Le laboratoire d’idées de la reconstruction écologique et républicaine

Points de vue

L’adaptation n’est pas une question technocratique, c’est celle de l’institutionnalisation de l’entraide

Pour la sortie de son essai graphique « S’adapter au changement climatique Fake or Not ? » paru le 7 novembre aux éditions Tana, Ilian Moundib Ingénieur spécialiste des questions de résilience climatique propose de reformuler complètement l’approche technocratique de l’adaptation. Les terribles inondations de Valence nous ont à nouveau rappelés à la réalité violente d’un extrême météorologique sous changement climatique alors que nous ne sommes encore qu’à +1 °C. Imaginez maintenant son équivalent à +3 °C dans le monde c’est-à-dire +4 °C en France, car le continent européen se réchauffe plus rapidement que le reste du monde. Devant ce tableau, un Plan National d’Adaptation au Changement Climatique (PNACC3) sans financement et sans boussole paru il y a quelques semaines semble déjà hors de propos. Il n’y a pas de « dette écologique », mais plutôt une destruction irréversible des conditions d’habitabilité de notre pays. Nos sécurités sanitaires, alimentaires et hydriques sont déjà en danger. Ainsi, nous n’avons plus le choix que d’organiser le ré-encastrement de nos économies dans les limites planétaires. Pourtant, réduire l’adaptation à un sujet d’experts est une erreur fondamentale. Il faut politiser la notion pour qu’elle puisse faire l’objet de choix démocratiques conscients et éclairés. Il faut reformuler la question de l’adaptation comme celle de la mise en sécurité sociale des besoins vitaux et des communs. L’effondrement en cours va continuer à disloquer les réseaux de transports, d’eau d’électricité, etc. et donc l’accès aux communs dont nous dépendons pour accéder à nos besoins vitaux. En ce sens, le statu quo nous place durablement en insécurité alimentaire, hydrique, sanitaire et sociale. Nous ne pourrons affronter le monde fluctuant sans généraliser concrètement les réflexes de l’entraide. Atténuer le changement climatique c’est permettre l’adaptation Rappelons d’abord l’essentiel, l’atténuation du changement climatique est la condition de notre adaptation. En effet, la dérive climatique n’est pas linéaire, il existe des paliers d’emballement et au-delà de 2 °C, tout devient incertain. Au-dessus d’un certain seuil de réchauffement, la circulation thermohaline[1] s’arrêtera au moins partiellement et avec elle l’efficacité de la plongée du carbone atmosphérique dans l’océan. Les conditions de sécheresse de l’Amazonie deviendront si intenses qu’une partie de la forêt tropicale se changera en savane et tout son carbone retournera à l’atmosphère. Sur le front de l’emballement climatique, nous sommes actuellement face à une incertitude insurmontable. Les scientifiques ne s’accordent pas sur les seuils. Cet emballement a peut-être même déjà commencé avec l’effondrement des puits de carbone constaté en 2023. Ainsi, en réalité, rien ne garantit que nous nous arrêterons magiquement à +4 °C en France. Un troisième plan d’adaptation pour rien ? Début 2024, l’ancien ministre Christophe Béchu désignait l’adaptation comme « un chantier comparable à celui de la Libération : il faut tout reconstruire, tout repenser, faire évoluer nos modèles, nos référentiels, nos règles. […] Il faut l’élever à un degré de priorité égal à celui d’une politique régalienne. » 10 mois de travail plus tard, nous avons devant les yeux 51 mesures qui, individuellement, parcourent de façon cohérente les différents enjeux sans pour autant dessiner, ensemble, les contours d’une véritable planification. Nous ne sommes pas face à « un plan d’adaptation », mais à un catalogue de recommandations parfois pertinentes, mais souvent trop vagues et non opérationnelles. Le PNACC3 fournit un cadre, définit des objectifs et égraine une série de consultations. Dans les grandes lignes, il consiste en une incitation des grands acteurs publics et privés à initier un diagnostic de risque climatique sur leur territoire et le long de leur chaine de valeur. Tout cela est un indispensable, mais nous aurions pu attendre tellement plus. Il faut dépasser un constat déjà fait et refait pour planifier une réelle adaptation à la hauteur des défis à affronter. Ce ne sont pas les 75 millions d’euros supplémentaires accordés au fond Barnier qui permettront à nos territoires littoraux et à nos collectivités d’Outremer d’organiser la relocalisation des activités menacées par l’élévation du niveau de la mer. Si peu de moyens sont prévus pour accélérer l’inclusion de trames vertes, bleues et noires dans nos villes pour mieux résister au trop chaud et au trop d’eau. Le PNACC fait état d’un objectif de renaturation de 1 000 ha d’espaces urbains par an alors que c’est autour de 20 000 ha qui sont artificialisés chaque année. Le déficit est de 19 000 ha par an, soit la superficie de la ville de Dijon. Dans un contexte d’effondrement de nos puits de carbone forestier, les effectifs de l’Office National des Forêts continuent d’être réduits à peau de chagrin en plus des menaces qui pèsent sur les autres opérateurs publics de l’adaptation (ADEME, Météo France, etc.). Pas de retour en arrière non plus sur la diminution de l’enveloppe allouée au dispositif Ma Prime Renov’. Pour organiser une adaptation à la hauteur, il nous faut une planification écologique qui se donne les moyens de prévenir et d’organiser la transformation post-catastrophe. Surmonter l’adaptation technocratique par la réappropriation des Communs Pour s’adapter, il faut d’abord prévenir le risque. Ainsi, l’enjeu est celui de l’accès et du partage des communs. S’adapter c’est conserver un air respirable, une terre hors d’eau, une eau douce disponible et potable, un sol nourricier, des végétaux qui captent du carbone, une qualité de vie et une fraternité. Pour préserver ces 7 communs, il faut organiser 7 planifications. Pour affronter le trio infernal : canicule, sécheresse et inondation, il faudra réinventer notre aménagement du territoire en désartificialisant de toute urgence nos villes, en y incluant des trames vertes, bleues et noires, en restaurant le flux naturel de nos cours d’eau et en régénérant nos écosystèmes fluviaux et côtiers. Il faudra stopper l’artificialisation du périurbain et du littoral pour libérer les sols. Nous devrons institutionnaliser la sobriété hydrique et le partage de l’eau. Nous devrons accomplir la bifurcation agricole en généralisant le paradigme de l’hydrologie régénérative. L’enjeu est de réinventer une sylviculture capable de maintenir nos puits de carbone vivant. Il faudra trouver le moyen de mettre en œuvre une réindustrialisation tournée autour de l’économie circulaire tout en généralisant les réflexes de solidarité dans la population. Organiser l’entraide pour entrer durablement dans le monde fluctuant Comme après le séisme de septembre 2023 qui avait ravagé le

Par Moundib I.

14 novembre 2024

Le Pacte pour l’Avenir

Le Pacte pour l’Avenir, vous connaissez ? Avez-vous entendu parler du Sommet de l’Avenir, qui s’est tenu les 22 et 23 septembre derniers au siège de l’ONU, à New York ? Et du « Pacte pour l’Avenir », adopté à l’unanimité par les 193 États membres à la suite de ces discussions impliquant des représentants de gouvernements, de la société civile, des secteurs privé et public, du monde universitaire et d’ONG ? Très probablement non. Faites une recherche sur Qwant ou Google, et vous serez surpris du faible nombre de références autres que celles émanant des institutions de l’ONU. Ce texte particulièrement ambitieux reste ainsi hors des radars médiatiques et du débat citoyen. Cette absence de couverture médiatique interroge, d’autant que les sujets abordés dans le Pacte pour l’Avenir touchent à des questions centrales de notre époque. Le Pacte pour l’Avenir se veut pourtant une feuille de route pour l’action collective des États dans cinq grands domaines : le développement et le financement durables, la paix et la sécurité internationales, l’égalité numérique, la jeunesse et les générations futures, et la gouvernance mondiale. À ces domaines s’ajoutent des sujets cruciaux comme la lutte contre la crise climatique, les droits humains et l’égalité des sexes. Tous sont au cœur de l’actualité et constituent des enjeux de première importance, certains étant même devenus particulièrement urgents. Deux actions parmi une soixantaine. Loin de moi l’idée de lister au fil d’une longue énumération l’ensemble de ces actions ; la présentation en une phrase de chacune d’entre elles dans le rapport[1] est très explicite. Mais je voudrais mettre en exergue deux des objectifs retenus. Tout d’abord, dans le domaine de la « paix et la sécurité », les deux premières de la quinzaine d’actions répertoriées[2] mettent l’accent sur la volonté de « redoubler d’efforts pour construire des sociétés pacifiques, inclusives et justes et pour [s]’attaquer aux causes profondes des conflits » et de « protéger toutes les populations civiles dans les conflits armés ». Cela peut sembler n’être que de pieux vœux à un moment où se déroulent les conflits les plus meurtriers. Mais il s’agit dans cet axe, au-delà d’une réponse aux guerres actuelles, qu’elles soient déclarées, larvées ou potentielles et à un moment où les défis sont multiples, de définir les bases d’un nouvel ordre pacifique mondial fondé sur la justice, l’équité et la coopération. Concernant les ‘développement et financement durables’, le Pacte pour l’Avenir vise la sortie des énergies fossiles et réaffirme les objectifs de l’Accord de Paris. Cet objectif[3] avait un temps été retirée sous la pression des ‘pétro-Etats’ avant d’être réintégrée face notamment à la grogne de la société civile et des ONG appuyées par plusieurs états. Elle appelle ainsi à renforcer les efforts visant à « l’abandon des combustibles fossiles dans les systèmes énergétiques […] de manière à parvenir à un bilan net nul d’ici à 2050 en matière d’émissions de gaz à effet de serre ». L’abandon progressif des énergies fossiles inclut dans l’accord final de la COP 28 de Dubaï en décembre 2023 est ainsi confirmé. Des raisons de douter… Le Pacte pour l’Avenir, bien qu’adopté à l’unanimité, n’a pas de caractère contraignant. Malgré le ton très volontariste adopté : « Action 1 : we will… ; Action 2 : we will… ; … » : « Nous allons… ; nous allons… ; nous allons… », on peut tout à fait craindre qu’il s’agisse davantage d’une liste d’intentions que d’un véritable plan d’action. Et on peut tout autant douter de ces engagements pris sans contraintes juridiques, sans engagements financiers et sans ‘obligations de résultats’, notamment en matière de paix, de justice sociale ou d’atténuation et d’adaptation au changement climatique. Ceci alors même que les conséquences de la timidité, quand ce n’est du manque, des actions entreprises sont bien réelles et qu’elles se traduisent par une quasi-banalisation des conflits y compris les plus meurtriers, des inégalités croissantes tant entre le Nord et le Sud qu’au sein de chaque pays, des écosystèmes de plus en plus fragilisés quand ils ne sont détruits et des millions de personnes qui subissent déjà, aujourd’hui, les effets du dérèglement climatique. On peut aussi légitimement se poser la question de savoir quelle place réelle ce Pacte occupera dans les décisions des mois et années à venir. Approuvé par l’ensemble des chefs d’Etat et de gouvernement, on ne peut qu’espérer qu’il ne soit pas ignoré lors des prochains grands sommets programmés ces prochains mois : COP 29 sur le climat en Azerbaïdjan en novembre ; COP 16 sur la lutte contre la désertification en décembre à Ryad ; Conférence des Nations Unies sur les pays en développement sans littoral au Botswana en décembre. Ou lors de l’évaluation des prochaines ‘Contributions déterminées au niveau national’ qui se trouvent au cœur de l’Accord de Paris et qui doivent être rendus d’ici février 2025. Ce Pacte pourrait aussi être utilement rappelé lors des discussions sur les conflits en cours à l’ONU, devant la Cour Internationale de Justice ou à la Cour Pénale Internationale. Mais on ne peut que constater que nombre d’Etats, s’ils ont validé les engagements du Pacte pour l’Avenir, adoptent devant d’autres instances internationales des positions qui y sont en flagrante contradiction. Trop souvent, les intérêts court-terme, qu’ils soient commerciaux, électoraux, géopolitiques, financiers, diplomatiques… sont autant de prétextes pour renier les principes validés en d’autres lieux. Le Pacte pour l’Avenir a le mérite d’exister. Et il pose, soit explicitement, soit en filigrane, un certain nombre de questions. Quelle efficacité pour une gouvernance mondiale qui ne repose que sur des engagements non contraignants ? Comment faire primer les objectifs de justice, d’équité, de solidarité, de coopération quand chaque Etat, chaque entreprise multinationale, chaque acteur économique, chaque groupe d’intérêts poursuit ses seules priorités et ses seuls objectifs, trop souvent à court terme ? Quelles doivent être les transformations des structures, des systèmes et des modèles économiques dominants aujourd’hui ? Et les évolutions des mécanismes de financement dans le contexte d’une solidarité globale ? Alors, oui ! On ne peut qu’éprouver une certaine perplexité et même un certain scepticisme quant à l’efficacité de ce texte et de ses engagements pris pour l’avenir. Mais, malgré

Par Dicale L.

7 novembre 2024

La séquence des élections législatives de 2024 : une démocratie de crise en crise

La décision précipitée du Président Macron de recourir à des élections législatives – expresses ! – en réponse au désaveu de sa majorité à l’issue des élections européennes a plongé le pays dans une situation inédite. Pour la première fois sous la Ve République, et ce malgré le type de scrutin majoritaire pensé pour enrayer toute instabilité, le paysage politique à l’Assemblée nationale conduit à ce qu’aucun bloc politique (NFP, Ensemble, RN) ne puisse gouverner sans risquer la censure des deux autres. Le président de la République qui se présentait autrefois sous l’étiquette d’« En marche » pourrait bien avoir placé le pouvoir législatif à l’arrêt. Après des années passées sous l’ère Macron, à la conception verticale du pouvoir, le peuple français aspire à davantage de justice sociale, de pouvoir d’achat mais surtout une volonté de changement drastique dans la méthode de gouverner, voire un rejet du système. L’attitude du Président Macron ne fait qu’attiser ce qui a conduit à cette configuration politique : le manque de confiance des citoyens envers des représentants perçus comme impuissants et sourds à leurs revendications. Les Français ne parviennent plus à s’identifier à leurs institutions et la séquence post-législative a démultiplié cette méfiance en défiance. S’il est une majorité dont il faut faire état à l’issue des législatives, celle d’une volonté de rupture dans la façon de gouverner s’impose, dérivant d’un manque de légitimité ressenti par les citoyens. Pourtant, le Premier ministre Michel Barnier est issu des rangs du parti ayant recueilli à peine plus de 5% des suffrages et constitue l’archétype de l’ancien monde politique. Comment expliquer aux Français que le parti le moins fort à l’Assemblée se retrouve au cœur du pouvoir, avec le Premier ministre le plus âgé de toute l’histoire de la Ve République ? S’il est une majorité dont il faut faire état, c’est bien la rupture avec la politique jupitérienne conduite tant sur le fond que sur la forme, depuis 2017. Si le peuple a voté pour son effacement, le président de la République a opéré une résistance par sa lecture extensive de son rôle d’arbitre à travers la combinaison des articles de la Constitution pour s’arroger un rôle de sélectionneur voire de capitaine de la politique gouvernementale. Pourtant, le régime de la Ve République a ceci de particulier. Fondamentalement, la France demeure un régime parlementaire. La tendance semi-présidentielle ne vaut, en pratique, qu’en dehors des périodes de cohabitation. Dans cette dernière configuration, le Président n’est alors plus le chef de la majorité mais bien le chef de l’État. Le Président en période de concordance des majorités, décide de tout, mais n’est responsable politiquement de rien, d’autant plus lors d’un second mandat, celui-ci n’étant pas renouvelable. Pourtant désavoué par son absence de majorité, le Président Macron a souhaité peser de tout son poids dans le choix du Premier ministre, anticipant lui-même le jeu des coalitions, sans même laisser une chance à celle arrivée en tête, le NFP, de constituer un gouvernement. S’il est une majorité dont il faut faire état, indéniablement, celle du Front Républicain se place largement en tête. Et pourtant, c’est le RN, arrivé en troisième position qui dispose d’une place de choix. Et pour cause : le gouvernement choisi opère un virage à droite toutes, aux valeurs de repli, à la merci d’un RN sur lequel repose toute la stabilité gouvernementale. La nomination de Bruno Retailleau, incarnation du symbole de la droite dure au ministère de l’Intérieur en constitue une illustration, tout comme l’appel du Premier ministre à Marine Le Pen après la déclaration du ministre de l’Économie affichant son caractère Le-Peno incompatible. Au-delà l’ensemble du gouvernement reflète des choix audacieux et très conservateurs : Laurent Saint Martin, macroniste de la première heure, pourtant battu lors des élections législatives de 2022, se voit nommé au poste de ministre des Comptes publics ; Annie Genevard soutenant l’élevage intensif et les méthodes de chasse « dures » au ministère de l’Agriculture ; Olga Givernet, adepte du nucléaire en tant que ministre déléguée chargée de l’Énergie ; sans compter les nombreuses reconductions du gouvernement démissionnaire. Certains de ses membres ont voté contre la loi pour le mariage pour tous, contre l’inscription de l’IVG dans la Constitution, ou encore contre l’ouverture de la PMA. Aujourd’hui, ni le président de la République, ni le gouvernement ne paraissent assez solides pour susciter la confiance des Français. Le Premier ministre de ce gouvernement minoritaire, s’il est tenu de prononcer un discours de politique générale, n’est pas assujetti à une obligation s’agissant du vote de confiance. En outre, aucune dissolution ne pourra être prononcée avant un an après cet épisode électoral. Reste donc l’incertitude du jeu de la motion de censure, brouillé par un RN devant qui le nouveau gouvernement courbe l’échine, faisant obstruction au Front républicain. Or, la Ve République se fonde sur le peuple, conçu comme étant la source du pouvoir. Et n’en déplaise au ministre de l’Intérieur, l’État de droit est sacré en tant que véritable corollaire de la sécurité juridique des citoyens, détenteurs de droits politiques actifs mais également de droits et libertés qui leur sont garanties, non soumis à l’effervescence de l’immédiateté, notamment aux fluctuations de majorités faibles et éphémères. Les crises conjoncturelles puisent leur source de crises plus profondes : elles ne sont que la version émergée de l’iceberg. La crise politique que nous traversons à l’issue des élections législatives de 2024 dérive d’une crise institutionnelle plus profondément ancrée. Le manque de confiance des citoyens envers leurs institutions ne relève plus de l’exception : il en est devenu le principe. Cette double méfiance à la fois des citoyens envers leurs représentants mais également des représentants envers le peuple souverain est devenu structurelle sous la Ve République. Alors que faire pour parvenir à ressusciter le sentiment d’adhésion et d’appartenance des français au contrat social ? L’un des chantiers consiste à moderniser les institutions et remettre le citoyen au cœur du pouvoir. L’Institut Rousseau a déjà œuvré en ce sens ! De façon synthétique, la fiche thématique sur « Intégrer le peuple dans les

Par Toudic B.

1 octobre 2024

Communiqué Institut Rousseau

Pour la première fois depuis la Libération, l’extrême-droite semble en mesure d’obtenir une majorité parlementaire et, ainsi, de gouverner notre République. L’histoire nous apprend pourtant que l’extrême-droite ne dit jamais son nom, pas plus que l’extrême-libéralisme, et que les deux vont souvent de pair. Au cours des trente dernières années, ces forces se sont conjuguées pour nous mener aujourd’hui au bord de l’abîme. Alors que l’idéologie du marché sans contrepartie abattait les protections des individus, des nations et des écosystèmes, préparant l’avènement de l’extrême-droite tout en prétendant la repousser, cette dernière s’appuyait sur le désordre du monde et la colère grandissante pour imposer ses visions rétrogrades et simplistes et accuser ses boucs-émissaires. Ces deux puissances masquées se sont renforcées et soutenues mutuellement, pour le plus grand malheur des peuples qui croient en leurs promesses de prospérité ou d’ordre, alors qu’elles n’apportent que précarité et désordre. Sous couvert de « modernité » ou de « protection », leurs logiciels profonds sont ceux de la violence et du ressentiment. Ces forces ne parlent pas le langage de la République : à rebours de l’idéal d’humanisme et de solidarité, elles opposent les citoyens entre eux, selon leur statut social, leurs origines ou leurs manières d’être. Ce ne sont pas des forces de progrès, de protection, encore moins de rassemblement, ce sont des forces de destruction, d’insécurité et de division. Les fictions sociales sur lesquelles elles reposent nient tant la possibilité d’une alternative au repli identitaire que celle d’une harmonie, c’est-à-dire qu’elles refusent ce qui constitue l’essence même de la liberté humaine. Le résultat de leur action, dans les actes comme sur les esprits, est devant nos yeux : nous vivons un âge des colères, celui où l’équilibre psychologique et la tolérance des peuples menacent de céder devant la disparition des services publics et des solidarités organisées, devant la montée des inégalités, de la pauvreté et la violence sociale qui en découle, comme devant la violence des représentations et la déshumanisation des débats publics. Placés en situation permanente d’insécurité économique, soumis à un ordre de réformes aussi injustes que prétendument incontournables, contraints et punis dans leur expression politique, appelés à se dresser contre les plus faibles plutôt que d’être solidaires à leur égard, de plus en plus de nos concitoyens se préparent ainsi à faire le choix du pire, sans comprendre que cela les conduira vers davantage de difficultés encore. Il n’est plus d’intelligence rationnelle là où la souffrance et la frustration dominent trop longtemps. Pourtant, différentes enquêtes récentes ont montré que plus des trois-quarts des Françaises et des Français s’accordent pour des réformes telles que l’abrogation de la réforme des retraites, l’augmentation du SMIC, le rétablissement de l’ISF, la revalorisation de nos services publics ou encore la mise en place d’une véritable planification écologique capable à la fois de réindustrialiser notre pays et de répondre à la crise climatique. Ni le Rassemblement National –qui hier encore renonçait à abroger la réforme des retraites ou à rétablir l’ISF–, ni les partisans de la poursuite d’une politique néolibérale dont l’application n’a eu d’autres effets que diviser notre Nation, affaiblir notre économie et accélérer la régression écologique ne sont en mesure de répondre à ces aspirations majoritaires. Il appartient ainsi à toutes les forces sociales, républicaines et écologistes de convaincre le peuple, tout le peuple, qu’une autre voie est possible. Que l’on peut apporter des réponses crédibles, ambitieuses et justes à des problèmes bien réels, que la prospérité, la sécurité des individus comme la protection de la nature ne s’opposent pas mais sont indissociables, que l’on peut susciter l’adhésion politique par l’espoir plutôt que par le ressentiment ou la peur, qu’il n’y a pas de fatalité au repli ou à un ordre du monde perverti par une logique capitaliste déshumanisée. L’Institut Rousseau est né de cette conviction il y a plus de quatre ans, et il tiendra son rôle au service de cet idéal dans cette période critique. En écho à la Déclaration de Philadelphie (1944), nous soutenons que la justice sociale est le meilleur garant de la paix. Dans le sillage du Préambule de notre Constitution, nous affirmons que les droits humains de tous, y compris les migrants, ne sont jamais et nulle part négociables. Enfin, dans le prolongement de l’Office International du Travail, ultime témoin du projet de Société des Nations, nous affirmons que chacune, chacun a droit à un travail décent. Forts des travaux que nous avons produits au cours de ces dernières années, et des propositions originales que nous avons souvent fait émerger, nous entendons ainsi contribuer à montrer que sur les grands sujets politiques du moment, des solutions existent, qui n’ont besoin que de volonté politique et de l’engagement des citoyens à les revendiquer pour devenir des réalités. Nos propositions feront ainsi écho à celles qui se construisent dans le champ politique et syndical, en réaction à cette situation politique dangereuse, du Front populaire aux acteurs de la société civile, et seront utiles à toutes celles et tous ceux qui sont engagés pour le renouveau démocratique, la reconstruction écologique et la justice sociale. Notre contribution se matérialisera, à partir du 20 juin, par la publication quotidienne, durant deux semaines, de propositions synthétiques offrant des solutions concrètes et innovantes, dans le domaine des institutions politiques, de la protection sociale, du renouveau économique et de la reconstruction écologique. Rendez-vous à partir du 20 juin ! Institut Rousseau – des idées pour la reconstruction écologique, sociale et républicaine de nos sociétés.  

16 juin 2024

L’action climatique est-elle soluble dans le pétrole ? Le consensus de Dubaï et ses contradictions

Difficile de croire qu’il y a huit ans, en 2015 et à Paris, lors de la 21ème conférence sur le climat des Nations unies (COP 21), la communauté internationale parvenait à s’accorder sur la lutte contre le changement climatique et approuvait l’Accord de Paris. Ce consensus sur la nécessité de combattre le changement climatique et de maintenir l’augmentation des températures sous 2°C et si possible 1,5°C avait été baptisé « esprit de Paris ». Les années qui ont suivi l’ont enterré, laissant réapparaître de nombreuses divisions, que l’on pensait alors dépassées. Malgré tout, les narratifs des différents pays ont évolué alors que les effets du changement climatique se faisaient plus visibles et que la gouvernance internationale s’adaptait. Ces difficultés se reflètent dans le texte final de la COP 28, qui s’est tenue fin 2023 à Dubaï. D’un côté, le texte rappelle l’importance d’une « transition hors des énergies fossiles » afin de parvenir à l’objectif « net zéro en 2050 » en se basant sur la science. De l’autre, il reconnaît l’importance des « énergies de transition » (une allusion au gaz naturel, appartenant pourtant aux énergies fossiles), et appelle à l’accélération de solutions technologiques telles que le nucléaire ou la capture, utilisation et séquestration du CO2 (CCUS, pour carbon capture, utilisation and storage) alors qu’elles restent extrêmement coûteuses, inaccessibles pour de nombreux pays, et que leur efficacité reste sujet à discussion (voir plus bas)[1]. Ce texte ambigu n’en est pas moins nommé par les Nations unies le « UAE consensus », soit en français le « consensus émirati ». Ce consensus et ses contradictions révèlent aussi des conceptions opposées des moyens à mettre en œuvre dans la lutte contre le changement climatique. L’heure est pourtant grave, alors que le service européen Copernicus a annoncé que 2023 serait probablement l’année la plus chaude jamais enregistrée[2]. Cette note vise donc à aller derrière ce consensus et à identifier les origines des dissensions entre les Etats, à faire une liste des tactiques employées pour continuer à utiliser des énergies fossiles tout en restant officiellement aligné avec les objectifs de l’Accord de Paris. Notons que nous nous focalisons sur les actions d’atténuation du changement climatique et d’utilisation des énergies fossiles et nous n’abordons pas les questions d’adaptation, de pertes et dommages ou de finances[3]. Généalogie des divisions actuelles : l’insoluble question des responsabilités Le principe des « responsabilités communes, mais différenciées et des capacités respectives » Les divisions sur le plan climatique apparaissent très tôt dans l’histoire des négociations, et se manifestent notamment à travers le principe des « responsabilités communes, mais différenciées et des capacités respectives » (common but differentiated responsibilities and respective capabilities, CBDR). Ce principe a été inclus dans les déclarations des Nations unies sur l’Environnement de Stockholm (1972) puis de Rio (1992)[4]. D’après les CBDR, les pays développés sont les principaux responsables du changement climatique (en 1992, à l’époque où se développe cette rhétorique des CBDR, les États-Unis sont encore le premier émetteur annuel) et le maximum des efforts climatiques leur incombe. Cela implique qu’ils doivent drastiquement réduire leurs émissions, mais aussi financer la lutte contre le changement climatique dans les autres pays. Les États-Unis rejettent ce principe en 1997 avec la résolution Byrd-Hagel[5]. Le Sénat américain refuse alors à l’unanimité la ratification du Protocole de Kyoto[6]. À l’inverse et selon les CBDR, les pays en développement ont besoin d’avoir accès à des sources d’énergie bon marché pour se développer. Ils doivent donc être autorisés à émettre des gaz à effet de serre, et doivent recevoir des soutiens financiers de la part des pays riches pour leurs transitions climatiques (les questions d’adaptation aux effets du changement climatique et de compensation des pertes et dommages s’ajouteront plus tard aux discussions). Cette idée reste d’actualité à l’aube de la COP 28, alors que l’Inde aurait demandé aux pays développés d’avoir une empreinte carbone négative afin de compenser les émissions des autres pays, nécessaires pour assurer leur développement[7]. Les responsabilités en matière de changement climatique ainsi que le poids économique des différents pays ont évolué depuis 1992 et varient en fonction des calculs et approches adoptés. Le classement des plus gros émetteurs change si l’on considère les émissions historiques (soit l’accumulation des gaz à effet de serre depuis le XIXème siècle), même si le duo de tête reste les États-Unis et la Chine (il n’est par ailleurs pas impossible que cette dernière dépasse un jour les États-Unis)[8]. Une autre méthode de calcul, proposée en 2023, prend en compte l’histoire coloniale des pays et fait bondir les émissions de certains pays comme la France[9]. Les résultats changent encore si l’on choisit de mesurer les émissions par habitant : des pays très peuplés comme la Chine et l’Inde se positionnent loin derrière les pays développés, laissant notamment la place à d’autres émetteurs (Nouvelle-Zélande, Canada, ou encore Australie). Dès lors, déterminer quel pays a la plus grande part de responsabilité dans le changement climatique se révèle extrêmement difficile et la perception de la responsabilité de chaque pays dans le changement climatique varie d’une méthode de calcul à l’autre (sauf pour les États-Unis, qui se positionnent parmi les plus gros émetteurs, quelques soient les critères choisis – voir tableau ci-dessous)[10]. Classements des plus gros émetteurs selon une sélection de critères[11] (2021) Rang Émissions cumulées (1850 – 2021) Émissions cumulées (1850 – 2021), en prenant en compte l’historique colonial Émissions cumulées par habitant Pays Total des émissions (MtCo2) Pays Total des émissions (MtCo2) Pays Total des émissions (tCO2) 1 États-Unis 509,1 États-Unis 520,1 Nouvelle-Zélande 5765 2 Chine 284,4 Chine 285,8 Canada 4772 3 Russie 172,5 Russie 235,3 Australie 4013 4 Brésil 112,9 Royaume-Uni 129,4 États-Unis 3820 5 Allemagne 88,5 Brésil 112,7 Argentine 3382 Source : Carbon Brief D’autres critères existent également, prenant par exemple en compte les émissions exportées. Sans évaluation consensuelle de la responsabilité de chacun, il est impossible de déterminer les efforts auxquels chaque État doit consentir pour réduire le plus rapidement possible les émissions. La question de la responsabilité inclut ainsi en filigrane l’idée d’un droit à émettre pour chaque pays : autrement dit, les pays industriels sont parvenus à leur niveau actuel

Par Voïta T.

20 décembre 2023

Réponse à six critiques récurrentes sur la décroissance

« La découverte la plus marquante de la recherche historique et anthropologique récente est que les relations sociales de l’homme englobent, en règle générale, son économie. L’homme agit de manière, non pas à protéger son intérêt individuel à posséder des biens matériels, mais de manière à garantir sa position sociale, ses droits sociaux, ses avantages sociaux. Il n’accorde de valeur aux biens matériels que pour autant qu’ils servent cette fin. » Karl Polanyi[1] Bien que cette citation, tirée du livre La grande transformation, ait bientôt un siècle d’âge, elle n’en est pas moins actuelle tant les mythes, les croyances, et les idéologies que Karl Polanyi dénonçait en son temps gangrènent toujours les débats et obstruent l’avènement d’une quelconque pensée hétérodoxe aussi bien dans le monde de la recherche que dans la société civile, et encore moins dans la sphère politique. C’est le cas pour les courants de pensée de la décroissance qui, lorsqu’ils ne font pas sauter au plafond les plus conservateurs, suscitent des critiques révélatrices – y compris d’un milieu dit « progressiste » – signe d’un enfermement idéologique déconcertant chez des penseurs se prévalant d’une neutralité intellectuelle. On y loue le progrès et la technique comme étant les moyens de répondre à l’urgence écologique alors même que la solution est à chercher en priorité dans notre organisation sociale. Revenons dans cette note sur six des critiques les plus fréquentes adressées à la décroissance pour montrer en quoi celles-ci sont révélatrices d’un mode de pensée bien spécifique, à la fois occidentalo-centré, colonial, capitaliste, inéquitable, et techno-progressiste. Une pensée qui se veut et se croit neutre parce que largement hégémonique dans les sphères de pouvoir mais qui, comme toute pensée, est biaisée et limitée par le vécu personnel, la vision du monde et surtout les intérêts particuliers de ceux qui la diffusent. Nous ne pouvons pas penser concrètement la mise en place de la décroissance sans nous défaire de ces mythes et croyances hérités du modernisme occidental. 1 – Comment financer la transition écologique avec la décroissance ? Voici l’une des questions qui revient le plus souvent dans la bouche des économistes libéraux, des syndicats patronaux et d’une large part de nos élus et technocrates divers. La décroissance, pourquoi pas ? vous diront les plus courtois. Mais comment diable financer la transition écologique sans investir massivement dans les énergies décarbonées, les véhicules électriques, l’isolation des bâtiments, les infrastructures ferroviaires, l’agroécologie, etc. ? C’est une question légitime, mais qui est tout à fait secondaire. D’une part, parce que le projet de décroissance implique une refonte complète de notre modèle de société, qui rend caduc les outils de financement dont nous disposons dans une économie capitaliste. D’autre part, parce qu’avant de se demander « comment », il serait judicieux de se demander « pourquoi » et « pour qui ». On peut débattre des heures sur les bonnes manières de flécher les investissements vers des projets de « transition » grâce à la création monétaire, la fiscalité ou la réglementation : cela est une pure perte de temps. Ce type de pensée s’inscrit dans une logique de capitalisme responsable mais pas de décroissance. Les courants de pensée de la décroissance sont par essence une critique du capitalisme. C’est-à-dire qu’ils s’opposent à la propriété privée des moyens de production et à l’accumulation du capital aux mains d’une minorité. Dans une société en décroissance, nul besoin de chercher à flécher les investissements privés des détenteurs de capitaux vers des placements verts ou durables en jouant sur le taux de rentabilité pour les appâter comme s’égosillent bon nombre d’économistes libéraux qui veulent nous vendre une transition qu’on attend toujours[2]. La finance verte dans une société capitaliste est une illusion[3] qui n’amuse que les investisseurs et les entreprises qui en bénéficient à titre personnel au mépris de la destruction du vivant qu’elle continue de perpétrer. Dans une société en décroissance, la propriété du capital n’appartient plus aux investisseurs privés : elle est socialisée[4]. « C’est donc la dictature communiste ! » Loin de là au contraire. Nous y reviendrons un peu plus loin. La propriété du capital n’est pas étatisée mais socialisée. Ce sont donc des collectifs de citoyens vivant sur un territoire donné qui décident démocratiquement des activités productives nécessaires à mettre en place pour répondre aux besoins qu’ils ont identifiés, pour eux et pour leur territoire. Et c’est là le point central. Il faut définir collectivement et démocratiquement nos besoins avant de penser à quelles activités productives nous voulons financer pour y répondre. C’est la question du « pourquoi ». Par exemple, le besoin en mobilité des habitants du Lauragais n’est pas le même que celui des Parisiens. Les infrastructures existantes et la topographie du territoire sont bien différentes. Et il en va également des habitudes, des coutumes et des manières de faire et de vivre ensemble. On ne peut donc pas présupposer de la nécessité de financer la production de véhicules électriques individuels pour se déplacer sans savoir si cela répond vraiment à leurs besoins. Idem pour le besoin de se chauffer. On pourra aisément utiliser du bois de chauffage en Ariège, mais cela ne sera pas forcément pertinent à Lille. Ce sont des exemples caricaturaux, j’en conviens, mais qui nous permettent de réaffirmer l’évidence que l’on n’a pas les mêmes besoins sur tous les territoires ni les mêmes manières d’y répondre[5]. On ne peut donc pas penser un financement de la transition de manière centralisée, sans s’intéresser aux besoins réels auxquels ils viennent répondre. Cela ne signifie pas qu’il n’y a plus d’État ou de gouvernance nationale voire supranationale dans une société en décroissance. En revanche, cela signifie que la gouvernance est répartie à plusieurs échelons du territoire et que les décisions sont prises par les acteurs eux-mêmes, au plus près de la réalité du terrain. Un fonctionnement bien différent de ce que l’on connaît dans un système représentatif centralisé comme le nôtre. Par ailleurs, la réponse aux besoins identifiés ne peut se faire que dans un souci de sobriété pour un respect des limites planétaires à l’échelle

Par Malek G., Decka J.

26 novembre 2023

Croissance, développement et décroissance dans la pensée économique

Au XVIIIe siècle, le machinisme et de l’industrie étaient en plein essor. Les économistes de l’époque ne faisaient pas de distinction entre les termes de croissance et de développement. Ils s’attachaient à établir des lois « naturelles » et universelles qui régissent le processus d’accroissement des richesses produites et la répartition du produit global. Nombreux sont ceux qui doutaient néanmoins de la capacité des économies à faire croître durablement les richesses. Thomas Robert Malthus, dans son ouvrage Essai sur le principe de population (1798), émet ainsi l’idée que la population croît selon une progression géométrique alors que la production, bornée par la fertilité des sols, croît selon une progression arithmétique. Selon l’auteur, des mesures de régulation démographique s’imposent pour empêcher un blocage de la croissance. Dans une autre perspective, le modèle construit par David Ricardo dans les Principes de l’économie politique et de l’impôt (1815) prédit sur la longue période l’atteinte d’un état stationnaire en raison de la fertilité décroissante des terres mises en culture. Celle-ci engendre un accroissement de la rente qui induit une baisse du taux de profit. Or, le profit est tout à la fois source et mobile de l’accumulation. Le néoclassique Stanley Jevons (Sur la question du charbon, 1865) met quant à lui en avant le caractère épuisable des ressources en charbon qui, associé à une population en croissance, va empêcher le processus de croissance de se poursuivre. Cependant, de même que les physiocrates faisaient de la nature la source même de la création de richesses, les économistes classiques puis néoclassiques vont l’exclure de l’analyse ; ils ne s’attachent qu’aux biens reproductibles et à ce titre, les ressources libres et disponibles gratuitement ne font pas l’objet de leurs recherches. Dans la seconde moitié du XXe siècle, l’essor rapide des pays occidentaux engendre une réflexion sur la capacité de l’ensemble des pays du monde à atteindre le niveau de vie des pays industrialisés, et débouche sur la formation d’une économie du développement. Le concept de développement, distinct de celui de croissance, se dessine et l’on doit sa célèbre définition à F. Perroux en 1961 (dans son livre L’Économie du XXe siècle) ; alors que la croissance désigne l’augmentation soutenue, pendant une ou plusieurs périodes longues d’un indicateur de dimension, le développement est « la combinaison des changements mentaux et sociaux aptes à faire croître, cumulativement et durablement, son produit réel global ». L’objectif des programmes d’aide au développement vise alors le rattrapage des pays « du Sud », avec la mise en place d’infrastructures à même de développer le capital technique, la productivité et le revenu distribué. Il s’agit de poser les bases d’une croissance économique soutenue. Le développement est conçu comme un processus linéaire qu’il s’agit de parcourir pour atteindre le niveau de richesse des pays occidentaux. Telle est la conception qui se dégage de l’analyse de W.W Rostow, indépendamment de toute considération sur les questions environnementales. Le développement serait caractérisé par la succession de quatre étapes (la société traditionnelle, le décollage, la maturité et la consommation de masse) plus ou moins longues selon les politiques publiques mises en œuvre. Dans les années 1960, la pollution est conçue comme la contrepartie acceptable du développement économique. Les régulations environnementales sont totalement absentes, en conséquence de quoi les entreprises n’internalisent pas les externalités liées à cette pollution. Une externalité est une conséquence de l’activité économique qui n’est pas prise en compte dans le calcul des agents. Il peut s’agir par exemple d’une nuisance qui ne fait pas l’objet d’une compensation monétaire. Le premier coup d’arrêt à cette apologie de la croissance est donné par le « rapport Meadows » en 1972. Une équipe de chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) modélise les relations entre la population mondiale, la production agroalimentaire, la production industrielle, le niveau de pollution et l’utilisation des ressources non renouvelables. Ils mettent en évidence un lien de causalité robuste entre la croissance, les émissions polluantes et l’épuisement des ressources naturelles, si bien que le Club de Rome (groupe de réflexion réunissant scientifiques, industriels, économistes et fonctionnaires internationaux) préconise une croissance zéro dans leur ouvrage Les limites de la croissance (dit « rapport Meadows »). À la même époque, l’économiste Nicolas Georscu Roegen soutient le point de vue selon lequel le principe de la thermodynamique s’applique à l’économie. Ce principe établit que dans un système isolé qui ne reçoit pas d’énergie ou de matière en provenance de l’extérieur, l’énergie se dégrade en chaleur de façon irrécupérable. Les ressources naturelles s’épuisant inévitablement, la croissance matérielle illimitée est impossible. La seule voie possible pour l’économie est donc la décroissance. En tout état de cause, le débat sur les liens entre croissance, développement et environnement est alors ouvert. Ainsi, une première conférence des Nations unies sur l’environnement humain se tient à Stockholm en 1972. Les participants signent une déclaration faisant état d’« une conception commune et des principes communs » qui doivent inspirer et guider les efforts des peuples du monde en vue de préserver et d’améliorer l’environnement. Dans un contexte de fortes tensions sur le prix des matières premières et de catastrophes écologiques marquant les esprits (Tchernobyl en 1986), les Nations unies créent la Commission mondiale pour l’environnement et le développement (CMED) chargée d’étudier les relations entre développement économique et environnement. La commission publie en 1987 le rapport intitulé « Notre avenir à tous », encore appelé « rapport Brundtland ». Ce dernier souligne que l’utilisation intensive des ressources naturelles et le développement des émissions polluantes mettent en péril le mode de développement même des pays occidentaux. Le développement doit être durable, c’est-à-dire permettre la satisfaction des besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. Pour la première fois, le développement est conçu comme l’articulation de préoccupations sociales, à travers la satisfaction des besoins présents, mais aussi de préoccupations environnementales, à travers la préservation du bien-être des générations futures. Il concilie ainsi une exigence de croissance et de développement (notamment pour les pays du Sud) et une exigence de préservation de l’impact

Par Piluso N.

24 novembre 2023

Quelques réflexions sur les transitions climatiques et environnementales des entreprises et des banques, étroitement liées et imbriquées

Dans le contexte des multiples dégradations de l’environnement, de l’effondrement de la biodiversité, du changement climatique et de l’objectif de neutralité climatique en 2050, les entreprises sont confrontées à de nombreux risques – risques de transition(s), risques physiques, risques juridiques – qu’elles doivent anticiper pour s’adapter à un monde qui se réchauffe et qui est fortement impacté par les activités humaines. Les banques, du fait des engagements de leurs clients, des risques qu’ils encourent et des difficultés qu’ils peuvent (et pour certaines vont) rencontrer doivent de même anticiper ces problématiques et accompagner ces changements. LA TRANSITION DES ENTREPRISES Les entreprises œuvrant dans les filières du charbon, du pétrole et du gaz (tant conventionnels que non-conventionnels), ou qui en sont dépendantes sont extrêmement nombreuses ; elles se situent dans de très nombreux secteurs d’activité. Il y a celles situées en amont de ces filières (prospection, extraction et soutien à l’extraction de ces combustibles fossiles) ; celles en aval (production d’électricité à partir de ces énergies fossiles, transformation, stockage, distribution et commercialisation) ; celles fabriquant des dérivés qui en sont directement issus (plastiques, engrais, détergents, produits cosmétiques, vêtements en synthétique, etc.) ; celles pour qui les énergies fossiles constituent la principale source d’énergie (transport routier, aérien, maritime) ; celles pour qui elles représentent une matière première indispensable (sidérurgie). Pourtant, aux yeux du public, toutes ces entreprises sont essentiellement – voire exclusivement – symbolisées par les grandes majors pétrolières et gazières. De très nombreux facteurs vont directement impacter l’ensemble de ces entreprises : les politiques publiques de tous ordres mises en œuvre pour réduire les émissions de gaz à effets de serre pour atteindre les objectifs fixés par l’Accord de Paris à l’horizon 2050 ; celles pour lutter contre les pollutions et les destructions de notre environnement ; les actions pour limiter les impacts et réparer les dégâts sur la nature et sur la biodiversité ; les avancées techniques et technologiques y contribuant ; les évolutions nécessaires pour réaliser et contribuer à leur niveau aux transitions climatiques et environnementales ; les adaptations indispensables à ces évolutions… Ces impacts vont concerner tant l’activité, les process, les approvisionnements, les ventes de ces sociétés, que leurs investissements, dont certains vont devoir être mis hors service avant la fin de leur durée de vie économique. On parle là d’« actifs échoués ». Les entreprises doivent donc évaluer ce que l’on appelle leur « vulnérabilité climatique et environnementale » et qui résulte de l’analyse de leurs risques dans ces domaines. Un critère de plus à prendre en compte lors de la détermination de leurs orientations stratégiques et de leurs choix d’investissements. L’ensemble des études menées montre que, selon que la transition est effectuée d’une manière ordonnée ou, à l’inverse, de manière trop tardive ou trop abrupte, les probabilités de défaut de ces entreprises (i.e. leurs incapacités de faire face à leurs engagements financiers) augmentent parfois sensiblement. Avec des répercussions possiblement notables, par ce canal, sur la stabilité financière dans l’ensemble de l’économie. On ne peut pas dire aujourd’hui que, dans ce domaine, « tous les voyants sont au vert ». Dès le début de la guerre en Ukraine, de nombreux pays, y compris en Europe, se sont engagés dans une recherche effrénée de nouveaux approvisionnements en gaz et pétrole pour remplacer leurs importations russes, confortant ainsi leur dépendance aux combustibles fossiles. Parallèlement, insistant sur l’urgence due au contexte actuel, les entreprises du pétrole et du gaz accélèrent dans la recherche et l’exploitation de nouveaux gisements, en particulier ceux en eaux profondes et dans l’Arctique ou ceux de gaz et de pétrole de schiste qui, faut-il le rappeler, sont désastreux pour les nappes phréatiques et pour le climat. Ils s’impliquent aussi fortement dans la construction de nouvelles infrastructures destinées au transport et aux importations tels que les terminaux de gaz naturel liquéfié. Au niveau mondial, les ministres de l’Energie des pays du G20 n’ont pas réussi fin juillet 2023 en Inde à s’accorder sur un calendrier permettant de réduire progressivement le recours aux énergies fossiles. Le charbon, qui est l’une des principales sources d’énergie de nombreux pays dont la Chine et l’Inde, n’est même pas mentionné dans le rapport final alors même qu’il est l’un des principaux contributeurs au réchauffement climatique. La réticence de certains pays producteurs de pétrole, Arabie Saoudite et Russie en tête, à une sortie rapide des combustibles fossiles est aussi pointée par les ONG présentes à Goa. D’ailleurs, dans son tout récent scénario (octobre 2023), l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) prévoit une hausse de 16,5 % de la demande de pétrole d’ici 2045 par rapport à 2022. Elle estime que 14 000 milliards de dollars d’investissements – soit environ 610 milliards de dollars en moyenne par an – sont nécessaires dans le secteur pétrolier pour combler cette demande. L’organisation argue que ses membres ne font ainsi que répondre à la demande de leurs clients. Même si cela est en totale contradiction avec les préconisations de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) qui prône depuis des années l’arrêt de ces investissements pour permettre au monde d’atteindre la neutralité climatique d’ici à 2050. Le rapport de synthèse du GIEC publié en mars 2023 (dont le résumé à l’intention des décideurs a été adopté par 195 pays) appelle à un sursaut international immédiat pour saisir l’espoir, maintenant très tenu, de limiter le réchauffement à 1.5°C ; objectif que toutefois, de plus en plus de scientifiques s’accordent à considérer comme inatteignable. Notamment, le GIEC appelle à des réductions profondes, rapides et soutenues des émissions de gaz à effet de serre ; autrement dit, en filigrane, à la réduction rapide et soutenue des émissions liées aux énergies fossiles. Et outre, il indique qu’en cas de poursuite des politiques actuelles, la planète se dirige vers un réchauffement d’au moins 2.8°C à la fin du siècle. Ainsi de la conférence des Nations unies sur la biodiversité (COP 15) qui s’est tenue à Montréal du 7 au 19 décembre 2022. Son objectif était de freiner un aspect crucial de la crise

Par Dicale L.

2 novembre 2023

Prêtons l’oreille aux voix de l’Europe centrale

« Europe. Superbe, intelligente, coupable, extraordinaire, innocente, sanglante… unique. » Sándor Márai, Journal (II). Unique, l’Europe, déclarait le romancier hongrois Sándor Márai, précisément parce qu’il en portait le deuil : son pays, à peine libéré de l’invasion militaire allemande, se retrouva, dès 1949, à son tour pris dans le glacis soviétique. Ce second « kidnapping » (Kundera[1]), avait toutefois quelque chose d’inédit : il apparaissait au romancier plus profond, plus irréversible, civilisationnel : « Une force venait d’apparaître en Europe, une force dont l’Armée rouge ne constituait que le support. S’agissait-il du communisme ?… Des Slaves ?… De l’Orient ?…[2] » L’invasion soviétique, aux yeux de Márai, c’était d’abord l’invasion russe : ainsi écrit-il, dans ses Mémoires de Hongrie, insistant sur l’abîme culturel qui séparait les nations centre-européennes de la civilisation « russo-slave » : « Ces hommes se montraient profondément différents de nous, inaccessibles, dans leur altérité, aux non-Slaves que nous étions[3] ». L’URSS signifiait ainsi, à ses yeux, non seulement l’arrivée d’une catastrophe politique (soviétisme totalitaire), mais par surcroît la disparition brutale de l’Europe. Un grand adieu civilisationnel dont témoigne aussi Milan Kundera, emboîtant le pas à Márai, quelques décennies plus tard : Face à l’éternité de la nuit russe, j’ai vécu à Prague la fin violente de la culture occidentale telle qu’elle avait été conçue à l’aube des Temps modernes, fondée sur l’individu et sur sa raison, sur le pluralisme de la pensée et sur la tolérance. Dans un petit pays occidental, j’ai vécu la fin de l’Occident. C’était ça, le grand adieu[4]. Cette nostalgie européenne est une cause aussi cruciale, et pourtant plus méconnue (toujours jugée inférieure aux raisons politiques) des grands exils du XXe siècle. Milan Kundera, Czesław Miłosz, Danilo Kiš, Sławomir Mrożek, Sándor Márai, tant d’autres : ces romanciers, essayistes, poètes, dramaturges, dont les noms nous sont, à nous, Français, si étrangers, ont tous émigré en Europe de l’Ouest – a fortiori en France. Derrière l’asile politique se jouait donc une autre tragédie : la quête d’une appartenance culturelle. C’est ce que Milan Kundera, encore, confesse dans une préface offerte à Václav Havel : Le drame qui se joue à Prague n’est pas d’ordre local (une querelle de famille dans la maisonnée soviétique), mais il reflète d’une manière très concentrée la destinée européenne. […] On anticipe à Prague la ruine possible de l’Europe. C’est la raison pour laquelle le moindre Tchèque est un Européen bien plus convaincu que n’importe quel Français ou Danois. Car il voit tous les jours de ses propres yeux « mourir l’Europe » et, tous les jours, il est contraint de défendre « l’Europe qui est en lui[5] ». Les réflexions de ces esprits centre-européens, cet attachement inquiet à « l’Europe mortelle » (cette Europe culturelle sous la politique) semblent désormais loin de nous, étranges ou désuets, au moment précisément où notre Europe entre dans une ère nouvelle de son histoire ; à l’heure où les vieux conflits souterrains semblent ressuscités par l’attaque russe de l’Ukraine, l’Europe n’est-elle pas sommée de relire avec attention ces plumes de l’« Autre Europe[6] » ? Ces voix de l’« Autre Europe », qu’elles s’élèvent du passé ou de notre modernité toute contemporaine, invitent à des méditations, transportent des imaginaires, délivrent des enseignements, déplacent la focale de notre jugement, mobilisent des héritages dont nous sommes étonnamment orphelins (à l’Ouest), et sans lesquels, pourtant, l’esprit européen, à coup sûr, serait incomplet : culture du doute (scepticisme) devant les grands emballements idéologiques ; culture du courage (des dissidents, des femmes, des artistes et des intellectuels) contre les forces d’intimidation ; attachement aux ambiguïtés (cette « sagesse de l’incertitude » selon Kundera) contre les processus de simplification et d’uniformisation… Plus encore qu’un fond culturel, on découvre aussi, dans ces régions de l’Europe, un certain ton, disons une tonalité, un rythme, un climat : pratique féroce de l’ironie face au lyrisme sentimental ; culture du jeu, des pieds-de-nez, des plaisanteries face à l’esprit de sérieux (la littérature d’Europe centrale est chargée d’une drôlerie inimitable) ; culture de la sublimation dans le tragique. Toute une « poétique » centre-européenne, peuplée d’histoires facétieuses (aux morales souvent cruelles et savoureuses, comme dans les nouvelles du polonais Sławomir Mrożek, du hongrois Desző Kosztolányi ou du tchèque Karel Čapek), dans une langue à la fois légère et haletante. On retrouve souvent, lorsqu’on se plonge dans ce corpus, des formes brèves, dynamiques, presque distrayantes à la manière des dialogues platoniciens ou des méditations de Montaigne, c’est-à-dire « à sauts et à gambades », par « bonds, sauts, feintes, cabrioles[7] », même au cœur des sujets les plus sérieux. Il y a là, dans la pensée et l’art centre-européens, un immense réservoir culturel et sensible qui s’inscrit en plein dans les problématiques de notre temps. Quoi d’autre ? Peut-être, pour finir ce bref panorama, rappeler que cette littérature est aussi celle des tavernes et de la musique, des forêts et des légendes, de l’ivresse et des frontières, de la camaraderie et de la solitude, des palabres et du silence, « des drames et de l’humour, des batailles perdues (…), des défenestrations, des révolutions (…), de l’imagination créatrice (…), des espérances écœurées, de la bravade et de la vraie résistance[8] » (Karel Kosik). Et lorsque l’écrivain-voyageur polonais, Andrzej Stasiuk, dans son récit Sur la route de Babadag, médite sur cette poétique du centre-est européen, il conclut, dans une superbe synthèse : C’est la spécialité des pays auxiliaires, des nations de second choix et des peuples de rechange. C’est ce miroitement, cette double ou triple fiction, ce miroir déformant, cette lanterne magique, le mirage, le fantastique et la fantasmagorie se glissant avec pitié entre ce qui est et ce qui devrait être. C’est cette ironie envers soi-même qui permet de jouer avec son propre destin, de s’en moquer, de le parodier, de transformer la chute en légende héroïco-comique, et de faire d’une allégation quelque chose à l’image du salut[9]. La guerre russo-ukrainienne continue à nos portes, depuis désormais plus d’un an ; Milan Kundera, le plus européen des romanciers contemporains, vient de faire ses adieux ; les élections européennes s’annoncent à l’horizon de 2024. À cet égard, prêter l’oreille aux grandes voix de l’Europe centrale (d’hier comme d’aujourd’hui) est une démarche plus qu’enrichissante : elle est salutaire. Quelques propositions de lecture : Pour les classiques : Desző Kosztolányi, Le traducteur

Par Manhes U.

5 septembre 2023

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