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Relancer l’offensive climatique européenne : utiliser l’Industrial Accelerator Act et le Clean Corporate Fleets pour développer des obligations ciblées sur la demande

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Relancer l’offensive climatique européenne : utiliser l’Industrial Accelerator Act et le Clean Corporate Fleets pour développer des obligations ciblées sur la demande

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Sommaire

    Relancer l’offensive climatique européenne : utiliser l’Industrial Accelerator Act et le Clean Corporate Fleets pour développer des obligations ciblées sur la demande

    Auteurs

    À partir du 16 décembre 2025 avec le règlement Clean Corporate Fleets (CCF), puis du 28 janvier 2026 avec l’Industrial Accelerator Act (IAA), la Commission européenne déterminera si l’Union choisit la percée ou le reflux en matière de politiques climatiques : soit consolider une architecture climatique socialement soutenable et industriellement robuste, soit ouvrir la voie au backlash fossile en affaiblissant les normes adoptées ces dernières années. La clef de la percée consiste à compléter les normes appliquées à la production et le signal-prix homogène du marché carbone par des obligations ciblées sur la demande, concentrées là où les surcoûts sont absorbables et où les capacités de structuration industrielle sont maximales. Nous les appellerons politiques d’absorption.

    Constats et recommandations clés

    1. Faire des flottes professionnelles le moteur d’une transition juste (règlement Clean Corporate Fleets – CCF)

    Les véhicules des entreprises et administrations représentent une part limitée du parc, mais une part déterminante des immatriculations et des émissions. Leur conversion accélérée vers le zéro-émission permet d’absorber le surcoût initial là où il est supportable, de sécuriser les investissements engagés pour respecter les normes CO₂ (CAFE[1] et poids lourds[2]), d’alimenter un marché d’occasion électrique, et de réduire fortement la demande en carburants fossiles, allégeant la pression sur l’ETS-2[3] pour les ménages.

    Le Paquet automobile du 16 décembre 2025 doit ainsi :

    • imposer des obligations zéro-émission et Made in EU ambitieuses sur les flottes professionnelles ;
    • préserver l’intégrité des normes CO₂ voitures et poids lourds, indispensables à la visibilité industrielle et crédibilité politique de l’Union.

    2. Relancer la sidérurgie par un marché pilote acier near-zero (IAA)

    La décarbonation profonde de l’acier primaire (~8 % des émissions mondiales de CO2) repose sur le DRI-hydrogène (DRI-H2), plus coûteux à produire mais dont l’impact sur le prix d’une voiture est d’environ 1 %. Ainsi, dans le Paquet automobile et l’IAA, porter les dispositions suivantes :

    • Rejeter les supercrédits CAFE[4], qui affaibliraient les normes automobiles sans suffire à structurer une production européenne d’acier primaire bas-carbone ;
    • Créer un marché pilote imposant des quotas croissants d’acier near-zero (DRI-H₂) dans les véhicules vendus dans l’Union européenne (UE) à partir de 2029–2030 ;
    • Intégrer des clauses de réciprocité robustes : valeur carbone par défaut sur les importations ; exemption des véhicules exportés.

    3. Débloquer la décarbonation des engrais et protéger les agriculteurs par un marché pilote à l’aval

    Les engrais azotés (≈5 % des émissions mondiales en intégrant l’usage) constituent un nœud climatique et social. Le couple ETS / CBAM[5], appliqué seul, pénalise les agriculteurs sans créer les conditions d’investissement dans des technologies bas-carbone. L’IAA est une opportunité unique de sortir de cette impasse sociale et écologique :

    • Créer un marché pilote engrais bas-carbone pour l’alimentation animale, reposant sur les grands industriels et ciblant plus de la moitié des volumes d’engrais avec un impact inférieur à 2.5 % sur le prix du produit final ;
    • Le doter de deux compartiments indépendants : contenu carbone des engrais à la fabrication et usage d’inhibiteurs réduisant les émissions de N2O à l’usage ;
    • Compenser les agriculteurs pour le prix du carbone sur les engrais (désormais possible sans casser le signal à la décarbonation grâce au marché pilote à l’aval).

    4. Étendre les politiques d’absorption à d’autres secteurs (IAA)

    L’acier et les engrais offrent ici chacun un cas d’école pour concevoir des marchés pilotes industriels bas-carbone. Cette grille de lecture et d’action doit être remobilisée pour déployer mutatis mutandis les politiques d’absorption sur d’autres secteurs émetteurs majeurs, en particulier ciment, aluminium, et plastiques.

    I. 16 décembre : l’Europe arrive sur le champ de bataille

    Le 16 décembre 2025 puis le 28 janvier 2026, la Commission européenne ne publiera pas simplement une série de textes techniques supplémentaires. Elle arbitrera un choix stratégique : donner une véritable dimension sociale et industrielle aux politiques climatiques de l’Union, ou donner corps au backlash politique en reculant de manière désordonnée sur des normes écologiques critiques non seulement pour le climat, mais aussi pour la prospérité à moyen et long terme de l’Union.

    Ce choix tient largement à un déplacement de la focale régulatoire : soit l’Europe continue de s’en remettre principalement à des signaux-prix moyens et à des normes amont sur l’offre pour porter son ambition écologique, soit elle assume de faire porter une partie décisive de l’effort sur des obligations ciblées à l’aval, là où les surcoûts sont socialement absorbables et où l’on peut piloter les effets sur l’activité et les emplois industriels de l’Union.

    C’est le dénominateur commun entre deux chantiers que la Commission va mettre sur la table  :

    • Le 16 décembre 2025 avec le règlement Clean Corporate Fleets (CCF), qui doit encadrer le verdissement des flottes professionnelles et agir directement sur la demande de véhicules zéro-émission. Les révisions des règlements dits CO2 voitures (normes CAFE1) et CO2 poids-lourds2 y sont directement liées (ou plutôt, dans cette note : l’appel à ne pas toucher à ces règlements adoptés il y a moins de trois ans) ;
    • Le 28 janvier 2026 avec l’Industrial Accelerator Act (IAA), qui ouvre la possibilité de créer de véritables marchés pilotes pour des matériaux bas-carbone, en particulier l’acier et les engrais. Là encore, l’enjeu n’est pas de raffiner marginalement un signal-prix, mais de structurer une demande garantie pour des produits industriels décarbonés, afin de faire basculer des chaînes de valeur entières.

    À travers ces textes, l’Union dispose d’une opportunité unique : faire converger un agenda social légitime (ne pas faire peser la transition sur les seuls ménages exposés), un agenda industriel offensif (sécuriser des investissements et des emplois en Europe) et un agenda climatique crédible (tenue des trajectoires 2030–2040).

    La thèse de cette note est la suivante : en organisant des obligations ciblées sur la demande d’acteur privés – via le règlement Clean Corporate Fleets, et via des marchés pilotes ambitieux dans l’Industrial Accelerator Act –, les institutions européennes peuvent rendre la transition pleinement désirable pour les citoyens, en même temps qu’elles renforcent la résilience de la base industrielle européenne.

    Les politiques climatiques constituent un champ de bataille permanent. Nous faisons face à une contre-offensive des intérêts fossiles, qui exploitent les failles sociales et industrielles des réglementations existantes. Soit l’Union recule en étirant et affaiblissant progressivement ses normes, soit elle relance l’offensive en concentrant ses efforts sur quelques points où l’on peut articuler cohérence sociale, efficacité industrielle et ambition climatique.

    II. De la régulation diffuse à l’absorption ciblée : reprendre la pilotabilité politique sur la décarbonation

    Un détour conceptuel est nécessaire pour comprendre ce qui se jouera à partir du 16 décembre 2025, et dans le cycle de négociations qui s’ensuivra au Parlement et au Conseil.

    Le moteur actuel de la décarbonation européenne repose sur le marché carbone (EU-ETS). Il avance par intensification du signal-prix (rareté accrue des quotas ; disparition progressive des quotas gratuits permise par le CBAM, le marché carbone aux frontières) et par extension sectorielle (intégration du maritime ; création d’un ETS-2 pour les secteurs du bâtiment et du transport routier). Ce dispositif applique un cadre uniforme, c’est-à-dire qu’il applique la même force du prix du carbone sur l’ensemble de l’espace social. Mais en agissant de manière identique sur des acteurs dont la capacité réelle à absorber un même surcoût diffère radicalement, ce signal-prix carbone et ces normes (e.g CAFE) sur l’amont productif génèrent aujourd’hui des frictions sociales majeures. Ces dernières ouvrent alors des brèches pour légitimer les discours de lobbies fossiles appelant à reculer sur les régulations écologiques et industrielles déjà actées, tout en se parant d’une vertu sociale artificielle. L’épisode des Gilets Jaunes ou la récente crise agricole l’ont bien montré.

    Les régulations à l’amont (prix carbone homogène et normes) sont donc politiquement fragiles. D’où la nécessité de politiques d’absorption, c’est-à-dire des politiques d’obligations bas-carbone sur l’aval (i.e., la demande en produits (semi-)finaux), là où l’inflation générée est la plus indolore pour les citoyens  : non pas comme substituts à ce premier niveau de régulations qui reste indispensable, mais comme compléments permettant leur plein déploiement, socialement juste, et parant ainsi aux dynamiques de backlash alimentées par les intérêts fossiles.

    Les politiques d’obligations ciblées sur la demande consistent précisément à accepter des contraintes plus fortes là où elles peuvent être absorbées, pour alléger la pression là où elles briseraient la cohésion sociale sans bénéfice climatique significatif. Le tout en maintenant la trajectoire générale de décarbonation sur laquelle les Européens se sont accordés (-55 % à 2030 par rapport aux niveaux de 1990 ; -90 % en 2040). Ce déplacement de focale pourrait être modélisé mathématiquement, mais il correspond aussi tout simplement à un redéploiement du politique dans son rôle d’arbitre, au sens noble du terme. Pour donner un aperçu des cas qui seront développés plus loin dans cette note, il revient au politique d’arbitrer :

    • Qu’un surcoût de l’ordre de 1 %[6] sur une voiture est bon et juste pour la société s’il permet de structurer une filière européenne de production d’acier bas-carbone à un moment critique (et que l’on met ce chiffre en perspective avec l’inflation liée au choix des constructeurs de se concentrer sur des SUV) ;
    • Qu’une inflation à terme de 2 %[7] sur la viande industrielle est bonne et juste si elle permet de protéger les agriculteurs européens du prix du carbone sur les engrais, structurer une chaîne de valeur d’engrais bas-carbone (5 % des émissions mondiales si l’on inclut l’usage), et maintenir un signal-prix incitatif à la réduction des engrais et à la conversion en agriculture biologique ;
    • Qu’une obligation de conversion de certaines flottes professionnelles en zéro-émission (dont l’impact sur le prix des produits finaux transportés, ou des services fournis, sera globalement indolore[8]), est bonne et juste si cela permet de rendre les voitures électriques abordables pour les citoyens en alimentant un marché d’occasion, de relancer l’investissement dans l’industrie automobile européenne zéro-émission, et d’apaiser les cours de l’ETS-2 (qui, eux, se répercutent directement sur certains ménages exposés, via le coût du carburant ou des énergies fossiles utilisées pour le chauffage).

    L’obligation doit être appliquée équitablement à l’ensemble des concurrents économiques directs et indirects (au risque d’une substitution carbonée), et donc à tous les biens commercialisés sur le Marché unique (ceux qui y sont produits mais aussi ceux qui y sont importés, en exonérant les biens exportés en-dehors de l’Union).

    Les sections suivantes se concentrent sur trois cas de transition sectorielle, couvrant chacune l’aspect climatique et industriel / économique :

    • Transport routier via le règlement Clean Corporate Fleets;
    • Sidérurgie via l’Industrial Accelerator Act(IAA) ;
    • La production d’engrais et les émissions agricoles, toujours via l’IAA ;

    À noter que ces deux derniers secteurs ne sont pas à prendre comme limitatifs de la portée que devrait avoir l’IAA. Ils offrent chacun un cas d’école pour concevoir des marchés pilotes industriels bas-carbone, et ainsi disposer d’une grille de lecture et d’action – type d’obligés, répartition du surcoût, clauses de réciprocité à l’international – pour les répliquer mutatis mutandis à d’autres secteurs émetteurs majeurs, en particulier ciment, aluminium, et plastiques.

     III. Clean Corporate Fleets : concentrer l’effort sur les flottes professionnelles pour sécuriser la transition

    Les flottes professionnelles (entreprises, administrations, loueurs, grands comptes) représentent une minorité des détenteurs de véhicules légers, mais une part très importante des immatriculations annuelles. Les poids lourds représentent quant à eux une minorité des immatriculations, mais une part très importante des émissions du transport routier (25-30 %). Pour ces acteurs, le véhicule est un outil de production, c’est-à-dire que l’éventuel      surcoût d’un véhicule zéro-émission peut être dilué dans le coût total de l’activité, dès lors que la règle s’applique à tous les concurrents.

    À l’inverse, du côté des ménages, l’achat d’un véhicule reste un acte rare, lourd, concentré, particulièrement sensible au prix, et potentiellement conflictuel pour les habitants des zones rurales et périurbaines dépendants de la voiture thermique (constatant le coût du carburant et bientôt l’impact de l’ETS-2, sans pour autant constater le déploiement de l’infrastructure adéquate pour basculer à l’électrique). Faire porter l’essentiel de l’effort sur ce segment, par la seule hausse des prix des carburants ou la seule contrainte sur l’offre, conduit mécaniquement à des blocages sociaux et politiques.

    1. Mobiliser en priorité le potentiel d’absorption des flottes professionnelles

    Un règlement Clean Corporate Fleets ambitieux permet de mobiliser en priorité le potentiel d’absorption des flottes professionnelles.

    Les flottes professionnelles renouvellent leurs véhicules plus rapidement, sont capables d’investir dans des infrastructures de recharge adaptées (dépôts, bases logistiques, parkings d’entreprises), et de mutualiser la maintenance et la formation. En concentrant sur elles une obligation croissante de conversion vers le zéro-émission, on crée un marché captif qui permet de réduire les coûts unitaires et de fiabiliser les solutions, au bénéfice futur des particuliers.

    2. Rendre soutenable l’ETS-2 pour les ménages

    L’ETS-2 couvrira les émissions liées aux carburants routiers et aux combustibles de chauffage des bâtiments. Plus la demande de carburants fossiles restera élevée, plus la tension sur le prix des quotas sera forte et plus le risque de hausse marquée des factures pour les ménages sera grand. Or la part des flottes professionnelles dans les carburants routiers est loin d’être marginale : environ 50 % des volumes, dont près d’un tiers imputable aux poids lourds. En première approximation, les émissions actuelles du transport routier professionnel pèseraient ainsi autour de 33 % de l’ETS-2 à l’horizon 2030[9].

    Dit autrement : en imposant aux grandes flottes professionnelles une trajectoire de décarbonation rapide, le règlement Clean Corporate Fleets permettrait donc de réduire une fraction significative de la demande de quotas ETS-2, et donc le prix de ces quotas. Cela permettra alors de diminuer la pression carbone sur des ménages dépendants de la voiture thermique et/ou d’un chauffage utilisant des combustibles fossiles.

    Les ménages bénéficient ainsi indirectement de la transition des flottes professionnelles à plusieurs égards (création d’un marché d’occasion de l’électrique ; déploiement de l’infrastructure ; stabilisation soutenable de l’ETS-2), au lieu d’être placés en première ligne. Les obligations pesant sur les flottes professionnelles deviennent un instrument de justice sociale, et non un simple supplément de contrainte réglementaire.

    3. Conjuguer Clean Corporate Fleets et Made in EU

    Parallèlement, il semble que la Commission prévoit de mettre en place un label Made in EU, assorti de critères de contenu local, de conditions sociales et environnementales, et d’une conditionnalité plus ou moins stricte des soutiens publics à l’obtention de ce label. Cette démarche est nécessaire, mais elle est insuffisante si elle reste cantonnée aux aides budgétaires. L’arme la plus puissante dont dispose l’Union n’est pas la subvention, mais la partie régulée de son Marché unique. Le label Made in EU devrait donc être intégré dans un système d’obligations fortes sur des acteurs privés côté demande (les flottes professionnelles).

    IV. Industrial Accelerator Act – acier : un marché pilote pour relancer la sidérurgie européenne

    1. Un front décisif pour la base industrielle

    La sidérurgie primaire représente 7 à 8 % des émissions mondiales de CO2, autour de 5 % à la maille européenne, et structure des bassins d’emplois entiers. Sa décarbonation profonde passe par la réduction directe du minerai de fer (DRI) à l’hydrogène bas-carbone (DRI-H2, appelé plus loin acier near-zero), couplée à des fours électriques, ce qui renchérit le coût de production de l’acier par rapport à la filière haut-fourneau / convertisseur (dans un scénario médian sur le coût de l’hydrogène, autour de +45 % en 2030 et +20 % en 2035[10]). Mais une fois ce surcoût répercuté sur certains produits finaux, il reste extrêmement limité : imposer 100 % d’acier bas-carbone dans l’automobile renchérirait le prix d’un véhicule d’environ 1 % (et l’industrie automobile représente plus du tiers des débouchés de l’acier primaire européen).

    En d’autres termes, lancer le réinvestissement sidérurgique en Europe, à un moment critique du cycle industriel, est tout à fait réaliste et socialement indolore. Politiquement, cela suppose d’imposer des obligations de contenu matière première bas-carbone sur l’industrie automobile, ou plus exactement sur les véhicules commercialisés sur le territoire de l’Union, plutôt que de s’en remettre à des incitations diffuses et à des signaux-prix trop faibles et incertains pour déclencher des décisions d’investissement à grande échelle.

    2. Les faux-semblants des supercrédits et la nécessité d’un marché pilote dédié

    Parmi les options qui pourraient figurer le 28 janvier 2026 dans la copie de la Commission : la création de supercrédits CO₂ dans les normes CAFE, qui permettraient aux constructeurs automobiles de bénéficier d’allègements partiels de leurs obligations de ventes de véhicules zéro-émission en échange de l’utilisation d’acier bas-carbone Made in EU. Une telle option présente deux défauts majeurs. D’abord, elle fragilise la colonne vertébrale des politiques climatiques sur l’automobile : le calendrier de sortie des moteurs thermiques à horizon 2035 et la trajectoire des normes CAFE ont structuré les anticipations d’investissement de la filière. Ensuite, des supercrédits de ce type ne constituent pas un signal suffisant pour transformer la sidérurgie. Ils restent difficiles à valoriser dans les plans d’affaires, ne garantissent ni volumes ni durée, et ne permettent pas de verrouiller les revenus nécessaires au financement de nouvelles unités DRI-H₂ de taille critique. Au total, ils ne permettent pas de financer des capacités sidérurgiques bas-carbone à l’échelle requise.

    Plutôt que de mettre en concurrence deux instruments – normes CAFE fortes rendues socialement et industriellement désirables par des obligations claires sur les flottes professionnelles, et obligations d’utilisation d’acier bas-carbone –, il est plus cohérent de les combiner. Les normes CAFE doivent rester inaltérées et concentrées sur les motorisations des véhicules, tandis qu’un marché pilote dédié organiserait, en aval, un débouché stable et massif pour l’acier near-zero.

    3. Design d’un marché pilote acier near-zero pour l’automobile

    L’Industrial Accelerator Act offre le cadre pour un marché pilote d’acier near-zero dédié à l’automobile. Celui-ci reposerait sur des obligations progressives d’incorporation minimale d’acier near-zero dans les véhicules vendus sur le marché européen, quels que soient le lieu de production et la marque. Les constructeurs devraient, à partir de 2029-2030 (le temps que l’appareil de production se mette en place), garantir un pourcentage croissant de masse d’acier near-zero par véhicule ou par portefeuille de ventes.

    Le marché pilote devrait viser d’emblée la filière DRI-H₂ et non une simple substitution par du DRI-gaz naturel, afin de ne pas enfermer l’Europe dans une trajectoire où elle serait structurellement désavantagée par rapport à des régions disposant de gaz très bon marché. En parallèle, il devrait intégrer un volet international armé de clauses de réciprocité nettes : les importations d’acier et de véhicules seraient affectées d’une valeur carbone par défaut fondée sur le mix sidérurgique du pays d’origine (sauf si celui-ci adopte des obligations équivalentes sur son marché intérieur).

    4. Recommandations pour l’Industrial Accelerator Act – acier

    1) Écarter la logique de supercrédits CAFE comme substitut partiel aux obligations de ventes de véhicules zéro-émission. Les normes CAFE doivent rester stables et indépendantes du dispositif sidérurgique.

    2) Inscrire dans l’IAA un marché pilote acier near-zero pour l’automobile : quotas d’incorporation croissants, définition robuste du near-zero, couverture explicite des importations et clauses de réciprocité pour éviter les détournements de flux.

    3) Identifier, en parallèle, des développements adaptés pour l’acier secondaire et d’autres secteurs utilisateurs (bâtiment, biens d’équipement).

     V. Industrial Accelerator Act – engrais : déminer l’ETS / CBAM, réussir la décarbonation sectorielle et la relocalisation des chaînes de valeur

    1. Un nœud climatique, social et géopolitique

    Les engrais azotés de synthèse constituent un enjeu climatique majeur, via les émissions de CO₂ liées à leur production (~2 % du total émissions monde / Europe) et de protoxyde d’azote (N₂O, ~3 % du total) liées à leur usage. Ils sont en même temps au cœur de la sécurité alimentaire et de l’équilibre économique des exploitations agricoles. La production européenne d’engrais a subi de plein fouet la crise des prix du gaz et se trouve désormais exposée à la disparition progressive des quotas gratuits dans l’EU-ETS (du fait de l’inclusion des engrais dans le CBAM).

    Cette exposition à venir des agriculteurs au vrai prix du carbone sur leur approvisionnement en engrais alimente déjà une contestation à potentiel explosif, en particulier dans les États membres très agricoles. Les agriculteurs européens supportent en effet un coût carbone que ne supportent pas leurs concurrents extra-européens, ce qui dégrade leur compétitivité relative. De surcroît, le coût d’abattement des émissions des engrais est trop élevé pour que l’EU-ETS / CBAM entraînent seuls un investissement dans la décarbonation de la production.

    2. Proposition de marché pilote massif : cibler les engrais utilisés pour l’alimentation animale

    Une manière de déminer cette impasse consiste là aussi à passer par des obligations à l’aval, c’est-à-dire plus loin dans la chaîne que les agriculteurs et coopératives.

    Nous proposons ici de cibler les engrais utilisés pour les cultures destinées à l’alimentation animale, qui représentent plus de la moitié des engrais consommés en Europe. L’une des grandes familles de produits finaux concernés, la viande, est caractérisée par des chaînes de valeur où le poids relatif du coût des engrais est limité : par exemple entre +0,4 et +2,4 % (fourchette dépendant du coût de production d’hydrogène bas-carbone) sur un kilogramme de viande porcine si 100 % d’engrais bas-carbone étaient utilisés[11].

    En ciblant ce segment, il devient possible d’organiser un marché pilote d’engrais bas-carbone pour l’alimentation animale qui, d’un côté, offre aux producteurs d’engrais des volumes et des prix suffisamment prévisibles pour justifier des investissements industriels, et de l’autre, reste socialement acceptable pour les consommateurs finaux.

    3. Neutraliser les effets pervers du CBAM tout en préservant et renforçant le signal-prix à la décarbonation

    L’architecture économique du marché pilote engrais pourrait être décrite en trois niveaux d’acteurs.

    Les grands industriels de transformation de la viande (niveau 2 de l’aval) doivent acheter des certificats d’engrais bas-carbone à partir de 2030 selon une clé méthodologique dépendant      des volumes et des types de viande transformée (excepté les volumes issus de l’agriculture biologique).

    À l’amont, les fabricants d’engrais bas-carbone vendent leur production aux coopératives au prix de marché des engrais, sans surcoût visible pour les agriculteurs. Ils reçoivent une rémunération complémentaire via la vente de certificats aux grands industriels de transformation de la viande, leur permettant de couvrir leurs coûts.

    Au premier niveau de l’aval enfin, les coopératives agricoles et donc ensuite les agriculteurs achètent l’ensemble des engrais (la partie bas-carbone comme fossile) au prix marché, c’est-à-dire le prix de l’engrais fossile. Celui-ci est doté d’une composante carbone, puisque le prix de l’EU-ETS / CBAM continue de s’appliquer sur les composantes carbonées. Mais du fait de la présence du marché pilote massif, l’État peut compenser les agriculteurs du prix du carbone sans que cela ne vienne impacter négativement l’action climatique. C’est d’ailleurs ce qui est fait aujourd’hui sur l’électricité pour les industriels électro-intensifs.

    Ainsi structurée, l’architecture permettrait de déplacer le surcoût de la production d’engrais bas-carbone vers les acteurs disposant de la plus grande capacité d’absorption économique – les industriels de la viande – tout en protégeant les agriculteurs d’un choc direct sur le prix des intrants, et en maintenant un incitatif structurel à réduire l’usage d’engrais voire à passer en agriculture biologique.

    4. Le marché pilote comme levier pour réduire les émissions à l’usage des engrais (i.e les angles morts de l’ETS)

    Traiter sérieusement la question des engrais implique d’intégrer les émissions de N₂O à l’usage (~3 % du total des émissions monde). Au-delà de l’indispensable réduction dans l’usage d’engrais par changement et/ou optimisation des pratiques culturales, un levier technique porte sur l’ajout aux engrais :

    • D’inhibiteurs de nitrification (qui, schématiquement, augmentent le taux de capture de l’azote par le végétal et limitent donc la part qui finit en émissions de N₂O) pour l’ensemble des familles d’engrais azotés ;
    • Et d’inhibiteurs d’uréase (qui limitent la volatilisation ammoniacale, ce qui contribue à épandre plus pour un résultat équivalent, et doivent donc être corrigés) pour les familles solutions azotées et urée, qui se caractérisent par une forte volatilisation ammoniacale (ce qui n’est pas le cas pour la famille des ammonitrates).

    C’est un angle mort de l’ETS actuel que le marché pilote peut commencer à combler.

    Le marché pilote pourrait intégrer ces dimensions en créant sur la même catégorie d’obligés un deuxième compartiment de certificats, portant une exigence d’usage d’engrais liés à ces inhibiteurs.

    5. Recommandations pour l’Industrial Accelerator Act – engrais

    1) Reconnaître que le couple ETS / CBAM, appliqué aux engrais sans mesures complémentaires à l’aval, conduit à une impasse : un signal-prix insuffisant pour déclencher les investissements bas-carbone, mais suffisamment élevé pour fragiliser la production en Europe et alimenter la conflictualité entre politiques climatiques et agriculteurs.

    2) Créer un marché pilote engrais bas-carbone pour l’alimentation animale, avec une première année d’obligation à 2030 qui laisse le temps de construire les capacités industrielles nécessaires, et une obligation progressive de certificats pour les metteurs sur le marché de produits animaux.

    3) Doter ce marché pilote de deux compartiments indépendants (mais appliqués aux mêmes obligés) : une obligation sur le contenu carbone des engrais à leur fabrication, et une obligation sur l’emploi d’inhibiteurs de nitrification (et d’uréase, lorsque appliquée à des solutions azotées ou de l’urée).

    4) Compenser les agriculteurs pour le prix du carbone sur les engrais (désormais possible sans casser le signal à la décarbonation grâce au marché pilote à l’aval).

    VI. Conclusion : devant la tentation du recul, choisir la percée

    Les décisions qui seront rendues publiques le 16 décembre 2025 puis le 28 janvier 2026 ne se résument pas à des ajustements de paramètres dans des règlements techniques. Elles diront si l’Union accepte de concentrer la force de ses politiques climatiques sur des points socialement capables de les absorber et industriellement décisifs, ou si elle persiste dans une répartition homogène de l’effort (prisme libéral du marché carbone laissé seul) qui fragilise les segments les plus vulnérables sans sécuriser l’investissement productif.

    Du côté du transport routier, un règlement Clean Corporate Fleets ambitieux, articulé à des normes CO₂ automobiles et poids lourds maintenues dans leur intégrité et à un label Made in EU exigeant, peut faire des flottes professionnelles le socle d’une électrification désirable : diffusion accélérée des véhicules d’occasion électriques, démonstration technologique sur les poids lourds, déploiement des infrastructures critiques, et détente de la pression future sur l’ETS-2 pour les ménages.

    Du côté des matériaux de base, des marchés pilotes bien conçus au sein de l’Industrial Accelerator Act – acier near-zero pour l’automobile, engrais bas-carbone pour l’alimentation animale – peuvent enclencher des cycles d’investissement qui relocalisent et décarbonent des chaînes de valeur entières, tout en limitant le surcoût pour les consommateurs finaux.

    L’alternative est simple. Soit l’Union laisse la dynamique du backlash fossile et des crispations sociales dicter, a posteriori, le rythme et le contenu de la transition, au risque de voir démantelées les normes qui structurent les choix d’investissement. Soit elle assume des politiques d’absorption ciblées qui mettent la puissance réglementaire au service d’un cap clair : une bifurcation climatique compatible avec la justice sociale et la résilience industrielle. Les textes qui seront discutés à partir du 16 décembre 2025, et que le Parlement et le Conseil devront amender, constituent un momentum pour les politiques climatiques de l’Union.

    [1] Le règlement européen (UE)2023/851 sur les normes de performance en matière d’émissions de CO2 pour les voitures particulières neuves et les véhicules utilitaires légers neufs fixe des obligations croissantes de réduction du contenu carbone des motorisations de véhicules légers neufs commercialisés sur le marché européen. Pour respecter ces obligations, les constructeurs automobiles doivent donc commercialiser une part croissante de véhicules zéro-émission (électriques). C’est la fameuse interdiction de vente de véhicules thermiques neufs à partir de 2035. Ces obligations sont appelées normes CAFE (acronyme de Corporate Average Fuel Economy). En cas de non-respect des normes CAFE par un constructeur, celui-ci se verrait infliger des pénalités en proportion de ce qui le sépare de l’atteinte de la cible. Pour aller plus loin : IIGCC, Policy briefing, avril 2025.

    [2] Le règlement (UE)2024/1610 sur les normes de performance en matière d’émissions de CO2 pour les véhicules utilitaires lourds neufs, repose sur le même principe que son jumeau automobile, mais appliqué aux poids-lourds (camions, cars, bus …). Pour aller plus loin : Eamonn Muholland, The revised CO2 standards for heavy-duty vehicles in the European Union, ICCT, mai 2024

    [3] L’ETS-2 est un système européen de plafonnement et d’échange de quotas couvrant les émissions de carbone issues de la combustion de carburants pour le transport routier, le chauffage des bâtiments et une partie des usages combustibles de la petite industrie. Il conduit donc à renchérir le prix de ces énergies fossiles en introduisant une composante carbone dans leur prix, qui fluctue selon le prix auquel s’échange le quota (correspondant à une tonne de CO2).

    Ce prix du quota est lui-même issu d’une rencontre entre l’offre (un volume de quotas limité et décroissant annuellement est mis sur le marché par l’UE) et la demande, i.e les quantités d’énergies fossiles mises sur le marché pour les secteurs mentionnés. Plus la demande est forte, plus le marché est tendu et plus le prix du quota monte ; inversement, si une partie des secteurs concernés réussit à se décarboner rapidement, la demande est plus faible et le prix du quota va donc baisser.

    Pour aller plus loin :  Juan Fernando López Hernández, EU emissions trading system for

    buildings, road transport and additional sectors (ETS2) Status and concerns, European Parliamentary Research Service, mai 2025 ; et pour visualiser l’impact de l’ETS-2 sur les prix des combustibles : BloombergNEF, EU-ETS II pricing scenarios, septembre 2025.

    [4] Pour rappel, les normes CAFE obligent les constructeurs automobiles à mettre sur le marché européen une part croissante de véhicules zéro-émission sur les véhicules neufs vendus, avec atteinte de 100 % en 2035. Le principe des supercrédits CAFE consisterait à autoriser la réduction de ces normes CO2 dans le cas où le constructeur utiliserait de l’acier bas-carbone pour fabriquer ses véhicules. L’ACEA, lobby des constructeurs automobiles européens, pousse pour cela. Voir leur communiqué de presse : ACEA, Steel and Cars : Twin Pillars of Europe’s Economy Call for a Pragmatic Path to Transformation, octobre 2025.

    [5] Le système européen d’échanges de quotas d’émissions (EU-ETS) est le marché carbone qui impose un plafond décroissant aux émissions industrielles et énergétiques en Europe, avec achat de quotas pour chaque tonne émise. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (CBAM) étend cette logique aux importations de certains biens en appliquant un prix carbone équivalent, afin d’éviter les distorsions de concurrence et les fuites carbone (c’est-à-dire que l’on recoure davantage à des importations de produits carbonés qui seraient plus compétitives que la production européenne car n’auraient pas à s’acquitter d’un prix du carbone). Pour aller plus loin : Lidia Tamellini, The EU Carbon border adjustment mechanism (CBAM), Carbon Market Watch, juillet 2024.

    [6] Voir en particulier : PwC, Hydrogen lead markets (p.26), novembre 2025 ; et Ricardo, The use of green steel in the automotive industry, avril 2024.

    [7] PwC (p.63), ibid.

    [8] Ici l’impact est plus difficilement quantifiable du fait de la diversité des biens transportés (camions) ou du service rendu (une flotte professionnelle de voitures peut servir à une banque comme au gestionnaire de réseau d’électricité). Il y a néanmoins consensus sur le niveau de dilution important de la composante transport routier dans les biens / services finaux. Par ailleurs, les coûts totaux de possession (TCO) des solutions zéro-émission sont globalement compétitives avec le diesel dans le cas des kilométrages élevés qui caractérisent les flottes (voir notamment BloombergNEF, Zero-emission commercial vehicles – Accelerating the transition, septembre 2025). Ainsi, même en prenant des hypothèses conservatrices, le risque prix sur le produit / service final est globalement encadré, en-deçà de 3 % d’après nos calculs.

    [9] Cette approximation a été réalisée à partir : 1) des chiffres généraux sur la répartition des volumes d’émissions de l’ETS-2 entre transport routier, bâtiment, et petite industrie – cf Agence européenne de l’environnement, Evolution of ETS2 emissions for EU-27, 2005-2050, novembre 2025 ; 2) la répartition des émissions du transport routier par catégories de véhicules – cf Commission européenne, DG MOVE, EU transport in figures –statistical pocketbook 2024 ; 3) au sein du poste d’émissions voitures, pour distinguer celles des flottes professionnelles de celles des ménages, extrapolation des données utilisées par Transport&Environment (T&E) pour convertir les flux (ventes annuelles, nouveaux véhicules) en image de stock, sur le parc roulant – cf T&E, Unveiling Europe’s corporate car problem, juin 2024.

    [10] PwC, ibid (slide 31).

    [11] PwC (p.63), ibid.

    Publié le 15 décembre 2025

    Relancer l’offensive climatique européenne : utiliser l’Industrial Accelerator Act et le Clean Corporate Fleets pour développer des obligations ciblées sur la demande

    Auteurs

    Simon Pujau

    À partir du 16 décembre 2025 avec le règlement Clean Corporate Fleets (CCF), puis du 28 janvier 2026 avec l’Industrial Accelerator Act (IAA), la Commission européenne déterminera si l’Union choisit la percée ou le reflux en matière de politiques climatiques : soit consolider une architecture climatique socialement soutenable et industriellement robuste, soit ouvrir la voie au backlash fossile en affaiblissant les normes adoptées ces dernières années. La clef de la percée consiste à compléter les normes appliquées à la production et le signal-prix homogène du marché carbone par des obligations ciblées sur la demande, concentrées là où les surcoûts sont absorbables et où les capacités de structuration industrielle sont maximales. Nous les appellerons politiques d’absorption.

    Constats et recommandations clés

    1. Faire des flottes professionnelles le moteur d’une transition juste (règlement Clean Corporate Fleets – CCF)

    Les véhicules des entreprises et administrations représentent une part limitée du parc, mais une part déterminante des immatriculations et des émissions. Leur conversion accélérée vers le zéro-émission permet d’absorber le surcoût initial là où il est supportable, de sécuriser les investissements engagés pour respecter les normes CO₂ (CAFE[1] et poids lourds[2]), d’alimenter un marché d’occasion électrique, et de réduire fortement la demande en carburants fossiles, allégeant la pression sur l’ETS-2[3] pour les ménages.

    Le Paquet automobile du 16 décembre 2025 doit ainsi :

    • imposer des obligations zéro-émission et Made in EU ambitieuses sur les flottes professionnelles ;
    • préserver l’intégrité des normes CO₂ voitures et poids lourds, indispensables à la visibilité industrielle et crédibilité politique de l’Union.

    2. Relancer la sidérurgie par un marché pilote acier near-zero (IAA)

    La décarbonation profonde de l’acier primaire (~8 % des émissions mondiales de CO2) repose sur le DRI-hydrogène (DRI-H2), plus coûteux à produire mais dont l’impact sur le prix d’une voiture est d’environ 1 %. Ainsi, dans le Paquet automobile et l’IAA, porter les dispositions suivantes :

    • Rejeter les supercrédits CAFE[4], qui affaibliraient les normes automobiles sans suffire à structurer une production européenne d’acier primaire bas-carbone ;
    • Créer un marché pilote imposant des quotas croissants d’acier near-zero (DRI-H₂) dans les véhicules vendus dans l’Union européenne (UE) à partir de 2029–2030 ;
    • Intégrer des clauses de réciprocité robustes : valeur carbone par défaut sur les importations ; exemption des véhicules exportés.

    3. Débloquer la décarbonation des engrais et protéger les agriculteurs par un marché pilote à l’aval

    Les engrais azotés (≈5 % des émissions mondiales en intégrant l’usage) constituent un nœud climatique et social. Le couple ETS / CBAM[5], appliqué seul, pénalise les agriculteurs sans créer les conditions d’investissement dans des technologies bas-carbone. L’IAA est une opportunité unique de sortir de cette impasse sociale et écologique :

    • Créer un marché pilote engrais bas-carbone pour l’alimentation animale, reposant sur les grands industriels et ciblant plus de la moitié des volumes d’engrais avec un impact inférieur à 2.5 % sur le prix du produit final ;
    • Le doter de deux compartiments indépendants : contenu carbone des engrais à la fabrication et usage d’inhibiteurs réduisant les émissions de N2O à l’usage ;
    • Compenser les agriculteurs pour le prix du carbone sur les engrais (désormais possible sans casser le signal à la décarbonation grâce au marché pilote à l’aval).

    4. Étendre les politiques d’absorption à d’autres secteurs (IAA)

    L’acier et les engrais offrent ici chacun un cas d’école pour concevoir des marchés pilotes industriels bas-carbone. Cette grille de lecture et d’action doit être remobilisée pour déployer mutatis mutandis les politiques d’absorption sur d’autres secteurs émetteurs majeurs, en particulier ciment, aluminium, et plastiques.

    I. 16 décembre : l’Europe arrive sur le champ de bataille

    Le 16 décembre 2025 puis le 28 janvier 2026, la Commission européenne ne publiera pas simplement une série de textes techniques supplémentaires. Elle arbitrera un choix stratégique : donner une véritable dimension sociale et industrielle aux politiques climatiques de l’Union, ou donner corps au backlash politique en reculant de manière désordonnée sur des normes écologiques critiques non seulement pour le climat, mais aussi pour la prospérité à moyen et long terme de l’Union.

    Ce choix tient largement à un déplacement de la focale régulatoire : soit l’Europe continue de s’en remettre principalement à des signaux-prix moyens et à des normes amont sur l’offre pour porter son ambition écologique, soit elle assume de faire porter une partie décisive de l’effort sur des obligations ciblées à l’aval, là où les surcoûts sont socialement absorbables et où l’on peut piloter les effets sur l’activité et les emplois industriels de l’Union.

    C’est le dénominateur commun entre deux chantiers que la Commission va mettre sur la table  :

    • Le 16 décembre 2025 avec le règlement Clean Corporate Fleets (CCF), qui doit encadrer le verdissement des flottes professionnelles et agir directement sur la demande de véhicules zéro-émission. Les révisions des règlements dits CO2 voitures (normes CAFE1) et CO2 poids-lourds2 y sont directement liées (ou plutôt, dans cette note : l’appel à ne pas toucher à ces règlements adoptés il y a moins de trois ans) ;
    • Le 28 janvier 2026 avec l’Industrial Accelerator Act (IAA), qui ouvre la possibilité de créer de véritables marchés pilotes pour des matériaux bas-carbone, en particulier l’acier et les engrais. Là encore, l’enjeu n’est pas de raffiner marginalement un signal-prix, mais de structurer une demande garantie pour des produits industriels décarbonés, afin de faire basculer des chaînes de valeur entières.

    À travers ces textes, l’Union dispose d’une opportunité unique : faire converger un agenda social légitime (ne pas faire peser la transition sur les seuls ménages exposés), un agenda industriel offensif (sécuriser des investissements et des emplois en Europe) et un agenda climatique crédible (tenue des trajectoires 2030–2040).

    La thèse de cette note est la suivante : en organisant des obligations ciblées sur la demande d’acteur privés – via le règlement Clean Corporate Fleets, et via des marchés pilotes ambitieux dans l’Industrial Accelerator Act –, les institutions européennes peuvent rendre la transition pleinement désirable pour les citoyens, en même temps qu’elles renforcent la résilience de la base industrielle européenne.

    Les politiques climatiques constituent un champ de bataille permanent. Nous faisons face à une contre-offensive des intérêts fossiles, qui exploitent les failles sociales et industrielles des réglementations existantes. Soit l’Union recule en étirant et affaiblissant progressivement ses normes, soit elle relance l’offensive en concentrant ses efforts sur quelques points où l’on peut articuler cohérence sociale, efficacité industrielle et ambition climatique.

    II. De la régulation diffuse à l’absorption ciblée : reprendre la pilotabilité politique sur la décarbonation

    Un détour conceptuel est nécessaire pour comprendre ce qui se jouera à partir du 16 décembre 2025, et dans le cycle de négociations qui s’ensuivra au Parlement et au Conseil.

    Le moteur actuel de la décarbonation européenne repose sur le marché carbone (EU-ETS). Il avance par intensification du signal-prix (rareté accrue des quotas ; disparition progressive des quotas gratuits permise par le CBAM, le marché carbone aux frontières) et par extension sectorielle (intégration du maritime ; création d’un ETS-2 pour les secteurs du bâtiment et du transport routier). Ce dispositif applique un cadre uniforme, c’est-à-dire qu’il applique la même force du prix du carbone sur l’ensemble de l’espace social. Mais en agissant de manière identique sur des acteurs dont la capacité réelle à absorber un même surcoût diffère radicalement, ce signal-prix carbone et ces normes (e.g CAFE) sur l’amont productif génèrent aujourd’hui des frictions sociales majeures. Ces dernières ouvrent alors des brèches pour légitimer les discours de lobbies fossiles appelant à reculer sur les régulations écologiques et industrielles déjà actées, tout en se parant d’une vertu sociale artificielle. L’épisode des Gilets Jaunes ou la récente crise agricole l’ont bien montré.

    Les régulations à l’amont (prix carbone homogène et normes) sont donc politiquement fragiles. D’où la nécessité de politiques d’absorption, c’est-à-dire des politiques d’obligations bas-carbone sur l’aval (i.e., la demande en produits (semi-)finaux), là où l’inflation générée est la plus indolore pour les citoyens  : non pas comme substituts à ce premier niveau de régulations qui reste indispensable, mais comme compléments permettant leur plein déploiement, socialement juste, et parant ainsi aux dynamiques de backlash alimentées par les intérêts fossiles.

    Les politiques d’obligations ciblées sur la demande consistent précisément à accepter des contraintes plus fortes là où elles peuvent être absorbées, pour alléger la pression là où elles briseraient la cohésion sociale sans bénéfice climatique significatif. Le tout en maintenant la trajectoire générale de décarbonation sur laquelle les Européens se sont accordés (-55 % à 2030 par rapport aux niveaux de 1990 ; -90 % en 2040). Ce déplacement de focale pourrait être modélisé mathématiquement, mais il correspond aussi tout simplement à un redéploiement du politique dans son rôle d’arbitre, au sens noble du terme. Pour donner un aperçu des cas qui seront développés plus loin dans cette note, il revient au politique d’arbitrer :

    • Qu’un surcoût de l’ordre de 1 %[6] sur une voiture est bon et juste pour la société s’il permet de structurer une filière européenne de production d’acier bas-carbone à un moment critique (et que l’on met ce chiffre en perspective avec l’inflation liée au choix des constructeurs de se concentrer sur des SUV) ;
    • Qu’une inflation à terme de 2 %[7] sur la viande industrielle est bonne et juste si elle permet de protéger les agriculteurs européens du prix du carbone sur les engrais, structurer une chaîne de valeur d’engrais bas-carbone (5 % des émissions mondiales si l’on inclut l’usage), et maintenir un signal-prix incitatif à la réduction des engrais et à la conversion en agriculture biologique ;
    • Qu’une obligation de conversion de certaines flottes professionnelles en zéro-émission (dont l’impact sur le prix des produits finaux transportés, ou des services fournis, sera globalement indolore[8]), est bonne et juste si cela permet de rendre les voitures électriques abordables pour les citoyens en alimentant un marché d’occasion, de relancer l’investissement dans l’industrie automobile européenne zéro-émission, et d’apaiser les cours de l’ETS-2 (qui, eux, se répercutent directement sur certains ménages exposés, via le coût du carburant ou des énergies fossiles utilisées pour le chauffage).

    L’obligation doit être appliquée équitablement à l’ensemble des concurrents économiques directs et indirects (au risque d’une substitution carbonée), et donc à tous les biens commercialisés sur le Marché unique (ceux qui y sont produits mais aussi ceux qui y sont importés, en exonérant les biens exportés en-dehors de l’Union).

    Les sections suivantes se concentrent sur trois cas de transition sectorielle, couvrant chacune l’aspect climatique et industriel / économique :

    • Transport routier via le règlement Clean Corporate Fleets;
    • Sidérurgie via l’Industrial Accelerator Act(IAA) ;
    • La production d’engrais et les émissions agricoles, toujours via l’IAA ;

    À noter que ces deux derniers secteurs ne sont pas à prendre comme limitatifs de la portée que devrait avoir l’IAA. Ils offrent chacun un cas d’école pour concevoir des marchés pilotes industriels bas-carbone, et ainsi disposer d’une grille de lecture et d’action – type d’obligés, répartition du surcoût, clauses de réciprocité à l’international – pour les répliquer mutatis mutandis à d’autres secteurs émetteurs majeurs, en particulier ciment, aluminium, et plastiques.

     III. Clean Corporate Fleets : concentrer l’effort sur les flottes professionnelles pour sécuriser la transition

    Les flottes professionnelles (entreprises, administrations, loueurs, grands comptes) représentent une minorité des détenteurs de véhicules légers, mais une part très importante des immatriculations annuelles. Les poids lourds représentent quant à eux une minorité des immatriculations, mais une part très importante des émissions du transport routier (25-30 %). Pour ces acteurs, le véhicule est un outil de production, c’est-à-dire que l’éventuel      surcoût d’un véhicule zéro-émission peut être dilué dans le coût total de l’activité, dès lors que la règle s’applique à tous les concurrents.

    À l’inverse, du côté des ménages, l’achat d’un véhicule reste un acte rare, lourd, concentré, particulièrement sensible au prix, et potentiellement conflictuel pour les habitants des zones rurales et périurbaines dépendants de la voiture thermique (constatant le coût du carburant et bientôt l’impact de l’ETS-2, sans pour autant constater le déploiement de l’infrastructure adéquate pour basculer à l’électrique). Faire porter l’essentiel de l’effort sur ce segment, par la seule hausse des prix des carburants ou la seule contrainte sur l’offre, conduit mécaniquement à des blocages sociaux et politiques.

    1. Mobiliser en priorité le potentiel d’absorption des flottes professionnelles

    Un règlement Clean Corporate Fleets ambitieux permet de mobiliser en priorité le potentiel d’absorption des flottes professionnelles.

    Les flottes professionnelles renouvellent leurs véhicules plus rapidement, sont capables d’investir dans des infrastructures de recharge adaptées (dépôts, bases logistiques, parkings d’entreprises), et de mutualiser la maintenance et la formation. En concentrant sur elles une obligation croissante de conversion vers le zéro-émission, on crée un marché captif qui permet de réduire les coûts unitaires et de fiabiliser les solutions, au bénéfice futur des particuliers.

    2. Rendre soutenable l’ETS-2 pour les ménages

    L’ETS-2 couvrira les émissions liées aux carburants routiers et aux combustibles de chauffage des bâtiments. Plus la demande de carburants fossiles restera élevée, plus la tension sur le prix des quotas sera forte et plus le risque de hausse marquée des factures pour les ménages sera grand. Or la part des flottes professionnelles dans les carburants routiers est loin d’être marginale : environ 50 % des volumes, dont près d’un tiers imputable aux poids lourds. En première approximation, les émissions actuelles du transport routier professionnel pèseraient ainsi autour de 33 % de l’ETS-2 à l’horizon 2030[9].

    Dit autrement : en imposant aux grandes flottes professionnelles une trajectoire de décarbonation rapide, le règlement Clean Corporate Fleets permettrait donc de réduire une fraction significative de la demande de quotas ETS-2, et donc le prix de ces quotas. Cela permettra alors de diminuer la pression carbone sur des ménages dépendants de la voiture thermique et/ou d’un chauffage utilisant des combustibles fossiles.

    Les ménages bénéficient ainsi indirectement de la transition des flottes professionnelles à plusieurs égards (création d’un marché d’occasion de l’électrique ; déploiement de l’infrastructure ; stabilisation soutenable de l’ETS-2), au lieu d’être placés en première ligne. Les obligations pesant sur les flottes professionnelles deviennent un instrument de justice sociale, et non un simple supplément de contrainte réglementaire.

    3. Conjuguer Clean Corporate Fleets et Made in EU

    Parallèlement, il semble que la Commission prévoit de mettre en place un label Made in EU, assorti de critères de contenu local, de conditions sociales et environnementales, et d’une conditionnalité plus ou moins stricte des soutiens publics à l’obtention de ce label. Cette démarche est nécessaire, mais elle est insuffisante si elle reste cantonnée aux aides budgétaires. L’arme la plus puissante dont dispose l’Union n’est pas la subvention, mais la partie régulée de son Marché unique. Le label Made in EU devrait donc être intégré dans un système d’obligations fortes sur des acteurs privés côté demande (les flottes professionnelles).

    IV. Industrial Accelerator Act – acier : un marché pilote pour relancer la sidérurgie européenne

    1. Un front décisif pour la base industrielle

    La sidérurgie primaire représente 7 à 8 % des émissions mondiales de CO2, autour de 5 % à la maille européenne, et structure des bassins d’emplois entiers. Sa décarbonation profonde passe par la réduction directe du minerai de fer (DRI) à l’hydrogène bas-carbone (DRI-H2, appelé plus loin acier near-zero), couplée à des fours électriques, ce qui renchérit le coût de production de l’acier par rapport à la filière haut-fourneau / convertisseur (dans un scénario médian sur le coût de l’hydrogène, autour de +45 % en 2030 et +20 % en 2035[10]). Mais une fois ce surcoût répercuté sur certains produits finaux, il reste extrêmement limité : imposer 100 % d’acier bas-carbone dans l’automobile renchérirait le prix d’un véhicule d’environ 1 % (et l’industrie automobile représente plus du tiers des débouchés de l’acier primaire européen).

    En d’autres termes, lancer le réinvestissement sidérurgique en Europe, à un moment critique du cycle industriel, est tout à fait réaliste et socialement indolore. Politiquement, cela suppose d’imposer des obligations de contenu matière première bas-carbone sur l’industrie automobile, ou plus exactement sur les véhicules commercialisés sur le territoire de l’Union, plutôt que de s’en remettre à des incitations diffuses et à des signaux-prix trop faibles et incertains pour déclencher des décisions d’investissement à grande échelle.

    2. Les faux-semblants des supercrédits et la nécessité d’un marché pilote dédié

    Parmi les options qui pourraient figurer le 28 janvier 2026 dans la copie de la Commission : la création de supercrédits CO₂ dans les normes CAFE, qui permettraient aux constructeurs automobiles de bénéficier d’allègements partiels de leurs obligations de ventes de véhicules zéro-émission en échange de l’utilisation d’acier bas-carbone Made in EU. Une telle option présente deux défauts majeurs. D’abord, elle fragilise la colonne vertébrale des politiques climatiques sur l’automobile : le calendrier de sortie des moteurs thermiques à horizon 2035 et la trajectoire des normes CAFE ont structuré les anticipations d’investissement de la filière. Ensuite, des supercrédits de ce type ne constituent pas un signal suffisant pour transformer la sidérurgie. Ils restent difficiles à valoriser dans les plans d’affaires, ne garantissent ni volumes ni durée, et ne permettent pas de verrouiller les revenus nécessaires au financement de nouvelles unités DRI-H₂ de taille critique. Au total, ils ne permettent pas de financer des capacités sidérurgiques bas-carbone à l’échelle requise.

    Plutôt que de mettre en concurrence deux instruments – normes CAFE fortes rendues socialement et industriellement désirables par des obligations claires sur les flottes professionnelles, et obligations d’utilisation d’acier bas-carbone –, il est plus cohérent de les combiner. Les normes CAFE doivent rester inaltérées et concentrées sur les motorisations des véhicules, tandis qu’un marché pilote dédié organiserait, en aval, un débouché stable et massif pour l’acier near-zero.

    3. Design d’un marché pilote acier near-zero pour l’automobile

    L’Industrial Accelerator Act offre le cadre pour un marché pilote d’acier near-zero dédié à l’automobile. Celui-ci reposerait sur des obligations progressives d’incorporation minimale d’acier near-zero dans les véhicules vendus sur le marché européen, quels que soient le lieu de production et la marque. Les constructeurs devraient, à partir de 2029-2030 (le temps que l’appareil de production se mette en place), garantir un pourcentage croissant de masse d’acier near-zero par véhicule ou par portefeuille de ventes.

    Le marché pilote devrait viser d’emblée la filière DRI-H₂ et non une simple substitution par du DRI-gaz naturel, afin de ne pas enfermer l’Europe dans une trajectoire où elle serait structurellement désavantagée par rapport à des régions disposant de gaz très bon marché. En parallèle, il devrait intégrer un volet international armé de clauses de réciprocité nettes : les importations d’acier et de véhicules seraient affectées d’une valeur carbone par défaut fondée sur le mix sidérurgique du pays d’origine (sauf si celui-ci adopte des obligations équivalentes sur son marché intérieur).

    4. Recommandations pour l’Industrial Accelerator Act – acier

    1) Écarter la logique de supercrédits CAFE comme substitut partiel aux obligations de ventes de véhicules zéro-émission. Les normes CAFE doivent rester stables et indépendantes du dispositif sidérurgique.

    2) Inscrire dans l’IAA un marché pilote acier near-zero pour l’automobile : quotas d’incorporation croissants, définition robuste du near-zero, couverture explicite des importations et clauses de réciprocité pour éviter les détournements de flux.

    3) Identifier, en parallèle, des développements adaptés pour l’acier secondaire et d’autres secteurs utilisateurs (bâtiment, biens d’équipement).

     V. Industrial Accelerator Act – engrais : déminer l’ETS / CBAM, réussir la décarbonation sectorielle et la relocalisation des chaînes de valeur

    1. Un nœud climatique, social et géopolitique

    Les engrais azotés de synthèse constituent un enjeu climatique majeur, via les émissions de CO₂ liées à leur production (~2 % du total émissions monde / Europe) et de protoxyde d’azote (N₂O, ~3 % du total) liées à leur usage. Ils sont en même temps au cœur de la sécurité alimentaire et de l’équilibre économique des exploitations agricoles. La production européenne d’engrais a subi de plein fouet la crise des prix du gaz et se trouve désormais exposée à la disparition progressive des quotas gratuits dans l’EU-ETS (du fait de l’inclusion des engrais dans le CBAM).

    Cette exposition à venir des agriculteurs au vrai prix du carbone sur leur approvisionnement en engrais alimente déjà une contestation à potentiel explosif, en particulier dans les États membres très agricoles. Les agriculteurs européens supportent en effet un coût carbone que ne supportent pas leurs concurrents extra-européens, ce qui dégrade leur compétitivité relative. De surcroît, le coût d’abattement des émissions des engrais est trop élevé pour que l’EU-ETS / CBAM entraînent seuls un investissement dans la décarbonation de la production.

    2. Proposition de marché pilote massif : cibler les engrais utilisés pour l’alimentation animale

    Une manière de déminer cette impasse consiste là aussi à passer par des obligations à l’aval, c’est-à-dire plus loin dans la chaîne que les agriculteurs et coopératives.

    Nous proposons ici de cibler les engrais utilisés pour les cultures destinées à l’alimentation animale, qui représentent plus de la moitié des engrais consommés en Europe. L’une des grandes familles de produits finaux concernés, la viande, est caractérisée par des chaînes de valeur où le poids relatif du coût des engrais est limité : par exemple entre +0,4 et +2,4 % (fourchette dépendant du coût de production d’hydrogène bas-carbone) sur un kilogramme de viande porcine si 100 % d’engrais bas-carbone étaient utilisés[11].

    En ciblant ce segment, il devient possible d’organiser un marché pilote d’engrais bas-carbone pour l’alimentation animale qui, d’un côté, offre aux producteurs d’engrais des volumes et des prix suffisamment prévisibles pour justifier des investissements industriels, et de l’autre, reste socialement acceptable pour les consommateurs finaux.

    3. Neutraliser les effets pervers du CBAM tout en préservant et renforçant le signal-prix à la décarbonation

    L’architecture économique du marché pilote engrais pourrait être décrite en trois niveaux d’acteurs.

    Les grands industriels de transformation de la viande (niveau 2 de l’aval) doivent acheter des certificats d’engrais bas-carbone à partir de 2030 selon une clé méthodologique dépendant      des volumes et des types de viande transformée (excepté les volumes issus de l’agriculture biologique).

    À l’amont, les fabricants d’engrais bas-carbone vendent leur production aux coopératives au prix de marché des engrais, sans surcoût visible pour les agriculteurs. Ils reçoivent une rémunération complémentaire via la vente de certificats aux grands industriels de transformation de la viande, leur permettant de couvrir leurs coûts.

    Au premier niveau de l’aval enfin, les coopératives agricoles et donc ensuite les agriculteurs achètent l’ensemble des engrais (la partie bas-carbone comme fossile) au prix marché, c’est-à-dire le prix de l’engrais fossile. Celui-ci est doté d’une composante carbone, puisque le prix de l’EU-ETS / CBAM continue de s’appliquer sur les composantes carbonées. Mais du fait de la présence du marché pilote massif, l’État peut compenser les agriculteurs du prix du carbone sans que cela ne vienne impacter négativement l’action climatique. C’est d’ailleurs ce qui est fait aujourd’hui sur l’électricité pour les industriels électro-intensifs.

    Ainsi structurée, l’architecture permettrait de déplacer le surcoût de la production d’engrais bas-carbone vers les acteurs disposant de la plus grande capacité d’absorption économique – les industriels de la viande – tout en protégeant les agriculteurs d’un choc direct sur le prix des intrants, et en maintenant un incitatif structurel à réduire l’usage d’engrais voire à passer en agriculture biologique.

    4. Le marché pilote comme levier pour réduire les émissions à l’usage des engrais (i.e les angles morts de l’ETS)

    Traiter sérieusement la question des engrais implique d’intégrer les émissions de N₂O à l’usage (~3 % du total des émissions monde). Au-delà de l’indispensable réduction dans l’usage d’engrais par changement et/ou optimisation des pratiques culturales, un levier technique porte sur l’ajout aux engrais :

    • D’inhibiteurs de nitrification (qui, schématiquement, augmentent le taux de capture de l’azote par le végétal et limitent donc la part qui finit en émissions de N₂O) pour l’ensemble des familles d’engrais azotés ;
    • Et d’inhibiteurs d’uréase (qui limitent la volatilisation ammoniacale, ce qui contribue à épandre plus pour un résultat équivalent, et doivent donc être corrigés) pour les familles solutions azotées et urée, qui se caractérisent par une forte volatilisation ammoniacale (ce qui n’est pas le cas pour la famille des ammonitrates).

    C’est un angle mort de l’ETS actuel que le marché pilote peut commencer à combler.

    Le marché pilote pourrait intégrer ces dimensions en créant sur la même catégorie d’obligés un deuxième compartiment de certificats, portant une exigence d’usage d’engrais liés à ces inhibiteurs.

    5. Recommandations pour l’Industrial Accelerator Act – engrais

    1) Reconnaître que le couple ETS / CBAM, appliqué aux engrais sans mesures complémentaires à l’aval, conduit à une impasse : un signal-prix insuffisant pour déclencher les investissements bas-carbone, mais suffisamment élevé pour fragiliser la production en Europe et alimenter la conflictualité entre politiques climatiques et agriculteurs.

    2) Créer un marché pilote engrais bas-carbone pour l’alimentation animale, avec une première année d’obligation à 2030 qui laisse le temps de construire les capacités industrielles nécessaires, et une obligation progressive de certificats pour les metteurs sur le marché de produits animaux.

    3) Doter ce marché pilote de deux compartiments indépendants (mais appliqués aux mêmes obligés) : une obligation sur le contenu carbone des engrais à leur fabrication, et une obligation sur l’emploi d’inhibiteurs de nitrification (et d’uréase, lorsque appliquée à des solutions azotées ou de l’urée).

    4) Compenser les agriculteurs pour le prix du carbone sur les engrais (désormais possible sans casser le signal à la décarbonation grâce au marché pilote à l’aval).

    VI. Conclusion : devant la tentation du recul, choisir la percée

    Les décisions qui seront rendues publiques le 16 décembre 2025 puis le 28 janvier 2026 ne se résument pas à des ajustements de paramètres dans des règlements techniques. Elles diront si l’Union accepte de concentrer la force de ses politiques climatiques sur des points socialement capables de les absorber et industriellement décisifs, ou si elle persiste dans une répartition homogène de l’effort (prisme libéral du marché carbone laissé seul) qui fragilise les segments les plus vulnérables sans sécuriser l’investissement productif.

    Du côté du transport routier, un règlement Clean Corporate Fleets ambitieux, articulé à des normes CO₂ automobiles et poids lourds maintenues dans leur intégrité et à un label Made in EU exigeant, peut faire des flottes professionnelles le socle d’une électrification désirable : diffusion accélérée des véhicules d’occasion électriques, démonstration technologique sur les poids lourds, déploiement des infrastructures critiques, et détente de la pression future sur l’ETS-2 pour les ménages.

    Du côté des matériaux de base, des marchés pilotes bien conçus au sein de l’Industrial Accelerator Act – acier near-zero pour l’automobile, engrais bas-carbone pour l’alimentation animale – peuvent enclencher des cycles d’investissement qui relocalisent et décarbonent des chaînes de valeur entières, tout en limitant le surcoût pour les consommateurs finaux.

    L’alternative est simple. Soit l’Union laisse la dynamique du backlash fossile et des crispations sociales dicter, a posteriori, le rythme et le contenu de la transition, au risque de voir démantelées les normes qui structurent les choix d’investissement. Soit elle assume des politiques d’absorption ciblées qui mettent la puissance réglementaire au service d’un cap clair : une bifurcation climatique compatible avec la justice sociale et la résilience industrielle. Les textes qui seront discutés à partir du 16 décembre 2025, et que le Parlement et le Conseil devront amender, constituent un momentum pour les politiques climatiques de l’Union.

    [1] Le règlement européen (UE)2023/851 sur les normes de performance en matière d’émissions de CO2 pour les voitures particulières neuves et les véhicules utilitaires légers neufs fixe des obligations croissantes de réduction du contenu carbone des motorisations de véhicules légers neufs commercialisés sur le marché européen. Pour respecter ces obligations, les constructeurs automobiles doivent donc commercialiser une part croissante de véhicules zéro-émission (électriques). C’est la fameuse interdiction de vente de véhicules thermiques neufs à partir de 2035. Ces obligations sont appelées normes CAFE (acronyme de Corporate Average Fuel Economy). En cas de non-respect des normes CAFE par un constructeur, celui-ci se verrait infliger des pénalités en proportion de ce qui le sépare de l’atteinte de la cible. Pour aller plus loin : IIGCC, Policy briefing, avril 2025.

    [2] Le règlement (UE)2024/1610 sur les normes de performance en matière d’émissions de CO2 pour les véhicules utilitaires lourds neufs, repose sur le même principe que son jumeau automobile, mais appliqué aux poids-lourds (camions, cars, bus …). Pour aller plus loin : Eamonn Muholland, The revised CO2 standards for heavy-duty vehicles in the European Union, ICCT, mai 2024

    [3] L’ETS-2 est un système européen de plafonnement et d’échange de quotas couvrant les émissions de carbone issues de la combustion de carburants pour le transport routier, le chauffage des bâtiments et une partie des usages combustibles de la petite industrie. Il conduit donc à renchérir le prix de ces énergies fossiles en introduisant une composante carbone dans leur prix, qui fluctue selon le prix auquel s’échange le quota (correspondant à une tonne de CO2).

    Ce prix du quota est lui-même issu d’une rencontre entre l’offre (un volume de quotas limité et décroissant annuellement est mis sur le marché par l’UE) et la demande, i.e les quantités d’énergies fossiles mises sur le marché pour les secteurs mentionnés. Plus la demande est forte, plus le marché est tendu et plus le prix du quota monte ; inversement, si une partie des secteurs concernés réussit à se décarboner rapidement, la demande est plus faible et le prix du quota va donc baisser.

    Pour aller plus loin :  Juan Fernando López Hernández, EU emissions trading system for

    buildings, road transport and additional sectors (ETS2) Status and concerns, European Parliamentary Research Service, mai 2025 ; et pour visualiser l’impact de l’ETS-2 sur les prix des combustibles : BloombergNEF, EU-ETS II pricing scenarios, septembre 2025.

    [4] Pour rappel, les normes CAFE obligent les constructeurs automobiles à mettre sur le marché européen une part croissante de véhicules zéro-émission sur les véhicules neufs vendus, avec atteinte de 100 % en 2035. Le principe des supercrédits CAFE consisterait à autoriser la réduction de ces normes CO2 dans le cas où le constructeur utiliserait de l’acier bas-carbone pour fabriquer ses véhicules. L’ACEA, lobby des constructeurs automobiles européens, pousse pour cela. Voir leur communiqué de presse : ACEA, Steel and Cars : Twin Pillars of Europe’s Economy Call for a Pragmatic Path to Transformation, octobre 2025.

    [5] Le système européen d’échanges de quotas d’émissions (EU-ETS) est le marché carbone qui impose un plafond décroissant aux émissions industrielles et énergétiques en Europe, avec achat de quotas pour chaque tonne émise. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (CBAM) étend cette logique aux importations de certains biens en appliquant un prix carbone équivalent, afin d’éviter les distorsions de concurrence et les fuites carbone (c’est-à-dire que l’on recoure davantage à des importations de produits carbonés qui seraient plus compétitives que la production européenne car n’auraient pas à s’acquitter d’un prix du carbone). Pour aller plus loin : Lidia Tamellini, The EU Carbon border adjustment mechanism (CBAM), Carbon Market Watch, juillet 2024.

    [6] Voir en particulier : PwC, Hydrogen lead markets (p.26), novembre 2025 ; et Ricardo, The use of green steel in the automotive industry, avril 2024.

    [7] PwC (p.63), ibid.

    [8] Ici l’impact est plus difficilement quantifiable du fait de la diversité des biens transportés (camions) ou du service rendu (une flotte professionnelle de voitures peut servir à une banque comme au gestionnaire de réseau d’électricité). Il y a néanmoins consensus sur le niveau de dilution important de la composante transport routier dans les biens / services finaux. Par ailleurs, les coûts totaux de possession (TCO) des solutions zéro-émission sont globalement compétitives avec le diesel dans le cas des kilométrages élevés qui caractérisent les flottes (voir notamment BloombergNEF, Zero-emission commercial vehicles – Accelerating the transition, septembre 2025). Ainsi, même en prenant des hypothèses conservatrices, le risque prix sur le produit / service final est globalement encadré, en-deçà de 3 % d’après nos calculs.

    [9] Cette approximation a été réalisée à partir : 1) des chiffres généraux sur la répartition des volumes d’émissions de l’ETS-2 entre transport routier, bâtiment, et petite industrie – cf Agence européenne de l’environnement, Evolution of ETS2 emissions for EU-27, 2005-2050, novembre 2025 ; 2) la répartition des émissions du transport routier par catégories de véhicules – cf Commission européenne, DG MOVE, EU transport in figures –statistical pocketbook 2024 ; 3) au sein du poste d’émissions voitures, pour distinguer celles des flottes professionnelles de celles des ménages, extrapolation des données utilisées par Transport&Environment (T&E) pour convertir les flux (ventes annuelles, nouveaux véhicules) en image de stock, sur le parc roulant – cf T&E, Unveiling Europe’s corporate car problem, juin 2024.

    [10] PwC, ibid (slide 31).

    [11] PwC (p.63), ibid.

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