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METTRE FIN À L’ORIENTATION RÉPRESSIVE DE LA POLITIQUE DE SÉCURITÉ POUR RENOUER LA CONFIANCE ENTRE LES FORCES DE L’ORDRE ET LA POPULATION

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METTRE FIN À L’ORIENTATION RÉPRESSIVE DE LA POLITIQUE DE SÉCURITÉ POUR RENOUER LA CONFIANCE ENTRE LES FORCES DE L’ORDRE ET LA POPULATION

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METTRE FIN À L’ORIENTATION RÉPRESSIVE DE LA POLITIQUE DE SÉCURITÉ POUR RENOUER LA CONFIANCE ENTRE LES FORCES DE L’ORDRE ET LA POPULATION

Introduction

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen affirme, par son article 12, que « la garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée ».

Cette force publique, au cœur du pacte républicain, s’incarne aujourd’hui dans les institutions formant les forces de sécurité intérieures : la police nationale, la gendarmerie nationale et la branche « surveillance » de la direction générale des douanes et droits indirects. Définis comme des personnes « dépositaires de l’autorité publique » par les textes, policiers, gendarmes et douaniers sont de fait titulaires de la puissance publique, et de ce que Max Weber a fameusement nommé le « monopole de la violence physique légitime ». À ce titre, l’agent bénéficie d’une protection particulière, l’outrage ou la rébellion constituant ainsi des délits spécifiquement prévus pour réprimer des actes commis à l’encontre de sa personne. Cette protection et cette autorité obligent le policier ou le gendarme, tenu à une exigence particulière d’exemplarité, ainsi que de retenue, de proportionnalité et de mesure dans l’usage de la force.

L’autorité du policier ou du gendarme n’est pas seulement une aura transcendantale née de sa fonction. Elle résulte également de la qualité de la relation concrète qui le lie au public, par laquelle il renforce sa légitimité, laquelle ne peut que résulter d’un long processus de développement d’une confiance réciproque et non d’une simple loi. Le policier ou le gendarme ne demeure en effet titulaire du monopole de la violence légitime que s’il exerce légitimement la force.

Depuis deux décennies, on assiste à l’émergence d’une défiance croissante entre une partie des citoyens et les forces de l’ordre, illustrée l’an dernier par les huit jours d’émeutes entre le 27 juin et le 5 juillet 2023, ayant suivi la mort de Nahel Merzouk. La confiance dans la police est en recul, notamment chez les jeunes : le taux de confiance chez les jeunes de 18 à 24 ans est tombé de 62 % à 52 % de 2020 à 2021 (CEVIPOF, La Confiance police-population en 2021 : le décrochage des 18-24 ans, mars 2021). Cette défiance s’exprime également dans la forte hausse du nombre d’outrages et de violences commis à l’encontre des personnes dépositaires de l’autorité publique, passés de 22 000 à 68 000 de 1990 à 2019[1].

Ce recul de la confiance dans la police entraîne une dégradation à la fois de la relation entre les forces de l’ordre et la population, et une dégradation du contexte d’intervention des policiers et des gendarmes. Par conséquent, il menace la capacité des forces de l’ordre à mener à bien leurs missions et, à terme, la stabilité des institutions. Les causes de cette défiance croissante sont multiples. Il s’agit d’abord du modèle de police qui a été porté par les institutions et les responsables politiques depuis 20 ans. Le développement d’une véritable proximité avec la population n’est pas un objectif prioritaire, en particulier depuis la disparition de la police de proximité.

L’institution policière participe ainsi au développement d’une défiance réciproque entre les citoyens et les policiers et gendarmes, en éloignant ces derniers du terrain et en leur assignant une mission de nature principalement répressive, et insuffisamment préventive.

Les modalités d’action des forces de l’ordre sont discutées voire critiquées, de nombreux chercheurs estimant que ces méthodes, par exemple en matière de maintien de l’ordre, favoriseraient l’escalade de la violence.

Il s’agit d’une part de restaurer le lien de confiance en rétablissant une police de proximité de plein exercice (I), de pacifier la doctrine de maintien de l’ordre sans sacrifier son efficacité face aux groupuscules violents (II) et de lutter efficacement contre les violences policières illégitimes (III).

I. Restaurer le lien de confiance entre la police et la population en changeant de doctrine policière et en restaurant la police de proximité

La disparition de la police de proximité a indéniablement participé à la dégradation de la relation entre la police et la population.

Gardien de la paix, le policier est chargé non seulement de réprimer les délits, mais aussi et surtout d’assurer la sécurité, ce qui passe par une prévention efficace des tensions. Pour cela, il doit être au contact de la population, et déployer une action de discussion et de négociation pour apaiser les conflits. Sa capacité d’anticipation dépend des relations de confiance qu’il est capable de développer avec les populations locales.
La police de proximité, supprimée progressivement par la droite à partir de 2003[2] alors même qu’elle était plébiscitée par les élus locaux[3] depuis sa création en 1997, a fait les frais d’une conception purement répressive de la sécurité. Laurent Bonelli décrit dès 2005 ce nouveau modèle comme celui d’une « police d’intervention »[4].

On peut voir une illustration de cette doctrine dans la multiplication d’opérations « coup-de-poing », dans une logique punitive, voire primitive : dans les zones les plus touchées par la délinquance, il s’agit pour certains policiers d’imposer un rapport de force direct, qui les conduit trop souvent à traiter la population locale dans son ensemble comme un groupe hostile. Cette politique conduit à exacerber les tensions et le rejet de l’autorité républicaine et, paradoxalement, à céder le terrain aux délinquants dans les intervalles entre chaque intervention.

L’émergence de cette doctrine a été concomitante avec la montée en puissance de la politique du chiffre. Or politique du chiffre et police de proximité se situent nécessairement dans un rapport antagoniste : en effet, les indicateurs de la politique du chiffre ciblent les contrôles, les interpellations et les déferrements. Par nature, les résultats de la police de proximité sont très difficiles à évaluer, puisqu’elle vise justement à prévenir la délinquance par la connaissance des habitants et des enjeux locaux.

Ce tournant répressif de la politique de sécurité engagé par l’État dans les années 2000 s’est avéré un échec aux graves conséquences : non seulement le lien avec les populations a été perdu dans des quartiers populaires toujours plus socialement exclus, mais la délinquance n’a cessé d’y augmenter, témoignant de la pertinence d’une conception moins étroite et autoritariste de la sécurité.

Pour rétablir le lien entre la police et sa population dans les quartiers difficiles et pour combattre efficacement la délinquance, il convient de rétablir une doctrine de police de proximité sur le modèle des pays d’Europe du nord et du Canada, véritablement gardienne de la paix. Celle-ci devra prendre en compte les évolutions récentes, en particulier l’émergence des polices municipales.

Davantage portée sur le rappel et l’explication de la règle, en plus de la répression lorsqu’elle est nécessaire, la police de proximité retrouvera un rôle crucial de « capteur d’information », permettant de réduire le recours à la force publique. Elle devra s’appuyer sur un contact permanent avec la population et avec les acteurs locaux (Éducation nationale, hôpital, élus, bailleurs…), par la multiplication des référents policiers dans ces institutions extérieures. Une plus grande polyvalence de l’activité policière sera développée, accordant une place assumée à la pratique de l’îlotage[5], c’est-à-dire la présence permanente d’agents connus, disponibles, à l’écoute et portant une tenue distincte, sur un quartier précis. L’îlotage doit être vu non comme du travail social, bien qu’il n’exclue aucunement de développer des relations vertueuses avec les travailleurs sociaux, mais comme une forme de police à part entière.

Si ce n’est pas l’objet de cette note, la réflexion sur la police de proximité ne pourra pas faire l’impasse sur l’enjeu de la légalisation du cannabis, alors que l’option répressive choisie depuis plusieurs décennies mobilise des moyens policiers et judiciaires extrêmement importants, avec des résultats médiocres. Directement née de la politique du chiffre, elle explique largement les contrôles incessants subis par les habitants des quartiers, sans aucun succès puisque la consommation de cannabis n’a jamais diminué. Alors que 56 % de l’activité d’initiative des policiers concernent la répression de l’usage de drogues[6], la légalisation du cannabis, menée avec succès dans plusieurs pays (notamment l’Uruguay), pourrait apaiser les relations police-population et permettre aux forces de l’ordre de concentrer leur activité sur les trafics, violences et autres comportements nuisant à autrui.

Proposition 1

Restaurer la police de proximité dans les quartiers difficiles pour réduire les tensions et améliorer la connaissance des réalités locales.

Proposition 2

Engager une réflexion sur la légalisation du cannabis.

 

Parmi les symboles les plus visibles du visage répressif de la politique de sécurité publique, la pratique du contrôle d’identité est régulièrement dénoncée en ce qu’elle constitue « un abcès de fixation des relations police-population »[7].

Particulièrement opaque puisqu’il ne fait l’objet d’aucune traçabilité, il constitue pourtant un outil central dans la doctrine policière actuelle, et est massivement employé (on estime leur nombre à environ 5 à 10 millions par an[8]). Alors que la pratique du contrôle d’identité est encadrée par le code de procédure pénale (articles 78-1 et suivants) et doit être motivée par des éléments objectifs de suspicion s’agissant du contrôle judiciaire, elle est pourtant largement employée hors de ce cadre, y compris pour « affirmer l’autorité policière dans l’espace public », selon Jérémie Gauthier[9].

Plusieurs enquêtes de terrain ont par ailleurs objectivé l’existence de discriminations dans la mise en œuvre de ces contrôles, les contrôles étant largement concentrés sur un public très précis, à savoir des hommes jeunes perçus comme noirs et arabes. L’enquête sur l’accès aux droits du Défenseur des droits, parue en janvier 2017, soulignait que les personnes perçues comme noires rapportent être 6 fois plus concernées par les contrôles fréquents[10] que les personnes perçues comme blanches (12,9 % contre 2 %), rapport qui monte même à 11 pour les personnes perçues comme arabes (21,9 % contre 2 %).

Ces témoignages sont confirmés par la plupart des enquêtes de terrain, y compris lorsque l’on neutralise d’autres variables explicatives souvent mises en avant par les responsables policiers pour écarter l’hypothèse du contrôle au faciès, telle que l’influence des zones géographiques faisant l’objet de contrôles ou encore le style vestimentaire des personnes contrôlées. Ainsi, l’enquête monographique menée en 2012 par Fabien Jobard à l’initiative du CNRS et de la Open Society Justice Initiative[11], ciblée sur les contrôles menés dans cinq gares parisiennes et leurs abords, démontre que parmi les personnes habillées en tenue « décontractée », les personnes perçues comme noires ont 5 fois plus de chances d’être contrôlées qu’une personne perçue comme blanche, ce rapport s’élevant à 10 pour les personnes perçues comme maghrébines.

Les contrôles à répétition, souvent discriminatoires et humiliants, alimentent ainsi la rancœur d’une partie de la jeunesse française face aux forces de l’ordre. Celle-ci subissant en retour un nombre croissant d’outrages et de rébellions, une logique de harcèlement réciproque s’est imposée.

Plus encore, malgré la croyance policière dans l’efficacité de ces contrôles, plusieurs études montrent que la fréquence des crimes et délits n’est pas corrélée à la fréquence des contrôles, près de 96 % des contrôles ne débouchant sur aucune interpellation selon la direction générale de la Police nationale elle-même[12].

Face à ces réalités, il apparaît urgent d’agir pour mieux encadrer les contrôles d’identité. Au-delà des caméras-piétons dont la généralisation permettra de réduire les dérives violentes à l’occasion des contrôles, la mise en place du récépissé de contrôle d’identité s’impose. Les expériences internationales, notamment en Espagne, montrent l’efficacité de ce dispositif, le nombre de contrôles ayant été réduits de moitié, et ceux-ci gagnant en efficacité. Par ailleurs, cette solution est peu onéreuse et n’exige qu’une adaptation des pratiques policières de contrôle.

Concrètement, il s’agirait de la remise d’un document à la personne contrôlée, indiquant l’identité du policier, celle de la personne contrôlée, le motif du contrôle et son résultat. Le policier n’en conserverait pas la trace. Ceci permettrait à la personne contrôlée de contester plus facilement le contrôle, tout en évitant l’écueil de la constitution d’un fichier des personnes contrôlées, critiqué par la CNIL dans un rapport de 2012 sur la question. Le resserrement des critères du contrôle d’identité permettrait également d’assurer une utilisation plus raisonnée de cette pratique.

Proposition 3

Réformer la politique de contrôle d’identité : mettre en place le récépissé et restreindre les critères justifiant le contrôle d’identité dans le Code de procédure pénale.

 

II. Refonder la doctrine de maintien de l’ordre pour permettre un exercice pacifié des libertés constitutionnelles

Depuis une décennie environ, manifester est devenu dangereux en France. Nombre de citoyens y renoncent, par peur de faire l’objet de violences. Cette situation inacceptable résulte, au moins partiellement, de l’option répressive qui a été choisie pour répondre à l’expression de la colère sociale face à l’incapacité des pouvoirs publics d’apporter une réponse politique à la mesure des défis, notamment sociaux et environnementaux du XXIe siècle.

1.Le maintien de l’ordre à la française a répondu à une évolution de ses conditions d’exercice par l’escalade de la violence

La notion de maintien de l’ordre recouvre l’ensemble des opérations de police administrative et judiciaire mises en œuvre par les forces de l’ordre à l’occasion d’actions organisées sur la voie publique. Le maintien de l’ordre en manifestation repose sur la recherche d’un équilibre fragile entre la liberté de manifester, dont le Conseil constitutionnel a consacré la valeur constitutionnelle en 1995[13] et la sauvegarde de l’ordre public, également de valeur constitutionnelle[14].

Le maintien de l’ordre à la française, tel qu’on le connaît actuellement, s’est progressivement constitué au cours du XXe siècle. En particulier, les événements de mai 1968 et le traumatisme suscité par la mort de Malik Oussekine en 1986 ont amené les forces de l’ordre à professionnaliser leurs pratiques de maintien de l’ordre, autour des principes suivants : en amont la négociation avec les organisateurs des manifestations et le renseignement, et en aval la mise à distance, la gradation de l’emploi de la force et la spécialisation des unités policières employées.

L’usage de la force reposait donc classiquement sur les principes de gradation et d’absolue nécessité, dans une logique de pacification nommée « gestion négociée du maintien de l’ordre ». Dans ce contexte, les épisodes violents sont devenus rares, dans l’ensemble, à partir de la fin des Trente Glorieuses : seuls 5 % des manifestations ont débouché sur des violences contre les personnes ou les biens de 1975 à 1990[15]. Pourtant, on constate, depuis 2016 et les manifestations relatives à la loi travail, un retour de la violence en manifestation.

Celle-ci est imputable à plusieurs causes extérieures à l’action policière : est régulièrement avancée dans le débat public, notamment par le gouvernement, l’hypothèse d’une évolution du profil des manifestants et de la montée de groupes contestataires violents (comme les blacks blocs), bien qu’elle ait été contestée par un certain nombre d’historiens et de sociologues, Fabien Jobard considérant par exemple, en 2015, que « le niveau de violences est globalement plus faible que dans les années 1950-1960 »[16]. Il explique le sentiment répandu d’une violence supérieure des manifestants par la baisse de la tolérance des citoyens comme des forces de l’ordre vis-à-vis du désordre.

En tout état de cause, on constate un rejet des formes traditionnelles de la manifestation de la part de certains manifestants, qui se traduit par l’absence de déclaration de la manifestation auprès de la préfecture[17], l’absence de service d’ordre ou de parcours prédéfini. Autant d’éléments ajoutant à l’incertitude pour les forces de l’ordre, et alimentant donc le risque de débordements violents.

Plus généralement, il est probable que la paupérisation, la désocialisation d’une partie importante de la population, ainsi que la hausse des inégalités, aient contribué à l’émergence d’un sentiment de défiance à l’égard des institutions[18], cette défiance étant susceptible de déboucher régulièrement sur des phénomènes violents. L’affaiblissement des corps intermédiaires, particulièrement des syndicats, dans leur rapport de force face au pouvoir politique, a pu conduire des manifestants à s’orienter vers la violence physique face à l’échec perçu des voies traditionnelles de revendication. Ainsi, dans cette perspective, les forces de l’ordre ont subi dans la rue l’échec des politiques sociales et économiques conduites depuis le début des années 1980. Résoudre la violence en manifestation exige donc de raisonner au-delà des questions propres à l’institution policière, et d’envisager les solutions dans une perspective politique plus large, relative à une reconfiguration visant à redonner sa juste place à la souveraineté populaire.

Les forces de l’ordre et le pouvoir politique ont attisé cette violence en faisant le choix d’un durcissement marqué de la doctrine comme de la pratique du maintien de l’ordre : fin de la primauté du principe de mise à distance avec la tendance à la judiciarisation du maintien de l’ordre, utilisation massive et croissante des armes de force intermédiaires, atteintes de plus en plus fréquentes aux libertés des manifestants. Cette réaction a été contre-productive et a entraîné une escalade de la violence, comme l’a illustré la gestion désastreuse de la gestion des foules lors de la finale de la Ligue des champions, le 28 mai 2022 au Stade de France.

Les blessures se sont ainsi multipliées ces dernières années, chez les forces de l’ordre comme chez les manifestants : entre 2014 et 2019, le nombre de policiers blessés en mission est ainsi passé de 3 842 à 6 760[19]. Chez les manifestants, les blessures en manifestation se sont multipliées, avec 2495 blessés pendant les manifestations des Gilets jaunes entre le 17 novembre 2018 et le 4 octobre 2019.

Proposition 4

Renouveler la doctrine et le schéma national du maintien de l’ordre en faveur d’un encadrement pacificateur des manifestations, au détriment des logiques de judiciarisation et de confrontations directes avec les manifestants.

 

Face à ces excès, et en s’inspirant des modèles étrangers, comme le modèle allemand qui privilégie le renseignement, la négociation et la dissuasion plutôt que les interpellations massives, la répression et l’affrontement direct avec les manifestants, il est nécessaire de repenser en profondeur la doctrine du maintien de l’ordre telle qu’elle a été exprimée dans le dernier Schéma national du maintien de l’ordre (SNMO), publié en décembre 2021. Une nouvelle doctrine de maintien de l’ordre pourrait reposer sur les deux piliers suivants :

  • Privilégier le renseignement sur la répression : pour cela, il conviendrait de créer un nouveau service de renseignement. En effet, la suppression des renseignements généraux au profit du service central de renseignement territorial s’est accompagnée d’une chute des effectifs. Un renseignement de qualité permettrait d’anticiper les manifestations et de développer des contacts et des négociations en amont pour prévenir des violences ;
  • Choisir la désescalade plutôt qu’une logique de maximisation des interpellations : les interpellations massives semblent être la priorité des forces de l’ordre, au détriment de la pacification de l’espace public. En effet, si certaines interpellations sont nécessaires, la politique du chiffre — grandement favorisée par les déclarations systématiques du ministère de l’Intérieur indiquant le nombre de personnes interpellées — pousse à son paroxysme ce tropisme du maintien de l’ordre français. Par exemple, un individu allumant un fumigène n’a pas vocation à être interpellé, alors qu’il le serait probablement dans le cadre de la doctrine en vigueur, comme l’indique Fabrice Poli, un syndicaliste policier français (délégué Alliance dans le Grand Est) : « En France, si quelqu’un allume un fumigène, on va essayer de pénétrer la foule pour interpeller l’individu. En Allemagne, ils se contentent de canaliser, de contenir. Ils ont surtout une posture défensive. Tant qu’il n’y a pas de débordements, ils laissent faire. »

Plus généralement, il convient d’accorder la priorité à la pacification de l’espace public plutôt qu’à la judiciarisation du maintien de l’ordre et à la répression des manifestants. En effet, toute intervention visant à faire cesser un acte violent et à interpeller un individu se traduit, de fait, par une confrontation directe entre manifestants et police, susceptible de provoquer une escalade de violences. S’il ne s’agit pour autant pas de laisser les individus violents commettre des délits en toute impunité, la nouvelle doctrine de maintien de l’ordre devrait prévoir de rééquilibrer ces deux objectifs dans le but de pacifier l’exercice du droit de manifester. En effet, la répression policière des manifestations lors des Gilets jaunes ou encore des convois de la liberté a montré que les logiques de répression maximale sont en réalité contre-productives.

2.Particulièrement en cause dans l’escalade de la violence, les techniques agressives de maintien de l’ordre et l’emploi d’unités non spécialisées doivent être abandonnées

L’armement des forces de l’ordre en manifestation est l’aspect le plus évident et visible des dérives répressives du maintien de l’ordre en France.

La France se distingue en effet de ses voisins par la variété et par la dangerosité de l’équipement de maintien de l’ordre de ses policiers et gendarmes, qui conduisent Sébastian Roché à estimer que la France a « la police la plus armée d’Europe ». L’usage des armes de forces intermédiaires (AFI), en particulier des lanceurs de balles de défense (LBD), introduits dans les années 1990 et 2000, s’est banalisé ces dernières décennies. Les manifestations des Gilets jaunes ont vu le recours à ces armes exploser, 19 071 cartouches de LBD ayant été tirées en 2018 (en particulier par des unités non spécialistes du maintien de l’ordre, notamment les BRAV-M, les CSI de la Préfecture de police de Paris). Dangereuses, parfois mortelles[20], ces armes ont été à l’origine de très nombreuses blessures depuis 2018 : le journaliste indépendant David Dufresne a dénombré 353 manifestants blessés à la tête, dont 30 éborgnés.

Au-delà du problème de la formation à l’utilisation des LBD, qui reste très largement insuffisante pour les forces non spécialisées, c’est l’emploi même de cette arme dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre qui pose question, alors qu’il s’agit d’une arme imprécise dont l’issue d’une utilisation lors de mouvements de foule est plus qu’imprévisible, ce que les policiers eux-mêmes reconnaissent. L’argumentaire de certains syndicats, selon lequel le LBD permettrait de limiter le recours aux armes à feu, n’est confirmé par aucune étude sérieuse. En réalité, il s’agit d’une arme d’intimidation, visant à « en frapper un pour terroriser les autres »[21]. Arbitraire et dangereux, son emploi en manifestation est contre-productif.

Alors que le lanceur de balles de défense n’est utilisé que par une minorité des pays démocratiques, et presque jamais dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre (sauf au Portugal et dans certaines parties de l’Espagne), son interdiction absolue serait souhaitable, comme l’avait demandé le Défenseur des droits en 2017, ou encore le Conseil de l’Europe[22].

De la même manière, la France est le dernier pays à utiliser des grenades explosives en maintien de l’ordre. Comme pour le LBD, leur doctrine d’emploi est devenue plus restrictive ces dernières années : l’emploi des grenades lacrymogènes instantanées (GM2L) nécessite la présence d’un superviseur de tir, alors que la GLI-F4 est en train d’être abandonnée. Pourtant, la dangerosité de ces armes, attestées par les blessures en manifestation, mais aussi par des études de l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN), justifie une suspension de leur utilisation, dans l’attente d’une réelle réflexion sur la pertinence de leur emploi.

Enfin, le gaz lacrymogène reste utilisé de manière excessive : ce qui est depuis longtemps considéré comme une évidence par les manifestants réguliers s’est encore révélé au grand public le 28 mai 2022, au Stade de France, où les images de policiers aspergeant de spray lacrymogène des supporteurs calmes, mais aussi des familles avec enfants, ont interpellé les médias internationaux au point de se demander comment la police du pays des droits de l’Homme pouvait faire preuve d’une violence aussi gratuite.

Proposition 5

Dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre, interdire définitivement l’utilisation du LBD aux unités hors CRS et Gendarmerie mobile. Engager une réflexion sur l’interdiction pure et simple du LBD en maintien de l’ordre.

Proposition 6

Suspendre l’utilisation des grenades de désencerclement et des grenades GM2L.

Proposition 7

Intensifier l’aspect de la formation relatif à la reconnaissance des cas de vulnérabilité élevée dans le cadre de l’utilisation des armes les plus vulnérantes (LBD hors maintien de l’ordre, gaz lacrymogènes).

 

Un élément central des dérives du maintien de l’ordre français concerne l’emploi croissant d’unités non spécialisées, qui ont été de plus en plus régulièrement appelées à l’appui des CRS et des gendarmes mobiles sur des opérations de maintien de l’ordre.

Ce phénomène s’explique en partie par les réductions d’effectifs importantes qui ont touché les unités spécialisées : les effectifs de CRS ont diminué de plus de 20 % entre 2016 et 2018. Dans le même temps, 15 escadrons de gendarmerie mobile ont été dissous en 2011, soit plus de 10 % d’entre eux. Dans le contexte des mobilisations de Gilets jaunes, les forces spécialisées ont été débordées, et les autorités ont été contraintes de mobiliser un grand nombre d’unités de non-spécialisés pour pallier les manques d’effectifs, telles que les compagnies départementales d’intervention (CDI), les pelotons de surveillance et d’intervention (PSIG) et les brigades anticriminalité (BAC).

L’action de ces unités non spécialisées en manifestation fait l’objet de nombreuses critiques, y compris issues des unités de CRS ou de gendarmes mobiles elles-mêmes, qui refusent de voir leur action amalgamée à celle d’unités considérées comme incontrôlables.

Si on sait que la police fait l’objet d’un nombre de plaintes largement supérieur à la gendarmerie, il n’existe aujourd’hui pas de données publiquement accessibles sur la répartition des plaintes en fonction des unités de la police. Cependant, les témoignages et études réalisées sur le maintien de l’ordre convergent pour considérer que les unités non spécialisées, particulièrement les brigades anticriminalité, sont largement surreprésentées dans l’usage des armes de force intermédiaire et dans les violences excessives[23]. Cela s’explique à la fois par la formation très insuffisante de ces unités au maintien de l’ordre, mais également par leur logique propre d’action, qui consiste souvent à aller au contact pour interpeller les auteurs de dégradations.

Ce recours croissant aux unités non spécialisées s’inscrit donc là encore dans le cadre du tournant répressif du maintien de l’ordre. Il s’agit non seulement d’une contrainte de moyens, mais d’un véritable choix doctrinal assumé, perceptible dans la création des Brigades de répression de l’action violente motorisée (BRAV-M) par le préfet Lallement, héritiers des pelotons de voltigeurs dissous à la suite du décès de Malik Oussekine en 1986.

Proposition 8

Prévoir une hausse des effectifs de CRS et d’EGM.

Proposition 9

Dissoudre les BRAV et les BRAV-M.

 

Particulièrement controversées, les pratiques d’encerclement, ou « encagement », se sont normalisées depuis 2016 dans les techniques de maintien de l’ordre. Elles visent en principe à isoler les éléments les plus radicaux du reste des manifestants, par la formation d’un périmètre encerclé par les forces de l’ordre, pour permettre le déroulement pacifique de la manifestation.

En réalité, leur utilisation a fait l’objet de nombreuses dérives dans la période récente (par exemple la nasse de la place Bellecour en 2010 à Lyon, ou encore celles employées à l’occasion des manifestations contre la loi Sécurité globale fin 2020) : cet encagement, souvent sans sommation peut susciter l’angoisse et la colère de manifestants qui se retrouvent parfois nassés plusieurs heures sans pouvoir sortir[24], ce qui est d’autant plus inacceptable que ces nasses s’accompagnent le plus souvent de l’emploi de techniques de harcèlement (gaz…) auxquelles les personnes nassées ne peuvent échapper.

Également utilisées en Allemagne ou en Angleterre, les nasses en France posent un problème particulier lié à l’absence d’encadrement juridique, ainsi qu’au manque flagrant de communication de la part des forces de l’ordre. Alors que le Conseil d’État avait censuré les dispositions du Schéma national du maintien de l’ordre relatif aux nasses dans une décision du 10 juin 2021, le nouveau Schéma, qui conserve la pratique, n’améliore que peu son cadre juridique. En effet, son principal apport consiste à limiter son emploi à la prévention de « violences graves et imminentes contre les personnes et les biens », l’appréciation étant laissée à la discrétion des forces de l’ordre. Ce schéma impose par ailleurs aux forces de l’ordre de ménager aux manifestants une porte de sortie contrôlée de cette nasse, bien qu’un doute existe quant aux moyens réels de contrôler sa mise en œuvre. Pour cette raison, les équipes de liaison et d’information nouvellement créées par le Schéma national du maintien de l’ordre pourraient se voir confier la charge de vérifier la conformité des pratiques d’encagement aux règles en vigueur.

L’encagement porte gravement atteinte à la liberté d’aller et venir. Lorsqu’aucune porte de sortie n’est laissée aux manifestants, elle peut être assimilée à une garde à vue collective réalisée hors de tout cadre juridique, ce qui constitue une privation arbitraire de liberté par personne dépositaire de l’autorité publique incriminée par l’article 432-4 du Code pénal. Comme pour les autres cas de violences policières, il convient de généraliser la saisine d’un juge d’instruction en cas de plainte à l’encontre du responsable. Par ailleurs, l’indemnisation des manifestants victimes de nasses illégales devra être simplifiée et systématisée.

Proposition 10

Confier aux « équipes de liaison et d’information » la responsabilité de vérifier le respect des règles encadrant les nasses.

 

3.Pour un maintien de l’ordre débarrassé de ses dérives répressives et orienté vers la réduction des violences par la pacification et le respect des droits

Face au traumatisme de l’acte III des manifestations de Gilets jaunes, le 1er décembre 2018, qui a donné lieu à des violences et dégradations importantes dans le quartier de l’Arc de Triomphe, le pouvoir exécutif a choisi d’assumer une nouvelle doctrine de maintien de l’ordre, fondée sur un triptyque « mobilité, réactivité, fermeté », et des postures de contact plus violentes. Cette doctrine a été très largement reprise par le Schéma national du maintien de l’ordre, paru en décembre 2021 à la suite de l’annulation par le Conseil d’État de plusieurs des dispositions présentées l’année précédente.

Au-delà des facteurs exogènes que constitue par exemple l’émergence de manifestants de plus en plus violents, cette nouvelle doctrine traduit également l’orientation durable du maintien de l’ordre vers la judiciarisation, c’est-à-dire l’utilisation du droit pénal à des fins de maintien de l’ordre. Dans une logique de communication, ou de « manifestation de papier »[25], il s’agit pour l’État de démontrer son volontarisme face à l’opinion, de lui donner des gages face aux procès en impunité : les chiffres d’interpellations sont ainsi twittés en direct par les autorités et responsables politiques, donnant l’impression que l’intensité de la répression est devenue l’indicateur le plus adapté pour juger de la qualité du maintien de l’ordre. Entre le 17 novembre 2018 et le 12 juillet 2019, 11 203 personnes ont ainsi été placées en garde à vue à l’occasion de manifestations de gilets jaunes.

Cette judiciarisation transforme l’action des forces de l’ordre en manifestation : elle entraîne une confusion des objectifs entre maintien de l’ordre et poursuites des auteurs de délits. L’interpellation, qui nécessite par nature un rapprochement physique, obéit en effet à des logiques tactiques opposées à celles qui guident le maintien de l’ordre traditionnel, favorisant les tensions et la solidarisation de la foule avec ses éléments les plus violents.

La judiciarisation s’est appuyée sur un arsenal répressif croissant : de nombreuses infractions nouvelles ont été créées, sans évaluation de leur emploi ou de leur pertinence, alors que le recours à la comparution immédiate a été largement encouragé, cette procédure entravant l’exercice normal des droits de la défense et étant tout à fait inadaptée au traitement des infractions commises en manifestation[26]. On a pu observer le dévoiement d’infractions « fourre-tout » : c’est le cas du délit de participation à un groupement en vue de la préparation de violences volontaires, de destructions ou de dégradations, créée en 2010, ainsi que du délit de dissimulation du visage créé par la loi du 10 avril 2019, utilisés pour interpeller massivement des individus n’ayant commis aucune violence ou dégradation[27].

Plus profondément, cette logique répressive se fonde sur une psychologie des foules marquée par l’influence de Gustave le Bon, qui analysait la foule comme une meute irréfléchie guidée par un meneur virulent : dans cette perspective, la réponse policière consiste en une intervention visant à mettre ce meneur hors d’état de nuire dès que possible. À l’inverse, les approches contemporaines de la psychologie des foules[28] mettent l’accent sur les interactions entre manifestants et forces de l’ordre : toute présence hostile à un groupe tendrait à minorer l’individualité des membres du groupe. La perception de la police comme une menace extérieure renforce la solidarisation des manifestants avec les éléments les plus radicaux.

Les préconisations issues de ces nouvelles approches diffèrent radicalement de la doctrine actuelle de maintien de l’ordre. De nombreux pays européens ont ainsi fait évoluer leur stratégie de maintien de l’ordre, notamment autour du projet GODIAC[29], engagé entre 2010 et 2013 et auquel la France n’a pas participé : ce projet plurinational d’études et de partage d’expérience a débouché sur l’élaboration d’un modèle dit « Knowledge, Facilitation, Communication, Differenciation » (KFCD). Celui-ci met en avant 4 concepts centraux, que sont : (1) la connaissance des groupes protestataires, (2) la facilitation du déroulement des manifestations pour permettre aux manifestations d’atteindre leurs objectifs légitimes, (3) la communication à tous les moments de la manifestation, (4) et la différenciation permettant de traiter individuellement les personnes posant problème. La mise en œuvre de ce modèle doit permettre d’adapter au mieux le dispositif à la manifestation, et de réduire le niveau global de violences.

Dans la logique de ce modèle, et pour engager une logique de désescalade déjà largement approfondie par les forces de l’ordre allemandes, belges ou suédoises, il convient d’assurer une communication permanente entre les forces de l’ordre et les manifestants. Cette communication fait aujourd’hui gravement défaut dans un certain nombre de pratiques de maintien de l’ordre, qu’il s’agisse des charges ou surtout des techniques d’encerclement (« nasses »), dont l’usage devra être restreint et proportionné (voir plus haut). Le nouveau Schéma national du maintien de l’ordre apporte une réponse à certaines difficultés, notamment par la modernisation du dispositif de sommations et la création des « équipes de liaison et d’information » chargées d’assurer un contact permanent avec les organisateurs, mais ce sont les rapports entre policiers et manifestants dans leur intégralité qu’il s’agit de repenser.

Comme c’est déjà le cas dans de nombreux Länder outre-Rhin, cette communication pourra passer par la diffusion de guides aux policiers expliquant les logiques sous-jacentes à la manifestation, ou encore par le recours à des « unités de liaison » chargées d’expliquer aux manifestants les manœuvres des forces de l’ordre, afin de réduire autant que possible les incompréhensions. Enfin, l’utilisation de haut-parleurs sur des véhicules, ou encore de pancartes ou d’écrans géants, facilitera la communication des sommations des forces de l’ordre aux manifestants.

Proposition 11

S’orienter vers une pacification du maintien de l’ordre par la sortie de sa judiciarisation et un accent plus important porté sur la communication

 

Les relations entre la presse et les forces de l’ordre se sont largement dégradées ces dernières années, notamment autour de la question de l’enregistrement vidéo et audio de l’action policière par des manifestants, journalistes ou citoyens. La diffusion massive des smartphones a permis de manière générale l’émergence d’une nouvelle forme de contrôle, horizontal, diffus et non maîtrisé par les policiers, pouvant permettre aux manifestants de constituer des éléments de preuve documentant certains faits policiers violents.

Si cette révolution de l’enregistrement concerne tous les citoyens, la presse a cristallisé les tensions. De nombreux cas de violences policières à l’encontre des journalistes ont ainsi été relevés[30]. Reporters sans frontières a ainsi alerté sur des confiscations d’équipement et de matériel journalistique, mais aussi sur des tirs de Flash-Ball délibérés et à bout portant pendant les manifestations de Gilets jaunes. Au-delà de la réponse disciplinaire et pénale nécessaire face à de tels actes, il convient de modifier la perception des médias par les forces de l’ordre, en favorisant autant que possible les exercices conjoints et les embarquements de journalistes dans les équipages de police en manifestations.

Malgré la tentative du Gouvernement de créer un délit de provocation à l’identification de policiers à l’occasion de la loi Sécurité globale, mesure qui mettait en péril la liberté d’informer, le Conseil constitutionnel a censuré cette disposition par une décision du 20 mai 2021. Il convient de rappeler aux forces de l’ordre qu’à l’heure actuelle, aucun texte n’interdit quiconque de filmer des policiers ou des gendarmes en action.

Pour limiter l’appréhension des forces de l’ordre quant à une action sur surveillance permanente, il serait pertinent de développer largement l’enregistrement des opérations de maintien de l’ordre par les forces de l’ordre elles-mêmes, et de développer l’expression des forces de l’ordre elles-mêmes, comme le propose la Commission indépendante sur les relations entre la presse et les forces de l’ordre, dans son rapport du 2 avril 2021.

 

Plus largement, la communication entre les forces de l’ordre et la presse doit progresser : il pourrait être mis en place un canal de communication entre journalistes et forces de l’ordre en manifestation, gérée par des officiers presse formés et dédiés à cette mission.

Enfin, un certain nombre de pratiques exercent actuellement une force dissuasive sur le droit de manifester, pourtant constitutionnellement garanti. Les contrôles d’identité délocalisés, à titre d’exemple, consistent à interpeller une personne pendant une manifestation, puis à la ramener au commissariat à des fins de vérification, sans que les forces de l’ordre leur aient demandé de produire des documents d’identité sur place. Ce dispositif, qui ne repose sur aucune base légale, a été largement employé pendant les manifestations des Gilets jaunes pour empêcher des citoyens d’aller manifester.

De la même manière, les pratiques de confiscation par les forces de l’ordre de produits de premier secours telles que les lunettes de piscine ou les flacons de sérum physiologique, qui ne constituent pourtant pas des armes par destination, sont tout à fait arbitraires et doivent être condamnées clairement par la hiérarchie policière.

 

Proposition 12

Favoriser les échanges entre presse et forces de l’ordre pour rétablir la confiance, notamment en organisant des boucles de communication pendant les manifestations.

Proposition 13

Développer massivement l’enregistrement par les forces de l’ordre de leurs propres opérations, via la généralisation des caméras-piétons.

Proposition 14

Mieux réprimer les pratiques abusives qui portent atteinte à la liberté de manifester, en assurant une mise en cause plus efficace de la responsabilité disciplinaire des policiers et gendarmes qui les commettent.

 

III. Rebâtir la confiance en luttant plus efficacement contre les violences policières illégitimes

Un autre aspect essentiel de la défiance d’une partie de la population à l’égard de la police tient à la question du traitement des manquements déontologiques dans la police, et plus encore du traitement des violences policières.

La mission de maintien de la paix implique souvent d’exercer une violence, qu’il s’agisse de protéger des personnes ou des biens. Employer la force de manière légitime exige de respecter deux principes fondamentaux, que sont la nécessité et la proportionnalité, sans quoi la légitimité et l’autorité de la police et des institutions pourraient être remises en cause.

En abordant la question des violences, il ne s’agit pas de stigmatiser les forces de l’ordre dans leur ensemble, mais bien d’éclairer un sujet longtemps tabou. Il s’agit de comprendre comment des logiques institutionnelles et systémiques peuvent conduire des policiers et des gendarmes à exercer une violence illégitime qui, en plus de conséquences concrètes, affecte plus généralement la confiance des citoyens dans les institutions républicaines.

Cette question, déjà sensible avant la crise des Gilets jaunes, s’est transformée en urgence politique et sociale depuis 2018, alors que les cas de violences policières se sont multipliés en lien avec les manifestations sociales. La mort du jeune Nahel Merzouk, le 27 juin 2023, a été à l’origine d’une vague d’émeutes dont le bilan matériel et la violence ont dépassé celle de 2005, symbole de la colère des jeunes de ces quartiers face à ce qu’ils perçoivent comme une impunité policière. Au-delà des raisons profondes qui peuvent expliquer cette hausse de la violence policière (réponse à la radicalité des émeutiers ou des manifestants, absence d’instance organisatrice des manifestations ou de service d’ordre, durcissement de la doctrine de maintien de l’ordre), il est certain que la réponse administrative et judiciaire qui a pu être apportée est très insuffisante.

Les affaires Zineb Redouane et Steve Maia Caniço, et plus récemment le tir à bout portant ayant causé la mort de Nahel Merzouk, ont ainsi porté une lumière crue sur les problèmes structurels des institutions quand il s’agit d’enquêter sur des violences policières. L’Inspection générale de la police nationale (IGPN) a fait l’objet de nombreuses critiques, dans ces affaires comme dans d’autres, tant du fait de sa lenteur que de la partialité de ses rapports. Elle est pourtant centrale dans le traitement des violences.

Si l’IGPN ne dispose pas d’un pouvoir décisionnaire (celui-ci appartenant à l’autorité hiérarchique en matière disciplinaire, et à l’autorité judiciaire en matière pénale), son quasi-monopole sur les enquêtes administratives et pénales dans les affaires de violences les plus graves lui confère un important pouvoir de blocage, qu’elle semble utiliser régulièrement à l’occasion de mises en cause de policiers pour violences.

En réalité, le professionnalisme ou la compétence de ses enquêteurs ne sont pas en cause, ce que confirme la qualité de ses enquêtes lorsqu’il s’agit de poursuivre des manquements déontologiques autres que des violences. Ainsi, comme le répète régulièrement le ministre de l’Intérieur, la police compte plus de la moitié des sanctions de l’ensemble de la fonction publique[31]. Pour autant, les sanctions pour violences n’ont représenté que 4,4 % de ces sanctions en moyenne depuis dix ans, contre près de 70 % pour les « négligences professionnelles » et « manquements au devoir d’obéissance ». Surtout, une analyse dynamique de la politique de sanctions pour violences fait apparaître un effondrement de leur nombre depuis 2009, puisqu’elles ont été divisées par près de trois[32], et ce en dépit de la hausse des violences constatées en manifestations depuis 2015. Ainsi et comme le soulignait déjà Dominique Monjardet en 2005[33], la politique de sanctions est en décalage manifeste avec les « critères d’excellence du public » : cette politique « porte sur ce qui concerne l’organisation elle-même, et non sur ce qui intéresse l’usager du service public policier ». Cet écart explique le paradoxe de la perception de l’IGPN et de la politique de sanctions, considérée comme laxiste par les citoyens et sévère par les agents.

Le problème tient à la fois à la dépendance de l’IGPN à l’égard de l’autorité politique, la directrice de l’IGPN étant sous l’autorité directe du Directeur général de la police nationale, ainsi qu’au caractère non contraignant de ses propositions de sanctions. Si l’IGPN a fait des progrès ces dernières années, créant par exemple en 2014 sa plateforme de signalement en ligne facilitant la saisine pour les citoyens, ceux-ci restent insuffisants.

S’agissant de l’indépendance de l’institution, les pays scandinaves et anglo-saxons ont majoritairement fait le choix d’un contrôle externe de la profession, par des organismes indépendants. Il peut s’agir du contrôle de l’Ombudsman (Suède, Finlande, Danemark, Irlande…), que la France a tenté de reproduire sous la forme du Défenseur des droits, créé en 2008, qui peut se saisir d’office et dispose de larges pouvoirs d’enquête. Cependant, celui-ci ne dispose pas du même poids symbolique. Ainsi, entre 2014 et 2020, il a demandé au ministère de l’Intérieur de prendre des sanctions à 36 reprises : l’autorité hiérarchique a systématiquement refusé[34].

Dans le cas de la France, plusieurs solutions de réforme ont été avancées ces dernières années, sans jamais aboutir. Parmi celles-ci, l’une des plus séduisantes pourrait consister à confier les enquêtes sur la police à l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) pour les faits de violences les plus graves, et inversement, ce qui permettrait de conserver un regard professionnel tout en garantissant l’impartialité et l’indépendance de ces enquêtes. Par ailleurs, des magistrats pourraient être nommés à la tête de ces institutions dans le même objectif. La France gagnerait à cet égard à s’inspirer des modèles anglais et belge. Les dirigeants et enquêteurs de l’Independent Office for Police Conduct britannique (IOPC) ne peuvent avoir exercé antérieurement des fonctions de policier. Le Comité permanent de contrôle des services de police belge est dirigé par un magistrat et répond au Parlement. La dichotomie statutaire entre les agents de ses institutions et les policiers qu’ils contrôlent est ainsi une piste intéressante pour renforcer l’impartialité et restaurer la confiance des inspections générales de la police et de la gendarmerie.

S’agissant de l’exercice du pouvoir de sanction, s’il est inenvisageable de l’ôter à l’autorité hiérarchique, les inspections et le Défenseur des droits pourraient voir leurs prérogatives renforcées dans la procédure disciplinaire. Ainsi, après un rapport recommandant des sanctions pour violences, et en cas de refus de l’administration de sanctionner, l’IGPN, l’IGGN et le Défenseur des droits pourraient imposer la convocation d’un conseil de discipline. Il est également important de faire cesser autant que possible la pratique (nullement imposée par la loi) consistant à attendre la fin de procédures judiciaires relatives aux mêmes faits pour prononcer une sanction, dès lors qu’elle peut procéder beaucoup plus rapidement que l’autorité judiciaire.

Enfin, la transparence doit encore progresser pour renforcer la confiance des citoyens. Si la qualité du rapport annuel de l’IGPN progresse chaque année, et apporte des éléments détaillés relatifs aux enquêtes, les informations (parcellaires) relatives aux sanctions sont regroupées dans les bilans sociaux annuels de la police, que le ministère refuse de publier, ce qui contraint des organes de presse à passer par la Commission d’accès aux documents administratifs pour y avoir accès. De son côté, la gendarmerie est encore moins transparente sur sa politique de sanctions[35].

La création d’une entité de contrôle totalement indépendante du ministère de l’Intérieur, plus ambitieuse, s’impose néanmoins à plus long terme. Celle-ci pourra s’inspirer du modèle de l’Independent Office for Police Conduct britannique, institution indépendante employant des équipes mixtes composées à la fois d’anciens policiers (environ un quart des effectifs) et des juristes. Cette nouvelle institution pourrait être rattachée au Défenseur des droits, et être commune à la police et à la gendarmerie. Elle devra faire l’objet d’un temps de réflexion approfondi, afin de pouvoir apporter une réponse adaptée aux objections parfois légitimes avancées par les forces de l’ordre qui y sont dans leur majorité opposées, en particulier le risque de méconnaissance du travail policier.

Proposition 15

Renforcer l’impartialité de l’IGPN et de l’IGPN, en nommant des magistrats à leur tête, en affectant des policiers à l’IGGN et des gendarmes à l’IGPN pour briser l’esprit de corps, et en favorisant les enquêtes croisées dans les cas de violences les plus graves.

Proposition 16

À moyen terme, s’orienter vers la création d’une nouvelle entité de contrôle de la déontologie, commune à la police et à la gendarmerie.

Proposition 17

Permettre à l’IGPN, à l’IGGN et au Défenseur des droits d’imposer la convocation d’un conseil de discipline en matière de violences, et en cas d’obstruction de l’autorité hiérarchique.

 

Par ailleurs, il est impossible de faire l’impasse sur la question du traitement judiciaire des violences policières. En effet, c’est le parquet qui décide ou non d’engager l’action publique, conformément au principe bien connu de l’opportunité des poursuites.

Appliqué à l’institution policière, ce principe pose d’abord problème du fait de l’indépendance insuffisante du parquet français par rapport à l’autorité politique, qui a été soulevée régulièrement par la Cour européenne des droits de l’Homme ces dernières années[36]. Ce manque d’indépendance est notamment perceptible dans le poids que conserve le ministère de la Justice sur la procédure disciplinaire et la procédure de nomination des membres du parquet.

Par ailleurs, l’efficacité des parquetiers dépendant étroitement de la qualité de leurs relations avec les enquêteurs de police et de gendarmerie, un doute peut être émis quant à leur impartialité réelle dans les dossiers de violences policières. On peut évoquer l’affaire Zineb Redouane, à l’occasion de laquelle l’impartialité du procureur de la République adjoint de Marseille, menant l’enquête sur les faits ayant conduit au décès de Mme Redouane, a été mise en cause, puisqu’il s’est avéré que celui-ci était aux côtés des policiers lors de la manifestation du 1er décembre 2018 qui a conduit au décès de l’octogénaire. De la même manière, la question de l’impartialité des magistrats et des policiers enquêtant sur la mort de Nahel Merzouk le 27 juin 2023 se pose, ces derniers exerçant au sein du commissariat de Nanterre dans lequel travaillaient également les policiers intervenus dans la mort de Nahel.

Outre la réforme du statut du parquet, essentielle, mais qui nécessite une révision constitutionnelle, plusieurs solutions peuvent être envisagées : tout d’abord, le dépaysement des dossiers de violences policières, à savoir leur traitement par une juridiction dont les magistrats ne traitent pas habituellement avec l’unité de l’agent mis en cause, doit être systématique pour limiter les interférences entre l’enquête et le travail quotidien des parties prenantes. Par ailleurs, il convient de rendre plus fréquente l’ouverture d’une information judiciaire dans les cas de violences policières, le juge d’instruction, offrant de meilleures garanties d’indépendance que le parquet dans la conduite de l’enquête. Enfin, une réponse devra être apportée à la question plus générale des moyens de la justice, puisque c’est la surcharge des cabinets d’instruction qui empêche le juge d’instruction de traiter rapidement les dossiers de violences policières.

Proposition 18

Améliorer le traitement judiciaire des violences policières.

 

Le 19 avril 2023, Gérald Darmanin annonçait l’affectation de « 2 800 gardiens de la paix supplémentaires dans l’agglomération parisienne sur l’année 2023 » à l’approche des Jeux olympiques de Paris 2024. Cette communication s’inscrivait dans une longue série d’annonces similaires, depuis son arrivée au ministère de l’Intérieur en juillet 2020. Ces hausses d’effectifs dissimulent en réalité un choix politique, consistant à privilégier les unités de voie publique, bien visibles et rassurant une partie de la population, mais à l’efficacité limitée, au détriment des unités d’investigation et de renseignement territorial dont le travail, moins porteur politiquement, est pourtant tout aussi important. Surtout, ces annonces n’apportent aucune réponse aux enjeux pourtant capitaux que constituent les violences commises par la police dans les manifestations, l’absence de dialogue avec les jeunes de quartiers sensibles, et une fonction de renseignement territorial toujours embryonnaire qui a échoué à prévenir les bavures commises par la police ces dernières années.

[1]Laurent Bonelli, Le Monde diplomatique, juillet 2020

[2]On se souvient des railleries du ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, face à trois îlotiers du commissariat de Bellefontaine évoquant leurs tournois de football avec les jeunes

[3]Rapport d’information du Sénat, « Un nouveau pacte de solidarité pour les quartiers », 30 octobre 2006

[4] Le Monde diplomatique, décembre 2005, Révolte des banlieues, les raisons d’une colère

[5]Pratique de police fondée sur une présence permanente sur un quartier précis, assurée par des agents connus, disponibles et à l’écoute

[6]Collectif « Police contre la prohibition »

[7]Christine Lazerges, « Pour une politique criminelle de lutte contre les contrôles d’identité discriminatoires », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, janvier-mars 2017, page 173

[8]Rapport de l’Assemblée nationale sur la proposition de loi relative à la mise en place d’un récépissé dans le cadre d’un contrôle d’identité, janvier 2018

[9]Chercheur en sciences sociales à l’IRIS-EHESS

[10]Plus de 5 contrôles sur les 5 dernières années

[11] « Mesurer les discriminations selon l’apparence : une analyse des contrôles d’identité à Paris », dans Population, 2012

[12]Expérimentation conduite dans l’Hérault et le Val d’Oise du 1er avril au 30 septembre 2014

[13]Par une décision du 18 janvier 1995, relative à la loi d’orientation sur la sécurité, le Conseil constitutionnel a en effet considéré que la liberté de manifester découlait de la liberté d’expression, consacrée par l’article 11 de la Déclaration de 1789

[14]Conseil constitutionnel, Décision n° 82-141 DC du 27 juillet 1982

[15] Wuilleumier, Fillieule, Jobard, Kretschmann, Restelli, Viot, « Désescalade de la violence et gestion des foules protestataires », décembre 2021

[16]Audition devant la Commission d’enquête sur le maintien de l’ordre de 2015

[17] 17 % des manifestations de l’année 2019 n’étaient pas déclarées, a déclaré Jérôme Foucaud, directeur de l’ordre public et de la circulation à la Préfecture de police de Paris dans une audition parlementaire de novembre 2020

[18]Conseil d’analyse économique, janvier 2020, « Territoires, bien-être et politiques publiques »

[19]Ces données, émises par le ministère de l’Intérieur, sont imparfaites : elles incluent les blessures accidentelles, et ne répertorient que les plaintes, sans considération pour l’issue de la procédure

[20]Mustapha Ziani en 2010, et Zineb Redouane le 2 décembre 2018

[21]Expression de Joachim Gatti, blessé par un tir de LBD en 2009, dans le rapport de la commission d’enquête parlementaire relative au maintien de l’ordre

[22] Mémorandum du Conseil de l’Europe du 26 février 2019

[23]Le Défenseur des droits estime par exemple que les forces non spécialisées font « souvent preuve de moins de retenue », dans son rapport de décembre 2017, Le maintien de l’ordre au regard des règles de déontologie

[24] Olivier Fillieule, Fabien Jobard, Politiques du désordre, 2020

[25]Patrick Champagne, 1984

[26] Observations du Syndicat de la magistrature devant la commission d’enquête parlementaire sur le maintien de l’ordre, 2020

[27] Ligue des droits de l’Homme, Section Montpellier, « Rapport relatif à la répression judiciaire »

[28] Stephen Reicher, Otto Adang, Integrated approach to crowd psychology and Public order policing, 2004

[29] Good practise for dialogue and communication as strategic principles for policing political manifestations in Europe

[30]200 journalistes empêchés de travailler, insultés, blessés pendant les manifestations de Gilets jaunes, selon Mme Dominique Pradalié, secrétaire générale du Syndicat national des journalistes

[31]1708 sanctions prononcées en 2020, rapport annuel IGPN 2020

[32]Bilan social de la police nationale, éditions 2009 à 2018

[33] Les sanctions professionnelles des policiers, dans Informations sociales 2005/7

[34] Libération, « Sanctions dans la police : les chiffres d’une impunité croissante », janvier 2021

[35]                                   Le nombre global de sanctions prononcées à l’encontre de gendarmes a été publié pour la première fois en juillet 2021, à l’occasion de la présentation du rapport annuel de l’IGGN, sans que les motifs de ces sanctions ne soient précisés.

[36]29 mars 2010, arrêt de Grande chambre Medvedyev c. France

Publié le 17 octobre 2024

METTRE FIN À L’ORIENTATION RÉPRESSIVE DE LA POLITIQUE DE SÉCURITÉ POUR RENOUER LA CONFIANCE ENTRE LES FORCES DE L’ORDRE ET LA POPULATION

Auteurs

François Lefebvre
Magistrat

Introduction

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen affirme, par son article 12, que « la garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée ».

Cette force publique, au cœur du pacte républicain, s’incarne aujourd’hui dans les institutions formant les forces de sécurité intérieures : la police nationale, la gendarmerie nationale et la branche « surveillance » de la direction générale des douanes et droits indirects. Définis comme des personnes « dépositaires de l’autorité publique » par les textes, policiers, gendarmes et douaniers sont de fait titulaires de la puissance publique, et de ce que Max Weber a fameusement nommé le « monopole de la violence physique légitime ». À ce titre, l’agent bénéficie d’une protection particulière, l’outrage ou la rébellion constituant ainsi des délits spécifiquement prévus pour réprimer des actes commis à l’encontre de sa personne. Cette protection et cette autorité obligent le policier ou le gendarme, tenu à une exigence particulière d’exemplarité, ainsi que de retenue, de proportionnalité et de mesure dans l’usage de la force.

L’autorité du policier ou du gendarme n’est pas seulement une aura transcendantale née de sa fonction. Elle résulte également de la qualité de la relation concrète qui le lie au public, par laquelle il renforce sa légitimité, laquelle ne peut que résulter d’un long processus de développement d’une confiance réciproque et non d’une simple loi. Le policier ou le gendarme ne demeure en effet titulaire du monopole de la violence légitime que s’il exerce légitimement la force.

Depuis deux décennies, on assiste à l’émergence d’une défiance croissante entre une partie des citoyens et les forces de l’ordre, illustrée l’an dernier par les huit jours d’émeutes entre le 27 juin et le 5 juillet 2023, ayant suivi la mort de Nahel Merzouk. La confiance dans la police est en recul, notamment chez les jeunes : le taux de confiance chez les jeunes de 18 à 24 ans est tombé de 62 % à 52 % de 2020 à 2021 (CEVIPOF, La Confiance police-population en 2021 : le décrochage des 18-24 ans, mars 2021). Cette défiance s’exprime également dans la forte hausse du nombre d’outrages et de violences commis à l’encontre des personnes dépositaires de l’autorité publique, passés de 22 000 à 68 000 de 1990 à 2019[1].

Ce recul de la confiance dans la police entraîne une dégradation à la fois de la relation entre les forces de l’ordre et la population, et une dégradation du contexte d’intervention des policiers et des gendarmes. Par conséquent, il menace la capacité des forces de l’ordre à mener à bien leurs missions et, à terme, la stabilité des institutions. Les causes de cette défiance croissante sont multiples. Il s’agit d’abord du modèle de police qui a été porté par les institutions et les responsables politiques depuis 20 ans. Le développement d’une véritable proximité avec la population n’est pas un objectif prioritaire, en particulier depuis la disparition de la police de proximité.

L’institution policière participe ainsi au développement d’une défiance réciproque entre les citoyens et les policiers et gendarmes, en éloignant ces derniers du terrain et en leur assignant une mission de nature principalement répressive, et insuffisamment préventive.

Les modalités d’action des forces de l’ordre sont discutées voire critiquées, de nombreux chercheurs estimant que ces méthodes, par exemple en matière de maintien de l’ordre, favoriseraient l’escalade de la violence.

Il s’agit d’une part de restaurer le lien de confiance en rétablissant une police de proximité de plein exercice (I), de pacifier la doctrine de maintien de l’ordre sans sacrifier son efficacité face aux groupuscules violents (II) et de lutter efficacement contre les violences policières illégitimes (III).

I. Restaurer le lien de confiance entre la police et la population en changeant de doctrine policière et en restaurant la police de proximité

La disparition de la police de proximité a indéniablement participé à la dégradation de la relation entre la police et la population.

Gardien de la paix, le policier est chargé non seulement de réprimer les délits, mais aussi et surtout d’assurer la sécurité, ce qui passe par une prévention efficace des tensions. Pour cela, il doit être au contact de la population, et déployer une action de discussion et de négociation pour apaiser les conflits. Sa capacité d’anticipation dépend des relations de confiance qu’il est capable de développer avec les populations locales.
La police de proximité, supprimée progressivement par la droite à partir de 2003[2] alors même qu’elle était plébiscitée par les élus locaux[3] depuis sa création en 1997, a fait les frais d’une conception purement répressive de la sécurité. Laurent Bonelli décrit dès 2005 ce nouveau modèle comme celui d’une « police d’intervention »[4].

On peut voir une illustration de cette doctrine dans la multiplication d’opérations « coup-de-poing », dans une logique punitive, voire primitive : dans les zones les plus touchées par la délinquance, il s’agit pour certains policiers d’imposer un rapport de force direct, qui les conduit trop souvent à traiter la population locale dans son ensemble comme un groupe hostile. Cette politique conduit à exacerber les tensions et le rejet de l’autorité républicaine et, paradoxalement, à céder le terrain aux délinquants dans les intervalles entre chaque intervention.

L’émergence de cette doctrine a été concomitante avec la montée en puissance de la politique du chiffre. Or politique du chiffre et police de proximité se situent nécessairement dans un rapport antagoniste : en effet, les indicateurs de la politique du chiffre ciblent les contrôles, les interpellations et les déferrements. Par nature, les résultats de la police de proximité sont très difficiles à évaluer, puisqu’elle vise justement à prévenir la délinquance par la connaissance des habitants et des enjeux locaux.

Ce tournant répressif de la politique de sécurité engagé par l’État dans les années 2000 s’est avéré un échec aux graves conséquences : non seulement le lien avec les populations a été perdu dans des quartiers populaires toujours plus socialement exclus, mais la délinquance n’a cessé d’y augmenter, témoignant de la pertinence d’une conception moins étroite et autoritariste de la sécurité.

Pour rétablir le lien entre la police et sa population dans les quartiers difficiles et pour combattre efficacement la délinquance, il convient de rétablir une doctrine de police de proximité sur le modèle des pays d’Europe du nord et du Canada, véritablement gardienne de la paix. Celle-ci devra prendre en compte les évolutions récentes, en particulier l’émergence des polices municipales.

Davantage portée sur le rappel et l’explication de la règle, en plus de la répression lorsqu’elle est nécessaire, la police de proximité retrouvera un rôle crucial de « capteur d’information », permettant de réduire le recours à la force publique. Elle devra s’appuyer sur un contact permanent avec la population et avec les acteurs locaux (Éducation nationale, hôpital, élus, bailleurs…), par la multiplication des référents policiers dans ces institutions extérieures. Une plus grande polyvalence de l’activité policière sera développée, accordant une place assumée à la pratique de l’îlotage[5], c’est-à-dire la présence permanente d’agents connus, disponibles, à l’écoute et portant une tenue distincte, sur un quartier précis. L’îlotage doit être vu non comme du travail social, bien qu’il n’exclue aucunement de développer des relations vertueuses avec les travailleurs sociaux, mais comme une forme de police à part entière.

Si ce n’est pas l’objet de cette note, la réflexion sur la police de proximité ne pourra pas faire l’impasse sur l’enjeu de la légalisation du cannabis, alors que l’option répressive choisie depuis plusieurs décennies mobilise des moyens policiers et judiciaires extrêmement importants, avec des résultats médiocres. Directement née de la politique du chiffre, elle explique largement les contrôles incessants subis par les habitants des quartiers, sans aucun succès puisque la consommation de cannabis n’a jamais diminué. Alors que 56 % de l’activité d’initiative des policiers concernent la répression de l’usage de drogues[6], la légalisation du cannabis, menée avec succès dans plusieurs pays (notamment l’Uruguay), pourrait apaiser les relations police-population et permettre aux forces de l’ordre de concentrer leur activité sur les trafics, violences et autres comportements nuisant à autrui.

Proposition 1

Restaurer la police de proximité dans les quartiers difficiles pour réduire les tensions et améliorer la connaissance des réalités locales.

Proposition 2

Engager une réflexion sur la légalisation du cannabis.

 

Parmi les symboles les plus visibles du visage répressif de la politique de sécurité publique, la pratique du contrôle d’identité est régulièrement dénoncée en ce qu’elle constitue « un abcès de fixation des relations police-population »[7].

Particulièrement opaque puisqu’il ne fait l’objet d’aucune traçabilité, il constitue pourtant un outil central dans la doctrine policière actuelle, et est massivement employé (on estime leur nombre à environ 5 à 10 millions par an[8]). Alors que la pratique du contrôle d’identité est encadrée par le code de procédure pénale (articles 78-1 et suivants) et doit être motivée par des éléments objectifs de suspicion s’agissant du contrôle judiciaire, elle est pourtant largement employée hors de ce cadre, y compris pour « affirmer l’autorité policière dans l’espace public », selon Jérémie Gauthier[9].

Plusieurs enquêtes de terrain ont par ailleurs objectivé l’existence de discriminations dans la mise en œuvre de ces contrôles, les contrôles étant largement concentrés sur un public très précis, à savoir des hommes jeunes perçus comme noirs et arabes. L’enquête sur l’accès aux droits du Défenseur des droits, parue en janvier 2017, soulignait que les personnes perçues comme noires rapportent être 6 fois plus concernées par les contrôles fréquents[10] que les personnes perçues comme blanches (12,9 % contre 2 %), rapport qui monte même à 11 pour les personnes perçues comme arabes (21,9 % contre 2 %).

Ces témoignages sont confirmés par la plupart des enquêtes de terrain, y compris lorsque l’on neutralise d’autres variables explicatives souvent mises en avant par les responsables policiers pour écarter l’hypothèse du contrôle au faciès, telle que l’influence des zones géographiques faisant l’objet de contrôles ou encore le style vestimentaire des personnes contrôlées. Ainsi, l’enquête monographique menée en 2012 par Fabien Jobard à l’initiative du CNRS et de la Open Society Justice Initiative[11], ciblée sur les contrôles menés dans cinq gares parisiennes et leurs abords, démontre que parmi les personnes habillées en tenue « décontractée », les personnes perçues comme noires ont 5 fois plus de chances d’être contrôlées qu’une personne perçue comme blanche, ce rapport s’élevant à 10 pour les personnes perçues comme maghrébines.

Les contrôles à répétition, souvent discriminatoires et humiliants, alimentent ainsi la rancœur d’une partie de la jeunesse française face aux forces de l’ordre. Celle-ci subissant en retour un nombre croissant d’outrages et de rébellions, une logique de harcèlement réciproque s’est imposée.

Plus encore, malgré la croyance policière dans l’efficacité de ces contrôles, plusieurs études montrent que la fréquence des crimes et délits n’est pas corrélée à la fréquence des contrôles, près de 96 % des contrôles ne débouchant sur aucune interpellation selon la direction générale de la Police nationale elle-même[12].

Face à ces réalités, il apparaît urgent d’agir pour mieux encadrer les contrôles d’identité. Au-delà des caméras-piétons dont la généralisation permettra de réduire les dérives violentes à l’occasion des contrôles, la mise en place du récépissé de contrôle d’identité s’impose. Les expériences internationales, notamment en Espagne, montrent l’efficacité de ce dispositif, le nombre de contrôles ayant été réduits de moitié, et ceux-ci gagnant en efficacité. Par ailleurs, cette solution est peu onéreuse et n’exige qu’une adaptation des pratiques policières de contrôle.

Concrètement, il s’agirait de la remise d’un document à la personne contrôlée, indiquant l’identité du policier, celle de la personne contrôlée, le motif du contrôle et son résultat. Le policier n’en conserverait pas la trace. Ceci permettrait à la personne contrôlée de contester plus facilement le contrôle, tout en évitant l’écueil de la constitution d’un fichier des personnes contrôlées, critiqué par la CNIL dans un rapport de 2012 sur la question. Le resserrement des critères du contrôle d’identité permettrait également d’assurer une utilisation plus raisonnée de cette pratique.

Proposition 3

Réformer la politique de contrôle d’identité : mettre en place le récépissé et restreindre les critères justifiant le contrôle d’identité dans le Code de procédure pénale.

 

II. Refonder la doctrine de maintien de l’ordre pour permettre un exercice pacifié des libertés constitutionnelles

Depuis une décennie environ, manifester est devenu dangereux en France. Nombre de citoyens y renoncent, par peur de faire l’objet de violences. Cette situation inacceptable résulte, au moins partiellement, de l’option répressive qui a été choisie pour répondre à l’expression de la colère sociale face à l’incapacité des pouvoirs publics d’apporter une réponse politique à la mesure des défis, notamment sociaux et environnementaux du XXIe siècle.

1.Le maintien de l’ordre à la française a répondu à une évolution de ses conditions d’exercice par l’escalade de la violence

La notion de maintien de l’ordre recouvre l’ensemble des opérations de police administrative et judiciaire mises en œuvre par les forces de l’ordre à l’occasion d’actions organisées sur la voie publique. Le maintien de l’ordre en manifestation repose sur la recherche d’un équilibre fragile entre la liberté de manifester, dont le Conseil constitutionnel a consacré la valeur constitutionnelle en 1995[13] et la sauvegarde de l’ordre public, également de valeur constitutionnelle[14].

Le maintien de l’ordre à la française, tel qu’on le connaît actuellement, s’est progressivement constitué au cours du XXe siècle. En particulier, les événements de mai 1968 et le traumatisme suscité par la mort de Malik Oussekine en 1986 ont amené les forces de l’ordre à professionnaliser leurs pratiques de maintien de l’ordre, autour des principes suivants : en amont la négociation avec les organisateurs des manifestations et le renseignement, et en aval la mise à distance, la gradation de l’emploi de la force et la spécialisation des unités policières employées.

L’usage de la force reposait donc classiquement sur les principes de gradation et d’absolue nécessité, dans une logique de pacification nommée « gestion négociée du maintien de l’ordre ». Dans ce contexte, les épisodes violents sont devenus rares, dans l’ensemble, à partir de la fin des Trente Glorieuses : seuls 5 % des manifestations ont débouché sur des violences contre les personnes ou les biens de 1975 à 1990[15]. Pourtant, on constate, depuis 2016 et les manifestations relatives à la loi travail, un retour de la violence en manifestation.

Celle-ci est imputable à plusieurs causes extérieures à l’action policière : est régulièrement avancée dans le débat public, notamment par le gouvernement, l’hypothèse d’une évolution du profil des manifestants et de la montée de groupes contestataires violents (comme les blacks blocs), bien qu’elle ait été contestée par un certain nombre d’historiens et de sociologues, Fabien Jobard considérant par exemple, en 2015, que « le niveau de violences est globalement plus faible que dans les années 1950-1960 »[16]. Il explique le sentiment répandu d’une violence supérieure des manifestants par la baisse de la tolérance des citoyens comme des forces de l’ordre vis-à-vis du désordre.

En tout état de cause, on constate un rejet des formes traditionnelles de la manifestation de la part de certains manifestants, qui se traduit par l’absence de déclaration de la manifestation auprès de la préfecture[17], l’absence de service d’ordre ou de parcours prédéfini. Autant d’éléments ajoutant à l’incertitude pour les forces de l’ordre, et alimentant donc le risque de débordements violents.

Plus généralement, il est probable que la paupérisation, la désocialisation d’une partie importante de la population, ainsi que la hausse des inégalités, aient contribué à l’émergence d’un sentiment de défiance à l’égard des institutions[18], cette défiance étant susceptible de déboucher régulièrement sur des phénomènes violents. L’affaiblissement des corps intermédiaires, particulièrement des syndicats, dans leur rapport de force face au pouvoir politique, a pu conduire des manifestants à s’orienter vers la violence physique face à l’échec perçu des voies traditionnelles de revendication. Ainsi, dans cette perspective, les forces de l’ordre ont subi dans la rue l’échec des politiques sociales et économiques conduites depuis le début des années 1980. Résoudre la violence en manifestation exige donc de raisonner au-delà des questions propres à l’institution policière, et d’envisager les solutions dans une perspective politique plus large, relative à une reconfiguration visant à redonner sa juste place à la souveraineté populaire.

Les forces de l’ordre et le pouvoir politique ont attisé cette violence en faisant le choix d’un durcissement marqué de la doctrine comme de la pratique du maintien de l’ordre : fin de la primauté du principe de mise à distance avec la tendance à la judiciarisation du maintien de l’ordre, utilisation massive et croissante des armes de force intermédiaires, atteintes de plus en plus fréquentes aux libertés des manifestants. Cette réaction a été contre-productive et a entraîné une escalade de la violence, comme l’a illustré la gestion désastreuse de la gestion des foules lors de la finale de la Ligue des champions, le 28 mai 2022 au Stade de France.

Les blessures se sont ainsi multipliées ces dernières années, chez les forces de l’ordre comme chez les manifestants : entre 2014 et 2019, le nombre de policiers blessés en mission est ainsi passé de 3 842 à 6 760[19]. Chez les manifestants, les blessures en manifestation se sont multipliées, avec 2495 blessés pendant les manifestations des Gilets jaunes entre le 17 novembre 2018 et le 4 octobre 2019.

Proposition 4

Renouveler la doctrine et le schéma national du maintien de l’ordre en faveur d’un encadrement pacificateur des manifestations, au détriment des logiques de judiciarisation et de confrontations directes avec les manifestants.

 

Face à ces excès, et en s’inspirant des modèles étrangers, comme le modèle allemand qui privilégie le renseignement, la négociation et la dissuasion plutôt que les interpellations massives, la répression et l’affrontement direct avec les manifestants, il est nécessaire de repenser en profondeur la doctrine du maintien de l’ordre telle qu’elle a été exprimée dans le dernier Schéma national du maintien de l’ordre (SNMO), publié en décembre 2021. Une nouvelle doctrine de maintien de l’ordre pourrait reposer sur les deux piliers suivants :

  • Privilégier le renseignement sur la répression : pour cela, il conviendrait de créer un nouveau service de renseignement. En effet, la suppression des renseignements généraux au profit du service central de renseignement territorial s’est accompagnée d’une chute des effectifs. Un renseignement de qualité permettrait d’anticiper les manifestations et de développer des contacts et des négociations en amont pour prévenir des violences ;
  • Choisir la désescalade plutôt qu’une logique de maximisation des interpellations : les interpellations massives semblent être la priorité des forces de l’ordre, au détriment de la pacification de l’espace public. En effet, si certaines interpellations sont nécessaires, la politique du chiffre — grandement favorisée par les déclarations systématiques du ministère de l’Intérieur indiquant le nombre de personnes interpellées — pousse à son paroxysme ce tropisme du maintien de l’ordre français. Par exemple, un individu allumant un fumigène n’a pas vocation à être interpellé, alors qu’il le serait probablement dans le cadre de la doctrine en vigueur, comme l’indique Fabrice Poli, un syndicaliste policier français (délégué Alliance dans le Grand Est) : « En France, si quelqu’un allume un fumigène, on va essayer de pénétrer la foule pour interpeller l’individu. En Allemagne, ils se contentent de canaliser, de contenir. Ils ont surtout une posture défensive. Tant qu’il n’y a pas de débordements, ils laissent faire. »

Plus généralement, il convient d’accorder la priorité à la pacification de l’espace public plutôt qu’à la judiciarisation du maintien de l’ordre et à la répression des manifestants. En effet, toute intervention visant à faire cesser un acte violent et à interpeller un individu se traduit, de fait, par une confrontation directe entre manifestants et police, susceptible de provoquer une escalade de violences. S’il ne s’agit pour autant pas de laisser les individus violents commettre des délits en toute impunité, la nouvelle doctrine de maintien de l’ordre devrait prévoir de rééquilibrer ces deux objectifs dans le but de pacifier l’exercice du droit de manifester. En effet, la répression policière des manifestations lors des Gilets jaunes ou encore des convois de la liberté a montré que les logiques de répression maximale sont en réalité contre-productives.

2.Particulièrement en cause dans l’escalade de la violence, les techniques agressives de maintien de l’ordre et l’emploi d’unités non spécialisées doivent être abandonnées

L’armement des forces de l’ordre en manifestation est l’aspect le plus évident et visible des dérives répressives du maintien de l’ordre en France.

La France se distingue en effet de ses voisins par la variété et par la dangerosité de l’équipement de maintien de l’ordre de ses policiers et gendarmes, qui conduisent Sébastian Roché à estimer que la France a « la police la plus armée d’Europe ». L’usage des armes de forces intermédiaires (AFI), en particulier des lanceurs de balles de défense (LBD), introduits dans les années 1990 et 2000, s’est banalisé ces dernières décennies. Les manifestations des Gilets jaunes ont vu le recours à ces armes exploser, 19 071 cartouches de LBD ayant été tirées en 2018 (en particulier par des unités non spécialistes du maintien de l’ordre, notamment les BRAV-M, les CSI de la Préfecture de police de Paris). Dangereuses, parfois mortelles[20], ces armes ont été à l’origine de très nombreuses blessures depuis 2018 : le journaliste indépendant David Dufresne a dénombré 353 manifestants blessés à la tête, dont 30 éborgnés.

Au-delà du problème de la formation à l’utilisation des LBD, qui reste très largement insuffisante pour les forces non spécialisées, c’est l’emploi même de cette arme dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre qui pose question, alors qu’il s’agit d’une arme imprécise dont l’issue d’une utilisation lors de mouvements de foule est plus qu’imprévisible, ce que les policiers eux-mêmes reconnaissent. L’argumentaire de certains syndicats, selon lequel le LBD permettrait de limiter le recours aux armes à feu, n’est confirmé par aucune étude sérieuse. En réalité, il s’agit d’une arme d’intimidation, visant à « en frapper un pour terroriser les autres »[21]. Arbitraire et dangereux, son emploi en manifestation est contre-productif.

Alors que le lanceur de balles de défense n’est utilisé que par une minorité des pays démocratiques, et presque jamais dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre (sauf au Portugal et dans certaines parties de l’Espagne), son interdiction absolue serait souhaitable, comme l’avait demandé le Défenseur des droits en 2017, ou encore le Conseil de l’Europe[22].

De la même manière, la France est le dernier pays à utiliser des grenades explosives en maintien de l’ordre. Comme pour le LBD, leur doctrine d’emploi est devenue plus restrictive ces dernières années : l’emploi des grenades lacrymogènes instantanées (GM2L) nécessite la présence d’un superviseur de tir, alors que la GLI-F4 est en train d’être abandonnée. Pourtant, la dangerosité de ces armes, attestées par les blessures en manifestation, mais aussi par des études de l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN), justifie une suspension de leur utilisation, dans l’attente d’une réelle réflexion sur la pertinence de leur emploi.

Enfin, le gaz lacrymogène reste utilisé de manière excessive : ce qui est depuis longtemps considéré comme une évidence par les manifestants réguliers s’est encore révélé au grand public le 28 mai 2022, au Stade de France, où les images de policiers aspergeant de spray lacrymogène des supporteurs calmes, mais aussi des familles avec enfants, ont interpellé les médias internationaux au point de se demander comment la police du pays des droits de l’Homme pouvait faire preuve d’une violence aussi gratuite.

Proposition 5

Dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre, interdire définitivement l’utilisation du LBD aux unités hors CRS et Gendarmerie mobile. Engager une réflexion sur l’interdiction pure et simple du LBD en maintien de l’ordre.

Proposition 6

Suspendre l’utilisation des grenades de désencerclement et des grenades GM2L.

Proposition 7

Intensifier l’aspect de la formation relatif à la reconnaissance des cas de vulnérabilité élevée dans le cadre de l’utilisation des armes les plus vulnérantes (LBD hors maintien de l’ordre, gaz lacrymogènes).

 

Un élément central des dérives du maintien de l’ordre français concerne l’emploi croissant d’unités non spécialisées, qui ont été de plus en plus régulièrement appelées à l’appui des CRS et des gendarmes mobiles sur des opérations de maintien de l’ordre.

Ce phénomène s’explique en partie par les réductions d’effectifs importantes qui ont touché les unités spécialisées : les effectifs de CRS ont diminué de plus de 20 % entre 2016 et 2018. Dans le même temps, 15 escadrons de gendarmerie mobile ont été dissous en 2011, soit plus de 10 % d’entre eux. Dans le contexte des mobilisations de Gilets jaunes, les forces spécialisées ont été débordées, et les autorités ont été contraintes de mobiliser un grand nombre d’unités de non-spécialisés pour pallier les manques d’effectifs, telles que les compagnies départementales d’intervention (CDI), les pelotons de surveillance et d’intervention (PSIG) et les brigades anticriminalité (BAC).

L’action de ces unités non spécialisées en manifestation fait l’objet de nombreuses critiques, y compris issues des unités de CRS ou de gendarmes mobiles elles-mêmes, qui refusent de voir leur action amalgamée à celle d’unités considérées comme incontrôlables.

Si on sait que la police fait l’objet d’un nombre de plaintes largement supérieur à la gendarmerie, il n’existe aujourd’hui pas de données publiquement accessibles sur la répartition des plaintes en fonction des unités de la police. Cependant, les témoignages et études réalisées sur le maintien de l’ordre convergent pour considérer que les unités non spécialisées, particulièrement les brigades anticriminalité, sont largement surreprésentées dans l’usage des armes de force intermédiaire et dans les violences excessives[23]. Cela s’explique à la fois par la formation très insuffisante de ces unités au maintien de l’ordre, mais également par leur logique propre d’action, qui consiste souvent à aller au contact pour interpeller les auteurs de dégradations.

Ce recours croissant aux unités non spécialisées s’inscrit donc là encore dans le cadre du tournant répressif du maintien de l’ordre. Il s’agit non seulement d’une contrainte de moyens, mais d’un véritable choix doctrinal assumé, perceptible dans la création des Brigades de répression de l’action violente motorisée (BRAV-M) par le préfet Lallement, héritiers des pelotons de voltigeurs dissous à la suite du décès de Malik Oussekine en 1986.

Proposition 8

Prévoir une hausse des effectifs de CRS et d’EGM.

Proposition 9

Dissoudre les BRAV et les BRAV-M.

 

Particulièrement controversées, les pratiques d’encerclement, ou « encagement », se sont normalisées depuis 2016 dans les techniques de maintien de l’ordre. Elles visent en principe à isoler les éléments les plus radicaux du reste des manifestants, par la formation d’un périmètre encerclé par les forces de l’ordre, pour permettre le déroulement pacifique de la manifestation.

En réalité, leur utilisation a fait l’objet de nombreuses dérives dans la période récente (par exemple la nasse de la place Bellecour en 2010 à Lyon, ou encore celles employées à l’occasion des manifestations contre la loi Sécurité globale fin 2020) : cet encagement, souvent sans sommation peut susciter l’angoisse et la colère de manifestants qui se retrouvent parfois nassés plusieurs heures sans pouvoir sortir[24], ce qui est d’autant plus inacceptable que ces nasses s’accompagnent le plus souvent de l’emploi de techniques de harcèlement (gaz…) auxquelles les personnes nassées ne peuvent échapper.

Également utilisées en Allemagne ou en Angleterre, les nasses en France posent un problème particulier lié à l’absence d’encadrement juridique, ainsi qu’au manque flagrant de communication de la part des forces de l’ordre. Alors que le Conseil d’État avait censuré les dispositions du Schéma national du maintien de l’ordre relatif aux nasses dans une décision du 10 juin 2021, le nouveau Schéma, qui conserve la pratique, n’améliore que peu son cadre juridique. En effet, son principal apport consiste à limiter son emploi à la prévention de « violences graves et imminentes contre les personnes et les biens », l’appréciation étant laissée à la discrétion des forces de l’ordre. Ce schéma impose par ailleurs aux forces de l’ordre de ménager aux manifestants une porte de sortie contrôlée de cette nasse, bien qu’un doute existe quant aux moyens réels de contrôler sa mise en œuvre. Pour cette raison, les équipes de liaison et d’information nouvellement créées par le Schéma national du maintien de l’ordre pourraient se voir confier la charge de vérifier la conformité des pratiques d’encagement aux règles en vigueur.

L’encagement porte gravement atteinte à la liberté d’aller et venir. Lorsqu’aucune porte de sortie n’est laissée aux manifestants, elle peut être assimilée à une garde à vue collective réalisée hors de tout cadre juridique, ce qui constitue une privation arbitraire de liberté par personne dépositaire de l’autorité publique incriminée par l’article 432-4 du Code pénal. Comme pour les autres cas de violences policières, il convient de généraliser la saisine d’un juge d’instruction en cas de plainte à l’encontre du responsable. Par ailleurs, l’indemnisation des manifestants victimes de nasses illégales devra être simplifiée et systématisée.

Proposition 10

Confier aux « équipes de liaison et d’information » la responsabilité de vérifier le respect des règles encadrant les nasses.

 

3.Pour un maintien de l’ordre débarrassé de ses dérives répressives et orienté vers la réduction des violences par la pacification et le respect des droits

Face au traumatisme de l’acte III des manifestations de Gilets jaunes, le 1er décembre 2018, qui a donné lieu à des violences et dégradations importantes dans le quartier de l’Arc de Triomphe, le pouvoir exécutif a choisi d’assumer une nouvelle doctrine de maintien de l’ordre, fondée sur un triptyque « mobilité, réactivité, fermeté », et des postures de contact plus violentes. Cette doctrine a été très largement reprise par le Schéma national du maintien de l’ordre, paru en décembre 2021 à la suite de l’annulation par le Conseil d’État de plusieurs des dispositions présentées l’année précédente.

Au-delà des facteurs exogènes que constitue par exemple l’émergence de manifestants de plus en plus violents, cette nouvelle doctrine traduit également l’orientation durable du maintien de l’ordre vers la judiciarisation, c’est-à-dire l’utilisation du droit pénal à des fins de maintien de l’ordre. Dans une logique de communication, ou de « manifestation de papier »[25], il s’agit pour l’État de démontrer son volontarisme face à l’opinion, de lui donner des gages face aux procès en impunité : les chiffres d’interpellations sont ainsi twittés en direct par les autorités et responsables politiques, donnant l’impression que l’intensité de la répression est devenue l’indicateur le plus adapté pour juger de la qualité du maintien de l’ordre. Entre le 17 novembre 2018 et le 12 juillet 2019, 11 203 personnes ont ainsi été placées en garde à vue à l’occasion de manifestations de gilets jaunes.

Cette judiciarisation transforme l’action des forces de l’ordre en manifestation : elle entraîne une confusion des objectifs entre maintien de l’ordre et poursuites des auteurs de délits. L’interpellation, qui nécessite par nature un rapprochement physique, obéit en effet à des logiques tactiques opposées à celles qui guident le maintien de l’ordre traditionnel, favorisant les tensions et la solidarisation de la foule avec ses éléments les plus violents.

La judiciarisation s’est appuyée sur un arsenal répressif croissant : de nombreuses infractions nouvelles ont été créées, sans évaluation de leur emploi ou de leur pertinence, alors que le recours à la comparution immédiate a été largement encouragé, cette procédure entravant l’exercice normal des droits de la défense et étant tout à fait inadaptée au traitement des infractions commises en manifestation[26]. On a pu observer le dévoiement d’infractions « fourre-tout » : c’est le cas du délit de participation à un groupement en vue de la préparation de violences volontaires, de destructions ou de dégradations, créée en 2010, ainsi que du délit de dissimulation du visage créé par la loi du 10 avril 2019, utilisés pour interpeller massivement des individus n’ayant commis aucune violence ou dégradation[27].

Plus profondément, cette logique répressive se fonde sur une psychologie des foules marquée par l’influence de Gustave le Bon, qui analysait la foule comme une meute irréfléchie guidée par un meneur virulent : dans cette perspective, la réponse policière consiste en une intervention visant à mettre ce meneur hors d’état de nuire dès que possible. À l’inverse, les approches contemporaines de la psychologie des foules[28] mettent l’accent sur les interactions entre manifestants et forces de l’ordre : toute présence hostile à un groupe tendrait à minorer l’individualité des membres du groupe. La perception de la police comme une menace extérieure renforce la solidarisation des manifestants avec les éléments les plus radicaux.

Les préconisations issues de ces nouvelles approches diffèrent radicalement de la doctrine actuelle de maintien de l’ordre. De nombreux pays européens ont ainsi fait évoluer leur stratégie de maintien de l’ordre, notamment autour du projet GODIAC[29], engagé entre 2010 et 2013 et auquel la France n’a pas participé : ce projet plurinational d’études et de partage d’expérience a débouché sur l’élaboration d’un modèle dit « Knowledge, Facilitation, Communication, Differenciation » (KFCD). Celui-ci met en avant 4 concepts centraux, que sont : (1) la connaissance des groupes protestataires, (2) la facilitation du déroulement des manifestations pour permettre aux manifestations d’atteindre leurs objectifs légitimes, (3) la communication à tous les moments de la manifestation, (4) et la différenciation permettant de traiter individuellement les personnes posant problème. La mise en œuvre de ce modèle doit permettre d’adapter au mieux le dispositif à la manifestation, et de réduire le niveau global de violences.

Dans la logique de ce modèle, et pour engager une logique de désescalade déjà largement approfondie par les forces de l’ordre allemandes, belges ou suédoises, il convient d’assurer une communication permanente entre les forces de l’ordre et les manifestants. Cette communication fait aujourd’hui gravement défaut dans un certain nombre de pratiques de maintien de l’ordre, qu’il s’agisse des charges ou surtout des techniques d’encerclement (« nasses »), dont l’usage devra être restreint et proportionné (voir plus haut). Le nouveau Schéma national du maintien de l’ordre apporte une réponse à certaines difficultés, notamment par la modernisation du dispositif de sommations et la création des « équipes de liaison et d’information » chargées d’assurer un contact permanent avec les organisateurs, mais ce sont les rapports entre policiers et manifestants dans leur intégralité qu’il s’agit de repenser.

Comme c’est déjà le cas dans de nombreux Länder outre-Rhin, cette communication pourra passer par la diffusion de guides aux policiers expliquant les logiques sous-jacentes à la manifestation, ou encore par le recours à des « unités de liaison » chargées d’expliquer aux manifestants les manœuvres des forces de l’ordre, afin de réduire autant que possible les incompréhensions. Enfin, l’utilisation de haut-parleurs sur des véhicules, ou encore de pancartes ou d’écrans géants, facilitera la communication des sommations des forces de l’ordre aux manifestants.

Proposition 11

S’orienter vers une pacification du maintien de l’ordre par la sortie de sa judiciarisation et un accent plus important porté sur la communication

 

Les relations entre la presse et les forces de l’ordre se sont largement dégradées ces dernières années, notamment autour de la question de l’enregistrement vidéo et audio de l’action policière par des manifestants, journalistes ou citoyens. La diffusion massive des smartphones a permis de manière générale l’émergence d’une nouvelle forme de contrôle, horizontal, diffus et non maîtrisé par les policiers, pouvant permettre aux manifestants de constituer des éléments de preuve documentant certains faits policiers violents.

Si cette révolution de l’enregistrement concerne tous les citoyens, la presse a cristallisé les tensions. De nombreux cas de violences policières à l’encontre des journalistes ont ainsi été relevés[30]. Reporters sans frontières a ainsi alerté sur des confiscations d’équipement et de matériel journalistique, mais aussi sur des tirs de Flash-Ball délibérés et à bout portant pendant les manifestations de Gilets jaunes. Au-delà de la réponse disciplinaire et pénale nécessaire face à de tels actes, il convient de modifier la perception des médias par les forces de l’ordre, en favorisant autant que possible les exercices conjoints et les embarquements de journalistes dans les équipages de police en manifestations.

Malgré la tentative du Gouvernement de créer un délit de provocation à l’identification de policiers à l’occasion de la loi Sécurité globale, mesure qui mettait en péril la liberté d’informer, le Conseil constitutionnel a censuré cette disposition par une décision du 20 mai 2021. Il convient de rappeler aux forces de l’ordre qu’à l’heure actuelle, aucun texte n’interdit quiconque de filmer des policiers ou des gendarmes en action.

Pour limiter l’appréhension des forces de l’ordre quant à une action sur surveillance permanente, il serait pertinent de développer largement l’enregistrement des opérations de maintien de l’ordre par les forces de l’ordre elles-mêmes, et de développer l’expression des forces de l’ordre elles-mêmes, comme le propose la Commission indépendante sur les relations entre la presse et les forces de l’ordre, dans son rapport du 2 avril 2021.

 

Plus largement, la communication entre les forces de l’ordre et la presse doit progresser : il pourrait être mis en place un canal de communication entre journalistes et forces de l’ordre en manifestation, gérée par des officiers presse formés et dédiés à cette mission.

Enfin, un certain nombre de pratiques exercent actuellement une force dissuasive sur le droit de manifester, pourtant constitutionnellement garanti. Les contrôles d’identité délocalisés, à titre d’exemple, consistent à interpeller une personne pendant une manifestation, puis à la ramener au commissariat à des fins de vérification, sans que les forces de l’ordre leur aient demandé de produire des documents d’identité sur place. Ce dispositif, qui ne repose sur aucune base légale, a été largement employé pendant les manifestations des Gilets jaunes pour empêcher des citoyens d’aller manifester.

De la même manière, les pratiques de confiscation par les forces de l’ordre de produits de premier secours telles que les lunettes de piscine ou les flacons de sérum physiologique, qui ne constituent pourtant pas des armes par destination, sont tout à fait arbitraires et doivent être condamnées clairement par la hiérarchie policière.

 

Proposition 12

Favoriser les échanges entre presse et forces de l’ordre pour rétablir la confiance, notamment en organisant des boucles de communication pendant les manifestations.

Proposition 13

Développer massivement l’enregistrement par les forces de l’ordre de leurs propres opérations, via la généralisation des caméras-piétons.

Proposition 14

Mieux réprimer les pratiques abusives qui portent atteinte à la liberté de manifester, en assurant une mise en cause plus efficace de la responsabilité disciplinaire des policiers et gendarmes qui les commettent.

 

III. Rebâtir la confiance en luttant plus efficacement contre les violences policières illégitimes

Un autre aspect essentiel de la défiance d’une partie de la population à l’égard de la police tient à la question du traitement des manquements déontologiques dans la police, et plus encore du traitement des violences policières.

La mission de maintien de la paix implique souvent d’exercer une violence, qu’il s’agisse de protéger des personnes ou des biens. Employer la force de manière légitime exige de respecter deux principes fondamentaux, que sont la nécessité et la proportionnalité, sans quoi la légitimité et l’autorité de la police et des institutions pourraient être remises en cause.

En abordant la question des violences, il ne s’agit pas de stigmatiser les forces de l’ordre dans leur ensemble, mais bien d’éclairer un sujet longtemps tabou. Il s’agit de comprendre comment des logiques institutionnelles et systémiques peuvent conduire des policiers et des gendarmes à exercer une violence illégitime qui, en plus de conséquences concrètes, affecte plus généralement la confiance des citoyens dans les institutions républicaines.

Cette question, déjà sensible avant la crise des Gilets jaunes, s’est transformée en urgence politique et sociale depuis 2018, alors que les cas de violences policières se sont multipliés en lien avec les manifestations sociales. La mort du jeune Nahel Merzouk, le 27 juin 2023, a été à l’origine d’une vague d’émeutes dont le bilan matériel et la violence ont dépassé celle de 2005, symbole de la colère des jeunes de ces quartiers face à ce qu’ils perçoivent comme une impunité policière. Au-delà des raisons profondes qui peuvent expliquer cette hausse de la violence policière (réponse à la radicalité des émeutiers ou des manifestants, absence d’instance organisatrice des manifestations ou de service d’ordre, durcissement de la doctrine de maintien de l’ordre), il est certain que la réponse administrative et judiciaire qui a pu être apportée est très insuffisante.

Les affaires Zineb Redouane et Steve Maia Caniço, et plus récemment le tir à bout portant ayant causé la mort de Nahel Merzouk, ont ainsi porté une lumière crue sur les problèmes structurels des institutions quand il s’agit d’enquêter sur des violences policières. L’Inspection générale de la police nationale (IGPN) a fait l’objet de nombreuses critiques, dans ces affaires comme dans d’autres, tant du fait de sa lenteur que de la partialité de ses rapports. Elle est pourtant centrale dans le traitement des violences.

Si l’IGPN ne dispose pas d’un pouvoir décisionnaire (celui-ci appartenant à l’autorité hiérarchique en matière disciplinaire, et à l’autorité judiciaire en matière pénale), son quasi-monopole sur les enquêtes administratives et pénales dans les affaires de violences les plus graves lui confère un important pouvoir de blocage, qu’elle semble utiliser régulièrement à l’occasion de mises en cause de policiers pour violences.

En réalité, le professionnalisme ou la compétence de ses enquêteurs ne sont pas en cause, ce que confirme la qualité de ses enquêtes lorsqu’il s’agit de poursuivre des manquements déontologiques autres que des violences. Ainsi, comme le répète régulièrement le ministre de l’Intérieur, la police compte plus de la moitié des sanctions de l’ensemble de la fonction publique[31]. Pour autant, les sanctions pour violences n’ont représenté que 4,4 % de ces sanctions en moyenne depuis dix ans, contre près de 70 % pour les « négligences professionnelles » et « manquements au devoir d’obéissance ». Surtout, une analyse dynamique de la politique de sanctions pour violences fait apparaître un effondrement de leur nombre depuis 2009, puisqu’elles ont été divisées par près de trois[32], et ce en dépit de la hausse des violences constatées en manifestations depuis 2015. Ainsi et comme le soulignait déjà Dominique Monjardet en 2005[33], la politique de sanctions est en décalage manifeste avec les « critères d’excellence du public » : cette politique « porte sur ce qui concerne l’organisation elle-même, et non sur ce qui intéresse l’usager du service public policier ». Cet écart explique le paradoxe de la perception de l’IGPN et de la politique de sanctions, considérée comme laxiste par les citoyens et sévère par les agents.

Le problème tient à la fois à la dépendance de l’IGPN à l’égard de l’autorité politique, la directrice de l’IGPN étant sous l’autorité directe du Directeur général de la police nationale, ainsi qu’au caractère non contraignant de ses propositions de sanctions. Si l’IGPN a fait des progrès ces dernières années, créant par exemple en 2014 sa plateforme de signalement en ligne facilitant la saisine pour les citoyens, ceux-ci restent insuffisants.

S’agissant de l’indépendance de l’institution, les pays scandinaves et anglo-saxons ont majoritairement fait le choix d’un contrôle externe de la profession, par des organismes indépendants. Il peut s’agir du contrôle de l’Ombudsman (Suède, Finlande, Danemark, Irlande…), que la France a tenté de reproduire sous la forme du Défenseur des droits, créé en 2008, qui peut se saisir d’office et dispose de larges pouvoirs d’enquête. Cependant, celui-ci ne dispose pas du même poids symbolique. Ainsi, entre 2014 et 2020, il a demandé au ministère de l’Intérieur de prendre des sanctions à 36 reprises : l’autorité hiérarchique a systématiquement refusé[34].

Dans le cas de la France, plusieurs solutions de réforme ont été avancées ces dernières années, sans jamais aboutir. Parmi celles-ci, l’une des plus séduisantes pourrait consister à confier les enquêtes sur la police à l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) pour les faits de violences les plus graves, et inversement, ce qui permettrait de conserver un regard professionnel tout en garantissant l’impartialité et l’indépendance de ces enquêtes. Par ailleurs, des magistrats pourraient être nommés à la tête de ces institutions dans le même objectif. La France gagnerait à cet égard à s’inspirer des modèles anglais et belge. Les dirigeants et enquêteurs de l’Independent Office for Police Conduct britannique (IOPC) ne peuvent avoir exercé antérieurement des fonctions de policier. Le Comité permanent de contrôle des services de police belge est dirigé par un magistrat et répond au Parlement. La dichotomie statutaire entre les agents de ses institutions et les policiers qu’ils contrôlent est ainsi une piste intéressante pour renforcer l’impartialité et restaurer la confiance des inspections générales de la police et de la gendarmerie.

S’agissant de l’exercice du pouvoir de sanction, s’il est inenvisageable de l’ôter à l’autorité hiérarchique, les inspections et le Défenseur des droits pourraient voir leurs prérogatives renforcées dans la procédure disciplinaire. Ainsi, après un rapport recommandant des sanctions pour violences, et en cas de refus de l’administration de sanctionner, l’IGPN, l’IGGN et le Défenseur des droits pourraient imposer la convocation d’un conseil de discipline. Il est également important de faire cesser autant que possible la pratique (nullement imposée par la loi) consistant à attendre la fin de procédures judiciaires relatives aux mêmes faits pour prononcer une sanction, dès lors qu’elle peut procéder beaucoup plus rapidement que l’autorité judiciaire.

Enfin, la transparence doit encore progresser pour renforcer la confiance des citoyens. Si la qualité du rapport annuel de l’IGPN progresse chaque année, et apporte des éléments détaillés relatifs aux enquêtes, les informations (parcellaires) relatives aux sanctions sont regroupées dans les bilans sociaux annuels de la police, que le ministère refuse de publier, ce qui contraint des organes de presse à passer par la Commission d’accès aux documents administratifs pour y avoir accès. De son côté, la gendarmerie est encore moins transparente sur sa politique de sanctions[35].

La création d’une entité de contrôle totalement indépendante du ministère de l’Intérieur, plus ambitieuse, s’impose néanmoins à plus long terme. Celle-ci pourra s’inspirer du modèle de l’Independent Office for Police Conduct britannique, institution indépendante employant des équipes mixtes composées à la fois d’anciens policiers (environ un quart des effectifs) et des juristes. Cette nouvelle institution pourrait être rattachée au Défenseur des droits, et être commune à la police et à la gendarmerie. Elle devra faire l’objet d’un temps de réflexion approfondi, afin de pouvoir apporter une réponse adaptée aux objections parfois légitimes avancées par les forces de l’ordre qui y sont dans leur majorité opposées, en particulier le risque de méconnaissance du travail policier.

Proposition 15

Renforcer l’impartialité de l’IGPN et de l’IGPN, en nommant des magistrats à leur tête, en affectant des policiers à l’IGGN et des gendarmes à l’IGPN pour briser l’esprit de corps, et en favorisant les enquêtes croisées dans les cas de violences les plus graves.

Proposition 16

À moyen terme, s’orienter vers la création d’une nouvelle entité de contrôle de la déontologie, commune à la police et à la gendarmerie.

Proposition 17

Permettre à l’IGPN, à l’IGGN et au Défenseur des droits d’imposer la convocation d’un conseil de discipline en matière de violences, et en cas d’obstruction de l’autorité hiérarchique.

 

Par ailleurs, il est impossible de faire l’impasse sur la question du traitement judiciaire des violences policières. En effet, c’est le parquet qui décide ou non d’engager l’action publique, conformément au principe bien connu de l’opportunité des poursuites.

Appliqué à l’institution policière, ce principe pose d’abord problème du fait de l’indépendance insuffisante du parquet français par rapport à l’autorité politique, qui a été soulevée régulièrement par la Cour européenne des droits de l’Homme ces dernières années[36]. Ce manque d’indépendance est notamment perceptible dans le poids que conserve le ministère de la Justice sur la procédure disciplinaire et la procédure de nomination des membres du parquet.

Par ailleurs, l’efficacité des parquetiers dépendant étroitement de la qualité de leurs relations avec les enquêteurs de police et de gendarmerie, un doute peut être émis quant à leur impartialité réelle dans les dossiers de violences policières. On peut évoquer l’affaire Zineb Redouane, à l’occasion de laquelle l’impartialité du procureur de la République adjoint de Marseille, menant l’enquête sur les faits ayant conduit au décès de Mme Redouane, a été mise en cause, puisqu’il s’est avéré que celui-ci était aux côtés des policiers lors de la manifestation du 1er décembre 2018 qui a conduit au décès de l’octogénaire. De la même manière, la question de l’impartialité des magistrats et des policiers enquêtant sur la mort de Nahel Merzouk le 27 juin 2023 se pose, ces derniers exerçant au sein du commissariat de Nanterre dans lequel travaillaient également les policiers intervenus dans la mort de Nahel.

Outre la réforme du statut du parquet, essentielle, mais qui nécessite une révision constitutionnelle, plusieurs solutions peuvent être envisagées : tout d’abord, le dépaysement des dossiers de violences policières, à savoir leur traitement par une juridiction dont les magistrats ne traitent pas habituellement avec l’unité de l’agent mis en cause, doit être systématique pour limiter les interférences entre l’enquête et le travail quotidien des parties prenantes. Par ailleurs, il convient de rendre plus fréquente l’ouverture d’une information judiciaire dans les cas de violences policières, le juge d’instruction, offrant de meilleures garanties d’indépendance que le parquet dans la conduite de l’enquête. Enfin, une réponse devra être apportée à la question plus générale des moyens de la justice, puisque c’est la surcharge des cabinets d’instruction qui empêche le juge d’instruction de traiter rapidement les dossiers de violences policières.

Proposition 18

Améliorer le traitement judiciaire des violences policières.

 

Le 19 avril 2023, Gérald Darmanin annonçait l’affectation de « 2 800 gardiens de la paix supplémentaires dans l’agglomération parisienne sur l’année 2023 » à l’approche des Jeux olympiques de Paris 2024. Cette communication s’inscrivait dans une longue série d’annonces similaires, depuis son arrivée au ministère de l’Intérieur en juillet 2020. Ces hausses d’effectifs dissimulent en réalité un choix politique, consistant à privilégier les unités de voie publique, bien visibles et rassurant une partie de la population, mais à l’efficacité limitée, au détriment des unités d’investigation et de renseignement territorial dont le travail, moins porteur politiquement, est pourtant tout aussi important. Surtout, ces annonces n’apportent aucune réponse aux enjeux pourtant capitaux que constituent les violences commises par la police dans les manifestations, l’absence de dialogue avec les jeunes de quartiers sensibles, et une fonction de renseignement territorial toujours embryonnaire qui a échoué à prévenir les bavures commises par la police ces dernières années.

[1]Laurent Bonelli, Le Monde diplomatique, juillet 2020

[2]On se souvient des railleries du ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, face à trois îlotiers du commissariat de Bellefontaine évoquant leurs tournois de football avec les jeunes

[3]Rapport d’information du Sénat, « Un nouveau pacte de solidarité pour les quartiers », 30 octobre 2006

[4] Le Monde diplomatique, décembre 2005, Révolte des banlieues, les raisons d’une colère

[5]Pratique de police fondée sur une présence permanente sur un quartier précis, assurée par des agents connus, disponibles et à l’écoute

[6]Collectif « Police contre la prohibition »

[7]Christine Lazerges, « Pour une politique criminelle de lutte contre les contrôles d’identité discriminatoires », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, janvier-mars 2017, page 173

[8]Rapport de l’Assemblée nationale sur la proposition de loi relative à la mise en place d’un récépissé dans le cadre d’un contrôle d’identité, janvier 2018

[9]Chercheur en sciences sociales à l’IRIS-EHESS

[10]Plus de 5 contrôles sur les 5 dernières années

[11] « Mesurer les discriminations selon l’apparence : une analyse des contrôles d’identité à Paris », dans Population, 2012

[12]Expérimentation conduite dans l’Hérault et le Val d’Oise du 1er avril au 30 septembre 2014

[13]Par une décision du 18 janvier 1995, relative à la loi d’orientation sur la sécurité, le Conseil constitutionnel a en effet considéré que la liberté de manifester découlait de la liberté d’expression, consacrée par l’article 11 de la Déclaration de 1789

[14]Conseil constitutionnel, Décision n° 82-141 DC du 27 juillet 1982

[15] Wuilleumier, Fillieule, Jobard, Kretschmann, Restelli, Viot, « Désescalade de la violence et gestion des foules protestataires », décembre 2021

[16]Audition devant la Commission d’enquête sur le maintien de l’ordre de 2015

[17] 17 % des manifestations de l’année 2019 n’étaient pas déclarées, a déclaré Jérôme Foucaud, directeur de l’ordre public et de la circulation à la Préfecture de police de Paris dans une audition parlementaire de novembre 2020

[18]Conseil d’analyse économique, janvier 2020, « Territoires, bien-être et politiques publiques »

[19]Ces données, émises par le ministère de l’Intérieur, sont imparfaites : elles incluent les blessures accidentelles, et ne répertorient que les plaintes, sans considération pour l’issue de la procédure

[20]Mustapha Ziani en 2010, et Zineb Redouane le 2 décembre 2018

[21]Expression de Joachim Gatti, blessé par un tir de LBD en 2009, dans le rapport de la commission d’enquête parlementaire relative au maintien de l’ordre

[22] Mémorandum du Conseil de l’Europe du 26 février 2019

[23]Le Défenseur des droits estime par exemple que les forces non spécialisées font « souvent preuve de moins de retenue », dans son rapport de décembre 2017, Le maintien de l’ordre au regard des règles de déontologie

[24] Olivier Fillieule, Fabien Jobard, Politiques du désordre, 2020

[25]Patrick Champagne, 1984

[26] Observations du Syndicat de la magistrature devant la commission d’enquête parlementaire sur le maintien de l’ordre, 2020

[27] Ligue des droits de l’Homme, Section Montpellier, « Rapport relatif à la répression judiciaire »

[28] Stephen Reicher, Otto Adang, Integrated approach to crowd psychology and Public order policing, 2004

[29] Good practise for dialogue and communication as strategic principles for policing political manifestations in Europe

[30]200 journalistes empêchés de travailler, insultés, blessés pendant les manifestations de Gilets jaunes, selon Mme Dominique Pradalié, secrétaire générale du Syndicat national des journalistes

[31]1708 sanctions prononcées en 2020, rapport annuel IGPN 2020

[32]Bilan social de la police nationale, éditions 2009 à 2018

[33] Les sanctions professionnelles des policiers, dans Informations sociales 2005/7

[34] Libération, « Sanctions dans la police : les chiffres d’une impunité croissante », janvier 2021

[35]                                   Le nombre global de sanctions prononcées à l’encontre de gendarmes a été publié pour la première fois en juillet 2021, à l’occasion de la présentation du rapport annuel de l’IGGN, sans que les motifs de ces sanctions ne soient précisés.

[36]29 mars 2010, arrêt de Grande chambre Medvedyev c. France

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