre le spectacle
L’opposition entre la fête et le spectacle, par laquelle Rousseau définit la fête de manière apophatique, est triple et concerne trois notions cardinales en philosophie politique : l’action, la participation et la communauté.
L’activité est centrale dans la fête alors que le spectacle rend passif : on fait la fête alors qu’on assiste à un spectacle. Au théâtre, la séparation entre la scène et la salle traduit spatialement l’opposition entre les acteurs, qui agissent quoique ce soit sur le mode du jeu, et les spectateurs, assis, passifs, soumis. Pour Rousseau, les spectateurs sont tenus « craintifs et immobiles dans le silence et l’inaction ». À rebours, les participants d’une fête sont, dans la joie, le mouvement et le bruit, au cœur de l’action. Être actif dans une fête, c’est plus précisément participer aux festivités, ce qui nous mène au deuxième point.
La fête intègre et fait participer alors que le spectacle met à distance. Les spectateurs se tiennent éloignés des drames mis en scène puisqu’ils ne peuvent et ne doivent pas y intervenir, et ils cachent leurs affects dans l’obscurité. De surcroît, en s’intéressant aux « fables » au point de pleurer et de rire au sujet de personnages de papier, les spectateurs, exemptés des malheurs représentés, se défaussent de leurs véritables responsabilités et s’autorisent à faire l’économie du réel. Le théâtre, à rebours de la fête, est donc un vecteur de séparation : « Tout ce qu’on met en représentation au théâtre, on ne l’approche pas de nous, on l’en éloigne ». A contrario, les participants d’une fête ont, de manière transparente, le cœur en fête, à moins d’être des trouble-fêtes. Dans l’« assemblée publique » qu’est la fête, ils se réunissent, s’assemblent, de manière visible, publique, là où les spectateurs se tiennent éloignés et se cachent. Participer activement aux festivités au lieu de les observer à distance, c’est faire partie d’un collectif, ce qui nous conduit à la question suivante, celle de la communauté.
Dans une fête, chacun se fond dans un collectif. Inversement, le public d’un spectacle est la source d’une double séparation. D’une part, « c’est là que chacun s’isole » dans un « antre obscur », même si l’on croit être avec « ses amis, ses voisins, ses proches ». Au théâtre, comme devant les écrans dans nos sociétés contemporaines, on tend à oublier ceux qui se tiennent à nos côtés, attirés que nous sommes par les images qui nous lient à des fictions ou à des mises en scène du monde. D’autre part, le théâtre, comme modalité des « spectacles exclusifs » qui réunissent seulement un petit nombre de gens, est le reflet des « affligeantes images de la servitude et de l’inégalité » représentées sur scène. Le public, en effet, donne en représentation, par son accoutrement, son comportement et sa place dans la salle, sa position dans la hiérarchie sociale.
À trois titres, la fête est le lieu d’intégration du sujet, actif, au sein d’un collectif qui le dépasse ; le spectacle, au contraire, est la métaphore et la métonymie des rapports de rivalité, de soumission et d’inégalité entre les sujets à l’état social. Encore faut-il que la fête demeure un modèle d’activité, de participation et de communauté, et donc qu’elle s’éloigne de sa dimension spectaculaire.
La fête idéale
Rousseau défend une conception normative de la fête. La fête idéale est le paradigme de la participation politique, érigé en idéal régulateur : dans l’âge d’or de l’humanité, la société politique est une communauté vécue, chantée, dansée, une communauté festive. C’est ce qui apparaît, par exemple, dans le chapitre IX de l’Essai sur l’origine des langues (vers 1751) : « Là se firent les premières fêtes, les pieds bondissaient de joie, le geste empressé ne suffisait plus, la voix l’accompagnait d’accents passionnés, le plaisir et le désir, confondus ensemble se faisaient sentir à la fois. Là fut enfin le vrai berceau des peuples, et du pur cristal des fontaines sortirent les premiers feux de l’amour ». La fête est vertueuse politiquement à trois conditions.
La fête doit se passer de grands préparatifs, et chacun doit être intégré sans fard, tel qu’il est, en deçà des distinctions de rang, d’âge et de sexe. C’est pourquoi la fête a lieu de jour, « autour d’un piquet couronné de fleurs » planté au milieu de la place, en « plein air », « sous le ciel ». Le soleil éclaire et réchauffe mieux que tous les artifices, et le firmament est un commun où tout le « peuple » peut être rassemblé, alors que les toits de possibles salles de fête créent une séparation entre le dedans et le dehors. La fête deviendrait semblable au théâtre si, au lieu de se dérouler à ciel ouvert, elle était fermée, close entre quatre murs au sein desquels seuls quelques invités, triés, sélectionnés et jugés, seraient admis. Et Rousseau de souligner cette opposition : « Non, Peuples heureux, ce ne sont pas là vos fêtes ! C’est en plein air, c’est sous le ciel qu’il faut vous rassembler et vous livrer au doux sentiment de votre bonheur ». La fête est définie simplement par le rassemblement dans la joie, par le partage d’affects joyeux vécus en commun, ce qui nous mène à une deuxième considération.
Il faut que la communauté se fête elle-même, sans avoir d’autres motifs de réjouissance que de se réunir et de célébrer sa communion. Dans le cas contraire, la fête risquerait d’être motivée par des intérêts. C’est ce qui arrive lorsque la fête devient l’occasion pour les citoyens et leurs associations de manifester leur richesse, leur gloire et leur puissance, ou encore de satisfaire des appétits de sensations et de voluptés. Asservis à leurs penchants et au régime social de la comparaison, de la rivalité, de la compétition, les participants perdent leur liberté et cèdent du même coup à la tentation de servir leurs propres intérêts contre ceux du commun. La fête cesse alors d’être une manifestation innocente et digne, libre et généreuse de la communauté politique en elle-même et pour elle-même : « que rien de ce qui sent la contrainte et l’intérêt ne les empoisonne, qu’ils soient libres et généreux comme vous ». La fête idéale est donc, pour Rousseau, une assemblée publique sans objet transitif, sans autre but que souder et exprimer les liens sociaux : la communauté festive y est à elle-même sa propre fin. Rousseau écrit ainsi : « Mais quels seront enfin les objets de ces spectacles ? Qu’y montrera-t-on ? Rien si l’on veut » ; la communauté a pour seule fin de se vivre et de se manifester à elle-même. Plus précisément, il s’agit de rendre sensibles les liens sans lesquels le collectif est impossible, ce qui nous conduit à un troisième élément d’analyse.
Tous les participants de la fête doivent vivre affectivement des liens de plaisir et de joie qui font l’étoffe même de la communauté, sans s’en cacher, en public : il n’y a de « pure joie que la joie publique », écrit Rousseau. La transparence des affects, leur caractère public, est symbolisée, dans le récit rousseauiste, par le plein jour. Sous le soleil, les participants arborent avec simplicité et joie leurs émotions, là où le spectacle, rappelons-le, permet à chacun de cacher ses émotions dans l’obscurité de la salle. La fête rend manifestes et sensibles les liens affectifs entre les membres de la communauté, qui en deviennent à la fois les acteurs et les spectateurs : « faites que chacun se voie et s’aime dans les autres, afin que tous en soient mieux unis ».
À trois titres, la fête permet de s’identifier à un sujet collectif marqué par des affects de joie. Il est impossible, toutefois, de faire la fête, au sens rousseauiste du terme, à l’échelle de l’humanité. La fondation festive d’un sujet cosmopolitique est une illusion susceptible d’être dangereuse, si toutefois prétendre aimer le lointain et tout le monde, c’est s’arroger le droit de ne pas aimer son prochain et de n’aimer personne, selon le cas qu’examine Rousseau dans la première version du Contrat social, connue sous le nom de Manuscrit de Genève (1760) : « Par où l’on voit ce qu’il faut penser de ces prétendus cosmopolites qui, justifiant leur amour pour la patrie par leur amour pour le genre humain, se vantent d’aimer tout le monde pour avoir droit de n’aimer personne ». Pour l’exprimer selon les termes de la Lettre à d’Alembert, les cosmopolites contribuent à la déliaison sociale pour autant qu’ils refusent de participer à la fête située sur une place publique. Nous avons là un indice de la manière dont la fête peut dégénérer.
La dégénérescence de la fête
Rousseau analyse, de manière généalogique, les trois conditions d’une dégénérescence de la fête comme manifestation de la communauté vécue en expérience de l’aliénation.
La fête devient un spectacle sélectif dont certains sont exclus : elle est l’image et le vecteur d’un processus de discrimination et de séparation qui distend les liens sociaux. Pensons en général aux cérémonies payantes, et en particulier à celles rendues inaccessibles à la majorité des citoyens en raison de leur prix onéreux. La fête cesse alors d’être un lieu d’intégration, pour devenir un moyen pour une élite politique ou économique de se distinguer et de s’isoler. Sélectionnés, les convives peuvent aspirer à se distinguer encore parmi les autres invités, comme craindre de cesser un jour d’être préférés à ceux qui ont déjà été exclus de la fête, ce qui nous mène au deuxième élément d’analyse.
La fête dégénère lorsque les participants sont pris dans des rapports de rivalité et de comparaison : chacun observe et juge constamment autrui, par le truchement de l’imagination. On prête aux autres, considérés comme des adversaires, des qualités et des ambitions susceptibles de nous nuire. La fête cesse d’être l’occasion pour la communauté de se vivre, de manière immanente, comme sujet commun du politique. La fête n’est plus le lieu d’une identification immédiate à autrui et au collectif grâce à l’expression chantante et dansante des émotions, au partage des affects joyeux. Dans ce contexte de rivalité exacerbée, parce qu’on craint d’être surpassé par autrui, on se met à s’observer soi-même, à se juger, à se contrôler, ce qui nous conduit au troisième point.
Dans la fête dégénérée, on se donne en représentation. Le chant et la danse, loin d’être des fins en soi, deviennent des instruments de distinction que chacun s’évertue de manier pour donner en spectacle ses qualités. Dans la fête idéale, on chante pour chanter et on danse pour danser, au sein d’un collectif qui chante et danse pour se vivre activement comme communauté politique joyeuse, aimante, unie. Dans la fête dégénérée, on évalue constamment ses propres aptitudes de danseur et de chanteur. On les utilise comme des moyens pour se distinguer, pour se différencier par rapport aux autres, scrutés comme des rivaux, et au commun, considéré comme banal, uniforme, insignifiant. Au contraire, en dansant et chantant sans autre objectif que de participer à la fête, on a un rapport direct à soi, à sa voix, ses mouvements et ses émotions. Désormais, la fête cesse pour chacun d’être l’expérience immédiate de soi et de sa participation à une communauté festive dont il partage la joie.
Conclusion
Dans l’analyse rousseauiste de la fête comme dans celle du politique, la représentation est donc disqualifiée au profit d’une transparence à soi et au monde, pour reprendre les termes de Starobinski dans Jean-Jacques Rousseau, La transparence et l’obstacle (1957)[1]. La fête, par sa transparence, est un foyer de l’intégration sociale sinon politique, là où la représentation théâtrale fomente la division, la rivalité et l’exclusion. Dans sa Lettre au marquis de Mirabeau du 26 juillet 1767, Rousseau avoue cependant que si la communion politique était impossible, comme c’est le cas à l’échelle cosmopolitique, alors il préfèrerait un système de représentation politique à une fragmentation de la société. Le paradigme politique de la représentation est donc un pis-aller par rapport à celui de la participation, dont la fête est à la fois la métaphore et la métonymie.
[1] Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau, La transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1971, p. 116-121.