Depuis le début de l’épidémie de covid-19, le Président de la République s’est engagé à plusieurs reprises à un effort massif en faveur de l’hôpital public et des soignants. Le directeur général de l’ARS Grand Est a été limogé pour avoir affirmé que la restructuration du centre hospitalier régional universitaire (CHRU) de Nancy se poursuivrait comme prévu et le ministre de la Santé s’est engagé à suspendre toutes les réorganisations. Un aggiornamento des politiques de santé semble donc à l’ordre du jour, mais ses contours demeurent très flous. La note de la Caisse des dépôts et consignations récemment dévoilée par Médiapart montre qu’il pourrait tout aussi bien ressembler à une accentuation des dérives antérieures, notamment le recours accru aux partenariats public-privé [1].
L’opportunité de renforcer notre système de santé ne peut être saisie que si l’on dégage une vision claire des maux qui l’affectaient avant la crise et de la manière dont celle-ci nous impose de redéfinir nos priorités.
La question décisive est celle du changement de paradigme. Depuis trente ans, le paradigme dominant des réformes était celui de la productivité, c’est-à-dire la production du soin à un coût maîtrisé, se traduisant par des impératifs comme ceux de la maîtrise des dépenses de l’assurance-maladie, de l’incitation des hôpitaux à la productivité et du « virage ambulatoire » (faire de plus en plus d’interventions sans hospitalisation). Il faut se défier de tout manichéisme et toutes les évolutions antérieures ne sont pas nécessairement condamnables ; mais force est de constater qu’elles ont rendu notre système de santé bien plus fragile, avec des inégalités croissantes et une crise sociale dans le personnel soignant. Si l’on ne veut pas que l’après-crise se réduise à un coup de pouce temporaire, il faut réussir le passage à un paradigme nouveau, celui de la santé publique, c’est-à-dire de la recherche du plus haut niveau de santé de la population.
Table des matières
1. La productivité, paradigme dominant de l’avant-crise
1.1. La maîtrise des dépenses, impératif premier
1.2. La recherche délétère de l’hôpital-entreprise
1.3. Des inégalités territoriales et sociales timidement combattues
2. Ce que révèle ou confirme le Covid-19
2.1. Un hôpital public fragilisé mais qui tient le choc
2.2. Une culture de santé publique défaillante
2.3. Une médecine de ville désorganisée et négligée
2.4. Des fragilités intolérables dans l’approvisionnement en médicaments
3. Comment réformer selon un paradigme de santé publique
3.1. Pour un primat des politiques de résilience de la société
3.2. Comment donner enfin la priorité à la santé publique
3.3. Sortir de la T2A pour financer l’hôpital en fonction des besoins de la population
3.4. Fonder la qualité des soins sur la considération envers les soignants et l’ensemble des personnels hospitaliers
3.5. Réorganiser les soins de premier recours pour mieux répondre aux besoins de la population
1. La productivité, paradigme dominant de l’avant-crise
1.1. La maîtrise des dépenses, impératif premier
S’il fallait résumer les politiques de santé à un acronyme, ce serait sans hésiter « ONDAM », pour « objectif national des dépenses d’assurance-maladie ». Créé en 1996 dans le cadre du plan Juppé, voté chaque année par le Parlement dans le cadre de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS), l’ONDAM est le budget de l’assurance-maladie et le symbole d’une « gouvernance par les nombres » [2] du système de santé. Lorsque le Président de la République a annoncé sa stratégie de transformation du système de santé en septembre 2018, l’annonce phare a été l’augmentation du taux de progression de l’ONDAM de 2,3 à 2,5 %…
1 % d’augmentation de l’ONDAM équivaut à plus de 2 milliards d’euros de dépenses supplémentaires. Alors que l’ONDAM voté par le Parlement était fréquemment dépassé durant ses premières années d’existence, il est strictement respecté depuis 2010, à un niveau historiquement faible compris entre 2 et 2,5 % par an. Il a été en 2019 de 218,7 milliards d’euros.
Source : Association Fipeco.
Cette maîtrise, dont les ministres de la Santé ne manquent pas de se féliciter, repose sur des instruments de régulation qui pèsent de manière disproportionnée sur l’hôpital. En début d’année, une partie des crédits réservés aux hôpitaux est « gelé » comme réserve de précaution. Les dépenses de soins de ville dépassant régulièrement l’objectif, les crédits gelés sont annulés pour compenser et ne bénéficient donc jamais aux hôpitaux. Selon le Sénat [3], ce sont ainsi au total 3 milliards d’euros votés par le Parlement dont les hôpitaux n’ont pas bénéficié sur la période 2010-2018. Ces annulations de crédits contribuent en bonne partie aux déficits hospitaliers, qui ont abouti à la constitution d’une dette de 30 milliards d’euros aujourd’hui.
1.2. La recherche délétère de l’hôpital-entreprise
Au hit-parade des acronymes, la « T2A », ou « tarification à l’activité », viendrait sans doute immédiatement après l’ONDAM sur le podium. Lancée en 2004 et pleinement appliquée depuis 2008 [4], la T2A consiste à attribuer un tarif défini nationalement à chaque acte ou type de soins (classés en « groupes homogènes de soins » ou « GHS ») réalisé par un hôpital ou une clinique privée. Le budget de l’établissement est la résultante de l’application de ces tarifs à son activité, connue de manière très fine grâce au codage de chaque acte dans le cadre du « PMSI » (programme médicalisé des systèmes d’information).
Contrairement à ce qui est souvent affirmé, la T2A n’est pas un outil de maîtrise des dépenses de santé : l’ancien système du « budget global », qui consistait à appliquer chaque année au budget de l’établissement un taux d’augmentation, permettait déjà d’assurer cette maîtrise. La T2A est un outil de répartition du budget, défini nationalement dans le cadre de l’ONDAM, en fonction de la productivité : plus un établissement réalise de soins, plus il bénéficiera d’un budget important. Ou du moins limitera sa diminution, car en cas de dépassement des prévisions d’activité, le ministère de la Santé baissera les tarifs afin de tenir l’ONDAM : comme Alice au pays des merveilles [5], l’hôpital doit courir de plus en plus vite pour ne pas reculer !
Lorsqu’elle était ministre de la Santé, Agnès Buzyn avait annoncé la fin de cette logique de l’hôpital-entreprise. Mais dans les faits, l’essentiel de la T2A demeure inchangé. Le rapport de Jean-Marc Aubert [6], qui devait en préparer la réforme, ne propose que de légers correctifs et ne remet en rien en cause le paradigme de la productivité [7]. Il ne s’est d’ailleurs traduit par aucune évolution dans la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2020.
Une autre antienne des dernières décennies est celle du « virage ambulatoire » et de la sortie de « l’hospitalocentrisme français ». Il s’agirait de sortir d’un système de soins excessivement centré sur l’hôpital et de faire réaliser par celui-ci un maximum d’interventions en chirurgie et en médecine sans nuitée d’hébergement. Le constat de l’hospitalocentrisme est pourtant largement à nuancer : la France ne dépense que 3,6 % du PIB pour l’hôpital public, contre 4,1 % pour une moyenne de pays européens comparables [8]. La France a déjà considérablement réduit son nombre de lits à l’hôpital et se trouve désormais en-dessous de la moyenne européenne (avec 3,1 lits pour 1 000 habitants contre 3,8 dans l’UE-15) et très loin de l’Allemagne (avec 6,1 pour 1 000) [9].
La chirurgie ou la médecine ambulatoires peuvent être pertinentes pour un certain nombre d’interventions standardisées, réalisées pour des personnes en bon état de santé général. Mais leur mise sur un piédestal comme modèle unique de l’avenir de l’hôpital public méconnaît la réalité de ce dernier, celle de l’accueil en nombre croissant de personnes âgées, avec des comorbidités (différents problèmes de santé associés) ou des difficultés sociales, qui requièrent plus de temps et ne peuvent être appréhendées sous le seul paradigme du soin productif et efficace [10].
1.3. Des inégalités territoriales et sociales timidement combattues
La France se distingue par un niveau de couverture des soins par la sécurité sociale élevé, celle-ci prenant en charge 78,1 % de la consommation de soins et de biens médicaux [11]. Le reste-à-charge des ménages après intervention de la sécurité sociale et des complémentaires y est le plus faible de l’OCDE [12]. La CMU complémentaire, devenue l’an dernier la « complémentaire santé solidaire », garantit la gratuité des soins pour 5,2 millions de personnes. Pourtant les inégalités de santé sont fortes.
Inégalités territoriales avec la problématique bien connue des « déserts médicaux ». Près de 4 millions de Français vivent dans un « territoire sous-doté en médecins généralistes » et leur proportion a augmenté de moitié entre 2015 et 2018, signe d’une tendance inquiétante [13]. Depuis 15 ans, gouvernements, assurance-maladie et élus locaux multiplient les mesures incitatives, l’instauration de règles contraignantes demeurant en revanche taboue. De nombreuses autres professions de santé sont pourtant soumises à des règles quant à leur installation : pharmaciens de très longue date, infirmiers, sages-femmes et masseurs-kinésithérapeutes de manière plus récente.
Inégalités sociales qui sont parmi les plus élevées en Europe, avec près de 7 ans d’écart d’espérance de vie à l’âge de 35 ans entre un cadre et un ouvrier. Les causes en sont bien connues : inégalités de recours aux soins, d’exposition aux polluants, de comportement alimentaire, de pratique sportive ou encore de conditions de travail. Le mot « inégalités » est pourtant absent du plan « Ma santé 2022 » annoncé il y a deux ans par le Président de la République.
2. Ce que révèle ou confirme le Covid-19
2.1. Un hôpital public fragilisé mais qui tient le choc
Au début de l’épidémie, les plus grandes inquiétudes pouvaient être nourries sur la capacité des hôpitaux publics français à tenir le choc. Les mouvements sociaux s’y sont multipliés ces dernières années, avec notamment une grève des urgences quasiment ininterrompue en 2019. Fin 2019, près de 5 % des lits de l’AP-HP étaient fermés en raison des difficultés de recrutement, les métiers d’infirmiers et d’aides-soignants étant de moins en moins attractifs en raison de la faiblesse des rémunérations et de l’intensification du travail. Au début de l’hiver, un nombre sans précédent d’enfants franciliens avaient dû être évacués vers des services de réanimation dans d’autres régions pour des bronchiolites [14].
Pourtant, alors que le pic du nombre de patients en réanimation a été atteint le 10 avril, le système hospitalier n’a jamais atteint la saturation qui a été observée par exemple dans certaines régions italiennes (même si elle a été frôlée en Île-de-France et en région Grand Est). Il semble n’y avoir jamais eu de moment où des patients nécessitant une réanimation n’aient pu y avoir accès, même si un vif débat existe sur les conditions d’accès des résidents des EHPAD aux soins hospitaliers. Ce résultat a été atteint grâce à un effort exceptionnel de redéploiement des ressources hospitalières, permettant de porter le nombre de lits de réanimation de 5 000 à 7 200, à la mise en œuvre de moyens nouveaux d’évacuation vers les régions moins touchées (notamment les TGV médicalisés), à la solidarité avec les États frontaliers et de manière plus limitée à l’utilisation de moyens militaires.
Ainsi, le plan le plus critiqué du système de santé français est celui qui a le mieux fonctionné durant la phase la plus aigüe de l’épidémie (même s’il convient de rester prudent sur sa capacité à tenir dans la durée).
2.2. Une culture de santé publique défaillante
Le système de santé français a montré certaines faiblesses dans sa capacité de préparation et de réponse à l’épidémie. Dans un souci d’économies budgétaires, les ressources constituées dans les années 2000 pour faire face aux pandémies ou à une attaque bactériologique ont été largement démantelées. Les stocks stratégiques de l’État, qui ont culminé à un milliard de masques chirurgicaux et 285 millions de masques filtrants FFP2, ont été réduits respectivement à 120 millions et 0 [15]. Alors que dès la fin du mois de janvier, les données essentielles permettant d’évaluer le risque représenté par l’épidémie (létalité, contagiosité et période de contagion asymptomatique) étaient connues, le discours des autorités a tendu à le minimiser et les mesures de prévention ont été tardives. Les grands rassemblements n’ont été progressivement interdits qu’à partir du 9 mars, ce qui a permis la tenue du rassemblement évangélique de Mulhouse entre le 17 et le 24 février, dont l’on s’accorde à dire qu’il a joué un rôle décisif dans la propagation de l’épidémie.
Il faut se méfier du biais de rétrospection : il est toujours plus facile après coup de savoir ce qu’il aurait fallu faire. Néanmoins, force est de constater que d’autres pays ont mieux su faire face à l’épidémie, grâce à une prise en compte plus précoce de l’ampleur du danger et des mesures de prévention plus énergiques (politiques de dépistage massif et d’isolement des personnes infectées, utilisation des outils numériques pour avertir les personnes susceptibles d’avoir été infectées) : c’est le cas de la Corée du sud, de Taïwan et de Singapour, mais aussi de l’Allemagne en Europe.
Au-delà des autorités, la culture de prévention de la population a montré ses limites. Il ne s’agit pas de stigmatiser les comportements individuels mais de relever qu’il n’entrait pas dans les habitudes françaises de se prémunir de risques de contagion [16] ; les différences de comportement avec les pays asiatiques s’agissant du port du masque ont été amplement relevées.
2.3. Une médecine de ville désorganisée et négligée
Les médecins de ville se sont largement plaints à juste titre du défaut d’équipements de protection, qui les a laissés en première ligne face au risque de contamination. Au-delà de ce sujet, c’est l’incapacité française à inscrire la médecine de ville dans l’organisation d’une réponse collective qui frappe : les malades ont continué à se tourner largement vers leurs médecins habituels, alors que dans un premier temps du moins, la consigne donnée par les autorités a été d’appeler exclusivement le 15. Ceci résulte d’une certaine conception de la médecine libérale, encore fondée sur les principes de la Charte de la médecine libérale de 1927 : exercice individuel, indépendance à l’égard des pouvoirs publics, liberté de prescription, qui se traduit par une méfiance atavique à l’égard de recommandations standardisées.
2.4. Des fragilités intolérables dans l’approvisionnement en médicaments
Dès avant la crise, le problème des pénuries de médicaments était allé en s’aggravant au cours de la dernière décennie. Le nombre de signalements de ruptures de stocks ou de tensions d’approvisionnement pour des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (notamment des vaccins, des antibiotiques, des anticancéreux et des antiparkinsoniens) a été multiplié par 12 entre 2008 et 2017 [17]. Les causes en sont bien connues et sont le reflet de l’application des tendances habituelles du capitalisme contemporain au bien essentiel qu’est le médicament : réduction des stocks en raison de la gestion à flux tendu ; étirement des chaînes de production avec des principes actifs fabriqués en proportion croissante dans des pays lointains. Selon l’Académie de pharmacie, 60 % des matières premières des médicaments sont fabriquées en Inde et en Chine [18].
Dans ce contexte, l’épidémie de Covid-19 a vite fait naître des tensions sur les médicaments suscitant des espoirs thérapeutiques (hydroxychloroquine et azythromycine) et sur ceux utilisés dans les services de réanimation (notamment les produits d’anesthésie et de sédation).
3. Comment réformer selon un paradigme de santé publique
Penser les réformes selon un paradigme de santé publique, c’est se donner comme priorité la recherche du plus haut niveau de santé de la population. Il s’agit de déplacer le point focal de l’action publique de la production des soins vers les déterminants de l’état de santé. Il s’agit aussi de repenser les conditions de la qualité des soins, en cessant de l’envisager comme si elle était indépendante de la qualité de l’emploi des soignants.
3.1. Pour un primat des politiques de résilience de la société
Le covid-19 conduit à une redéfinition, spectaculaire dans son ampleur et sa rapidité, de l’ordre des priorités de la société. Là où la maîtrise des dépenses était la priorité, il faut désormais agir « quoi qu’il en coûte ». L’hôpital public n’est plus un foyer de coût et de sous-productivité mais le lieu où l’on sauve quotidiennement des milliers de vies. Les nécessités de l’économie cèdent le pas devant la préservation de la vie humaine : « nos vies valent plus que leurs profits », on pourrait croire un instant le slogan d’Olivier Besancenot devenu réalité.
Tout l’enjeu est de décider si ce chamboulement n’est qu’une parenthèse où un moment révélateur des véritables priorités de notre corps social. Il doit n’être qu’une parenthèse si le covid-19 est pensé comme un phénomène singulier, un « cygne noir », une forme de crue centenaire [19] qui ne devrait donc pas se reproduire au cours de notre vie. Il doit avoir des implications plus durables si l’on pense que des facteurs structurels (mondialisation, facilitation de la propagation des virus en raison de la destruction des milieux naturels, élevage intensif) accroissent le risque de pandémie, comme en témoigne d’ailleurs déjà la fréquence des alertes au cours des vingt dernières (SARS, MERS, grippe A/H1N1, ebola, zika, chikungunya). Au-delà des pandémies, le réchauffement climatique et la diminution rapide de la biodiversité accroissent considérablement le risque de situations catastrophiques déstabilisant nos sociétés.
Covid et climat, même combat ? L’influence de la crise du covid-19 sur la lutte contre le réchauffement climatique est incertaine, car au-delà de l’effet positif immédiat du ralentissement de l’activité, l’épidémie est une menace bien plus immédiate et pourrait reléguer l’écologie au second rang des priorités. Il faut pour parer à ce risque les envisager comme un même enjeu, celle de la construction de sociétés résilientes, capables d’assurer la survie de la vie humaine face à des conditions qui risquent d’être de plus en plus difficiles. Comme l’écologie, la santé publique doit être prioritaire car elle fait partie des politiques de résilience, celles qui permettent à nos sociétés de faire face aux plus grands périls.
En conséquence, la santé ne doit plus être appréhendée comme une activité économique soumise aux règles de concurrence, ce que le droit de l’Union européenne impose pourtant aujourd’hui. Des acteurs économiques (professionnels libéraux, entreprises pharmaceutiques, cliniques privées, assureurs privés) interviennent en matière de santé, mais dès lors que l’enjeu de la politique de santé est de garantir la survie de nos sociétés, les impératifs de concurrence doivent céder le pas et les États être libres d’organiser de financer leurs systèmes de soins comme bon leur semble. La santé est une affaire régalienne, comme la sécurité et l’éducation (dont le droit de l’Union reconnaît le caractère non économique).
Proposition n° 1 : Sortir le champ de la santé de l’emprise des règles de concurrence en la qualifiant d’activité non-économique.
Ceci ne remet pas en cause l’existence d’un secteur privé mais signifie que les pouvoirs publics seraient libres de définir sa place sans être contraints par les règles de concurrence.
3.2. Comment donner enfin la priorité à la santé publique
Le poids des facteurs environnementaux et sociaux dans l’état de santé des individus est considérable et de mieux en mieux documenté. L’OMS considère ainsi que près d’un quart des décès dans le monde sont liés à l’environnement [20] : pollution de l’air, perturbateurs endocriniens, pesticides, produits chimiques cancérigènes, mutagènes ou reprotoxiques sont notamment en cause. Le rôle de l’alimentation industrielle et des produits ultra-transformés dans le développement de l’obésité, du diabète et des cancers est avéré. Les conditions de travail sont à l’origine de pathologies multiples qui dégradent durablement la qualité de vie des personnes atteintes, comme les troubles musculo-squelettiques qui font perdre chaque année l’équivalent de 10 millions de journées de travail. Les bienfaits de la pratique sportive régulière sont de mieux en mieux reconnus, tant à titre de prévention que comme thérapeutique non médicamenteuse.
Pourtant les moyens consacrés à l’action sur ces déterminants sont dérisoires (2 % de la dépense de santé [21]). L’action des pouvoirs publics en la matière se limite essentiellement à des plans de santé publique, documents non contraignants comportant généralement une multitude d’actions, que des administrations sanitaires aux moyens de plus en plus réduits sont bien en peine de réaliser. Un outil aussi important que le Nutriscore, qui donne au consommateur une information lisible sur le caractère sain d’un aliment, demeure facultatif [22]. Il convient de donner enfin à la santé publique les moyens d’action qu’elle nécessite.
Proposition n° 2 : Donner au ministère de la Santé autorité sur les directions compétentes en matière d’industrie, d’agriculture, de travail, de consommation ou de sport, pour les besoins de la santé publique.
Proposition n° 3 : Réserver au sein de l’ONDAM un budget consacré à la prévention et porter progressivement sa part de 2 % à 4 %, soit un effort supplémentaire de 4 milliards d’euros.
3.3. Sortir de la T2A pour financer l’hôpital en fonction des besoins de la population
Le financement à l’activité est intrinsèquement délétère : il pousse les établissements à une course à l’activité sans rapport avec les besoins et exerce une pression devenue excessive sur les conditions de travail des agents. L’ajout de correctifs reposant sur une autre logique ne suffira pas : il existe déjà des dotations complémentaires jouant un rôle important dans le financement des hôpitaux mais tant que la T2A sera là, elle exercera son influence négative.
Il faut remettre en cause le postulat selon lequel un hôpital convenablement doté en moyens techniques et humains ne répondrait pas aux besoins de la population. De nombreux services publics sont financés ainsi, comme l’éducation, la police, les impôts, sans qu’un paiement à la tâche n’ait été jugé nécessaire pour maintenir leur productivité. On peut à la limite envisager une clause de sauvegarde qui viendrait diminuer les ressources d’un hôpital en sous-productivité manifeste, mais le paiement à la production ne doit plus être central.
Proposition n° 4 : Remplacer la T2A par un système de « paiement à la population », la dotation de chaque hôpital étant calculée en fonction de la population desservie (en tenant compte de ses caractéristiques d’âge et d’état de santé) et du niveau de service assuré.
3.4. Fonder la qualité des soins sur la considération envers les soignants et l’ensemble des personnels hospitaliers
Si des dispositifs ont été développés ces dernières années pour mieux prendre en compte la qualité des soins dans la rémunération (rémunération sur objectifs de santé publique (ROSP) pour les médecins de ville, dotation dite IFAQ pour les hôpitaux), ils reposent sur une logique technocratique de définition d’indicateurs. Les limites du pilotage par indicateurs sont pourtant connues : ils mesurent plus souvent des moyens que des résultats (par exemple, la lutte contre les infections nosocomiales est évaluée par le niveau de consommation de solutions hydroalcooliques) et ils ne rendent pas compte de la réalité du travail des soignants, induisant des biais de focalisation sur tel ou tel aspect parce qu’il est davantage mesurable.
Une autre approche est possible, qui repose sur un postulat simple : des professionnels de qualité ayant les moyens d’exercer leur activité dans de bonnes conditions pratiquent des soins de qualité. L’attention se déplace alors vers d’autres leviers : formation initiale et continue des professionnels, diffusion des recommandations de bonnes pratiques élaborées par les autorités sanitaires et les sociétés savantes, surveillance de la charge de travail afin d’éviter qu’elle franchisse des seuils d’alerte reconnus comme préjudiciables à la qualité des soins, préservation de temps d’échange entre professionnels indispensables au bon fonctionnement collectif. Une attention plus grande doit aussi être portée aux conditions de travail des personnels non soignants (agents de service hospitalier, brancardiers, personnels des fonctions externalisées comme la blanchisserie, le nettoyage ou la restauration), dont le rôle essentiel a été mis en évidence par la crise [23].
Proposition n° 5 : Bâtir une nouvelle politique de qualité des soins basée sur la formation, la montée en compétences et en autonomie pour les professions paramédicales, la diffusion des bonnes pratiques de soins, la surveillance de la charge de travail et le dialogue entre pairs.
La revalorisation des rémunérations des soignants est aujourd’hui un préalable à toute autre évolution compte tenu des difficultés de recrutement. La France se situe au 23e rang sur 33 parmi les pays de l’OCDE pour la rémunération des infirmiers : un infirmier français est payé 42 400 dollars par an, contre 49 000 en moyenne OCDE, 50 800 au Royaume-Uni, 53 600 en Allemagne et 56 300 en Espagne [24].
Proposition n° 6 : Revaloriser par étapes les rémunérations des professionnels hospitaliers, en augmentant notamment les infirmiers de 500 euros par mois pour atteindre la moyenne de l’OCDE.
3.5. Réorganiser les soins de premier recours pour mieux répondre aux besoins de la population
Si le besoin de soins de premiers recours mieux organisés est aujourd’hui largement admis, et fait partie des priorités du plan « Ma santé 2022 », les mesures définies pour le mettre en œuvre sont trop timides. Des sujets comme la permanence des soins de ville sont évoqués depuis 20 ans sans être réglés. Il en résulte une embolie des urgences hospitalières avec un nombre de passages qui était de 7 millions en 1990, de 14 millions en 2001 de 18,4 millions en 2012 et de 21,2 millions en 2016. Les soins de villes ne sont toujours pas structurés pour assurer des parcours de soins cohérents et sécurisés aux malades chroniques (personnes atteintes de diabète, personnes âgées souffrant de pathologies multiples, etc). L’organisation des professionnels en « communautés professionnelles territoriales de santé » (CPTS) doit permettre d’y remédier mais elle se fait sur une base volontaire, ce qui ne garantit ni la couverture du territoire ni le fonctionnement effectif de ces structures.
Sans remettre en cause l’exercice libéral, des actes forts doivent être posés pour parvenir à l’organisation souhaitable :
Proposition n° 7 : Instaurer le conventionnement sélectif pour les médecins (pas de remboursement par la sécurité sociale si les médecins s’installent dans des zones déjà trop dotées), comme c’est déjà le cas pour les infirmiers, les sages-femmes et les masseurs-kinésithérapeutes.
Proposition n° 8 : Rendre obligatoire d’ici 2022 le rattachement de chaque médecin libéral à une CPTS répondant au cahier des charges défini au niveau national (attribuer à chaque Français un médecin traitant, organiser la permanence de soins, mettre en œuvre des parcours de soins satisfaisants pour les malades chroniques).
Conclusion
Appréhender la santé comme une activité régalienne non économique, sortir de la T2A, revaloriser par étapes le salaire des personnels soignants de 500 euros par mois, organiser l’implantation territoriale des médecins : cette note dessine les contours d’un programme de rupture. Son irréalisme supposé ne manquera pas d’être dénoncé, ce à quoi il faudra répondre : quel est le réalisme de ceux qui prétendront renforcer notre système de santé en reproduisant les méthodes qui l’ont conduit à la situation actuelle ? Améliorer l’état de santé par un programme de prévention énergique mais peu coûteux (qu’on songe aux dépenses que l’obligation du Nutriscore, qui ne coûte rien, permettrait d’éviter en traitement du diabète et du cancer), réduire la charge morbide (c’est-à-dire le poids des maladies dans l’ensemble de la population), telle est la meilleure stratégie pour maintenir à long terme une dépense de santé soutenable. Le réalisme exige aujourd’hui de changer de paradigme.
[1] « Hôpital public : la note explosive de la Caisse des dépôts », Mediapart,1er avril 2020.
[2] Cf. Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Fayard, 2015.
[3] Rapport d’information n° 40 (2019-2020) de Mme Catherine Deroche et M. René-Paul Savary, fait au nom de la mission d’évaluation et de contrôle de la sécurité sociale et de la commission des affaires sociales, déposé le 9 octobre 2019.
[4] Elle ne concerne toutefois que 58 % des recettes des établissements publics, qui sont complétées par d’autres dotations pour les missions d’intérêt général et les missions d’enseignement, de recherche et d’innovation.
[5] Plus précisément dans L’autre côté du miroir, la suite d’Alice au pays des merveilles.
[6] J.-M. Aubert, Stratégie de transformation du système de santé. Modes de financement et de régulation, janvier 2019.
[7] « En effet, en tant que structure de recours, l’hôpital doit être incité à la productivité pour éviter la création de files d’attente. »
[8] France Stratégie, « Où réduire le poids de la dépense publique ? », Note d’analyse, n° 74, janvier 2019. Moyenne calculée sur l’échantillon composé des pays suivants : Autriche, Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Royaume-Uni, Espagne, Italie, Portugal, Danemark, Finlande, Suède.
[9] DREES, « Comparaison internationale des dépenses hospitalières », Les dépenses de santé en 2017, 2018.
[10] Cf. notamment sur ce constat P.-A. Juven, F. Pierru et F. Vincent, Le casse du siècle. À propos des réformes de l’hôpital public, Raisons d’Agir Editions, 2019.
[11] DREES, « La dépense courante de santé et son financement », Les dépenses de santé en 2018, 2019.
[12] DREES, « Comparaison internationale du reste-à-charge des ménages », ibid.
[13] DREES, « En 2018, les territoires sous-dotés concernent près de 6 % de la population », Etudes et résultats, n° 1144, février 2020.
[14] IGAS, Réanimation pédiatrique en Île-de-France : note de conclusions de la mission flash, décembre 2019.
[15] C. Le Pen, « En 2007, la France avait su mettre au point un dispositif de protection très ambitieux contre des pandémies », Le Monde, 30 mars 2020.
[16] Ainsi l’épidémie saisonnière de grippe ne fait-elle guère l’objet de conseils de prévention, en dehors de l’incitation des personnes fragiles à se faire vacciner.
[17] Pénuries de médicaments et de vaccins : renforcer l’éthique de santé publique dans la chaîne du médicament, Rapport d’information n° 737 (2017-2018) de M. Jean-Pierre DECOOL, fait au nom de la mission d’information sur la pénurie de médicaments et de vaccins, déposé le 27 septembre 2018, Sénat.
[18] « La Chine, premier producteur de substances actives », Le quotidien du pharmacien, février 2020 ; Académie nationale de pharmacie, Indisponibilité des médicaments, juin 2018.
[19] Cf. en ce sens C. Gollier et S. Straub, « L’économie du coronavirus : quelques éclairages », Toulouse School of Economics, mars 2020, https://www.tse-fr.eu/fr/leconomie-du-coronavirus-quelques-eclairages
[20] WHO, Preventing disease through healthy environments: a global assessment of the burden of disease from environmental risks, 2016.
[21] PLFSS 2020, Annexe 7, ONDAM et dépenses de santé.
[22] Ce qui a laissé le champ à des acteurs privés comme Yuka, dont l’application (10 millions d’utilisateurs en France) joue un rôle utile mais qui aggrave probablement les inégalités de santé, car la fracture numérique limite son utilisation par les personnes qui en auraient le plus besoin.
[23] « Coronavirus : invisible et essentielle, l’armée de l’ombre des hôpitaux », Le Monde, 15 avril 2020.
[24] OCDE, Panorama de la santé 2019.
Notre système de santé après le covid-19 : réussir le changement de paradigme
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Sommaire
Paul Marcelin
Pseudonyme d'un haut fonctionnaire.
Notre système de santé après le covid-19 : réussir le changement de paradigme
Depuis le début de l’épidémie de covid-19, le Président de la République s’est engagé à plusieurs reprises à un effort massif en faveur de l’hôpital public et des soignants. Le directeur général de l’ARS Grand Est a été limogé pour avoir affirmé que la restructuration du centre hospitalier régional universitaire (CHRU) de Nancy se poursuivrait comme prévu et le ministre de la Santé s’est engagé à suspendre toutes les réorganisations. Un aggiornamento des politiques de santé semble donc à l’ordre du jour, mais ses contours demeurent très flous. La note de la Caisse des dépôts et consignations récemment dévoilée par Médiapart montre qu’il pourrait tout aussi bien ressembler à une accentuation des dérives antérieures, notamment le recours accru aux partenariats public-privé [1].
L’opportunité de renforcer notre système de santé ne peut être saisie que si l’on dégage une vision claire des maux qui l’affectaient avant la crise et de la manière dont celle-ci nous impose de redéfinir nos priorités.
La question décisive est celle du changement de paradigme. Depuis trente ans, le paradigme dominant des réformes était celui de la productivité, c’est-à-dire la production du soin à un coût maîtrisé, se traduisant par des impératifs comme ceux de la maîtrise des dépenses de l’assurance-maladie, de l’incitation des hôpitaux à la productivité et du « virage ambulatoire » (faire de plus en plus d’interventions sans hospitalisation). Il faut se défier de tout manichéisme et toutes les évolutions antérieures ne sont pas nécessairement condamnables ; mais force est de constater qu’elles ont rendu notre système de santé bien plus fragile, avec des inégalités croissantes et une crise sociale dans le personnel soignant. Si l’on ne veut pas que l’après-crise se réduise à un coup de pouce temporaire, il faut réussir le passage à un paradigme nouveau, celui de la santé publique, c’est-à-dire de la recherche du plus haut niveau de santé de la population.
Table des matières
1. La productivité, paradigme dominant de l’avant-crise
1.1. La maîtrise des dépenses, impératif premier
1.2. La recherche délétère de l’hôpital-entreprise
1.3. Des inégalités territoriales et sociales timidement combattues
2. Ce que révèle ou confirme le Covid-19
2.1. Un hôpital public fragilisé mais qui tient le choc
2.2. Une culture de santé publique défaillante
2.3. Une médecine de ville désorganisée et négligée
2.4. Des fragilités intolérables dans l’approvisionnement en médicaments
3. Comment réformer selon un paradigme de santé publique
3.1. Pour un primat des politiques de résilience de la société
3.2. Comment donner enfin la priorité à la santé publique
3.3. Sortir de la T2A pour financer l’hôpital en fonction des besoins de la population
3.4. Fonder la qualité des soins sur la considération envers les soignants et l’ensemble des personnels hospitaliers
3.5. Réorganiser les soins de premier recours pour mieux répondre aux besoins de la population
1. La productivité, paradigme dominant de l’avant-crise
1.1. La maîtrise des dépenses, impératif premier
S’il fallait résumer les politiques de santé à un acronyme, ce serait sans hésiter « ONDAM », pour « objectif national des dépenses d’assurance-maladie ». Créé en 1996 dans le cadre du plan Juppé, voté chaque année par le Parlement dans le cadre de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS), l’ONDAM est le budget de l’assurance-maladie et le symbole d’une « gouvernance par les nombres » [2] du système de santé. Lorsque le Président de la République a annoncé sa stratégie de transformation du système de santé en septembre 2018, l’annonce phare a été l’augmentation du taux de progression de l’ONDAM de 2,3 à 2,5 %…
1 % d’augmentation de l’ONDAM équivaut à plus de 2 milliards d’euros de dépenses supplémentaires. Alors que l’ONDAM voté par le Parlement était fréquemment dépassé durant ses premières années d’existence, il est strictement respecté depuis 2010, à un niveau historiquement faible compris entre 2 et 2,5 % par an. Il a été en 2019 de 218,7 milliards d’euros.
Source : Association Fipeco.
Cette maîtrise, dont les ministres de la Santé ne manquent pas de se féliciter, repose sur des instruments de régulation qui pèsent de manière disproportionnée sur l’hôpital. En début d’année, une partie des crédits réservés aux hôpitaux est « gelé » comme réserve de précaution. Les dépenses de soins de ville dépassant régulièrement l’objectif, les crédits gelés sont annulés pour compenser et ne bénéficient donc jamais aux hôpitaux. Selon le Sénat [3], ce sont ainsi au total 3 milliards d’euros votés par le Parlement dont les hôpitaux n’ont pas bénéficié sur la période 2010-2018. Ces annulations de crédits contribuent en bonne partie aux déficits hospitaliers, qui ont abouti à la constitution d’une dette de 30 milliards d’euros aujourd’hui.
1.2. La recherche délétère de l’hôpital-entreprise
Au hit-parade des acronymes, la « T2A », ou « tarification à l’activité », viendrait sans doute immédiatement après l’ONDAM sur le podium. Lancée en 2004 et pleinement appliquée depuis 2008 [4], la T2A consiste à attribuer un tarif défini nationalement à chaque acte ou type de soins (classés en « groupes homogènes de soins » ou « GHS ») réalisé par un hôpital ou une clinique privée. Le budget de l’établissement est la résultante de l’application de ces tarifs à son activité, connue de manière très fine grâce au codage de chaque acte dans le cadre du « PMSI » (programme médicalisé des systèmes d’information).
Contrairement à ce qui est souvent affirmé, la T2A n’est pas un outil de maîtrise des dépenses de santé : l’ancien système du « budget global », qui consistait à appliquer chaque année au budget de l’établissement un taux d’augmentation, permettait déjà d’assurer cette maîtrise. La T2A est un outil de répartition du budget, défini nationalement dans le cadre de l’ONDAM, en fonction de la productivité : plus un établissement réalise de soins, plus il bénéficiera d’un budget important. Ou du moins limitera sa diminution, car en cas de dépassement des prévisions d’activité, le ministère de la Santé baissera les tarifs afin de tenir l’ONDAM : comme Alice au pays des merveilles [5], l’hôpital doit courir de plus en plus vite pour ne pas reculer !
Lorsqu’elle était ministre de la Santé, Agnès Buzyn avait annoncé la fin de cette logique de l’hôpital-entreprise. Mais dans les faits, l’essentiel de la T2A demeure inchangé. Le rapport de Jean-Marc Aubert [6], qui devait en préparer la réforme, ne propose que de légers correctifs et ne remet en rien en cause le paradigme de la productivité [7]. Il ne s’est d’ailleurs traduit par aucune évolution dans la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2020.
Une autre antienne des dernières décennies est celle du « virage ambulatoire » et de la sortie de « l’hospitalocentrisme français ». Il s’agirait de sortir d’un système de soins excessivement centré sur l’hôpital et de faire réaliser par celui-ci un maximum d’interventions en chirurgie et en médecine sans nuitée d’hébergement. Le constat de l’hospitalocentrisme est pourtant largement à nuancer : la France ne dépense que 3,6 % du PIB pour l’hôpital public, contre 4,1 % pour une moyenne de pays européens comparables [8]. La France a déjà considérablement réduit son nombre de lits à l’hôpital et se trouve désormais en-dessous de la moyenne européenne (avec 3,1 lits pour 1 000 habitants contre 3,8 dans l’UE-15) et très loin de l’Allemagne (avec 6,1 pour 1 000) [9].
La chirurgie ou la médecine ambulatoires peuvent être pertinentes pour un certain nombre d’interventions standardisées, réalisées pour des personnes en bon état de santé général. Mais leur mise sur un piédestal comme modèle unique de l’avenir de l’hôpital public méconnaît la réalité de ce dernier, celle de l’accueil en nombre croissant de personnes âgées, avec des comorbidités (différents problèmes de santé associés) ou des difficultés sociales, qui requièrent plus de temps et ne peuvent être appréhendées sous le seul paradigme du soin productif et efficace [10].
1.3. Des inégalités territoriales et sociales timidement combattues
La France se distingue par un niveau de couverture des soins par la sécurité sociale élevé, celle-ci prenant en charge 78,1 % de la consommation de soins et de biens médicaux [11]. Le reste-à-charge des ménages après intervention de la sécurité sociale et des complémentaires y est le plus faible de l’OCDE [12]. La CMU complémentaire, devenue l’an dernier la « complémentaire santé solidaire », garantit la gratuité des soins pour 5,2 millions de personnes. Pourtant les inégalités de santé sont fortes.
Inégalités territoriales avec la problématique bien connue des « déserts médicaux ». Près de 4 millions de Français vivent dans un « territoire sous-doté en médecins généralistes » et leur proportion a augmenté de moitié entre 2015 et 2018, signe d’une tendance inquiétante [13]. Depuis 15 ans, gouvernements, assurance-maladie et élus locaux multiplient les mesures incitatives, l’instauration de règles contraignantes demeurant en revanche taboue. De nombreuses autres professions de santé sont pourtant soumises à des règles quant à leur installation : pharmaciens de très longue date, infirmiers, sages-femmes et masseurs-kinésithérapeutes de manière plus récente.
Inégalités sociales qui sont parmi les plus élevées en Europe, avec près de 7 ans d’écart d’espérance de vie à l’âge de 35 ans entre un cadre et un ouvrier. Les causes en sont bien connues : inégalités de recours aux soins, d’exposition aux polluants, de comportement alimentaire, de pratique sportive ou encore de conditions de travail. Le mot « inégalités » est pourtant absent du plan « Ma santé 2022 » annoncé il y a deux ans par le Président de la République.
2. Ce que révèle ou confirme le Covid-19
2.1. Un hôpital public fragilisé mais qui tient le choc
Au début de l’épidémie, les plus grandes inquiétudes pouvaient être nourries sur la capacité des hôpitaux publics français à tenir le choc. Les mouvements sociaux s’y sont multipliés ces dernières années, avec notamment une grève des urgences quasiment ininterrompue en 2019. Fin 2019, près de 5 % des lits de l’AP-HP étaient fermés en raison des difficultés de recrutement, les métiers d’infirmiers et d’aides-soignants étant de moins en moins attractifs en raison de la faiblesse des rémunérations et de l’intensification du travail. Au début de l’hiver, un nombre sans précédent d’enfants franciliens avaient dû être évacués vers des services de réanimation dans d’autres régions pour des bronchiolites [14].
Pourtant, alors que le pic du nombre de patients en réanimation a été atteint le 10 avril, le système hospitalier n’a jamais atteint la saturation qui a été observée par exemple dans certaines régions italiennes (même si elle a été frôlée en Île-de-France et en région Grand Est). Il semble n’y avoir jamais eu de moment où des patients nécessitant une réanimation n’aient pu y avoir accès, même si un vif débat existe sur les conditions d’accès des résidents des EHPAD aux soins hospitaliers. Ce résultat a été atteint grâce à un effort exceptionnel de redéploiement des ressources hospitalières, permettant de porter le nombre de lits de réanimation de 5 000 à 7 200, à la mise en œuvre de moyens nouveaux d’évacuation vers les régions moins touchées (notamment les TGV médicalisés), à la solidarité avec les États frontaliers et de manière plus limitée à l’utilisation de moyens militaires.
Ainsi, le plan le plus critiqué du système de santé français est celui qui a le mieux fonctionné durant la phase la plus aigüe de l’épidémie (même s’il convient de rester prudent sur sa capacité à tenir dans la durée).
2.2. Une culture de santé publique défaillante
Le système de santé français a montré certaines faiblesses dans sa capacité de préparation et de réponse à l’épidémie. Dans un souci d’économies budgétaires, les ressources constituées dans les années 2000 pour faire face aux pandémies ou à une attaque bactériologique ont été largement démantelées. Les stocks stratégiques de l’État, qui ont culminé à un milliard de masques chirurgicaux et 285 millions de masques filtrants FFP2, ont été réduits respectivement à 120 millions et 0 [15]. Alors que dès la fin du mois de janvier, les données essentielles permettant d’évaluer le risque représenté par l’épidémie (létalité, contagiosité et période de contagion asymptomatique) étaient connues, le discours des autorités a tendu à le minimiser et les mesures de prévention ont été tardives. Les grands rassemblements n’ont été progressivement interdits qu’à partir du 9 mars, ce qui a permis la tenue du rassemblement évangélique de Mulhouse entre le 17 et le 24 février, dont l’on s’accorde à dire qu’il a joué un rôle décisif dans la propagation de l’épidémie.
Il faut se méfier du biais de rétrospection : il est toujours plus facile après coup de savoir ce qu’il aurait fallu faire. Néanmoins, force est de constater que d’autres pays ont mieux su faire face à l’épidémie, grâce à une prise en compte plus précoce de l’ampleur du danger et des mesures de prévention plus énergiques (politiques de dépistage massif et d’isolement des personnes infectées, utilisation des outils numériques pour avertir les personnes susceptibles d’avoir été infectées) : c’est le cas de la Corée du sud, de Taïwan et de Singapour, mais aussi de l’Allemagne en Europe.
Au-delà des autorités, la culture de prévention de la population a montré ses limites. Il ne s’agit pas de stigmatiser les comportements individuels mais de relever qu’il n’entrait pas dans les habitudes françaises de se prémunir de risques de contagion [16] ; les différences de comportement avec les pays asiatiques s’agissant du port du masque ont été amplement relevées.
2.3. Une médecine de ville désorganisée et négligée
Les médecins de ville se sont largement plaints à juste titre du défaut d’équipements de protection, qui les a laissés en première ligne face au risque de contamination. Au-delà de ce sujet, c’est l’incapacité française à inscrire la médecine de ville dans l’organisation d’une réponse collective qui frappe : les malades ont continué à se tourner largement vers leurs médecins habituels, alors que dans un premier temps du moins, la consigne donnée par les autorités a été d’appeler exclusivement le 15. Ceci résulte d’une certaine conception de la médecine libérale, encore fondée sur les principes de la Charte de la médecine libérale de 1927 : exercice individuel, indépendance à l’égard des pouvoirs publics, liberté de prescription, qui se traduit par une méfiance atavique à l’égard de recommandations standardisées.
2.4. Des fragilités intolérables dans l’approvisionnement en médicaments
Dès avant la crise, le problème des pénuries de médicaments était allé en s’aggravant au cours de la dernière décennie. Le nombre de signalements de ruptures de stocks ou de tensions d’approvisionnement pour des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (notamment des vaccins, des antibiotiques, des anticancéreux et des antiparkinsoniens) a été multiplié par 12 entre 2008 et 2017 [17]. Les causes en sont bien connues et sont le reflet de l’application des tendances habituelles du capitalisme contemporain au bien essentiel qu’est le médicament : réduction des stocks en raison de la gestion à flux tendu ; étirement des chaînes de production avec des principes actifs fabriqués en proportion croissante dans des pays lointains. Selon l’Académie de pharmacie, 60 % des matières premières des médicaments sont fabriquées en Inde et en Chine [18].
Dans ce contexte, l’épidémie de Covid-19 a vite fait naître des tensions sur les médicaments suscitant des espoirs thérapeutiques (hydroxychloroquine et azythromycine) et sur ceux utilisés dans les services de réanimation (notamment les produits d’anesthésie et de sédation).
3. Comment réformer selon un paradigme de santé publique
Penser les réformes selon un paradigme de santé publique, c’est se donner comme priorité la recherche du plus haut niveau de santé de la population. Il s’agit de déplacer le point focal de l’action publique de la production des soins vers les déterminants de l’état de santé. Il s’agit aussi de repenser les conditions de la qualité des soins, en cessant de l’envisager comme si elle était indépendante de la qualité de l’emploi des soignants.
3.1. Pour un primat des politiques de résilience de la société
Le covid-19 conduit à une redéfinition, spectaculaire dans son ampleur et sa rapidité, de l’ordre des priorités de la société. Là où la maîtrise des dépenses était la priorité, il faut désormais agir « quoi qu’il en coûte ». L’hôpital public n’est plus un foyer de coût et de sous-productivité mais le lieu où l’on sauve quotidiennement des milliers de vies. Les nécessités de l’économie cèdent le pas devant la préservation de la vie humaine : « nos vies valent plus que leurs profits », on pourrait croire un instant le slogan d’Olivier Besancenot devenu réalité.
Tout l’enjeu est de décider si ce chamboulement n’est qu’une parenthèse où un moment révélateur des véritables priorités de notre corps social. Il doit n’être qu’une parenthèse si le covid-19 est pensé comme un phénomène singulier, un « cygne noir », une forme de crue centenaire [19] qui ne devrait donc pas se reproduire au cours de notre vie. Il doit avoir des implications plus durables si l’on pense que des facteurs structurels (mondialisation, facilitation de la propagation des virus en raison de la destruction des milieux naturels, élevage intensif) accroissent le risque de pandémie, comme en témoigne d’ailleurs déjà la fréquence des alertes au cours des vingt dernières (SARS, MERS, grippe A/H1N1, ebola, zika, chikungunya). Au-delà des pandémies, le réchauffement climatique et la diminution rapide de la biodiversité accroissent considérablement le risque de situations catastrophiques déstabilisant nos sociétés.
Covid et climat, même combat ? L’influence de la crise du covid-19 sur la lutte contre le réchauffement climatique est incertaine, car au-delà de l’effet positif immédiat du ralentissement de l’activité, l’épidémie est une menace bien plus immédiate et pourrait reléguer l’écologie au second rang des priorités. Il faut pour parer à ce risque les envisager comme un même enjeu, celle de la construction de sociétés résilientes, capables d’assurer la survie de la vie humaine face à des conditions qui risquent d’être de plus en plus difficiles. Comme l’écologie, la santé publique doit être prioritaire car elle fait partie des politiques de résilience, celles qui permettent à nos sociétés de faire face aux plus grands périls.
En conséquence, la santé ne doit plus être appréhendée comme une activité économique soumise aux règles de concurrence, ce que le droit de l’Union européenne impose pourtant aujourd’hui. Des acteurs économiques (professionnels libéraux, entreprises pharmaceutiques, cliniques privées, assureurs privés) interviennent en matière de santé, mais dès lors que l’enjeu de la politique de santé est de garantir la survie de nos sociétés, les impératifs de concurrence doivent céder le pas et les États être libres d’organiser de financer leurs systèmes de soins comme bon leur semble. La santé est une affaire régalienne, comme la sécurité et l’éducation (dont le droit de l’Union reconnaît le caractère non économique).
Proposition n° 1 : Sortir le champ de la santé de l’emprise des règles de concurrence en la qualifiant d’activité non-économique.
Ceci ne remet pas en cause l’existence d’un secteur privé mais signifie que les pouvoirs publics seraient libres de définir sa place sans être contraints par les règles de concurrence.
3.2. Comment donner enfin la priorité à la santé publique
Le poids des facteurs environnementaux et sociaux dans l’état de santé des individus est considérable et de mieux en mieux documenté. L’OMS considère ainsi que près d’un quart des décès dans le monde sont liés à l’environnement [20] : pollution de l’air, perturbateurs endocriniens, pesticides, produits chimiques cancérigènes, mutagènes ou reprotoxiques sont notamment en cause. Le rôle de l’alimentation industrielle et des produits ultra-transformés dans le développement de l’obésité, du diabète et des cancers est avéré. Les conditions de travail sont à l’origine de pathologies multiples qui dégradent durablement la qualité de vie des personnes atteintes, comme les troubles musculo-squelettiques qui font perdre chaque année l’équivalent de 10 millions de journées de travail. Les bienfaits de la pratique sportive régulière sont de mieux en mieux reconnus, tant à titre de prévention que comme thérapeutique non médicamenteuse.
Pourtant les moyens consacrés à l’action sur ces déterminants sont dérisoires (2 % de la dépense de santé [21]). L’action des pouvoirs publics en la matière se limite essentiellement à des plans de santé publique, documents non contraignants comportant généralement une multitude d’actions, que des administrations sanitaires aux moyens de plus en plus réduits sont bien en peine de réaliser. Un outil aussi important que le Nutriscore, qui donne au consommateur une information lisible sur le caractère sain d’un aliment, demeure facultatif [22]. Il convient de donner enfin à la santé publique les moyens d’action qu’elle nécessite.
Proposition n° 2 : Donner au ministère de la Santé autorité sur les directions compétentes en matière d’industrie, d’agriculture, de travail, de consommation ou de sport, pour les besoins de la santé publique.
Proposition n° 3 : Réserver au sein de l’ONDAM un budget consacré à la prévention et porter progressivement sa part de 2 % à 4 %, soit un effort supplémentaire de 4 milliards d’euros.
3.3. Sortir de la T2A pour financer l’hôpital en fonction des besoins de la population
Le financement à l’activité est intrinsèquement délétère : il pousse les établissements à une course à l’activité sans rapport avec les besoins et exerce une pression devenue excessive sur les conditions de travail des agents. L’ajout de correctifs reposant sur une autre logique ne suffira pas : il existe déjà des dotations complémentaires jouant un rôle important dans le financement des hôpitaux mais tant que la T2A sera là, elle exercera son influence négative.
Il faut remettre en cause le postulat selon lequel un hôpital convenablement doté en moyens techniques et humains ne répondrait pas aux besoins de la population. De nombreux services publics sont financés ainsi, comme l’éducation, la police, les impôts, sans qu’un paiement à la tâche n’ait été jugé nécessaire pour maintenir leur productivité. On peut à la limite envisager une clause de sauvegarde qui viendrait diminuer les ressources d’un hôpital en sous-productivité manifeste, mais le paiement à la production ne doit plus être central.
Proposition n° 4 : Remplacer la T2A par un système de « paiement à la population », la dotation de chaque hôpital étant calculée en fonction de la population desservie (en tenant compte de ses caractéristiques d’âge et d’état de santé) et du niveau de service assuré.
3.4. Fonder la qualité des soins sur la considération envers les soignants et l’ensemble des personnels hospitaliers
Si des dispositifs ont été développés ces dernières années pour mieux prendre en compte la qualité des soins dans la rémunération (rémunération sur objectifs de santé publique (ROSP) pour les médecins de ville, dotation dite IFAQ pour les hôpitaux), ils reposent sur une logique technocratique de définition d’indicateurs. Les limites du pilotage par indicateurs sont pourtant connues : ils mesurent plus souvent des moyens que des résultats (par exemple, la lutte contre les infections nosocomiales est évaluée par le niveau de consommation de solutions hydroalcooliques) et ils ne rendent pas compte de la réalité du travail des soignants, induisant des biais de focalisation sur tel ou tel aspect parce qu’il est davantage mesurable.
Une autre approche est possible, qui repose sur un postulat simple : des professionnels de qualité ayant les moyens d’exercer leur activité dans de bonnes conditions pratiquent des soins de qualité. L’attention se déplace alors vers d’autres leviers : formation initiale et continue des professionnels, diffusion des recommandations de bonnes pratiques élaborées par les autorités sanitaires et les sociétés savantes, surveillance de la charge de travail afin d’éviter qu’elle franchisse des seuils d’alerte reconnus comme préjudiciables à la qualité des soins, préservation de temps d’échange entre professionnels indispensables au bon fonctionnement collectif. Une attention plus grande doit aussi être portée aux conditions de travail des personnels non soignants (agents de service hospitalier, brancardiers, personnels des fonctions externalisées comme la blanchisserie, le nettoyage ou la restauration), dont le rôle essentiel a été mis en évidence par la crise [23].
Proposition n° 5 : Bâtir une nouvelle politique de qualité des soins basée sur la formation, la montée en compétences et en autonomie pour les professions paramédicales, la diffusion des bonnes pratiques de soins, la surveillance de la charge de travail et le dialogue entre pairs.
La revalorisation des rémunérations des soignants est aujourd’hui un préalable à toute autre évolution compte tenu des difficultés de recrutement. La France se situe au 23e rang sur 33 parmi les pays de l’OCDE pour la rémunération des infirmiers : un infirmier français est payé 42 400 dollars par an, contre 49 000 en moyenne OCDE, 50 800 au Royaume-Uni, 53 600 en Allemagne et 56 300 en Espagne [24].
Proposition n° 6 : Revaloriser par étapes les rémunérations des professionnels hospitaliers, en augmentant notamment les infirmiers de 500 euros par mois pour atteindre la moyenne de l’OCDE.
3.5. Réorganiser les soins de premier recours pour mieux répondre aux besoins de la population
Si le besoin de soins de premiers recours mieux organisés est aujourd’hui largement admis, et fait partie des priorités du plan « Ma santé 2022 », les mesures définies pour le mettre en œuvre sont trop timides. Des sujets comme la permanence des soins de ville sont évoqués depuis 20 ans sans être réglés. Il en résulte une embolie des urgences hospitalières avec un nombre de passages qui était de 7 millions en 1990, de 14 millions en 2001 de 18,4 millions en 2012 et de 21,2 millions en 2016. Les soins de villes ne sont toujours pas structurés pour assurer des parcours de soins cohérents et sécurisés aux malades chroniques (personnes atteintes de diabète, personnes âgées souffrant de pathologies multiples, etc). L’organisation des professionnels en « communautés professionnelles territoriales de santé » (CPTS) doit permettre d’y remédier mais elle se fait sur une base volontaire, ce qui ne garantit ni la couverture du territoire ni le fonctionnement effectif de ces structures.
Sans remettre en cause l’exercice libéral, des actes forts doivent être posés pour parvenir à l’organisation souhaitable :
Proposition n° 7 : Instaurer le conventionnement sélectif pour les médecins (pas de remboursement par la sécurité sociale si les médecins s’installent dans des zones déjà trop dotées), comme c’est déjà le cas pour les infirmiers, les sages-femmes et les masseurs-kinésithérapeutes.
Proposition n° 8 : Rendre obligatoire d’ici 2022 le rattachement de chaque médecin libéral à une CPTS répondant au cahier des charges défini au niveau national (attribuer à chaque Français un médecin traitant, organiser la permanence de soins, mettre en œuvre des parcours de soins satisfaisants pour les malades chroniques).
Conclusion
Appréhender la santé comme une activité régalienne non économique, sortir de la T2A, revaloriser par étapes le salaire des personnels soignants de 500 euros par mois, organiser l’implantation territoriale des médecins : cette note dessine les contours d’un programme de rupture. Son irréalisme supposé ne manquera pas d’être dénoncé, ce à quoi il faudra répondre : quel est le réalisme de ceux qui prétendront renforcer notre système de santé en reproduisant les méthodes qui l’ont conduit à la situation actuelle ? Améliorer l’état de santé par un programme de prévention énergique mais peu coûteux (qu’on songe aux dépenses que l’obligation du Nutriscore, qui ne coûte rien, permettrait d’éviter en traitement du diabète et du cancer), réduire la charge morbide (c’est-à-dire le poids des maladies dans l’ensemble de la population), telle est la meilleure stratégie pour maintenir à long terme une dépense de santé soutenable. Le réalisme exige aujourd’hui de changer de paradigme.
[1] « Hôpital public : la note explosive de la Caisse des dépôts », Mediapart,1er avril 2020.
[2] Cf. Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Fayard, 2015.
[3] Rapport d’information n° 40 (2019-2020) de Mme Catherine Deroche et M. René-Paul Savary, fait au nom de la mission d’évaluation et de contrôle de la sécurité sociale et de la commission des affaires sociales, déposé le 9 octobre 2019.
[4] Elle ne concerne toutefois que 58 % des recettes des établissements publics, qui sont complétées par d’autres dotations pour les missions d’intérêt général et les missions d’enseignement, de recherche et d’innovation.
[5] Plus précisément dans L’autre côté du miroir, la suite d’Alice au pays des merveilles.
[6] J.-M. Aubert, Stratégie de transformation du système de santé. Modes de financement et de régulation, janvier 2019.
[7] « En effet, en tant que structure de recours, l’hôpital doit être incité à la productivité pour éviter la création de files d’attente. »
[8] France Stratégie, « Où réduire le poids de la dépense publique ? », Note d’analyse, n° 74, janvier 2019. Moyenne calculée sur l’échantillon composé des pays suivants : Autriche, Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Royaume-Uni, Espagne, Italie, Portugal, Danemark, Finlande, Suède.
[9] DREES, « Comparaison internationale des dépenses hospitalières », Les dépenses de santé en 2017, 2018.
[10] Cf. notamment sur ce constat P.-A. Juven, F. Pierru et F. Vincent, Le casse du siècle. À propos des réformes de l’hôpital public, Raisons d’Agir Editions, 2019.
[11] DREES, « La dépense courante de santé et son financement », Les dépenses de santé en 2018, 2019.
[12] DREES, « Comparaison internationale du reste-à-charge des ménages », ibid.
[13] DREES, « En 2018, les territoires sous-dotés concernent près de 6 % de la population », Etudes et résultats, n° 1144, février 2020.
[14] IGAS, Réanimation pédiatrique en Île-de-France : note de conclusions de la mission flash, décembre 2019.
[15] C. Le Pen, « En 2007, la France avait su mettre au point un dispositif de protection très ambitieux contre des pandémies », Le Monde, 30 mars 2020.
[16] Ainsi l’épidémie saisonnière de grippe ne fait-elle guère l’objet de conseils de prévention, en dehors de l’incitation des personnes fragiles à se faire vacciner.
[17] Pénuries de médicaments et de vaccins : renforcer l’éthique de santé publique dans la chaîne du médicament, Rapport d’information n° 737 (2017-2018) de M. Jean-Pierre DECOOL, fait au nom de la mission d’information sur la pénurie de médicaments et de vaccins, déposé le 27 septembre 2018, Sénat.
[18] « La Chine, premier producteur de substances actives », Le quotidien du pharmacien, février 2020 ; Académie nationale de pharmacie, Indisponibilité des médicaments, juin 2018.
[19] Cf. en ce sens C. Gollier et S. Straub, « L’économie du coronavirus : quelques éclairages », Toulouse School of Economics, mars 2020, https://www.tse-fr.eu/fr/leconomie-du-coronavirus-quelques-eclairages
[20] WHO, Preventing disease through healthy environments: a global assessment of the burden of disease from environmental risks, 2016.
[21] PLFSS 2020, Annexe 7, ONDAM et dépenses de santé.
[22] Ce qui a laissé le champ à des acteurs privés comme Yuka, dont l’application (10 millions d’utilisateurs en France) joue un rôle utile mais qui aggrave probablement les inégalités de santé, car la fracture numérique limite son utilisation par les personnes qui en auraient le plus besoin.
[23] « Coronavirus : invisible et essentielle, l’armée de l’ombre des hôpitaux », Le Monde, 15 avril 2020.
[24] OCDE, Panorama de la santé 2019.
Publié le 3 mai 2020
Notre système de santé après le covid-19 : réussir le changement de paradigme
Auteurs
Paul Marcelin
Pseudonyme d'un haut fonctionnaire.
Depuis le début de l’épidémie de covid-19, le Président de la République s’est engagé à plusieurs reprises à un effort massif en faveur de l’hôpital public et des soignants. Le directeur général de l’ARS Grand Est a été limogé pour avoir affirmé que la restructuration du centre hospitalier régional universitaire (CHRU) de Nancy se poursuivrait comme prévu et le ministre de la Santé s’est engagé à suspendre toutes les réorganisations. Un aggiornamento des politiques de santé semble donc à l’ordre du jour, mais ses contours demeurent très flous. La note de la Caisse des dépôts et consignations récemment dévoilée par Médiapart montre qu’il pourrait tout aussi bien ressembler à une accentuation des dérives antérieures, notamment le recours accru aux partenariats public-privé [1].
L’opportunité de renforcer notre système de santé ne peut être saisie que si l’on dégage une vision claire des maux qui l’affectaient avant la crise et de la manière dont celle-ci nous impose de redéfinir nos priorités.
La question décisive est celle du changement de paradigme. Depuis trente ans, le paradigme dominant des réformes était celui de la productivité, c’est-à-dire la production du soin à un coût maîtrisé, se traduisant par des impératifs comme ceux de la maîtrise des dépenses de l’assurance-maladie, de l’incitation des hôpitaux à la productivité et du « virage ambulatoire » (faire de plus en plus d’interventions sans hospitalisation). Il faut se défier de tout manichéisme et toutes les évolutions antérieures ne sont pas nécessairement condamnables ; mais force est de constater qu’elles ont rendu notre système de santé bien plus fragile, avec des inégalités croissantes et une crise sociale dans le personnel soignant. Si l’on ne veut pas que l’après-crise se réduise à un coup de pouce temporaire, il faut réussir le passage à un paradigme nouveau, celui de la santé publique, c’est-à-dire de la recherche du plus haut niveau de santé de la population.
Table des matières
1. La productivité, paradigme dominant de l’avant-crise
1.1. La maîtrise des dépenses, impératif premier
1.2. La recherche délétère de l’hôpital-entreprise
1.3. Des inégalités territoriales et sociales timidement combattues
2. Ce que révèle ou confirme le Covid-19
2.1. Un hôpital public fragilisé mais qui tient le choc
2.2. Une culture de santé publique défaillante
2.3. Une médecine de ville désorganisée et négligée
2.4. Des fragilités intolérables dans l’approvisionnement en médicaments
3. Comment réformer selon un paradigme de santé publique
3.1. Pour un primat des politiques de résilience de la société
3.2. Comment donner enfin la priorité à la santé publique
3.3. Sortir de la T2A pour financer l’hôpital en fonction des besoins de la population
3.4. Fonder la qualité des soins sur la considération envers les soignants et l’ensemble des personnels hospitaliers
3.5. Réorganiser les soins de premier recours pour mieux répondre aux besoins de la population
1. La productivité, paradigme dominant de l’avant-crise
1.1. La maîtrise des dépenses, impératif premier
S’il fallait résumer les politiques de santé à un acronyme, ce serait sans hésiter « ONDAM », pour « objectif national des dépenses d’assurance-maladie ». Créé en 1996 dans le cadre du plan Juppé, voté chaque année par le Parlement dans le cadre de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS), l’ONDAM est le budget de l’assurance-maladie et le symbole d’une « gouvernance par les nombres » [2] du système de santé. Lorsque le Président de la République a annoncé sa stratégie de transformation du système de santé en septembre 2018, l’annonce phare a été l’augmentation du taux de progression de l’ONDAM de 2,3 à 2,5 %…
1 % d’augmentation de l’ONDAM équivaut à plus de 2 milliards d’euros de dépenses supplémentaires. Alors que l’ONDAM voté par le Parlement était fréquemment dépassé durant ses premières années d’existence, il est strictement respecté depuis 2010, à un niveau historiquement faible compris entre 2 et 2,5 % par an. Il a été en 2019 de 218,7 milliards d’euros.
Source : Association Fipeco.
Cette maîtrise, dont les ministres de la Santé ne manquent pas de se féliciter, repose sur des instruments de régulation qui pèsent de manière disproportionnée sur l’hôpital. En début d’année, une partie des crédits réservés aux hôpitaux est « gelé » comme réserve de précaution. Les dépenses de soins de ville dépassant régulièrement l’objectif, les crédits gelés sont annulés pour compenser et ne bénéficient donc jamais aux hôpitaux. Selon le Sénat [3], ce sont ainsi au total 3 milliards d’euros votés par le Parlement dont les hôpitaux n’ont pas bénéficié sur la période 2010-2018. Ces annulations de crédits contribuent en bonne partie aux déficits hospitaliers, qui ont abouti à la constitution d’une dette de 30 milliards d’euros aujourd’hui.
1.2. La recherche délétère de l’hôpital-entreprise
Au hit-parade des acronymes, la « T2A », ou « tarification à l’activité », viendrait sans doute immédiatement après l’ONDAM sur le podium. Lancée en 2004 et pleinement appliquée depuis 2008 [4], la T2A consiste à attribuer un tarif défini nationalement à chaque acte ou type de soins (classés en « groupes homogènes de soins » ou « GHS ») réalisé par un hôpital ou une clinique privée. Le budget de l’établissement est la résultante de l’application de ces tarifs à son activité, connue de manière très fine grâce au codage de chaque acte dans le cadre du « PMSI » (programme médicalisé des systèmes d’information).
Contrairement à ce qui est souvent affirmé, la T2A n’est pas un outil de maîtrise des dépenses de santé : l’ancien système du « budget global », qui consistait à appliquer chaque année au budget de l’établissement un taux d’augmentation, permettait déjà d’assurer cette maîtrise. La T2A est un outil de répartition du budget, défini nationalement dans le cadre de l’ONDAM, en fonction de la productivité : plus un établissement réalise de soins, plus il bénéficiera d’un budget important. Ou du moins limitera sa diminution, car en cas de dépassement des prévisions d’activité, le ministère de la Santé baissera les tarifs afin de tenir l’ONDAM : comme Alice au pays des merveilles [5], l’hôpital doit courir de plus en plus vite pour ne pas reculer !
Lorsqu’elle était ministre de la Santé, Agnès Buzyn avait annoncé la fin de cette logique de l’hôpital-entreprise. Mais dans les faits, l’essentiel de la T2A demeure inchangé. Le rapport de Jean-Marc Aubert [6], qui devait en préparer la réforme, ne propose que de légers correctifs et ne remet en rien en cause le paradigme de la productivité [7]. Il ne s’est d’ailleurs traduit par aucune évolution dans la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2020.
Une autre antienne des dernières décennies est celle du « virage ambulatoire » et de la sortie de « l’hospitalocentrisme français ». Il s’agirait de sortir d’un système de soins excessivement centré sur l’hôpital et de faire réaliser par celui-ci un maximum d’interventions en chirurgie et en médecine sans nuitée d’hébergement. Le constat de l’hospitalocentrisme est pourtant largement à nuancer : la France ne dépense que 3,6 % du PIB pour l’hôpital public, contre 4,1 % pour une moyenne de pays européens comparables [8]. La France a déjà considérablement réduit son nombre de lits à l’hôpital et se trouve désormais en-dessous de la moyenne européenne (avec 3,1 lits pour 1 000 habitants contre 3,8 dans l’UE-15) et très loin de l’Allemagne (avec 6,1 pour 1 000) [9].
La chirurgie ou la médecine ambulatoires peuvent être pertinentes pour un certain nombre d’interventions standardisées, réalisées pour des personnes en bon état de santé général. Mais leur mise sur un piédestal comme modèle unique de l’avenir de l’hôpital public méconnaît la réalité de ce dernier, celle de l’accueil en nombre croissant de personnes âgées, avec des comorbidités (différents problèmes de santé associés) ou des difficultés sociales, qui requièrent plus de temps et ne peuvent être appréhendées sous le seul paradigme du soin productif et efficace [10].
1.3. Des inégalités territoriales et sociales timidement combattues
La France se distingue par un niveau de couverture des soins par la sécurité sociale élevé, celle-ci prenant en charge 78,1 % de la consommation de soins et de biens médicaux [11]. Le reste-à-charge des ménages après intervention de la sécurité sociale et des complémentaires y est le plus faible de l’OCDE [12]. La CMU complémentaire, devenue l’an dernier la « complémentaire santé solidaire », garantit la gratuité des soins pour 5,2 millions de personnes. Pourtant les inégalités de santé sont fortes.
Inégalités territoriales avec la problématique bien connue des « déserts médicaux ». Près de 4 millions de Français vivent dans un « territoire sous-doté en médecins généralistes » et leur proportion a augmenté de moitié entre 2015 et 2018, signe d’une tendance inquiétante [13]. Depuis 15 ans, gouvernements, assurance-maladie et élus locaux multiplient les mesures incitatives, l’instauration de règles contraignantes demeurant en revanche taboue. De nombreuses autres professions de santé sont pourtant soumises à des règles quant à leur installation : pharmaciens de très longue date, infirmiers, sages-femmes et masseurs-kinésithérapeutes de manière plus récente.
Inégalités sociales qui sont parmi les plus élevées en Europe, avec près de 7 ans d’écart d’espérance de vie à l’âge de 35 ans entre un cadre et un ouvrier. Les causes en sont bien connues : inégalités de recours aux soins, d’exposition aux polluants, de comportement alimentaire, de pratique sportive ou encore de conditions de travail. Le mot « inégalités » est pourtant absent du plan « Ma santé 2022 » annoncé il y a deux ans par le Président de la République.
2. Ce que révèle ou confirme le Covid-19
2.1. Un hôpital public fragilisé mais qui tient le choc
Au début de l’épidémie, les plus grandes inquiétudes pouvaient être nourries sur la capacité des hôpitaux publics français à tenir le choc. Les mouvements sociaux s’y sont multipliés ces dernières années, avec notamment une grève des urgences quasiment ininterrompue en 2019. Fin 2019, près de 5 % des lits de l’AP-HP étaient fermés en raison des difficultés de recrutement, les métiers d’infirmiers et d’aides-soignants étant de moins en moins attractifs en raison de la faiblesse des rémunérations et de l’intensification du travail. Au début de l’hiver, un nombre sans précédent d’enfants franciliens avaient dû être évacués vers des services de réanimation dans d’autres régions pour des bronchiolites [14].
Pourtant, alors que le pic du nombre de patients en réanimation a été atteint le 10 avril, le système hospitalier n’a jamais atteint la saturation qui a été observée par exemple dans certaines régions italiennes (même si elle a été frôlée en Île-de-France et en région Grand Est). Il semble n’y avoir jamais eu de moment où des patients nécessitant une réanimation n’aient pu y avoir accès, même si un vif débat existe sur les conditions d’accès des résidents des EHPAD aux soins hospitaliers. Ce résultat a été atteint grâce à un effort exceptionnel de redéploiement des ressources hospitalières, permettant de porter le nombre de lits de réanimation de 5 000 à 7 200, à la mise en œuvre de moyens nouveaux d’évacuation vers les régions moins touchées (notamment les TGV médicalisés), à la solidarité avec les États frontaliers et de manière plus limitée à l’utilisation de moyens militaires.
Ainsi, le plan le plus critiqué du système de santé français est celui qui a le mieux fonctionné durant la phase la plus aigüe de l’épidémie (même s’il convient de rester prudent sur sa capacité à tenir dans la durée).
2.2. Une culture de santé publique défaillante
Le système de santé français a montré certaines faiblesses dans sa capacité de préparation et de réponse à l’épidémie. Dans un souci d’économies budgétaires, les ressources constituées dans les années 2000 pour faire face aux pandémies ou à une attaque bactériologique ont été largement démantelées. Les stocks stratégiques de l’État, qui ont culminé à un milliard de masques chirurgicaux et 285 millions de masques filtrants FFP2, ont été réduits respectivement à 120 millions et 0 [15]. Alors que dès la fin du mois de janvier, les données essentielles permettant d’évaluer le risque représenté par l’épidémie (létalité, contagiosité et période de contagion asymptomatique) étaient connues, le discours des autorités a tendu à le minimiser et les mesures de prévention ont été tardives. Les grands rassemblements n’ont été progressivement interdits qu’à partir du 9 mars, ce qui a permis la tenue du rassemblement évangélique de Mulhouse entre le 17 et le 24 février, dont l’on s’accorde à dire qu’il a joué un rôle décisif dans la propagation de l’épidémie.
Il faut se méfier du biais de rétrospection : il est toujours plus facile après coup de savoir ce qu’il aurait fallu faire. Néanmoins, force est de constater que d’autres pays ont mieux su faire face à l’épidémie, grâce à une prise en compte plus précoce de l’ampleur du danger et des mesures de prévention plus énergiques (politiques de dépistage massif et d’isolement des personnes infectées, utilisation des outils numériques pour avertir les personnes susceptibles d’avoir été infectées) : c’est le cas de la Corée du sud, de Taïwan et de Singapour, mais aussi de l’Allemagne en Europe.
Au-delà des autorités, la culture de prévention de la population a montré ses limites. Il ne s’agit pas de stigmatiser les comportements individuels mais de relever qu’il n’entrait pas dans les habitudes françaises de se prémunir de risques de contagion [16] ; les différences de comportement avec les pays asiatiques s’agissant du port du masque ont été amplement relevées.
2.3. Une médecine de ville désorganisée et négligée
Les médecins de ville se sont largement plaints à juste titre du défaut d’équipements de protection, qui les a laissés en première ligne face au risque de contamination. Au-delà de ce sujet, c’est l’incapacité française à inscrire la médecine de ville dans l’organisation d’une réponse collective qui frappe : les malades ont continué à se tourner largement vers leurs médecins habituels, alors que dans un premier temps du moins, la consigne donnée par les autorités a été d’appeler exclusivement le 15. Ceci résulte d’une certaine conception de la médecine libérale, encore fondée sur les principes de la Charte de la médecine libérale de 1927 : exercice individuel, indépendance à l’égard des pouvoirs publics, liberté de prescription, qui se traduit par une méfiance atavique à l’égard de recommandations standardisées.
2.4. Des fragilités intolérables dans l’approvisionnement en médicaments
Dès avant la crise, le problème des pénuries de médicaments était allé en s’aggravant au cours de la dernière décennie. Le nombre de signalements de ruptures de stocks ou de tensions d’approvisionnement pour des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (notamment des vaccins, des antibiotiques, des anticancéreux et des antiparkinsoniens) a été multiplié par 12 entre 2008 et 2017 [17]. Les causes en sont bien connues et sont le reflet de l’application des tendances habituelles du capitalisme contemporain au bien essentiel qu’est le médicament : réduction des stocks en raison de la gestion à flux tendu ; étirement des chaînes de production avec des principes actifs fabriqués en proportion croissante dans des pays lointains. Selon l’Académie de pharmacie, 60 % des matières premières des médicaments sont fabriquées en Inde et en Chine [18].
Dans ce contexte, l’épidémie de Covid-19 a vite fait naître des tensions sur les médicaments suscitant des espoirs thérapeutiques (hydroxychloroquine et azythromycine) et sur ceux utilisés dans les services de réanimation (notamment les produits d’anesthésie et de sédation).
3. Comment réformer selon un paradigme de santé publique
Penser les réformes selon un paradigme de santé publique, c’est se donner comme priorité la recherche du plus haut niveau de santé de la population. Il s’agit de déplacer le point focal de l’action publique de la production des soins vers les déterminants de l’état de santé. Il s’agit aussi de repenser les conditions de la qualité des soins, en cessant de l’envisager comme si elle était indépendante de la qualité de l’emploi des soignants.
3.1. Pour un primat des politiques de résilience de la société
Le covid-19 conduit à une redéfinition, spectaculaire dans son ampleur et sa rapidité, de l’ordre des priorités de la société. Là où la maîtrise des dépenses était la priorité, il faut désormais agir « quoi qu’il en coûte ». L’hôpital public n’est plus un foyer de coût et de sous-productivité mais le lieu où l’on sauve quotidiennement des milliers de vies. Les nécessités de l’économie cèdent le pas devant la préservation de la vie humaine : « nos vies valent plus que leurs profits », on pourrait croire un instant le slogan d’Olivier Besancenot devenu réalité.
Tout l’enjeu est de décider si ce chamboulement n’est qu’une parenthèse où un moment révélateur des véritables priorités de notre corps social. Il doit n’être qu’une parenthèse si le covid-19 est pensé comme un phénomène singulier, un « cygne noir », une forme de crue centenaire [19] qui ne devrait donc pas se reproduire au cours de notre vie. Il doit avoir des implications plus durables si l’on pense que des facteurs structurels (mondialisation, facilitation de la propagation des virus en raison de la destruction des milieux naturels, élevage intensif) accroissent le risque de pandémie, comme en témoigne d’ailleurs déjà la fréquence des alertes au cours des vingt dernières (SARS, MERS, grippe A/H1N1, ebola, zika, chikungunya). Au-delà des pandémies, le réchauffement climatique et la diminution rapide de la biodiversité accroissent considérablement le risque de situations catastrophiques déstabilisant nos sociétés.
Covid et climat, même combat ? L’influence de la crise du covid-19 sur la lutte contre le réchauffement climatique est incertaine, car au-delà de l’effet positif immédiat du ralentissement de l’activité, l’épidémie est une menace bien plus immédiate et pourrait reléguer l’écologie au second rang des priorités. Il faut pour parer à ce risque les envisager comme un même enjeu, celle de la construction de sociétés résilientes, capables d’assurer la survie de la vie humaine face à des conditions qui risquent d’être de plus en plus difficiles. Comme l’écologie, la santé publique doit être prioritaire car elle fait partie des politiques de résilience, celles qui permettent à nos sociétés de faire face aux plus grands périls.
En conséquence, la santé ne doit plus être appréhendée comme une activité économique soumise aux règles de concurrence, ce que le droit de l’Union européenne impose pourtant aujourd’hui. Des acteurs économiques (professionnels libéraux, entreprises pharmaceutiques, cliniques privées, assureurs privés) interviennent en matière de santé, mais dès lors que l’enjeu de la politique de santé est de garantir la survie de nos sociétés, les impératifs de concurrence doivent céder le pas et les États être libres d’organiser de financer leurs systèmes de soins comme bon leur semble. La santé est une affaire régalienne, comme la sécurité et l’éducation (dont le droit de l’Union reconnaît le caractère non économique).
Proposition n° 1 : Sortir le champ de la santé de l’emprise des règles de concurrence en la qualifiant d’activité non-économique.
Ceci ne remet pas en cause l’existence d’un secteur privé mais signifie que les pouvoirs publics seraient libres de définir sa place sans être contraints par les règles de concurrence.
3.2. Comment donner enfin la priorité à la santé publique
Le poids des facteurs environnementaux et sociaux dans l’état de santé des individus est considérable et de mieux en mieux documenté. L’OMS considère ainsi que près d’un quart des décès dans le monde sont liés à l’environnement [20] : pollution de l’air, perturbateurs endocriniens, pesticides, produits chimiques cancérigènes, mutagènes ou reprotoxiques sont notamment en cause. Le rôle de l’alimentation industrielle et des produits ultra-transformés dans le développement de l’obésité, du diabète et des cancers est avéré. Les conditions de travail sont à l’origine de pathologies multiples qui dégradent durablement la qualité de vie des personnes atteintes, comme les troubles musculo-squelettiques qui font perdre chaque année l’équivalent de 10 millions de journées de travail. Les bienfaits de la pratique sportive régulière sont de mieux en mieux reconnus, tant à titre de prévention que comme thérapeutique non médicamenteuse.
Pourtant les moyens consacrés à l’action sur ces déterminants sont dérisoires (2 % de la dépense de santé [21]). L’action des pouvoirs publics en la matière se limite essentiellement à des plans de santé publique, documents non contraignants comportant généralement une multitude d’actions, que des administrations sanitaires aux moyens de plus en plus réduits sont bien en peine de réaliser. Un outil aussi important que le Nutriscore, qui donne au consommateur une information lisible sur le caractère sain d’un aliment, demeure facultatif [22]. Il convient de donner enfin à la santé publique les moyens d’action qu’elle nécessite.
Proposition n° 2 : Donner au ministère de la Santé autorité sur les directions compétentes en matière d’industrie, d’agriculture, de travail, de consommation ou de sport, pour les besoins de la santé publique.
Proposition n° 3 : Réserver au sein de l’ONDAM un budget consacré à la prévention et porter progressivement sa part de 2 % à 4 %, soit un effort supplémentaire de 4 milliards d’euros.
3.3. Sortir de la T2A pour financer l’hôpital en fonction des besoins de la population
Le financement à l’activité est intrinsèquement délétère : il pousse les établissements à une course à l’activité sans rapport avec les besoins et exerce une pression devenue excessive sur les conditions de travail des agents. L’ajout de correctifs reposant sur une autre logique ne suffira pas : il existe déjà des dotations complémentaires jouant un rôle important dans le financement des hôpitaux mais tant que la T2A sera là, elle exercera son influence négative.
Il faut remettre en cause le postulat selon lequel un hôpital convenablement doté en moyens techniques et humains ne répondrait pas aux besoins de la population. De nombreux services publics sont financés ainsi, comme l’éducation, la police, les impôts, sans qu’un paiement à la tâche n’ait été jugé nécessaire pour maintenir leur productivité. On peut à la limite envisager une clause de sauvegarde qui viendrait diminuer les ressources d’un hôpital en sous-productivité manifeste, mais le paiement à la production ne doit plus être central.
Proposition n° 4 : Remplacer la T2A par un système de « paiement à la population », la dotation de chaque hôpital étant calculée en fonction de la population desservie (en tenant compte de ses caractéristiques d’âge et d’état de santé) et du niveau de service assuré.
3.4. Fonder la qualité des soins sur la considération envers les soignants et l’ensemble des personnels hospitaliers
Si des dispositifs ont été développés ces dernières années pour mieux prendre en compte la qualité des soins dans la rémunération (rémunération sur objectifs de santé publique (ROSP) pour les médecins de ville, dotation dite IFAQ pour les hôpitaux), ils reposent sur une logique technocratique de définition d’indicateurs. Les limites du pilotage par indicateurs sont pourtant connues : ils mesurent plus souvent des moyens que des résultats (par exemple, la lutte contre les infections nosocomiales est évaluée par le niveau de consommation de solutions hydroalcooliques) et ils ne rendent pas compte de la réalité du travail des soignants, induisant des biais de focalisation sur tel ou tel aspect parce qu’il est davantage mesurable.
Une autre approche est possible, qui repose sur un postulat simple : des professionnels de qualité ayant les moyens d’exercer leur activité dans de bonnes conditions pratiquent des soins de qualité. L’attention se déplace alors vers d’autres leviers : formation initiale et continue des professionnels, diffusion des recommandations de bonnes pratiques élaborées par les autorités sanitaires et les sociétés savantes, surveillance de la charge de travail afin d’éviter qu’elle franchisse des seuils d’alerte reconnus comme préjudiciables à la qualité des soins, préservation de temps d’échange entre professionnels indispensables au bon fonctionnement collectif. Une attention plus grande doit aussi être portée aux conditions de travail des personnels non soignants (agents de service hospitalier, brancardiers, personnels des fonctions externalisées comme la blanchisserie, le nettoyage ou la restauration), dont le rôle essentiel a été mis en évidence par la crise [23].
Proposition n° 5 : Bâtir une nouvelle politique de qualité des soins basée sur la formation, la montée en compétences et en autonomie pour les professions paramédicales, la diffusion des bonnes pratiques de soins, la surveillance de la charge de travail et le dialogue entre pairs.
La revalorisation des rémunérations des soignants est aujourd’hui un préalable à toute autre évolution compte tenu des difficultés de recrutement. La France se situe au 23e rang sur 33 parmi les pays de l’OCDE pour la rémunération des infirmiers : un infirmier français est payé 42 400 dollars par an, contre 49 000 en moyenne OCDE, 50 800 au Royaume-Uni, 53 600 en Allemagne et 56 300 en Espagne [24].
Proposition n° 6 : Revaloriser par étapes les rémunérations des professionnels hospitaliers, en augmentant notamment les infirmiers de 500 euros par mois pour atteindre la moyenne de l’OCDE.
3.5. Réorganiser les soins de premier recours pour mieux répondre aux besoins de la population
Si le besoin de soins de premiers recours mieux organisés est aujourd’hui largement admis, et fait partie des priorités du plan « Ma santé 2022 », les mesures définies pour le mettre en œuvre sont trop timides. Des sujets comme la permanence des soins de ville sont évoqués depuis 20 ans sans être réglés. Il en résulte une embolie des urgences hospitalières avec un nombre de passages qui était de 7 millions en 1990, de 14 millions en 2001 de 18,4 millions en 2012 et de 21,2 millions en 2016. Les soins de villes ne sont toujours pas structurés pour assurer des parcours de soins cohérents et sécurisés aux malades chroniques (personnes atteintes de diabète, personnes âgées souffrant de pathologies multiples, etc). L’organisation des professionnels en « communautés professionnelles territoriales de santé » (CPTS) doit permettre d’y remédier mais elle se fait sur une base volontaire, ce qui ne garantit ni la couverture du territoire ni le fonctionnement effectif de ces structures.
Sans remettre en cause l’exercice libéral, des actes forts doivent être posés pour parvenir à l’organisation souhaitable :
Proposition n° 7 : Instaurer le conventionnement sélectif pour les médecins (pas de remboursement par la sécurité sociale si les médecins s’installent dans des zones déjà trop dotées), comme c’est déjà le cas pour les infirmiers, les sages-femmes et les masseurs-kinésithérapeutes.
Proposition n° 8 : Rendre obligatoire d’ici 2022 le rattachement de chaque médecin libéral à une CPTS répondant au cahier des charges défini au niveau national (attribuer à chaque Français un médecin traitant, organiser la permanence de soins, mettre en œuvre des parcours de soins satisfaisants pour les malades chroniques).
Conclusion
Appréhender la santé comme une activité régalienne non économique, sortir de la T2A, revaloriser par étapes le salaire des personnels soignants de 500 euros par mois, organiser l’implantation territoriale des médecins : cette note dessine les contours d’un programme de rupture. Son irréalisme supposé ne manquera pas d’être dénoncé, ce à quoi il faudra répondre : quel est le réalisme de ceux qui prétendront renforcer notre système de santé en reproduisant les méthodes qui l’ont conduit à la situation actuelle ? Améliorer l’état de santé par un programme de prévention énergique mais peu coûteux (qu’on songe aux dépenses que l’obligation du Nutriscore, qui ne coûte rien, permettrait d’éviter en traitement du diabète et du cancer), réduire la charge morbide (c’est-à-dire le poids des maladies dans l’ensemble de la population), telle est la meilleure stratégie pour maintenir à long terme une dépense de santé soutenable. Le réalisme exige aujourd’hui de changer de paradigme.
[1] « Hôpital public : la note explosive de la Caisse des dépôts », Mediapart,1er avril 2020.
[2] Cf. Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Fayard, 2015.
[3] Rapport d’information n° 40 (2019-2020) de Mme Catherine Deroche et M. René-Paul Savary, fait au nom de la mission d’évaluation et de contrôle de la sécurité sociale et de la commission des affaires sociales, déposé le 9 octobre 2019.
[4] Elle ne concerne toutefois que 58 % des recettes des établissements publics, qui sont complétées par d’autres dotations pour les missions d’intérêt général et les missions d’enseignement, de recherche et d’innovation.
[5] Plus précisément dans L’autre côté du miroir, la suite d’Alice au pays des merveilles.
[6] J.-M. Aubert, Stratégie de transformation du système de santé. Modes de financement et de régulation, janvier 2019.
[7] « En effet, en tant que structure de recours, l’hôpital doit être incité à la productivité pour éviter la création de files d’attente. »
[8] France Stratégie, « Où réduire le poids de la dépense publique ? », Note d’analyse, n° 74, janvier 2019. Moyenne calculée sur l’échantillon composé des pays suivants : Autriche, Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Royaume-Uni, Espagne, Italie, Portugal, Danemark, Finlande, Suède.
[9] DREES, « Comparaison internationale des dépenses hospitalières », Les dépenses de santé en 2017, 2018.
[10] Cf. notamment sur ce constat P.-A. Juven, F. Pierru et F. Vincent, Le casse du siècle. À propos des réformes de l’hôpital public, Raisons d’Agir Editions, 2019.
[11] DREES, « La dépense courante de santé et son financement », Les dépenses de santé en 2018, 2019.
[12] DREES, « Comparaison internationale du reste-à-charge des ménages », ibid.
[13] DREES, « En 2018, les territoires sous-dotés concernent près de 6 % de la population », Etudes et résultats, n° 1144, février 2020.
[14] IGAS, Réanimation pédiatrique en Île-de-France : note de conclusions de la mission flash, décembre 2019.
[15] C. Le Pen, « En 2007, la France avait su mettre au point un dispositif de protection très ambitieux contre des pandémies », Le Monde, 30 mars 2020.
[16] Ainsi l’épidémie saisonnière de grippe ne fait-elle guère l’objet de conseils de prévention, en dehors de l’incitation des personnes fragiles à se faire vacciner.
[17] Pénuries de médicaments et de vaccins : renforcer l’éthique de santé publique dans la chaîne du médicament, Rapport d’information n° 737 (2017-2018) de M. Jean-Pierre DECOOL, fait au nom de la mission d’information sur la pénurie de médicaments et de vaccins, déposé le 27 septembre 2018, Sénat.
[18] « La Chine, premier producteur de substances actives », Le quotidien du pharmacien, février 2020 ; Académie nationale de pharmacie, Indisponibilité des médicaments, juin 2018.
[19] Cf. en ce sens C. Gollier et S. Straub, « L’économie du coronavirus : quelques éclairages », Toulouse School of Economics, mars 2020, https://www.tse-fr.eu/fr/leconomie-du-coronavirus-quelques-eclairages
[20] WHO, Preventing disease through healthy environments: a global assessment of the burden of disease from environmental risks, 2016.
[21] PLFSS 2020, Annexe 7, ONDAM et dépenses de santé.
[22] Ce qui a laissé le champ à des acteurs privés comme Yuka, dont l’application (10 millions d’utilisateurs en France) joue un rôle utile mais qui aggrave probablement les inégalités de santé, car la fracture numérique limite son utilisation par les personnes qui en auraient le plus besoin.
[23] « Coronavirus : invisible et essentielle, l’armée de l’ombre des hôpitaux », Le Monde, 15 avril 2020.
[24] OCDE, Panorama de la santé 2019.