Ce qui doit échapper à la logique de la mondialisation Quelle méthode pour identifier les secteurs stratégiques de l’économie ?
Depuis l’éclatement de la crise sanitaire, l’idée que la France doit s’émanciper de chaînes de valeur mondialisées pour son approvisionnement en biens vitaux fait brusquement consensus. La pénurie criante de masques de protection qui a obéré la réponse française à l’épidémie s’est accompagnée d’autres fragilités dans le domaine des respirateurs ou encore des médicaments. De telles circonstances expliquent pourquoi des politiques ayant fait leur métier de porter des recettes libérales dissertent désormais sur la souveraineté économique, de Dominique Strauss-Kahn [1] à Emmanuel Macron, qui le 12 mars a déclaré : « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie » [2]. Dès lors que la nécessité de « reprendre le contrôle » – autre expression présidentielle récente – sur certains biens et services stratégiques est admise, comment procéder ? Quelles sont les activités qui mériteraient ce qualitatif de stratégique ? Comment déterminer, au sein de ces activités, les premières priorités ? Quels moyens mettre en œuvre pour maintenir ces activités sur le territoire, pour les faire croître, pour les sanctuariser vis-à-vis de fluctuations de marché ou d’offres d’achat venues de l’extérieur ? Table des matières I. La France n’a pas de doctrine cohérente sur la question des secteurs stratégiques II. Vers une doctrine viable : une méthode en deux temps a. Trois grandes catégories de secteurs stratégiques b. Trois types d’interventions à mettre en œuvre I. La France n’a pas de doctrine cohérente sur la question des secteurs stratégiques Force est de constater qu’il manque à ce jour à la collectivité un cadre de pensée cohérent en la matière. Pire, la méthode de raisonnement même qui permettrait d’établir un tel cadre fait défaut. Derrière certaines expressions invoquées à répétition par les acteurs politiques – l’« État stratège », le « patriotisme économique » – se cache une absence de réflexion globale sur les enjeux qu’elles recouvrent. Les errements du discours officiel au sujet de l’État actionnaire illustrent parfaitement cette indigence – qui est tout autant intellectuelle que pratique. En mars 2018, au moment de communiquer sur le programme de privatisations du gouvernement, Bruno Le Maire explique que « [l]‘État actionnaire doit être présent dans des secteurs stratégiques, où notre souveraineté est en jeu. Pour le reste, ce n’est pas le rôle de l’État que de recueillir régulièrement des dividendes » [3]. Outre l’amalgame entre deux questions distinctes – la participation au capital d’une part, l’appropriation et l’usage de dividendes de l’autre –, le ministre ne daigne pas énumérer les domaines où la souveraineté du pays serait en jeu. Trois mois plus tard, dans une interview aux Échos à l’occasion de la présentation du projet de loi Pacte en Conseil des ministres, il affirme que « [l]’État, pour sa part, doit être un État stratège. Il n’a pas vocation à diriger des entreprises concurrentielles […] Il doit garder la main sur des activités de souveraineté nationale, comme le nucléaire ou la défense ainsi que sur les grands services publics nationaux comme la SNCF » [4]. Au-delà de l’observation que le rail, le nucléaire et l’armement sont de facto des secteurs concurrentiels, ne serait-ce qu’à l’international, cette liste est bien trop courte, et bien trop vague, pour constituer un socle pouvant guider les pratiques de l’État actionnaire. Malheureusement, aucun éclairage probant sur le sujet n’est apporté par les rapports annuels et les autres communications de l’Agence des Participations de l’État (APE), sise à Bercy. Dans la « doctrine de l’actionnariat public » que l’APE met en avant, ne sont mentionnées que « les entreprises stratégiques qui contribuent à la souveraineté de notre pays (défense et nucléaire) » – comme si la souveraineté économique pouvait se limiter à ces deux activités – et les entreprises œuvrant au « service public » et à l’« intérêt général national ou local » [5]. « Stratégique », « souveraineté », « service public », « intérêt général » : autant de termes dont l’institution s’abstient pudiquement de préciser le périmètre. Au reste, la réflexion sur les secteurs stratégiques de l’économie et les manières de les préserver doit dépasser la seule question de l’actionnariat public. Par sa réglementation des entreprises privées, par ses interventions financières, par ses commandes, l’État dispose en principe d’une panoplie de moyens pour promouvoir les activités jugées essentielles. Encore faut-il déterminer quelles sont ces activités, et adapter à chaque fois les instruments déployés à leurs caractéristiques. Pourtant, pas plus que l’APE, les autres organes de la puissance publique n’offrent aujourd’hui un cadre de pensée cohérent face à ce sujet, qu’il s’agisse de la Caisse des Dépôts, de Bpifrance, du Conseil économique, social et environnemental, ou encore de France Stratégie (organisme de réflexion rattaché à Matignon, mais qui porte parfois bien mal son nom). L’absence de cadre cohérent pouvant servir de repère pour orienter des décisions particulières, ainsi que l’absence de méthode intellectuelle pour arriver à un tel cadre, expliquent pourquoi la gestion française des dossiers industriels majeurs de ces dernières années a été avant tout réactive, pour ne pas dire improvisée. Souvent, ce n’est qu’après coup, et déjà pris de court, que l’État a fait mine de découvrir qu’une activité vitale avait échappé à son champ d’intervention : aujourd’hui les masques de protection, hier les données personnelles ou encore les batteries de véhicules électriques. Dans d’autres cas, face à l’urgence de certaines situations, les dirigeants français ont surtout tâtonné. C’est ce qui s’est visiblement passé au moment du rachat d’Alstom Énergie par General Electric. À en croire un témoignage d’Arnaud Montebourg dans Le Monde, une réunion le 21 juin 2014 aurait opposé celui-ci, favorable à une solution alternative impliquant l’allemand Siemens, à Emmanuel Macron, alors secrétaire général adjoint de l’Élysée, qui se serait opposé à un blocage de General Electric au motif qu’« on n’est quand même pas au Venezuela ! » [6]. Si le parti pris idéologique du futur président peut choquer, le plus grave n’est sans doute pas là, mais bien dans le fait qu’un argument si déconnecté de l’enjeu concret ait pu avoir eu droit de cité dans le contexte de la prise de décision. Cette anecdote illustre
Par Sperber N.
3 mai 2020