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Pour un nouveau mode de création monétaire libre et ciblé sous contrôle démocratique

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Pour un nouveau mode de création monétaire libre et ciblé sous contrôle démocratique

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Sommaire

    Pour un nouveau mode de création monétaire libre et ciblé sous contrôle démocratique

    La série de Policy Briefs Agenda 2030 mobilise économistes et praticiens pour identifier un agenda de réformes économiques et financières permettant d’atteindre l’Agenda 2030, aux échelons territoriaux, nationaux et supranationaux. Contact : thomas.lagoardesegot@kedgebs.com et nicolas.dufrene@gmail.com.

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    ____ 

    Introduction

    Le temps est venu de mettre en œuvre des réformes majeures en matière de politique monétaire. La crise sanitaire a en effet confirmé une tendance de fond qui se dessinait déjà très clairement depuis la crise financière de 2008 et la mise en place par les banques centrales de politiques monétaires non-conventionnelles : le soutien monétaire des économies est indispensable mais il crée également des perturbations sur le marché des actifs et alimente les inégalités. Ces défauts qui accompagnent l’expansion de la base monétaire sont-ils inévitables ? Nous pensons que ce n’est pas le cas mais, pour les éviter, il faut s’autoriser à repenser et à élargir les modes de création monétaire.

    Cela suppose de mettre en œuvre un nouveau mode de création monétaire, et donc de politique monétaire, qui permette non seulement d’éviter ces effets indésirables mais également d’utiliser davantage la monnaie comme outil au service de l’économie réelle et du bien commun. Permettant de briser partiellement le cercle vicieux entre la monnaie et la dette, ce mode création monétaire aboutirait à une monnaie « libre » (c’est-à-dire de la monnaie libérée de la contrainte du remboursement, et donc de la destruction) et « ciblé », ce qui signifie que l’on doit trouver les moyens démocratiques de décider de l’allocation de cette création monétaire complémentaire, là où la politique monétaire actuel n’a absolument aucune prise sur l’emploi de la masse monétaire qu’elle crée. Ce nouveau mode de création monétaire n’aurait pas pour vocation de se substituer au système traditionnel de création monétaire par les institutions financières et monétaires (IFM), mais de le compléter. En effet, la création monétaire par le crédit, qui est devenu le mode privilégié de création monétaire depuis le XIXe siècle, constitue indéniablement un progrès historique en ce sens qu’il permet de passer d’une masse monétaire fixée de manière exogène par la quantité de métaux précieux à un mode de création monétaire anticipant les besoins des acteurs économiques (monnaie endogène). Il n’est toutefois pas sans défaut, notamment du point de vue de l’augmentation continue de la dette, ce qui laisse des marges d’amélioration conséquentes.

    C’est dans ce cadre que doit être pensée cette idée de la monnaie libre (ou permanente), qui suppose de « désencastrer » une partie de la monnaie de la dette[1].  Il s’agit de l’une des propositions centrales de l’ouvrage « Une monnaie écologique »[2], dont l’auteur de ces lignes est l’un des coauteurs, paru juste avant la crise sanitaire. Elle a depuis été défendue dans plusieurs publications[3].

    Cette note a pour objectif de passer en revue les arguments économiques et monétaires justifiant d’instaurer un tel mode de création monétaire, puis de définir les grandes lignes de sa mise en œuvre.

    I. Echapper au cercle vicieux de l’endettement associé à la création monétaire.

    Notre système de création monétaire repose actuellement sur les agents bancaires et, plus précisément, sur les banques commerciales (les IFM) et sur la banque centrale. Ce sont ces institutions qui sont dotées d’un pouvoir de création monétaire. Celui-ci ne peut s’exercer qu’avec une contrepartie qui peut prendre différentes formes (crédit, actif financier ou immobilier, matières premières, etc.). Autrement dit, pour créer de la monnaie, un agent bancaire doit respecter les règles de la comptabilité en partie double : à chaque augmentation de son passif (ce qui correspond à de la création de monnaie ex nihilo) doit correspondre une augmentation de son actif (sous forme de prêts le plus souvent, mais aussi, de plus en plus, sous forme d’acquisitions d’actifs). Cela suppose une relation avec un agent économique qui n’est pas une IFM (car entre les IFM il n’y a pas de création monétaire mais simplement des transferts de liquidité sauf lorsqu’il s’agit de la banque centrale). Autrement dit, il existe aujourd’hui deux sources de création monétaire principales de la part des institutions financières monétaires : la première est l’octroi de crédits, la seconde est l’acquisition de titres.

    Cela a une conséquence directe : puisque la création monétaire s’opère essentiellement par le biais du crédit et des acquisitions de titres (essentiellement des obligations qui donnent lieu à remboursement ultérieurs, notamment pour les emprunts publics), il n’est pas étonnant que la dette progresse parallèlement à l’activité et à la masse monétaire. La dette progresse d’ailleurs toujours plus rapidement que le produit intérieur brut (PIB) car une partie de la monnaie émise ne se retrouve pas instantanément dans les circuits économiques (épargne) ou fuit à l’étranger (en cas de déficit de la balance des paiements). Selon le Fonds monétaire international (FMI), l’endettement public et privé mondial a ainsi atteint le montant inédit de 233 000 milliards d’euros et le ratio dette/PIB mondial a progressé à plus de 355 %. Trois années auparavant, l’endettement mondial ne pesait « que » 250 % du PIB mondial. Comme l’écrit joliment Camille Riquier : « affranchie de toute matière finie, la monnaie révèle la puissance infinie du quantitatif pur »[4].

    Peut-on continuer ainsi ? Il serait un peu court de dire que la dette, notamment publique, ne représente jamais un problème. Cela en devient un dès lors que les marges de manœuvre réelles ou supposées des acteurs économiques privées ou publiques s’épuisent. Une dette publique très élevée nous rend vulnérables à une remontée des taux d’intérêts et elle sert d’arguments aux États pour ne pas investir, notamment dans la reconstruction écologique de nos sociétés. Plus fondamentalement, une question se pose : existe-t-il une raison indiscutable pour que la monnaie, qui est notre bien commun à tous et dont les formes sont aujourd’hui entièrement dématérialisées, ne puisse être créée qu’en échange d’une contrepartie sous forme d’endettement ? Ne peut-on briser, au moins partiellement, ce lien automatique entre monnaie et dette et libérer en partie la première de la seconde ?

    C’est à cela que répond le projet de pouvoir créer de la monnaie « libre » (certains disent « permanente »[5]). Ce faisant, l’introduction de monnaie libre dans le circuit économique permettrait également un désendettement des acteurs puisque la quantité de monnaie en circulation pourrait s’accroître par rapport au volume de dettes. Les dettes pèseraient ainsi moins lourd en proportion du revenu et pourraient être remboursées plus aisément dans l’absolu (et sans que l’on ne puisse ici préjuger encore de l’allocation de cette masse monétaire supplémentaire : cf. infra). La monnaie libre constitue ainsi une arme de désendettement massif. Elle permettrait en outre à la politique monétaire de sortir des difficultés dans lesquelles elle est actuellement enferrée.

     

    II. Favoriser la transmission de la politique monétaire au profit de l’économie réelle

    La monétisation directe et sans contrepartie de dépenses ciblées constituerait en outre un excellent moyen de sortir des impasses de la politique monétaire actuelle, qui ne contrôle que peu et mal l’utilisation des tombereaux de liquidités qu’elle crée, au risque avéré de déséquilibrer la structure économique de nos sociétés vers plus d’inégalités et de risque financier. Là encore, la crise sanitaire offre une parfaite illustration de ce fait. Le bilan de la Banque centrale européenne a ainsi augmenté de près de 2900 milliards d’euros entre janvier 2020 et fin mai 2021, pour atteindre près de 7400 milliards d’euros. Elle a refinancé les banques privées pour 1500 milliards d’euros, devenant momentanément dépositaire de titres financiers, publics ou privés, en échange de liquidités, notamment via les targeted longer-term refinancing operations(TLTRO). Elle a également acheté près de 1400 milliards d’euros de titres, essentiellement publics. Ce faisant, elle a certes permis aux États d’emprunter à taux faibles voire négatifs et aux banques de disposer des liquidités nécessaires pour continuer à prêter aux agents économiques (bien qu’il ait fallu pour cela une garantie de la part des États).

    Mais en réalité, une grande part de cette création monétaire est restée bloquée dans la sphère financière et a servi à faire s’envoler les prix des actifs boursiers et de l’immobilier, qui fonctionne depuis longtemps comme des « trous noirs monétaires », aspirant à eux la masse monétaire créée par la banque centrale et par les banques privées. En effet, la politique monétaire de la BCE a propulsé la capacité des banques privées à acheter des actifs en leur fournissant la liquidité nécessaire pour cela : les dépôts des banques de la zone euro à la BCE sont ainsi passés d’un peu plus de 500 milliards d’euros début 2015 à près de 3 000 milliards d’euros aujourd’hui. Dès lors, on peut légitimement se demander si cette création monétaire massive n’aurait pas pu être mieux employée en venant financer directement des investissements publics, sociaux ou écologiques, plutôt qu’en alimentant les marchés financiers dans l’espoir qu’une partie retombera sur l’économie réelle.

    Mais cela nous renvoie à une question structurelle essentielle : la BCE aurait-elle pu faire autrement même si elle l’avait voulu ? En réalité, elle ne le pouvait pas dans la configuration actuelle du système monétaire. Pour le comprendre, il faut d’abord avoir en tête qu’une banque centrale ne peut entretenir de relations financières qu’avec les institutions qui ont un compte dans ses livres : c’est-à-dire uniquement les institutions financières et monétaires et le trésor public. En zone euro, les traités européens interdisent le financement monétaire direct des États par la banque centrale. Dès lors toute relation financière entretenue par la banque centrale ne peut que nécessairement passer par le filtre des banques. Or, ce « détour » par les agents privés, n’est pas sans conséquences puisqu’il conduit à abreuver ces intermédiaires financiers de liquidités créées par la banque centrale. Cela peut ensuite favoriser une instabilité financière et des mécanismes de spéculation.

    Il serait donc souhaitable de s’interroger plus profondément sur ce que l’on appelle les « canaux de transmission » de la politique monétaire, afin de permettre un financement monétaire direct des États et, pourquoi pas, des citoyens ou des entreprises, par la banque centrale, sans passer automatiquement par le « filtre » des banques et des marchés financiers. C’est là un second objectif de la proposition de monnaie libre puisque si sa création dépend de la banque centrale, sa distribution serait déterminée selon un processus démocratique. Le processus démocratique aurait pour vocation de déterminer à la fois le niveau et la « cible » de la masse monétaire ainsi créée. C’est pourquoi nous parlons de « création monétaire libre et ciblée sous contrôle démocratique ».

    Un excès de création monétaire par ce biais pourrait hypothétiquement entraîner de l’inflation, mais cette affirmation est pour le moins à nuancer. Tout d’abord, la BCE échoue à tenir l’objectif d’inflation « inférieur mais proche de 2 % » qu’elle s’est elle-même fixée depuis plus de dix ans. Un peu d’inflation supplémentaire ne serait donc qu’un moyen pour elle de remplir enfin son mandat. En outre, en matière d’inflation, tout est tributaire de la destination de la masse monétaire supplémentaire. Si l’augmentation de la masse monétaire issue du crédit profite essentiellement à un secteur dont les capacités de production étaient largement sous-utilisées, il n’y a aucune raison pour que les prix augmentent : c’est une augmentation du taux d’utilisation des capacités de production ou une réduction du chômage qui se produira. Nous avons d’ailleurs de grandes marges à ce niveau : dans la quasi-totalité des pays développés, le taux d’utilisation des capacités de production oscille entre 70 et 90 %. Par ailleurs, la création monétaire peut servir à développer de nouvelles capacités de production, notamment dans le domaine de la reconstruction écologique. C’est d’ailleurs là un autre atout de la « création monétaire libre et ciblée sous contrôle démocratique » : permettre d’aider au financement de ce que nous ne finançons pas ou mal aujourd’hui.

    III. Inciter les États à investir alors qu’ils ne le font pas malgré les taux négatifs

    À l’occasion du débat sur l’annulation des dettes publiques détenues par la BCE[6], option qui aboutirait également, de manière renversée, à l’apparition d’une monnaie libre de dettes puisque la destruction de la monnaie entraînée par le remboursement de l’emprunt serait évitée, de nombreux économistes et responsables politiques ont affirmé que cette option n’était pas nécessaire car les États peuvent emprunter à taux nuls ou négatifs et qu’ils peuvent donc financer de grands plans d’investissements facilement. Comment expliquer alors que, pendant la période 2015-2020 précédant la crise sanitaire, le taux moyen d’endettement des États de la zone euro est passé de 90 à 85 % du PIB alors qu’ils empruntaient à taux négatifs déjà à ce moment ? Pourquoi se désendetter quand les investisseurs nous paient pour que l’on emprunte ? La réponse se trouve dans une idéologie, bien ancrée en Europe, de condamnation de l’endettement public et de l’intervention de l’État dans l’économie. C’est pourquoi sauter sur sa chaise comme un cabri en répétant que l’endettement public n’est pas un problème, à l’instar de certains économistes hétérodoxes, n’est pas à la hauteur des enjeux actuels. Non seulement les États n’investissent pas plus même quand ils disposent de taux négatifs mais un volume toujours plus élevé de dette publique nous expose à de graves déconvenues si les taux venaient à remonter ou que la banque centrale cessait ses achats d’actifs publics. N’oublions pas que jusqu’en 2020, avant la crise sanitaire, la France payait encore plus de 38 milliards d’euros d’intérêts par an à des acteurs financiers privés. La dette publique est donc une affaire rentable pour certains.

    Aujourd’hui, notre priorité doit être de prendre la mesure des investissements extrêmement importants qui sont nécessaires pour réussir la reconstruction écologique : la Cour des Comptes européenne les chiffrait déjà, en 2018, à 1 115 milliards d’euros par an, soit environ 400 milliards d’euros d’investissements annuels supplémentaires, public et privé, que ce qui se fait aujourd’hui. Pour la France, l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) estime, dans une étude récente, entre 40 et 60 milliards d’euros d’investissements annuels supplémentaires l’effort à mener[7]. Par comparaison, le plan de relance français ne permettra de débloquer que 6,5 milliards d’euros en faveur de la transition écologique en 2021. Nous sommes donc loin du compte. Pour notre part, nous avons même estimé entre 75 et 100 milliards d’euros de plus par an, en incluant l’économie circulaire et l’agriculture, le besoin d’investissement[8].

    Une nouvelle approche monétaire, en Europe comme dans le monde, est nécessaire pour débloquer ces sommes immenses dont nous avons besoin. Pour cela, il nous faudrait mettre en place des mécanismes qui permettraient à la banque centrale de créer de la monnaie libre (c’est à dire sans dette associée), pour financer des grands projets écologiques et sociaux. Cela doit accompagner d’autres réformes de la politique budgétaire, de la politique de crédit[9] et de la gouvernance et comptabilité des entreprises[10]. Il convient cependant de s’interroger sur les formes que pourrait prendre ce nouveau mode de création monétaire.

     

    IV. Faire enfin de la monnaie un outil au service du bien commun sous contrôle démocratique

    Il est d’abord essentiel de comprendre que le pouvoir de création monétaire d’une banque centrale est infini puisqu’il ne repose sur rien d’autre que la confiance que lui accorde une population dans sa monnaie. En ce sens, l’idée de monnaie « magique » n’a rien d’irrationnel, bien au contraire, dès lors que l’on considère que toute la création monétaire se fait ex nihilo (à partir de rien) et repose simplement sur la confiance du corps social. Préserver cette confiance signifie à la fois ne pas laisser la valeur de la monnaie s’éroder complètement rapidement, mais également de tout faire pour aider l’économie réelle à se porter au mieux. Or, aujourd’hui, nous n’utilisons pas les formidables possibilités qui pourraient nous être offertes par une création monétaire libre, volontariste et ciblée qui nous permette de renouer véritablement avec une conception de la monnaie comme bien commun.

    Tout nous démontre pourtant que nous pouvons et nous devons passer d’une conception de la rareté subie à une conception de l’abondance maîtrisée de la monnaie. Les dix dernières années nous ont montré que le problème ne résidait pas dans le fait de créer de la monnaie : nous en avons créée pour plusieurs milliers de milliards d’euros ou de dollars. La difficulté est que cette création monétaire massive ne s’accompagne pas d’une progression exponentielle de la dette par rapport aux revenus et qu’elle vienne financer des investissements utiles à la société et non tourner en boucle dans la sphère financière. Plusieurs solutions sont possibles : soit la BCE pourrait financer un fonds européen spécifique sous contrôle du parlement et du Conseil, soit elle donnerait un droit de tirage à des États, soit ce sont les États qui financeraient des opérations directement par l’émission de « bons écologiques », lesquels pourraient ensuite être refinancés auprès de la BCE contre de l’argent bien réel. Peu importe, au final, la solution technique retenue mais admettre le principe est essentiel. Si le financement monétaire direct des États est interdit par l’article 123 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), ce type de financement indirect pourrait tout à fait s’inscrire dans le cadre des traités. Cependant, la BCE étant indépendante, les États ou les institutions européennes ne peuvent pas la forcer à mettre en œuvre ce genre de mécanismes. Il s’agit là d’une des principales limites de l’indépendance des banques centrales. Il n’est cependant pas interdit d’imaginer un « contrat » ou un engagement réciproque entre les États et la banque centrale.

    Notons aussi que, dans le cas où nous déciderions de récupérer notre pleine souveraineté monétaire, il serait alors aisé de mettre en œuvre un mécanisme de création monétaire de ce type sous contrôle direct du Parlement, dans le cadre du vote de la loi de finances. Il est en effet essentiel que cette idée d’une création monétaire libre ne soit pas à nouveau préemptée par le monde financier, qui l’utiliserait pour son propre intérêt, au lieu de servir d’instrument d’émancipation pour les peuples et de sauvegarde de la planète. En effet, ce n’est pas d’une création monétaire au service de la bourse dont nous avons besoin (comme celle proposée par Blackrock à l’été 2019[11]), mais d’une création monétaire au service de l’humanité et de la protection de son habitat naturel.

    Rappelons d’ailleurs qu’un pays a déjà expérimenté, en grandeur nature, la création monétaire libre au profit des citoyens. Il s’agit de l’Australie qui a pu éviter la récession, en 2008, en distribuant directement de l’argent aux ménages[12]. Aujourd’hui, l’idée d’une création monétaire libre se répand dans le monde académique, politique et des professionnels de la finance[13]. D’un point de vue comptable et opérationnel, cela ne présente aucune difficulté, il suffit de créer une nouvelle ligne de compte dans le bilan de la banque centrale dont l’intitulé pourrait être « Contribution définitive aux objectifs économiques de la nation » (voir la note de André Peters pour plus de détails techniques sur les écritures comptables pouvant accompagner une telle opération[14]).

    La seule difficulté est politique : la crainte fondamentale de toute une série d’économistes et de banquiers centraux est que l’on fasse des banques centrales et de la monnaie des instruments en partie aux mains du pouvoir politique (ou inversement, qu’on fasse faire des choix politiques à une institution technocratique non élue). Or, il ne serait pas absurde qu’une institution sociale aussi importante que la monnaie puisse être gérée par un pouvoir élu. En outre, il est possible d’organiser les choses de manière à éviter les abus et les excès. Entre un système monétaire purement centralisé et dépendant du pouvoir politique et une impuissance monétaire du politique et des Etats, il doit être possible de trouver un juste milieu et de gérer la monnaie comme un bien commun. En effet, un bien commun ne peut fonctionner qu’autour de règles partagées et définies collectivement par une gouvernance réunissant l’ensemble des parties prenantes de manière transparente, ce qui évite les abus. Concrètement, nous pourrions imaginer un comité de politique monétaire, sur le modèle du Conseil national du crédit (CNC) issue du programme du Conseil national de la résistance (CNR), brièvement mis en place en 1946 avec l’ambition de créer un « parlement du crédit et de la monnaie » : il devait s’agir d’un organe démocratique et délibératif, observateur de la monnaie sous toutes ces formes et capable de réfléchir aux enjeux de long terme, avec la participation de différents acteurs du corps social (syndicats, patronat, représentants de l’Etat, etc.). Il fut cependant rapidement placé sous la coupe de la Banque de France et du ministère des finances, et perdit cette vocation publique et délibérative. Il ne tient qu’à nous de réactiver une institution collective de ce type. Ce comité pourrait ensuite être chargé de proposer au Parlement un volume et une destination de monnaie libre à créer chaque année.

    Notre proposition concrète, dans le cadre de cette note, est de mettre en place une expérimentation, au niveau européen, respectant ces principes et permettant de juger, sur une période de trois ans, si un tel système pourrait être généralisé. Un comité monétaire, associant l’ensemble des acteurs économiques et institutionnels, aura pour vocation de déterminer les secteurs éligibles à cette forme de « don » monétaire et de formuler des préconisations quant au volume de monnaie à distribuer. Il est proposé de commencer avec des montants relativement modestes, de l’ordre de 30 à 40 milliards d’euros par an, pour venir en appui des politiques européennes dans le cadre des politiques de transition écologique. Cette expérience permettra ainsi de mesurer les effets d’une telle politique sur l’investissement, les revenus et l’inflation et donnera lieu à un rapport d’évaluation. Si l’expérience est un succès, elle pourra être généralisée. À terme, il pourrait même être possible, ultérieurement, de donner à la population un pouvoir monétaire direct par le biais de « référendums monétaires », avec validation par le Parlement, qui seraient de nature à revitaliser nos démocraties et à donner un réel pouvoir de décision aux citoyens dans le domaine économique. En tant qu’expression directe de la souveraineté du peuple, de tels outils permettraient de dépasser les dogmes du marché et de la concurrence libre et non faussée, pour réintroduire une dose essentielle de volontarisme dans la conduite des affaires monétaires et économiques de nos nations.

    [1] Voir notamment « Désencastrer la création monétaire du marché du crédit », thèse présentée par Augustin Sersiron le 3 Février 2021 à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne

    [2] Nicolas Dufrêne, Alain Grandjean, Une monnaie écologique, Paris, Odile Jacob, 2020.

    [3] Voir notamment : Christophe Blot et Paul Hubert. “De la monétisation à l’annulation des dettes publiques, quels enjeux pour les banques centrales ?” OFCE Policy Brief, no. 80 (Novembre 2020). Voir également : « La transition monétaire. Pour une monnaie au service du bien commun » par Jézabel Couppey-Soubeyran & Pierre Delandre, Institut Veblen, 19 mai 2021.

    [4] Riquier, Camille. « Introduction », Esprit, vol. juillet-août, no. 7, 2019, pp. 33-45.

    [5] G. Galand et A. Grandjean, « La monnaie dévoilée » (Ed. L’Harmattan, 1996).

    [6] https://annulation-dette-publique-bce.com/

    [7] Jean-Marc Germain, Thomas Lellouch, « Prix social du carbone et engagement pour le climat : des pistes pour une comptabilité économique environnementale ? », Insee analyses n°56, 08/10/2020.

    [8] Gaël Giraud, Nicolas Dufrêne, Pierre Gilbert, « Comment financer une politique ambitieuse de reconstruction écologique », note de l’Institut Rousseau, 25/02/2020.

    [9] https://www.institut-rousseau.fr/app/uploads/2021/05/Agenda-2030_Institut-Rousseau_Politique.pdf

    [10] https://www.institut-rousseau.fr/comment-accelerer-la-mise-en-place-dune-comptabilite-ecologique/

    [11] SUERF Policy Note, Issue No 105 by Elga Bartsch, Jean Boivin, Stanley Fischer, and Philipp Hildebrand, BlackRock Investment Institute, October 2019.

    [12] Lire à ce sujet « The Case for People’s Quantitative Easing » (Polity press, 2019) de l’économiste Frances Coppola

    [13]https://www.lemonde.fr/idees/article/2016/04/20/il-est-temps-de-larguer-l-argent-par-helicoptere_4905382_3232.html

    [14] https://www.institut-rousseau.fr/traitement-comptable-dune-annulation-de-la-dette-publique-detenue-par-une-banque-centrale/

    Publié le 23 juin 2021

    Pour un nouveau mode de création monétaire libre et ciblé sous contrôle démocratique

    Auteurs

    Nicolas Dufrêne
    Nicolas Dufrêne est haut fonctionnaire à l'Assemblée nationale depuis 2012, économiste et directeur de l'Institut Rousseau depuis mars 2020. Il est co-auteur du livre "Une monnaie écologique" avec Alain Grandjean, paru aux éditions Odile Jacob en 2020 et auteur du livre "La dette au XXIe siècle, comment s'en libérer" (éditions Odile Jacob, 2023). Il est spécialiste des questions institutionnelles, monétaires et des outils de financement public. nicolas.dufrene@institut-rousseau.fr

    La série de Policy Briefs Agenda 2030 mobilise économistes et praticiens pour identifier un agenda de réformes économiques et financières permettant d’atteindre l’Agenda 2030, aux échelons territoriaux, nationaux et supranationaux. Contact : thomas.lagoardesegot@kedgebs.com et nicolas.dufrene@gmail.com.

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    Introduction

    Le temps est venu de mettre en œuvre des réformes majeures en matière de politique monétaire. La crise sanitaire a en effet confirmé une tendance de fond qui se dessinait déjà très clairement depuis la crise financière de 2008 et la mise en place par les banques centrales de politiques monétaires non-conventionnelles : le soutien monétaire des économies est indispensable mais il crée également des perturbations sur le marché des actifs et alimente les inégalités. Ces défauts qui accompagnent l’expansion de la base monétaire sont-ils inévitables ? Nous pensons que ce n’est pas le cas mais, pour les éviter, il faut s’autoriser à repenser et à élargir les modes de création monétaire.

    Cela suppose de mettre en œuvre un nouveau mode de création monétaire, et donc de politique monétaire, qui permette non seulement d’éviter ces effets indésirables mais également d’utiliser davantage la monnaie comme outil au service de l’économie réelle et du bien commun. Permettant de briser partiellement le cercle vicieux entre la monnaie et la dette, ce mode création monétaire aboutirait à une monnaie « libre » (c’est-à-dire de la monnaie libérée de la contrainte du remboursement, et donc de la destruction) et « ciblé », ce qui signifie que l’on doit trouver les moyens démocratiques de décider de l’allocation de cette création monétaire complémentaire, là où la politique monétaire actuel n’a absolument aucune prise sur l’emploi de la masse monétaire qu’elle crée. Ce nouveau mode de création monétaire n’aurait pas pour vocation de se substituer au système traditionnel de création monétaire par les institutions financières et monétaires (IFM), mais de le compléter. En effet, la création monétaire par le crédit, qui est devenu le mode privilégié de création monétaire depuis le XIXe siècle, constitue indéniablement un progrès historique en ce sens qu’il permet de passer d’une masse monétaire fixée de manière exogène par la quantité de métaux précieux à un mode de création monétaire anticipant les besoins des acteurs économiques (monnaie endogène). Il n’est toutefois pas sans défaut, notamment du point de vue de l’augmentation continue de la dette, ce qui laisse des marges d’amélioration conséquentes.

    C’est dans ce cadre que doit être pensée cette idée de la monnaie libre (ou permanente), qui suppose de « désencastrer » une partie de la monnaie de la dette[1].  Il s’agit de l’une des propositions centrales de l’ouvrage « Une monnaie écologique »[2], dont l’auteur de ces lignes est l’un des coauteurs, paru juste avant la crise sanitaire. Elle a depuis été défendue dans plusieurs publications[3].

    Cette note a pour objectif de passer en revue les arguments économiques et monétaires justifiant d’instaurer un tel mode de création monétaire, puis de définir les grandes lignes de sa mise en œuvre.

    I. Echapper au cercle vicieux de l’endettement associé à la création monétaire.

    Notre système de création monétaire repose actuellement sur les agents bancaires et, plus précisément, sur les banques commerciales (les IFM) et sur la banque centrale. Ce sont ces institutions qui sont dotées d’un pouvoir de création monétaire. Celui-ci ne peut s’exercer qu’avec une contrepartie qui peut prendre différentes formes (crédit, actif financier ou immobilier, matières premières, etc.). Autrement dit, pour créer de la monnaie, un agent bancaire doit respecter les règles de la comptabilité en partie double : à chaque augmentation de son passif (ce qui correspond à de la création de monnaie ex nihilo) doit correspondre une augmentation de son actif (sous forme de prêts le plus souvent, mais aussi, de plus en plus, sous forme d’acquisitions d’actifs). Cela suppose une relation avec un agent économique qui n’est pas une IFM (car entre les IFM il n’y a pas de création monétaire mais simplement des transferts de liquidité sauf lorsqu’il s’agit de la banque centrale). Autrement dit, il existe aujourd’hui deux sources de création monétaire principales de la part des institutions financières monétaires : la première est l’octroi de crédits, la seconde est l’acquisition de titres.

    Cela a une conséquence directe : puisque la création monétaire s’opère essentiellement par le biais du crédit et des acquisitions de titres (essentiellement des obligations qui donnent lieu à remboursement ultérieurs, notamment pour les emprunts publics), il n’est pas étonnant que la dette progresse parallèlement à l’activité et à la masse monétaire. La dette progresse d’ailleurs toujours plus rapidement que le produit intérieur brut (PIB) car une partie de la monnaie émise ne se retrouve pas instantanément dans les circuits économiques (épargne) ou fuit à l’étranger (en cas de déficit de la balance des paiements). Selon le Fonds monétaire international (FMI), l’endettement public et privé mondial a ainsi atteint le montant inédit de 233 000 milliards d’euros et le ratio dette/PIB mondial a progressé à plus de 355 %. Trois années auparavant, l’endettement mondial ne pesait « que » 250 % du PIB mondial. Comme l’écrit joliment Camille Riquier : « affranchie de toute matière finie, la monnaie révèle la puissance infinie du quantitatif pur »[4].

    Peut-on continuer ainsi ? Il serait un peu court de dire que la dette, notamment publique, ne représente jamais un problème. Cela en devient un dès lors que les marges de manœuvre réelles ou supposées des acteurs économiques privées ou publiques s’épuisent. Une dette publique très élevée nous rend vulnérables à une remontée des taux d’intérêts et elle sert d’arguments aux États pour ne pas investir, notamment dans la reconstruction écologique de nos sociétés. Plus fondamentalement, une question se pose : existe-t-il une raison indiscutable pour que la monnaie, qui est notre bien commun à tous et dont les formes sont aujourd’hui entièrement dématérialisées, ne puisse être créée qu’en échange d’une contrepartie sous forme d’endettement ? Ne peut-on briser, au moins partiellement, ce lien automatique entre monnaie et dette et libérer en partie la première de la seconde ?

    C’est à cela que répond le projet de pouvoir créer de la monnaie « libre » (certains disent « permanente »[5]). Ce faisant, l’introduction de monnaie libre dans le circuit économique permettrait également un désendettement des acteurs puisque la quantité de monnaie en circulation pourrait s’accroître par rapport au volume de dettes. Les dettes pèseraient ainsi moins lourd en proportion du revenu et pourraient être remboursées plus aisément dans l’absolu (et sans que l’on ne puisse ici préjuger encore de l’allocation de cette masse monétaire supplémentaire : cf. infra). La monnaie libre constitue ainsi une arme de désendettement massif. Elle permettrait en outre à la politique monétaire de sortir des difficultés dans lesquelles elle est actuellement enferrée.

     

    II. Favoriser la transmission de la politique monétaire au profit de l’économie réelle

    La monétisation directe et sans contrepartie de dépenses ciblées constituerait en outre un excellent moyen de sortir des impasses de la politique monétaire actuelle, qui ne contrôle que peu et mal l’utilisation des tombereaux de liquidités qu’elle crée, au risque avéré de déséquilibrer la structure économique de nos sociétés vers plus d’inégalités et de risque financier. Là encore, la crise sanitaire offre une parfaite illustration de ce fait. Le bilan de la Banque centrale européenne a ainsi augmenté de près de 2900 milliards d’euros entre janvier 2020 et fin mai 2021, pour atteindre près de 7400 milliards d’euros. Elle a refinancé les banques privées pour 1500 milliards d’euros, devenant momentanément dépositaire de titres financiers, publics ou privés, en échange de liquidités, notamment via les targeted longer-term refinancing operations(TLTRO). Elle a également acheté près de 1400 milliards d’euros de titres, essentiellement publics. Ce faisant, elle a certes permis aux États d’emprunter à taux faibles voire négatifs et aux banques de disposer des liquidités nécessaires pour continuer à prêter aux agents économiques (bien qu’il ait fallu pour cela une garantie de la part des États).

    Mais en réalité, une grande part de cette création monétaire est restée bloquée dans la sphère financière et a servi à faire s’envoler les prix des actifs boursiers et de l’immobilier, qui fonctionne depuis longtemps comme des « trous noirs monétaires », aspirant à eux la masse monétaire créée par la banque centrale et par les banques privées. En effet, la politique monétaire de la BCE a propulsé la capacité des banques privées à acheter des actifs en leur fournissant la liquidité nécessaire pour cela : les dépôts des banques de la zone euro à la BCE sont ainsi passés d’un peu plus de 500 milliards d’euros début 2015 à près de 3 000 milliards d’euros aujourd’hui. Dès lors, on peut légitimement se demander si cette création monétaire massive n’aurait pas pu être mieux employée en venant financer directement des investissements publics, sociaux ou écologiques, plutôt qu’en alimentant les marchés financiers dans l’espoir qu’une partie retombera sur l’économie réelle.

    Mais cela nous renvoie à une question structurelle essentielle : la BCE aurait-elle pu faire autrement même si elle l’avait voulu ? En réalité, elle ne le pouvait pas dans la configuration actuelle du système monétaire. Pour le comprendre, il faut d’abord avoir en tête qu’une banque centrale ne peut entretenir de relations financières qu’avec les institutions qui ont un compte dans ses livres : c’est-à-dire uniquement les institutions financières et monétaires et le trésor public. En zone euro, les traités européens interdisent le financement monétaire direct des États par la banque centrale. Dès lors toute relation financière entretenue par la banque centrale ne peut que nécessairement passer par le filtre des banques. Or, ce « détour » par les agents privés, n’est pas sans conséquences puisqu’il conduit à abreuver ces intermédiaires financiers de liquidités créées par la banque centrale. Cela peut ensuite favoriser une instabilité financière et des mécanismes de spéculation.

    Il serait donc souhaitable de s’interroger plus profondément sur ce que l’on appelle les « canaux de transmission » de la politique monétaire, afin de permettre un financement monétaire direct des États et, pourquoi pas, des citoyens ou des entreprises, par la banque centrale, sans passer automatiquement par le « filtre » des banques et des marchés financiers. C’est là un second objectif de la proposition de monnaie libre puisque si sa création dépend de la banque centrale, sa distribution serait déterminée selon un processus démocratique. Le processus démocratique aurait pour vocation de déterminer à la fois le niveau et la « cible » de la masse monétaire ainsi créée. C’est pourquoi nous parlons de « création monétaire libre et ciblée sous contrôle démocratique ».

    Un excès de création monétaire par ce biais pourrait hypothétiquement entraîner de l’inflation, mais cette affirmation est pour le moins à nuancer. Tout d’abord, la BCE échoue à tenir l’objectif d’inflation « inférieur mais proche de 2 % » qu’elle s’est elle-même fixée depuis plus de dix ans. Un peu d’inflation supplémentaire ne serait donc qu’un moyen pour elle de remplir enfin son mandat. En outre, en matière d’inflation, tout est tributaire de la destination de la masse monétaire supplémentaire. Si l’augmentation de la masse monétaire issue du crédit profite essentiellement à un secteur dont les capacités de production étaient largement sous-utilisées, il n’y a aucune raison pour que les prix augmentent : c’est une augmentation du taux d’utilisation des capacités de production ou une réduction du chômage qui se produira. Nous avons d’ailleurs de grandes marges à ce niveau : dans la quasi-totalité des pays développés, le taux d’utilisation des capacités de production oscille entre 70 et 90 %. Par ailleurs, la création monétaire peut servir à développer de nouvelles capacités de production, notamment dans le domaine de la reconstruction écologique. C’est d’ailleurs là un autre atout de la « création monétaire libre et ciblée sous contrôle démocratique » : permettre d’aider au financement de ce que nous ne finançons pas ou mal aujourd’hui.

    III. Inciter les États à investir alors qu’ils ne le font pas malgré les taux négatifs

    À l’occasion du débat sur l’annulation des dettes publiques détenues par la BCE[6], option qui aboutirait également, de manière renversée, à l’apparition d’une monnaie libre de dettes puisque la destruction de la monnaie entraînée par le remboursement de l’emprunt serait évitée, de nombreux économistes et responsables politiques ont affirmé que cette option n’était pas nécessaire car les États peuvent emprunter à taux nuls ou négatifs et qu’ils peuvent donc financer de grands plans d’investissements facilement. Comment expliquer alors que, pendant la période 2015-2020 précédant la crise sanitaire, le taux moyen d’endettement des États de la zone euro est passé de 90 à 85 % du PIB alors qu’ils empruntaient à taux négatifs déjà à ce moment ? Pourquoi se désendetter quand les investisseurs nous paient pour que l’on emprunte ? La réponse se trouve dans une idéologie, bien ancrée en Europe, de condamnation de l’endettement public et de l’intervention de l’État dans l’économie. C’est pourquoi sauter sur sa chaise comme un cabri en répétant que l’endettement public n’est pas un problème, à l’instar de certains économistes hétérodoxes, n’est pas à la hauteur des enjeux actuels. Non seulement les États n’investissent pas plus même quand ils disposent de taux négatifs mais un volume toujours plus élevé de dette publique nous expose à de graves déconvenues si les taux venaient à remonter ou que la banque centrale cessait ses achats d’actifs publics. N’oublions pas que jusqu’en 2020, avant la crise sanitaire, la France payait encore plus de 38 milliards d’euros d’intérêts par an à des acteurs financiers privés. La dette publique est donc une affaire rentable pour certains.

    Aujourd’hui, notre priorité doit être de prendre la mesure des investissements extrêmement importants qui sont nécessaires pour réussir la reconstruction écologique : la Cour des Comptes européenne les chiffrait déjà, en 2018, à 1 115 milliards d’euros par an, soit environ 400 milliards d’euros d’investissements annuels supplémentaires, public et privé, que ce qui se fait aujourd’hui. Pour la France, l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) estime, dans une étude récente, entre 40 et 60 milliards d’euros d’investissements annuels supplémentaires l’effort à mener[7]. Par comparaison, le plan de relance français ne permettra de débloquer que 6,5 milliards d’euros en faveur de la transition écologique en 2021. Nous sommes donc loin du compte. Pour notre part, nous avons même estimé entre 75 et 100 milliards d’euros de plus par an, en incluant l’économie circulaire et l’agriculture, le besoin d’investissement[8].

    Une nouvelle approche monétaire, en Europe comme dans le monde, est nécessaire pour débloquer ces sommes immenses dont nous avons besoin. Pour cela, il nous faudrait mettre en place des mécanismes qui permettraient à la banque centrale de créer de la monnaie libre (c’est à dire sans dette associée), pour financer des grands projets écologiques et sociaux. Cela doit accompagner d’autres réformes de la politique budgétaire, de la politique de crédit[9] et de la gouvernance et comptabilité des entreprises[10]. Il convient cependant de s’interroger sur les formes que pourrait prendre ce nouveau mode de création monétaire.

     

    IV. Faire enfin de la monnaie un outil au service du bien commun sous contrôle démocratique

    Il est d’abord essentiel de comprendre que le pouvoir de création monétaire d’une banque centrale est infini puisqu’il ne repose sur rien d’autre que la confiance que lui accorde une population dans sa monnaie. En ce sens, l’idée de monnaie « magique » n’a rien d’irrationnel, bien au contraire, dès lors que l’on considère que toute la création monétaire se fait ex nihilo (à partir de rien) et repose simplement sur la confiance du corps social. Préserver cette confiance signifie à la fois ne pas laisser la valeur de la monnaie s’éroder complètement rapidement, mais également de tout faire pour aider l’économie réelle à se porter au mieux. Or, aujourd’hui, nous n’utilisons pas les formidables possibilités qui pourraient nous être offertes par une création monétaire libre, volontariste et ciblée qui nous permette de renouer véritablement avec une conception de la monnaie comme bien commun.

    Tout nous démontre pourtant que nous pouvons et nous devons passer d’une conception de la rareté subie à une conception de l’abondance maîtrisée de la monnaie. Les dix dernières années nous ont montré que le problème ne résidait pas dans le fait de créer de la monnaie : nous en avons créée pour plusieurs milliers de milliards d’euros ou de dollars. La difficulté est que cette création monétaire massive ne s’accompagne pas d’une progression exponentielle de la dette par rapport aux revenus et qu’elle vienne financer des investissements utiles à la société et non tourner en boucle dans la sphère financière. Plusieurs solutions sont possibles : soit la BCE pourrait financer un fonds européen spécifique sous contrôle du parlement et du Conseil, soit elle donnerait un droit de tirage à des États, soit ce sont les États qui financeraient des opérations directement par l’émission de « bons écologiques », lesquels pourraient ensuite être refinancés auprès de la BCE contre de l’argent bien réel. Peu importe, au final, la solution technique retenue mais admettre le principe est essentiel. Si le financement monétaire direct des États est interdit par l’article 123 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), ce type de financement indirect pourrait tout à fait s’inscrire dans le cadre des traités. Cependant, la BCE étant indépendante, les États ou les institutions européennes ne peuvent pas la forcer à mettre en œuvre ce genre de mécanismes. Il s’agit là d’une des principales limites de l’indépendance des banques centrales. Il n’est cependant pas interdit d’imaginer un « contrat » ou un engagement réciproque entre les États et la banque centrale.

    Notons aussi que, dans le cas où nous déciderions de récupérer notre pleine souveraineté monétaire, il serait alors aisé de mettre en œuvre un mécanisme de création monétaire de ce type sous contrôle direct du Parlement, dans le cadre du vote de la loi de finances. Il est en effet essentiel que cette idée d’une création monétaire libre ne soit pas à nouveau préemptée par le monde financier, qui l’utiliserait pour son propre intérêt, au lieu de servir d’instrument d’émancipation pour les peuples et de sauvegarde de la planète. En effet, ce n’est pas d’une création monétaire au service de la bourse dont nous avons besoin (comme celle proposée par Blackrock à l’été 2019[11]), mais d’une création monétaire au service de l’humanité et de la protection de son habitat naturel.

    Rappelons d’ailleurs qu’un pays a déjà expérimenté, en grandeur nature, la création monétaire libre au profit des citoyens. Il s’agit de l’Australie qui a pu éviter la récession, en 2008, en distribuant directement de l’argent aux ménages[12]. Aujourd’hui, l’idée d’une création monétaire libre se répand dans le monde académique, politique et des professionnels de la finance[13]. D’un point de vue comptable et opérationnel, cela ne présente aucune difficulté, il suffit de créer une nouvelle ligne de compte dans le bilan de la banque centrale dont l’intitulé pourrait être « Contribution définitive aux objectifs économiques de la nation » (voir la note de André Peters pour plus de détails techniques sur les écritures comptables pouvant accompagner une telle opération[14]).

    La seule difficulté est politique : la crainte fondamentale de toute une série d’économistes et de banquiers centraux est que l’on fasse des banques centrales et de la monnaie des instruments en partie aux mains du pouvoir politique (ou inversement, qu’on fasse faire des choix politiques à une institution technocratique non élue). Or, il ne serait pas absurde qu’une institution sociale aussi importante que la monnaie puisse être gérée par un pouvoir élu. En outre, il est possible d’organiser les choses de manière à éviter les abus et les excès. Entre un système monétaire purement centralisé et dépendant du pouvoir politique et une impuissance monétaire du politique et des Etats, il doit être possible de trouver un juste milieu et de gérer la monnaie comme un bien commun. En effet, un bien commun ne peut fonctionner qu’autour de règles partagées et définies collectivement par une gouvernance réunissant l’ensemble des parties prenantes de manière transparente, ce qui évite les abus. Concrètement, nous pourrions imaginer un comité de politique monétaire, sur le modèle du Conseil national du crédit (CNC) issue du programme du Conseil national de la résistance (CNR), brièvement mis en place en 1946 avec l’ambition de créer un « parlement du crédit et de la monnaie » : il devait s’agir d’un organe démocratique et délibératif, observateur de la monnaie sous toutes ces formes et capable de réfléchir aux enjeux de long terme, avec la participation de différents acteurs du corps social (syndicats, patronat, représentants de l’Etat, etc.). Il fut cependant rapidement placé sous la coupe de la Banque de France et du ministère des finances, et perdit cette vocation publique et délibérative. Il ne tient qu’à nous de réactiver une institution collective de ce type. Ce comité pourrait ensuite être chargé de proposer au Parlement un volume et une destination de monnaie libre à créer chaque année.

    Notre proposition concrète, dans le cadre de cette note, est de mettre en place une expérimentation, au niveau européen, respectant ces principes et permettant de juger, sur une période de trois ans, si un tel système pourrait être généralisé. Un comité monétaire, associant l’ensemble des acteurs économiques et institutionnels, aura pour vocation de déterminer les secteurs éligibles à cette forme de « don » monétaire et de formuler des préconisations quant au volume de monnaie à distribuer. Il est proposé de commencer avec des montants relativement modestes, de l’ordre de 30 à 40 milliards d’euros par an, pour venir en appui des politiques européennes dans le cadre des politiques de transition écologique. Cette expérience permettra ainsi de mesurer les effets d’une telle politique sur l’investissement, les revenus et l’inflation et donnera lieu à un rapport d’évaluation. Si l’expérience est un succès, elle pourra être généralisée. À terme, il pourrait même être possible, ultérieurement, de donner à la population un pouvoir monétaire direct par le biais de « référendums monétaires », avec validation par le Parlement, qui seraient de nature à revitaliser nos démocraties et à donner un réel pouvoir de décision aux citoyens dans le domaine économique. En tant qu’expression directe de la souveraineté du peuple, de tels outils permettraient de dépasser les dogmes du marché et de la concurrence libre et non faussée, pour réintroduire une dose essentielle de volontarisme dans la conduite des affaires monétaires et économiques de nos nations.

    [1] Voir notamment « Désencastrer la création monétaire du marché du crédit », thèse présentée par Augustin Sersiron le 3 Février 2021 à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne

    [2] Nicolas Dufrêne, Alain Grandjean, Une monnaie écologique, Paris, Odile Jacob, 2020.

    [3] Voir notamment : Christophe Blot et Paul Hubert. “De la monétisation à l’annulation des dettes publiques, quels enjeux pour les banques centrales ?” OFCE Policy Brief, no. 80 (Novembre 2020). Voir également : « La transition monétaire. Pour une monnaie au service du bien commun » par Jézabel Couppey-Soubeyran & Pierre Delandre, Institut Veblen, 19 mai 2021.

    [4] Riquier, Camille. « Introduction », Esprit, vol. juillet-août, no. 7, 2019, pp. 33-45.

    [5] G. Galand et A. Grandjean, « La monnaie dévoilée » (Ed. L’Harmattan, 1996).

    [6] https://annulation-dette-publique-bce.com/

    [7] Jean-Marc Germain, Thomas Lellouch, « Prix social du carbone et engagement pour le climat : des pistes pour une comptabilité économique environnementale ? », Insee analyses n°56, 08/10/2020.

    [8] Gaël Giraud, Nicolas Dufrêne, Pierre Gilbert, « Comment financer une politique ambitieuse de reconstruction écologique », note de l’Institut Rousseau, 25/02/2020.

    [9] https://www.institut-rousseau.fr/app/uploads/2021/05/Agenda-2030_Institut-Rousseau_Politique.pdf

    [10] https://www.institut-rousseau.fr/comment-accelerer-la-mise-en-place-dune-comptabilite-ecologique/

    [11] SUERF Policy Note, Issue No 105 by Elga Bartsch, Jean Boivin, Stanley Fischer, and Philipp Hildebrand, BlackRock Investment Institute, October 2019.

    [12] Lire à ce sujet « The Case for People’s Quantitative Easing » (Polity press, 2019) de l’économiste Frances Coppola

    [13]https://www.lemonde.fr/idees/article/2016/04/20/il-est-temps-de-larguer-l-argent-par-helicoptere_4905382_3232.html

    [14] https://www.institut-rousseau.fr/traitement-comptable-dune-annulation-de-la-dette-publique-detenue-par-une-banque-centrale/

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