La relation entre la banque centrale et les banques commerciales est une illustration marquante des dérives du capitalisme financier. Derrière des noms rébarbatifs comme les TLTRO (targeted longer-term refinancing operations), il se passe en réalité des choses qui en disent long sur le monde dans lequel on vit. Il faut en effet savoir que la banque centrale vient d’accorder, ce jeudi 18 juin 2020, plus de 1 308 milliards d’euros de prêts à taux négatifs aux banques, c’est-à-dire qu’elle va les payer pour emprunter (13 milliards d’euros de dons aux banques dès cette année). Les TLTRO permettent en effet aux banques privées de gagner beaucoup d’argent en ne faisant rien d’autre que d’emprunter auprès de la banque centrale, et cela sous la seule condition d’accorder des prêts aux agents économiques (tâche dont on aurait naïvement pu penser que c’était leur cœur de métier). En outre, ces prêts sont désormais majoritairement garantis par l’État (pour plus de 100 milliards d’euros en France au 18 juin), et donc sans risque pour les banques. Se faire payer pour emprunter de l’argent tout en étant sûr de se faire rembourser par de l’argent public en cas de défaut de l’emprunteur, c’est magique, n’est-ce pas ? Explications.
Les TLTRO sont des prêts à taux nuls ou même négatifs (- 1 % actuellement) que la banque centrale accorde aux banques commerciales pour des durées très longues, de trois ou quatre ans, là où les opérations traditionnelles de refinancement n’excèdent généralement pas une semaine. C’est donc très intéressant pour les banques car la banque centrale les paie pour emprunter et employer rapidement des liquidités qu’elles ne rembourseront que longtemps après. Car quatre ans sur les marchés financiers reviennent à une éternité. Ainsi, une banque italienne ou française qui emprunterait à – 1 % pourrait investir immédiatement dans des bons du trésor italiens ou espagnols qui rapportent aujourd’hui un peu plus de 1 %. C’est ce qu’on appelle du « carry trade », c’est-à-dire profiter des écarts de taux d’intérêt pour gagner de l’argent sans rien faire.
Ces prêts TLTRO sont toutefois supposés être conditionnels : pour les obtenir, une banque doit prouver qu’elle fait son métier, c’est-à-dire qu’elle accorde des prêts aux ménages et aux entreprises et qu’elle ne joue pas tout son argent sur les marchés financiers. Ne soyons pas étonnés de cette condition : le bilan des plus grandes banques est désormais composé à plus de 50 ou même 60 % d’actifs financiers, et non pas de prêts aux ménages et aux particuliers. Elle n’a donc rien de superflu. Mais rassurons-nous, elle est tellement facile à satisfaire qu’elle n’exclut quasiment personne, et surtout pas les banques qui spéculent le plus.
Des prêts à rembourser dans très longtemps, des conditions faciles à remplir et des taux négatifs qui font qu’on gagne de l’argent simplement en empruntant, on comprend qu’il soit difficile de résister pour les banques…Par conséquent, depuis la première série de TLTRO en 2014, il y a eu une seconde série, appelée « TLTRO II », en mars 2016, et nous sommes désormais dans la troisième vague, initiée en mars 2019 et renforcée avec la crise du Covid-19. Il est d’ailleurs à peu près certain qu’il y aura, à l’avenir, des TLTRO IV, V, VI et bien davantage encore.
Pourquoi ? Parce qu’il s’agit désormais d’un instrument de politique monétaire bien installé qui permet aux banques de rembourser leurs premiers emprunts TLTRO par de nouveaux emprunts TLTRO, et cela tout en en rajoutant une couche supplémentaire d’emprunts rémunérateurs à chaque tour. Un financement perpétuel sous forme de cadeaux régulièrement renouvelés. Ainsi, les banques avaient emprunté 421 milliards pour le TLTRO II puis ont récemment rajouté 389 milliards d’euros avec le TLTRO « Bridge », mis en place par la BCE depuis la mi-mars, dans l’attente du TLTRO III. Et comme la bourse repart, les banques ont finalement emprunté encore davantage : ce coup-ci on compte 1 308 milliards de TLTRO III, ce sera encore bien plus dans le futur.
Et toutes ces sommes sont empruntées à taux négatifs, à – 1 % ! Ce qui signifie que la banque centrale donne littéralement de l’argent aux banques privées pour qu’elles daignent venir lui emprunter des liquidités, alors même qu’on refuse toujours de financer directement les États ou d’annuler les dettes publiques qu’elle détient. D’ailleurs, les conditions à atteindre pour bénéficier du taux de – 1 % ont été considérablement assouplies. Auparavant, les banques devaient apporter la preuve qu’elles avaient accru leur portefeuille de prêts aux entreprises et aux ménages pour profiter du coût le plus favorable. Dans le cadre de cette nouvelle opération, elles peuvent se contenter de le maintenir à leur niveau d’avant la crise du Covid. Et on rajoute à cela que si jamais des emprunteurs font défaut, il y a désormais de bonnes chances pour que les banques soient remboursées directement par le Gouvernement. Rien que pour la première année de leur emprunt, ce sont donc 13 milliards d’euros qui seront versés gratuitement aux banques par la création monétaire ex nihilo de la banque centrale. Sur trois ans, près de 40 milliards d’euros seront ainsi offerts. N’a-t-on pas mieux à faire avec 40 milliards d’euros, comme lutter contre le changement climatique par exemple ?
Dans le monde des économistes orthodoxes, personne ou presque ne s’inquiète de la « crédibilité » de l’action de la banque centrale, du risque d’inflation sur les marchés financiers (c’est-à-dire de bulles financières que ce type d’action ne manquera pas d’engendrer), ou bien de l’impact sur les fonds propres de la banque centrale (qui pour le coup est absolument certain contrairement aux opérations d’annulation de dettes publiques détenues par la banque centrale). En 2008, nous avions été choqués de la socialisation des pertes et la privatisation des profits sans rien faire, sinon des réformes cosmétiques. Nous avons désormais fait mieux en passant dans une phase de couverture intégrale des pertes et de fabrication artificielle des profits grâce à une banque centrale dont l’indépendance farouche vis-à-vis des États n’a d’égale que sa complaisance et sa dépendance à l’égard du système financier privé.
Si la proposition, portée notamment par l’Institut Rousseau, d’annulation des dettes publiques détenues par la BCE a suscité une levée de boucliers de la part d’un petit groupe d’économistes néolibéraux confortablement installés dans leurs certitudes, leur silence concernant les dérives de ces pratiques est en revanche assourdissant. À croire que l’indignation ne naît que lorsqu’on tente de rétablir la monnaie comme l’instrument d’émancipation sociale et politique qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être, mais pas quand la création monétaire de la banque centrale vise à faire des cadeaux perpétuels aux banques privées sans aucune contrepartie ou presque.
C’est pourquoi il importe de rappeler une nouvelle fois que l’indépendance des banques centrales n’a rien de naturel et est foncièrement antidémocratique. Elle ne repose que sur une décision politique funeste, désormais inscrite dans les traités, qui la coupe du pouvoir délibérant de la collectivité et la place sous la coupe des marchés financiers. Cette architecture monétaire et financière relève entièrement d’un choix politique et idéologique qui repose sur l’idée que la monnaie doit être neutre, soustraite aux mains de politiques nécessairement démagogiques et confiée entièrement aux marchés privés qui nous conduiront vers la prospérité grâce aux vertus naturelles de la main invisible et de la libre-concurrence. Il est donc temps de comprendre que le sérieux et la raison ne sont pas du côté de ceux qui, par suivisme ou par intérêt, défendent ce type de pensée magique et nous imposent les sacrifices inutiles qui l’accompagnent, tout en bénéficiant allégrement de la création monétaire qu’ils dénoncent.