La pauvreté progresse, à nouveau, en France. En 2021, 500 000 personnes sont tombées sous le seuil de pauvreté monétaire, fixé à 60 % du niveau de vie médian, soit 1 158 euros par mois pour une personne seule. Rupture de la continuité de l’accès aux droits pendant la crise du Covid-19, forte hausse du coût de la vie du fait de la crise énergétique, les plus fragiles ont vécu au premier chef la succession de bouleversements économiques et sociaux du dernier quinquennat. Pour n’évoquer que l’exemple inflationniste, on rappellera que la hausse des prix est ressentie avec une intensité deux fois plus importante pour 18 % des ménages[1], parmi les plus précaires, en raison de leur impossibilité à adapter leur régime de consommation, déjà restreint par leur salaire, à la hausse des prix.
Ce ressac doit nous interpeller à l’heure même où la richesse nationale n’a jamais été aussi élevée et où sa concentration est toujours plus intense – plus d’un tiers de la richesse nationale étant détenu par 10 % de la population[2].
Le parti pris de cette note réside dans l’idée que la croissance de la pauvreté, en France, répond moins à des enjeux de conjoncture qu’à une structure de société. En effet, en dépit d’une générosité – somme toute assez relative –, le système social français ne parvient pas à endiguer les tendances économiques d’exclusion de l’emploi stable, de mise à la rue et de maintien des personnes dans des situations de dépendances douloureuses à des filets de sécurité sociale dont les mailles s’élargissent.
Lutter contre la pauvreté ne devrait pas se limiter à une simple politique de transferts sociaux, évidemment nécessaire, mais bien s’inscrire dans une révision profonde de notre modèle économique, de notre rapport à la richesse – indicateur de la position sociale – et à son absence qui condamnerait les individus pauvres à une situation « d’individualité par défaut »[3].
Perte d’habileté physique, sociale, isolement, multiplication des troubles psychiques, la pauvreté est, en effet, toujours plus qu’une simple absence de richesse pour l’individu. Elle emporte un changement de son rapport au temps en le poussant vers la satisfaction exclusive de ses besoins présents[4]. Elle humilie l’individu « désaffilié »[5] en le soumettant à une tutelle spécifique – sociale voire clinique – tantôt paternaliste, tantôt excluante, toujours imposée. Enfin, elle le touche jusque dans l’accomplissement de ses tâches les plus intimes et se faisant, porte atteinte à sa dignité, donc à son humanité[6].
Lutter efficacement contre la pauvreté suppose donc de prendre conscience du clivage contemporain entre des « vécus dignes » et des « vies indignes »[7], que ne pourra dépasser la politique actuelle de transferts monétaires grimée d’injonctions à l’insertion.
C’est bien par une mobilisation générale, partagée par les associations et le secteur privé, coordonnée et impulsée par les institutions, que la lutte contre la pauvreté pourra se mettre au niveau d’exigence imposé par les temps.
L’exercice de planification solidaire que nous proposons vise à traduire, en termes organisationnels et politiques, ce sursaut. À cet effet, il propose de renforcer les instruments existants de la lutte contre la pauvreté, d’en clarifier la gouvernance et d’en multiplier les partenaires citoyens, associatifs et du secteur privé.
À l’urgence écologique, le président de la République a répondu : planification écologique. Nous sommes, pour ce qui nous concerne, convaincus qu’à l’urgence sociale doit répondre une planification sociale concrète, immédiate, engagée sur une trajectoire minimale de cinq ans avec comme horizon l’éradication de la grande pauvreté d’ici à 2030.
I. Constats : si la lutte contre la pauvreté constitue le fondement de la promesse républicaine des « secours publics », son caractère prioritaire n’est, pour autant, pas reconnu comme tel par les pouvoirs publics
À l’occasion d’une intervention à la radiotélévision publique, le président de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS), Pascal Brice, s’inquiétait, en réaction au discours de politique générale du Premier ministre de l’époque, Gabriel Attal, d’une tendance à l’opposition de la classe moyenne de l’entre-deux, vivant péniblement de son travail, et des classes populaires, coûteuses en prestations de solidarité et présumées oisives[8].
S’il est évident que cette polarisation n’est pas récente – l’opposition entre le « bon pauvre » jugé méritant et l’oisif profiteur du système étant aussi ancienne que la création des premiers revenus d’assistance[9] – le risque actuel réside dans un diagnostic erroné des causes de l’exclusion et, de ce fait, dans la formulation de solutions qui contribueraient à aggraver l’intensité du problème.
A. La lutte contre la pauvreté souffre d’une perception faussée, limitée à l’analyse de l’évolution des seuils monétaires par les pouvoirs publics
Phénomène social protéiforme dont les ressorts et les processus renvoient à des facteurs historiques, économiques, familiaux, de genre et d’origine multiples, l’exclusion sociale[10] se caractérise donc par une myriade de définitions. Le sociologue Julien Damon, dans un article pour la revue Constructif, rassemble les différentes définitions de la pauvreté dans trois catégories : la pauvreté administrative, la pauvreté monétaire, la pauvreté comme représentation[11]. On pourrait ajouter à ces catégories le caractère socialement héréditaire d’un tel phénomène[12], tant il est difficile pour un exclu d’inverser la trajectoire sociale. La pauvreté marque la vie intérieure d’une insécurité mentale, émotionnelle, dont l’intensité varie évidemment selon les dispositions des personnes et leur trajectoire.
La pauvreté existe donc au pluriel, ce dont les appareils statistiques peinent, parfois, à rendre compte.
1. La pauvreté monétaire, une mesure indispensable mais insuffisante pour rendre compte de l’ampleur du phénomène
En termes quantitatifs, la pauvreté hexagonale est définie comme l’ensemble des personnes dont le niveau de revenu mensuel est inférieur au seuil de 60 % du revenu médian, soit 1158 euros par mois[13]. Ainsi, la pauvreté monétaire conçue suivant cette définition toucherait 9,1 millions de personnes, soit 14,6 % de la population active. Toutefois, son intensité varie selon les territoires ; en Outre-mer, la grande pauvreté – déterminée par une situation de privations associée à un niveau de vie inférieur à 50 % du revenu médian – atteint des seuils cinq à dix fois supérieurs[14] à ceux de la population en métropole[15]. Si le seuil métropolitain du niveau de vie était retenu, celui-ci serait incontestablement encore plus élevé. En outre, certaines configurations familiales sont surreprésentées parmi les personnes en situation de pauvreté : célibat sans enfant, situation de monoparentalité, séparation récente. Ainsi, une famille sur cinq qui se sépare bascule dans la pauvreté monétaire. De même, 18 % des familles en situation de monoparentalité sont en situation précaire, contre 7 % pour des couples avec enfants[16]. Enfin, les sans-emplois constituent un contingent significatif de la pauvreté française avec une augmentation de 4 % de la part des chômeurs pauvres depuis les années 1990[17].
L’aspect quantitatif du phénomène d’exclusion, utile pour orienter la politique publique, ne rend pourtant compte que partiellement de sa réalité. En effet, points aveugles de la statistique, de nombreux précaires échappent à la mesure de la pauvreté monétaire. Les sans-domiciles fixes (SDF)[18], dont le comptage présente des résultats particulièrement hétérogènes, ne sont ainsi pas compris dans les enquêtes Revenus fiscaux et sociaux (ERFS) de l’Insee qui calculent le seuil de pauvreté. Les personnes en situation irrégulière – sans domiciliation stable – sont également peu intégrées dans l’appareil public de données. On pourrait également mentionner le cas de certains résidents d’EHPAD, dont la précarité est néanmoins manifeste.
Dès lors, la pauvreté monétaire comme indicateur de mesure, pour crédible qu’il soit, peine à rendre compte de l’ampleur et du caractère protéiforme de la pauvreté. En dépit d’une série de mesures alternatives développées par l’Insee, la Direction d’animation de la recherche des études et des statistiques (DARES) et les autres organismes publics et parapublics, force est de constater que le décideur se focalise sur un panel d’indicateurs bien inférieur aux instruments disponibles – à l’image de l’obsession de la courbe du chômage.
Le rapport d’évaluation de la Stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté (SNPLP) est, à cet égard, révélateur et concentre son analyse sur la baisse du seuil de pauvreté monétaire associée à la revalorisation de la prime d’activité[19]. De même, l’indicateur du nombre de bénéficiaires de la prime d’activité constitue une des principales cibles d’évaluation du programme budgétaire « Inclusion sociale et protection des personnes »[20].
C’est donc sur le fondement d’indicateurs restreints, décorrélés du caractère multidimensionnel de la pauvreté, que les politiques publiques de lutte contre l’exclusion sont mises en œuvre.
2. La prise en compte du sentiment d’exclusion dans la conception des politiques de pauvreté est encore bien timide
Un paradoxe des politiques de lutte contre la pauvreté réside dans la difficulté à rendre compte des vécus des personnes et partant, à intégrer cette dimension dans les politiques visant à améliorer leurs conditions de vie.
Si certaines mesures de la pauvreté rendent compte des privations objectives (alimentaires, en dépenses de santé, en chauffage, en loisirs) des plus précaires, il est difficile de rendre compte du vécu, du sentiment associé à ces situations de privation. Se fondant sur des études qualitatives et sur l’analyse de mouvements sociaux récents, une partie de la littérature académique a néanmoins réussi à traverser le miroir afin de rendre compte des sentiments associés aux phénomènes de précarité.
Ainsi, l’économiste britannique Guy Standing voit dans le « précariat » – dont il estime la proportion à un quart de la population des pays industrialisés – une communauté d’individus unifiée par un sentiment partagé de frustration professionnelle et personnelle, d’incertitude quant à leur avenir immédiat. Ce sentiment contribue, selon Standing, à la permanence d’une crise identitaire du précaire, accentuée par l’absence de reconnaissance de son activité par la société[21]. De façon parallèle à l’approche sociologique, la littérature en psychologique a également mis en avant le fait que la grande précarité peut induire ou accentuer des déséquilibres psychiques importants : phénomènes dépressifs, troubles psychotiques, pathologies psychiatriques. La Haute Autorité de santé (HAS) rappelle, à ce titre, que la prévalence de troubles psychiques au sein des populations de SDF est supérieure à 75 %[22].
La question du « vécu » des personnes pauvres devrait donc être largement intégrée dans l’élaboration des politiques de lutte contre la précarité. Toutefois, et ce en dépit d’évolutions récentes du discours à la suite de la crise Covid et de la création d’un collège spécifique des publics précaires au sein du Conseil national de lutte contre l’exclusion (CNLE), leur opinion demeure trop peu mobilisée dans la conception et l’évaluation des politiques de lutte contre l’exclusion.
B. La politique de lutte contre la pauvreté est émiettée dans son pilotage, contrainte dans ses objectifs, fragmentée dans son budget
À l’image de la mesure de la pauvreté, le pilotage de la politique de lutte contre l’exclusion se caractérise par une forte complexité en ce qu’elle associe :
- trois strates de collectivités (département, commune, région) ;
- pas moins d’une dizaine de directions ministérielles[23];
- des organismes divers d’administration centrale (Odac) comme France Travail ;
- des réseaux de caisses des différentes branches de sécurité sociale[24];
- des fonds européens au titre de la politique de cohésion ;
- un tissu associatif particulièrement dense.
Territorialisée, l’intervention des acteurs est également partagée entre la prévention et la correction des situations de précarité. Le cadre actuel de la politique publique est donc largement incompréhensible et la difficulté de mise en cohérence des différents acteurs – dotés pour certains d’une grande autonomie – rejaillit sur la qualité de leurs interventions.
1. Une politique publique émiettée dans son pilotage
À l’occasion du lancement du Pacte des solidarités en fin d’année 2023, par la Première ministre de l’époque, Elisabeth Borne, les associations de lutte contre l’exclusion ont regretté un manque d’ambition et un portage politique très mince de la lutte contre l’exclusion.
À l’exception du lancement du plan « Logement d’Abord II », du maintien du parc d’hébergement d’urgence et du déploiement du « Plan femmes précaire », les principales mesures du Pacte se bornent à l’essaimage d’expérimentations d’ampleur limitée :
- dans le périscolaire avec la création d’un « Pass colos » pour permettre à 200 000 enfants de partir en colonie de vacances à l’âge de 11 ans[25] ;
- dans le cadre de l’accompagnement emploi – logement pour lever les freins à l’objectif de plein-emploi (programme EMILE[26] notamment) ;
- dans le domaine de l’insertion avec un objectif de 70 000 jeunes signataires d’un contrat d’engagement jeunes – jeunes en rupture (CEJ-JR) en 2027.
Comprenant peu de mesures nouvelles structurantes et peu d’objectifs chiffrés, le lancement du Pacte des solidarités est également faussé par l’annonce d’un doublement des crédits consacrés à la lutte contre la pauvreté, sans définition exacte du périmètre budgétaire concerné.
À l’exception des objectifs affichés – dont les résultats restent à mesurer – de la réforme de France Travail et de la conditionnalité du versement du RSA[27], les politiques publiques d’insertion n’apparaissent pas prioritaires aux yeux du gouvernement.
S’il est vrai que le système social se caractérise par une réelle redistribution – le taux de pauvreté dans la population chutant de huit points à la suite de transferts sociaux – l’absence de trajectoire claire accentue les inégalités territoriales et un déploiement hétérogène de la politique publique.
La mission de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) consacrée au bilan des contrats passés au titre de la Stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté (SNPLP) décrit, à cet égard, une « ambiguïté » de l’État quant aux exigences affichées vis-à-vis des collectivités territoriales dans leur contribution à la lutte contre l’exclusion[28].
En l’absence de cap clair et de moyens suffisants pour les services déconcentrés de l’État, la politique de lutte contre la pauvreté dépend essentiellement d’un engagement hétérogène des collectivités locales. Or, celles-ci ne disposent ni des financements ni de l’ingénierie nécessaire à la conduite d’une politique aussi transversale[29].
2. Une contrainte budgétaire qui ne tient pas suffisamment compte des coûts évités de cette politique publique
D’après les données de la Direction de la recherche des études, de l’évaluation et de la statistique (DREES), le montant des dépenses de protection sociale consacrées à la lutte contre la pauvreté est estimé à 33,4 milliards d’euros sur les 815 milliards d’euros de dépenses de protection sociale en France[30].
Par habitant, ce montant est ramené à 500 euros dépensés par l’ensemble des administrations publiques au titre de la protection sociale contre le risque pauvreté-exclusion, un montant supérieur à la moyenne européenne qui s’établit à 200 euros. On pourrait relever, toutefois, que ce montant ne recouvre pas l’ensemble des dépenses visant à lutter contre la précarité. En effet, la majeure partie des dépenses de protection sociale rattachées au risque familial, emploi ou vieillesse contribuent, de fait, à la diminution du risque pauvreté par la croissance du revenu disponible des ménages.
Pour autant, si le coût de la protection sociale est souvent désigné comme une source potentielle d’économies en raison de son inefficacité présumée, les bénéfices sociaux et économiques liés à la diminution des situations d’exclusion sont, en revanche, moins connus.
À titre d’exemple, le relogement d’une personne à la rue dans le cadre du Plan Logement d’Abord II constitue une économie de 16 000 euros pour l’État, par l’évitement de potentielles hospitalisations, une sortie précoce de parcours d’insertion ou encore de potentielles cotisations sociales futures une fois entré dans l’emploi[31]. De même, le programme « Territoire zéro chômeur de longue durée » – qui favorise l’accès à l’emploi non marchand des chômeurs inscrits depuis plus de 52 semaines – assure une économie minimale de 3 600 euros par bénéficiaire pour les finances publiques[32].
La logique de coût direct pour les finances publiques des dépenses de protection sociale n’est donc pas adaptée à l’évaluation des politiques publiques de lutte contre l’exclusion. En effet, dans bon nombre de cas, les actions de lutte contre la précarité contribuent à des « coûts évités » futurs pour la puissance publique.
II. Propositions – Et pour la pauvreté, quel est le plan ?
La publication, le jeudi 13 juillet 2023, par le Secrétariat général de la planification écologique (SGPE) de la synthèse des mesures de planification sous le titre « c’est quoi le plan ? » a eu un certain effet sur l’opinion et les priorités affichées par le gouvernement ont eu le mérite de tracer une perspective dans le domaine[33].
Une méthodologie similaire pourrait donc être utilisée dans le cadre d’une planification de l’effort national contre l’exclusion, si tant est que la volonté politique de la mener soit présente.
A. Assumer le caractère prioritaire de la lutte contre la pauvreté
1. Définir un modèle organisationnel cible pour l’État central et déconcentré
Afin de répondre à un double impératif, de justice sociale et d’utilité publique, de réduction drastique des situations d’exclusion, un intérêt particulier devrait être porté à la définition d’un modèle efficace de gouvernance de la politique de lutte contre l’exclusion.
Notons que la réussite de ce modèle cible dépendra essentiellement de l’engagement de ses services et de l’impulsion politique qui sous-tendra son activité.
Proposition 1 : À court terme, la lutte contre l’exclusion devrait être intégrée au dispositif dit des « politiques prioritaires du gouvernement » (PPG) qui permet aux administrations d’assurer un suivi spécifique des mesures inscrites.
Les modalités de cette intégration devront être conditionnées à la définition d’un nouvel ensemble d’indicateurs de la lutte contre l’exclusion (voir proposition n° 3).
Proposition 2 : À moyen terme, un « secrétariat général de la solidarité planifiée » rattaché aux services du Premier ministre et structuré autour de cinq pôles pourrait être créé. Il serait constitué suivant le modèle établi ci-dessous :
- Un conseil restreint de la planification réuni sous l’égide du Premier ministre qui réunira les ministres compétents ;
- Un secrétariat permanent chargé de la concertation, de l’élaboration et du pilotage du « plan de solidarité zéro pauvreté ». Le recrutement de ses membres devra intégrer l’ensemble des corps d’État (sécurité sociale, fonction publique territoriale notamment) afin de garantir la compréhension par le secrétariat des enjeux de déploiement territoriaux et pour les administrations de sécurité sociale (ASSO) du plan.
- Le Conseil national des politiques de lutte contre l’exclusion (CNLE) sera associé aux travaux du secrétariat dans le cadre de ses attributions actuelles de consultation et de suivi des politiques de lutte contre l’exclusion.
- Un bureau de l’évaluation rassemblant l’ensemble des inspections et services d’évaluation (DARES, DREES, France Stratégie). Un dialogue sera encouragé avec les missions d’évaluation de la commission des finances et des affaires sociales du Sénat et de l’Assemblée nationale.
- Un réseau des « commissaires du gouvernement pour la solidarité nationale » capitalisant sur l’expérience de l’actuel réseau des commissaires à la lutte contre la pauvreté. Chaque commissaire se verra déléguer le pouvoir, partagé avec le préfet de département, d’animer les réseaux des préfets délégués à l’égalité des chances, les acteurs de la « grande équipe de la réussite républicaine » et des services de l’État[34]. En outre, il aura la responsabilité de l’application de la feuille de route régionalisée de la planification sociale, en lien avec les réseaux des caisses de sécurité sociale et les services de l’État. Un comité d’administration régionale (CAR) devra être organisé mensuellement afin d’évaluer l’avancée des actions cibles de la planification et sera animé par le commissaire pour la solidarité nationale.
Proposition 3 : Assurer une meilleure traçabilité des dépenses de protection sociale liées à la lutte contre la pauvreté par la création d’un « fonds d’accélération de la lutte contre l’exclusion ». À cet effet, il disposerait :
- D’une équipe « pauvreté » nationale chargée de coordonner l’action des différentes branches de la sécurité pour atteindre les objectifs de la planification[35]. La supervision du fonds sera confiée au Secrétariat général de la planification sociale.
- D’un réseau, chaque caisse de sécurité sociale des différents réseaux (CNAF, CNAM, CNV) fléchant un équivalent temps plein (ETP) vers les missions de référent « pauvreté » rattaché à l’équipe « pauvreté » du fonds, afin de coordonner les efforts des différents réseaux sur un même territoire[36]
- D’une enveloppe financière gérée suivant un principe de fongibilité qui viendra — sur proposition du préfet de département après avis des réseaux de caisses de sécurité sociale et du commissaire du gouvernement pour la solidarité nationale — abonder les actions supplémentaires de lutte contre l’exclusion. Ainsi, des projets en manque de fonds en fin d’exercice budgétaire bénéficieront d’un abondement dans la limite des crédits alloués au « fonds d’accélération de la lutte contre l’exclusion ».
Proposition 4 : Fusionner les contrats de ville avec l’ensemble des contractualisations portant engagement de l’État sur les thématiques de lutte contre l’exclusion à moyens constants.
- Les contrats de ville, inscrits dans la loi en 2014 par François Lamy, ministre de la ville alors, avaient vocation, à l’échelon intercommunal, à coordonner l’action de l’État et à assurer le financement d’actions dans un champ large de politiques publiques pour les quartiers relevant d’un zonage dit « politique de la ville » (QPV).
- Ce zonage est défini par le niveau de vie et le taux de pauvreté sur le territoire et donne droit à une série de dotations aux préfets de département (Dotation Politique de la Ville, Dotation Solidarité Urbaine) qu’ils répartissent suivant différents critères.
- Enfin, il permet une série d’exonérations fiscales (abattement de TFPB notamment) aux agents économiques qui s’implantent dans ces quartiers.
- S’il est justifié de renforcer les moyens octroyés à destination des quartiers défavorisés, les modèles actuels de contractualisation renforcent les effets de bord et limitent la lisibilité de la politique publique au sein d’un même îlot urbain.
- De ce fait, une fusion à moyen terme des contrats de ville dans des « contrats de solidarité planifiés » conclus à l’échelon jugé pertinent par les acteurs locaux — sous l’égide des commissaires et préfets de département — devrait être envisagée. Cette contractualisation devra néanmoins s’assurer que les principaux acteurs de la politique d’action sociale du territoire sont signataires.[37]
- Le maintien des exonérations fiscales associées au zonage QPV pourrait être proposé à court terme afin de limiter un risque de perte d’attractivité des quartiers. À plus long terme, l’opportunité de mettre en extinction des dépenses fiscales inefficaces au profit de dépenses supplémentaires spécifiques aux quartiers pourra être envisagée.
2. Établir des objectifs sur le fondement de mesures de la pauvreté qualitatives et quantitatives
En parallèle de la constitution du « Secrétariat général de la solidarité planifiée » (SGSP), la mesure et la définition des objectifs de la « solidarité planifiée » constitueront un deuxième chantier.
Proposition 5 : Fixer un calendrier réaliste d’éradication de la grande pauvreté et définir une perspective d’éradication des situations d’exclusion.
- Définir un objectif clair d’éradication de la grande pauvreté — soit la proportion de personnes dont le revenu est inférieur à 40 % du revenu médian — d’ici à 2030, ainsi que le recommande ATD Quart-Monde[38].
- Fixer une cible d’indicateurs objectifs associés à la lutte contre l’exclusion (nombre de logements en situation d’habitat indigne, nombre de personnes bénéficiaires de la prime d’activité depuis plus de 2 ans, nombre de personnes bénéficiaires du RSA notamment).
- Fixer une cible d’indicateurs de la qualité de vie des plus précaires à atteindre à horizon 2030 (diminution des situations d’anxiété liées à leur trajectoire professionnelle, réduction de la part de troubles psychotiques chez les personnes considérées comme précaires[39]).
B. Associer chaque acteur à son échelle de compétence
Enfin, la « solidarité planifiée » doit dépasser la sphère de l’État afin d’imprégner l’ensemble de la société civile, secteur privé comme citoyens.
1. Structurer le secteur de la philanthropie et orienter le marché vers des secteurs et pratiques socialement justes
Dans un ouvrage collectif réalisé sous sa direction, Repenser la solidarité, le sociologue Serge Paugam[40] relevait le repli des actions de solidarité des individus sur leur proximité immédiate. À rebours de la doctrine républicaine d’une solidarité organique organisée, le modèle contemporain de solidarité se décentralise, voire s’atomise, ce qui en limite l’efficacité. Le « plan de solidarité zéro pauvreté », tel que nous le concevons, devrait donc tendre à répondre à cette problématique d’une difficulté à organiser la solidarité des citoyens.
En ce sens, le capital privé est trop peu ou trop mal mobilisé et trop coûteux pour les pouvoirs publics. De ce fait, il convient d’assurer que les modalités d’incitation à la solidarité par le don, en numéraire notamment, ne contribuent en réalité pas aux trop nombreuses stratégies d’évitement de l’impôt.
Le tome II de l’annexe « Voies et moyens » au projet de loi de finances (PLF) nous permet d’évaluer à 1,9 milliard d’euros le coût associé aux réductions d’impôts sur les dons effectués au profit d’associations d’intérêt général et d’organismes sans but lucratif[41].
Ces dépenses fiscales sont concentrées sur un nombre limité de ménages (un peu plus de 5 millions). En outre, les indicateurs de performance associés à ces dépenses fiscales ne permettent pas de juger d’un quelconque résultat en termes de développement du lien social ou de stimulation de la vie associative. Dès lors, il est utile de restreindre les conditions d’obtention de ces avantages fiscaux aux seuls cas où leur efficacité en matière de lutte contre la pauvreté est démontrée, afin de lutter contre les logiques d’optimisation fiscale.
Proposition 6 : Aligner les actions de philanthropie avec les priorités de politique publique.
- Le capital philanthropique, en France, représente un montant consolidé de 11 milliards d’euros selon la Fondation de France[42].
- Sans préjudice des financements existants et des engagements pluriannuels des fondations, une liste de territoires et de thématiques prioritaires de lutte contre l’exclusion pourrait être publiée par l’État tous les trois ans.
- L’application des dispositifs dérogatoires d’imposition pour les actions futures des fondations pourrait être conditionnée, strictement, au respect de ces thématiques dans leur politique de financement.
Proposition 7 : Limiter l’effet d’aubaine associé aux réductions d’impôts liées aux dons.
- À ce jour, les réductions d’impôt offertes aux particuliers et entreprises évoluent entre 40 % et 60 % suivant l’ampleur du don[43].
- En complément de la proposition 6, le montant maximum de réduction d’impôt pour les entreprises pourrait être réduit — voire supprimer afin de prévenir les effets d’aubaine dont elles peuvent bénéficier.
- Le seuil maximal de défiscalisation par particulier (1 000 euros aujourd’hui) pourrait être conservé tandis que les entreprises pourraient se voir imposer un seuil maximum plus restreint. Ainsi, il pourrait être envisagé de supprimer la possibilité pour une entreprise de défiscaliser jusqu’à 5 % de son chiffre d’affaires annuel hors taxe au-delà du seuil de 20 000 euros. Cette disposition est, en effet, largement plus favorable à de grandes entreprises dont l’action de mécénat n’est pas toujours efficace.
- En contrepartie, le seuil maximum de défiscalisation pourra être relevé de 20 000 euros à 40 000 euros afin de permettre aux TPE-PME d’alimenter des actions spécifiques de philanthropie.
- À plus long terme, une mission d’inspection pourrait être diligentée afin d’évaluer l’opportunité de la suppression de l’avantage fiscal à destination des entreprises.
2. Assurer un engagement citoyen global dans la lutte contre l’exclusion
Au-delà de la seule contribution du secteur privé par la réorientation de ses activités, l’engagement citoyen pour la lutte contre l’exclusion pourra être favorisé par des politiques RH plus incitatives, répondant également à la « quête de sens » d’une partie des actifs[44].
Proposition 8 : Élargir le champ des Volontariats Territoriaux en Entreprise (VTE) et Volontariats Territoriaux en Administration (VTA) aux associations du secteur social.
Pour rappel, les programmes VTE et VTA sont un dispositif d’aide financière de l’État conçu afin de favoriser l’expérience professionnelle des jeunes diplômés dans les territoires ruraux (en entreprise comme en administration).
Proposition 9 : En cohérence avec la proposition de l’Institut Rousseau relative au revenu d’engagement des séniors,[45] un « contrat d’engagement pour la dignité » pourra être proposé aux séniors sans emploi âgés entre 55 à 64 ans.
- Les séniors volontaires pourront ainsi bénéficier d’une formation, suivant un modèle d’alternance, en échange d’une activité au sein d’un organisme du secteur social.
- Un ciblage des métiers « du lien »[46] sera réalisé et une liste de métiers éligibles sera établie (assistants des services sociaux, praticiens de la médiation, accompagnants d’enfants en situation de handicap).
- Un bilan de compétences et un entretien psychologique pourront être proposés compte tenu de la pénibilité associée à ces emplois.
- Ils pourront bénéficier, dans ce cadre, des dispositions prévues par le CDI « inclusion » séniore et le cumul emploi retraites.
La présente proposition fera l’objet d’un développement approfondi dans le cadre de la seconde note de cette série dédiée à la « planification solidaire ».
[1]Xavier Jaravel, Isabelle Méjean et Xavier Ragot, « Face à l’inflation », Conseil d’Analyse économique (CAE), 2023
[2]Chancel et al, « Rapport sur les inégalités », Seuil World Inequality Lab, 2022 : les 10 % les plus riches en Europe captent, en moyenne 38 % du revenu national. En France, les 10 % les plus riches ont, en moyenne, un revenu supérieur au 50 % les plus pauvres.
[3]Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, 1995
[4]Nicolas Duvoux, L’avenir confisqué, 2023
[5]Robert Castel, « La Nouvelle Question Sociale », dans Spécificités 2014/1 (n° 6), pages 19 à 29, 2014
[6]Julien Damon, Toilettes publiques : Essai sur les commodités urbaines, 2023
[7]Cynthia Fleury, La Clinique de la dignité, 2022
[8]France Info, « Le grand entretien », Pascal Brice, 1er février 2024
[9]Clerc Denis & Michel Dollé, « Lutte contre la pauvreté un défi à notre portée », Les petits matins/Alternatives économiques, 2016 voir notamment l’exemple de Speenhamland et la naissance des « workhouses » au Royaume-Uni entre le XVIIIe et le XIXe siècle
[10]Serge Paugam, Les formes élémentaires de la pauvreté, Le Lien social, 2013, pages 181 à 234
[11]Damon Julien, « Mesures de la pauvreté, mesures contre la pauvreté : Diversité des définitions, contraste des évolutions », Constructif, 2021
[12]OCDE, « Inégalités et Pauvreté : il faut six générations pour un individu pour sortir de la pauvreté », 2018
[13]IPSOS/Sec Pop 2023 : le seuil de pauvreté subjectif est de 1377 € et se rapproche du SMIC
[14]Observatoire des Inégalités, DOM : une grande pauvreté cinq à dix fois plus élevée qu’en métropole, 2023
[15]Insee, Une pauvreté marquée dans les DOM, notamment en Guyane et à Mayotte, 2020 : le niveau de vie médian en outre-mer est fixé à un seuil 20 % inférieur à celui de la métropole pour des territoires comme la Guyane ou Mayotte.
[16]Observatoires des Inégalités, La pauvreté selon type de ménage, 22 janvier 2021
lien URL : https://www.inegalites.fr/La-pauvrete-selon-le-type-de-menage
[17]Insee, 2019 : en 1996, 35 % des chômeurs étaient comptés comme pauvres contre 39 % en 2019
[18]Fondation Abbé Pierre, 29e rapport annuel sur l’état du mal-logement, 2024 : 320 000 personnes sans-domicile au sens de l’Insee
[19]France Stratégie, « Dossier de Présentation », Troisième rapport annuel du comité d’évaluation de la Stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté, 2022, p.4 : « Il est encore trop tôt pour connaître l’ensemble des effets de la Stratégie — soit que ces effets ne sont pas encore tangibles, soit qu’ils ne sont pas encore mesurables, soit que les données ne sont pas encore disponibles. Il est cependant possible d’affirmer au vu des études disponibles l’effet important de la revalorisation de la prime d’activité, qui a entraîné en 2019 une baisse de la pauvreté de l’ordre de 0,6 à 0,7 point ».
[20]Budget.gouv.fr, Rapport annuel de performance programme Inclusion sociale et protection des personnes, 2023
[21]Standing Guy, Le précariat : les dangers d’une nouvelle classe, Paris, Les Éditions de l’Opportun, 2017
[22]Haute Autorité de santé, Grande précarité et troubles psychiques Intervenir auprès des personnes en situation de grande précarité présentant des troubles psychiques, 2023 : « Ces travaux évaluent la prévalence d’un trouble psychique quel qu’il soit à 77,5 % (IC 95 % : 72,4-82,3) au sein de la population sans domicile. Plus récemment, Gutwinski (Gutwinski 2021), avec une méthodologie différente, l’évalue de manière concordante à 76,2 % (IC 95 % : 64,0-86,6 %) (9) ».
[23]De façon non exhaustive : la Délégation interministérielle à l’habitat et à l’accès au logement pour l’hébergement d’urgence (DIHAL), la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS), la Délégation interministérielle à la prévention et à la lutte contre la pauvreté (DIPLP), la Direction générale de l’emploi et de la formation professionnelle (DGEFP), la Direction de la Sécurité Sociale.
[24]Caisse nationale des allocations familiales notamment.
[25]L’objectif n’est pas précisé de façon claire par le ministère des Affaires sociales.
[26]Dont le périmètre de bénéficiaires touche à peine 300 personnes au titre de l’année 2021.
[27]Dont les contraintes ont été relevées, avec inquiétude, par le Conseil constitutionnel, « Décision n° 2023-858 DC Loi pour le plein-emploi — considérant n° 35 », 14 décembre 2023.
[28]Marion Marty et Thierry Paux, Évaluation de la contractualisation entre l’État et les collectivités territoriales dans le cadre de la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté, Inspection générale des Affaires sociales, juin 2021
[29]Les recentralisations successives du financement du RSA à Mayotte, en Guyane et en Seine–Saint-Denis sont, à cet égard, révélatrices des limites de la territorialisation à l’excès de politiques sociales coûteuses.
[30]DREES, La protection sociale en France et en Europe, 2023
[31]Cour des comptes, référée : « La politique en faveur du logement d’abord », 20 octobre 2020
[32]Inspection générale des Finances, L’évaluation économique de l’expérimentation visant à résorber le chômage de longue durée, juin 2019
[33]À cet égard, le gouvernement propose un calendrier de décarbonation des 60 sites industriels les plus émetteurs, une cible de 25 % de véhicules 100 % électriques roulant d’ici à 2030 et une baisse de 10 % de la consommation d’eau notamment.
[34]Les préfets délégués à l’égalité des chances et la « grande équipe de la réussite républicaine » regroupent des personnels administratifs dédiés à la mise en œuvre de politiques publiques dans les quartiers relevant de la politique de la ville (QPV).
[35]On songe notamment à la négociation des Conventions d’Objectifs et de Gestion (COG).
[36]La création d’un tel réseau pourrait être envisagée à effectif constant dans les réseaux.
[37] Une liste d’acteurs obligatoires pourra être proposée et inclure le réseau « France Travail », le département, l’intercommunalité, les CCAS des communes concernées.
[38]ATD Quart-Monde, Eradiquer la grande pauvreté d’ici 2030 : la nécessaire participation des personnes en situation de pauvreté, 2019, lien — URL : https://www.atd-quartmonde.fr/eradiquer-la-grande-pauvrete-dici-2030-la-necessaire-participation-des-personnes-en-situation-de-pauvrete/
[39]La définition de tels indicateurs devra faire l’objet d’une discussion approfondie afin de bien identifier les questions susceptibles de rendre compte, avec précision, de l’évolution des situations de précarité.
[40]Serge Paugam et al., Repenser la solidarité, Presses Universitaires de France (PUF), 2009
[41]Produit de l’addition des dépenses fiscales codées 440201 et 110201 du tome II de l’annexe « Voies et moyens » du PLF pour 2024
[42]Fondation de France, Baromètre annuel de la philanthropie, 2020
[43]Les dons les plus importants bénéficient d’une réduction de moindre importance en pourcentage.
[44]29 % des actifs ne perçoivent pas d’utilité dans leur travail selon l’enquête réalisée par l’association Projet Sens en 2023.
[45]Moutenet et al., « Retraites : une réforme radicalement solidaire et écologique est possible », Institut Rousseau, 2023
[46]Diaz et al., « Société du lien, société de demain », Fondation Jean Jaurès, 2023