Policy Brief Agenda 2030 2021/14
Les politiques de « finance durable » et le climat : ne pas confondre l’objectif et l’outil
par
Hugues Chenet[1] (University College London Institute for Sustainable Resources ; Chaire Énergie et Prospérité) et Luis Zamarioli (Frankfurt School UNEP Center ; Humboldt Universität zu Berlin)
La série de Policy Briefs Agenda 2030 mobilise économistes et praticiens pour identifier un agenda de réformes économiques et financières permettant d’atteindre l’Agenda 2030, aux échelons territoriaux, nationaux et supranationaux. Contact : thomas.lagoardesegot@kedgebs.com.
1 – La finance pour stopper le changement climatique… pas si simple
- L’Accord de Paris et la finance
L’Accord de Paris sur le climat[2] a introduit un troisième objectif global en plus des impératifs de mitigation (contenir le réchauffement nettement en dessous de +2°C, ciblant +1,5°C) et d’adaptation (assurer l’ajustement et la résilience des sociétés aux changements climatiques) : par son article 2.1(c), l’Accord stipule que les flux financiers doivent être rendus compatibles avec l’atteinte des deux premiers objectifs.
Ainsi, tel qu’analysé dans un article paru dans la revue Nature Climate Change[3], l’Accord de Paris donne un rôle beaucoup plus important à la finance que les précédents textes dans le cadre de la CCNUCC[4]. En effet, la finance, qui n’y figurait jusque-là que comme moyen d’implémentation parmi d’autres, essentiellement limité aux flux publics Nord-Sud et aux réductions d’émissions de gaz à effet de serre (GES) additionnelles, se place désormais comme outil central pour décarboner l’économie globalement… et rapidement. Ceci implique de s’appuyer autant que nécessaire sur la finance privée et les marchés de capitaux, qui constituent l’essentiel des ressources financières disponibles sur la planète. Et le défi est de taille : ne pas dépasser +1,5°C revient en effet à ne plus émettre à l’horizon 2050 plus de CO2 qu’on est capable d’en absorber (c’est-à-dire zéro émission nette)[5].
- La finance comme outil
Mais pour que la finance joue un tel rôle moteur dans la décarbonation de l’économie, il faut qu’elle en soit réellement capable. Or, depuis les années 1970, les marchés de capitaux ont progressivement été vus comme une entité dont la fonction première est d’évaluer le risque, et ainsi la valeur des actifs. Ce signal prix, censé refléter toute l’information disponible sur l’état actuel et futur de l’économie[6], constitue ainsi la principale – si ce n’est la seule – ligne directrice à suivre pour les acteurs sur ces marchés, affranchis en quelque sorte d’un objet ou d’un objectif socioéconomique spécifique à financer. Et c’est justement ce que l’Accord de Paris écrit noir sur blanc : nous avons un objectif socioéconomique d’envergure à atteindre, et la finance, en le ciblant, doit prendre sa part dans ce qui est ni plus ni moins que la réalisation d’une révolution industrielle, technique et sociétale. Et celle-ci s’apparente plus à une démarche volontaire et planifiée contre vents et marées qu’à une marche spontanée et aléatoire au gré des courants, aussi inspirés soient-ils.
Ainsi, le fait d’en « appeler à la finance » pour décarboner l’économie, et plus largement de lutter contre la destruction de la nature[7], peut-il sembler contradictoire en l’état actuel du système financier et de la compréhension dominante de sa raison d’être[8].
Dans le cadre de la pensée économique mainstream, le changement climatique a pu être décrit comme « la plus grande défaillance de marché que le monde a connu » (Stern, 2008). Ainsi, pour corriger cette défaillance (et « internaliser cette externalité » que sont les émissions de GES), l’application généralisée d’un prix aux émissions de gaz à effet de serre a-t-elle d’abord été vue comme la solution économique ultime. Puis, alors que les institutions financières privées commençaient à se préoccuper du climat et que l’attente grandissait quant à la place qu’elles devaient prendre dans cette lutte, l’obstacle principal à la formation de prix « efficients
», représentatifs du niveau de risque provenant du changement climatique présent et à venir, est devenu le manque d’information quant à ces risques pour chaque institution financière. La planète financière réalisait alors grâce à Mark Carney (2015)[9] le danger d’attendre des banques et des investisseurs qu’ils anticipent correctement le risque à long terme lié au changement climatique, alors que ces acteurs ont structurellement et institutionnellement des horizons de temps incompatibles, beaucoup trop courts. La priorité fut alors donnée au disclosure, c’est-à-dire à la mise en transparence par les acteurs économiques de leurs expositions aux risques liés au climat, afin que les décisions financières soient éclairées – rendant les prix de marché de nouveau « efficients » – et guident naturellement et optimalement la décarbonation de l’économie.
- Vers une finance durable ?
C’est alors que, dans le sillage de l’Accord de Paris, se manifeste une volonté politique de généraliser ces approches de mobilisation des marchés financiers, matérialisée dans le cadre de ce que l’on appellera désormais des politiques de « finance durable[10] ». Pouvoirs publics et acteurs économiques réalisent en effet que le secteur financier ne peut plus se contenter de jouer un rôle de second plan vis-à-vis du défi climatique et plus largement des objectifs de développement durable – secteur financier pour qui, il y a peu, l’enjeu premier en la matière consistait à changer les ampoules électriques de ses bureaux. C’est ainsi qu’émergent différentes initiatives normatives et réglementaires de mobilisation du système financier, visant à le mettre en ordre de bataille pour cette nouvelle fonction.
2 – Quels fondements théoriques derrières ces politiques « finance durable » ?
En se lançant dans de telles démarches de réforme ou d’ajustement du système financier, les pouvoirs publics admettent, explicitement ou implicitement, les faiblesses du système actuel confronté au financement de la décarbonation de l’économie et des objectifs de développement durable.
Selon les représentations de comment fonctionne et doit fonctionner la finance, de comment elle interagit avec l’économie réelle et plus largement avec la société (consommation, innovation, etc.), deux grandes options se présentent alors : corriger le système financier à la marge ou le réformer en profondeur. La première peut se résumer à des dispositions permettant d’établir une efficience informationnelle des marchés vis-à-vis des « nouveaux » risques constitués par le changement climatique et la dégradation des écosystèmes (ainsi que par les conséquences des mesures mises en place pour lutter contre), la seconde visant au contraire à refonder structurellement les marchés financiers afin qu’ils aient pour but explicite de financer l’économie de demain suivant les objectifs déterminés par les gouvernements, en cohérence avec les impératifs énoncés par la science.
Nous proposons dans l’encadré ci-contre une analyse des sous-jacents théoriques mobilisés dans le cadre de l’élaboration de ces politiques « finance durable », par l’étude des deux principales initiatives établies ces dernières années, d’un côté le plan d’action européen pour la finance durable[11], et de l’autre les lignes directrices pour l’établissement d’un système financier vert[12] établies par le gouvernement chinois.
Comparaison des sous-jacents théoriques mobilisés par les politiques « finance durable » européennes et chinoises
Nous analysons ici les deux principaux cadres de politiques « finance durable », établis d’un côté par la Commission Européenne – le plan d’action européen pour la finance durable –, et de l’autre par le gouvernement chinois – les lignes directrices pour l’établissement d’un système financier vert. Il apparaît que différentes approches, narratifs et théories sont mis à contribution, avec une certaine dualité. En particulier, suivant un cadre typologique que nous avons récemment proposé[13], nous pouvons distinguer les oppositions suivantes au sein de 5 dimensions théoriques d’analyse : théorie du libre-marché / théorie de la régulation, logiques d’attraction des capitaux (par la « carotte ») / poussée (par le « bâton »), approches par la croissance des « niches vertes » / verdissement du système dans son ensemble, ciblage à l’échelle des entités (micro-[prudentiel notamment]) / du secteur (macro-[prudentiel]), et un accent mis, ou non, sur les horizons temporels de long terme.
Figure 1. Comparaison des cadres de politiques de « finance durable » clés de l’UE et de la Chine, selon la typologie proposée par Chenet et Zamarioli (2021). Le cadre de comparaison représenté dans la Figure 1 fait état des concepts et éléments sous-jacents mobilisés par les deux plans de finance durable européen et chinois. On voit que le plan européen est plus polarisé et semble faire des choix plus prononcés au sein des différentes dimensions (par exemple, il repose de manière marquée sur des logiques d’attraction des capitaux (pull) beaucoup plus que sur des logiques de poussée contraignantes (push)), alors que le dispositif chinois paraît s’appuyer de manière plus ambivalente sur des pans opposés. Plus largement, on peut voir dans les mots utilisés que la politique chinoise vise essentiellement à verdir l’intégralité de ses produits et dispositifs financiers sans remettre en cause son fonctionnement fondamental, alors que le plan d’action européen, en plus de – lui aussi – proposer un verdissement de ses mécanismes, pose le doigt sur plusieurs rouages structurants de son fonctionnement. Bien qu’exploratoire, ce cadre d’analyse, qui interprète uniquement les formulations des différentes dispositions incluses dans les plans et nullement ses éléments de mise en œuvre réelle ni les priorités qui sont données à chaque dispositif, interroge sur l’apparente contradiction du modèle chinois ou sur l’apparente cohérence du modèle européen dans les types de logiques auxquels il fait appel. S’appuyant sur des leviers d’action opposés, la politique finance durable chinoise est-elle incohérente et confuse, ou au contraire illustre-t-elle une volonté de mélanger le meilleur de chaque approche ? Réciproquement, l’Europe vise-t-elle une plus grande clarté et efficacité en mobilisant prioritairement un type d’action dans chaque catégorie ou se prive-t-elle de leviers d’action potentiellement efficaces ? Au-delà des contradictions apparentes au sein de chacune des dimensions listées dans le Tableau 1, il est intéressant de voir également les contradictions qui émergent entre chacune d’elles. En particulier, il est surprenant de voir que l’appel à des mécanismes de marché (c’est-à-dire par les prix) ne semble pas aller de pair avec le recours à des logiques d’attraction de capitaux, fonctionnant là-aussi par les prix. Réciproquement, on pourrait attendre qu’une politique s’appuyant fortement sur la régulation des marchés financiers se complète de dispositifs d’orientation et de poussée des capitaux, par des mesures contraignantes, mais selon cette analyse il n’en est rien. De même pour le couplage intuitif entre une approche par la croissance des niches vertes et une vision micro attachée aux entreprises/établissements, et réciproquement entre une approche de verdissement du système que l’on imagine s’accorder avec une vision macro, affichant pourtant ici des signaux opposés. Il est difficile de conclure sur cette seule base. Ce qui semble évident est que la boîte à outils conceptuels mobilisée dans ces cadres est très variable, et s’y côtoient des éléments parfois opposés. Par exemple, lorsque le plan européen met en avant le rôle des benchmarks et indices boursiers qu’il s’agit de verdir, tout en s’interrogeant sur le biais court-termiste des marchés financiers dans leur fondement. Et par ailleurs, en termes d’impact et de fin, au-delà des moyens, il n’est à ce stade pas possible d’identifier un effet positif significatif de ces dispositifs, l’économie n’ayant pas sensiblement dévié sa trajectoire pour atteindre un cheminement compatible avec les objectifs, restant d’après toutes les analyses scientifiques ancrée dans une trajectoire de réchauffement inacceptable vis-à-vis de l’accord de Paris. Tableau 1 Cadre typologique proposé par Chenet et Zamarioli (2021) pour classer les dispositions de politiques « finance durable » selon 5 dimensions
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L’analyse de ces différentes logiques et leviers d’action mobilisés par les plans européens et chinois montre une grande diversité au sein de la panoplie de dispositifs prévus, qui peut laisser penser en particulier que le plan d’action européen s’appuie à la fois sur des mécanismes de marché et des dispositions législatives à potentiel réformateur en profondeur. En regardant de plus près non pas l’intégralité des outils évoqués, mais l’implémentation réelle et donc ceux qui sont effectivement priorisés[14], on peut cependant s’apercevoir que la mise en œuvre concrète repose sur un socle conceptuel beaucoup plus unifié, qui fait la part belle aux mécanismes de marché. En particulier, du côté du plan européen pour la finance durable, la plupart des dispositions aujourd’hui discutées et transposées / transposables dans la loi sont d’ordre volontaire, et visent à améliorer le fonctionnement des marchés, plutôt qu’à directement les orienter dans une direction particulière. Les éléments clé du plan d’action européen (tels que la taxonomie sur les activités durables, les standards et labels pour les produits financiers verts, la divulgation par les firmes de leurs informations relatives au climat, les indices de référence liés aux objectifs climatiques et ESG[15]) sont des dispositions visant à corriger les mécanismes existant pour intégrer la dimension climatique, mais ne visent en aucun cas à réformer ces mécanismes en profondeur, comme peuvent le suggérer d’autres dispositions du plan largement laissées de côté à ce stade (sur le rôle des investisseurs, les exigences prudentielles, la mise en transparence des décisions d’investissements, les traitements comptables alternatifs vis-à-vis du long terme, les stratégies et objectifs des entreprises vis-à-vis de la soutenabilité, les intérêts à long terme des entreprises, la pression court-termiste des marchés de capitaux sur les entreprises).
En particulier, on peut noter que l’enjeu temporel est essentiellement mis de côté, alors que, comme l’a rappelé Mark Carney et à peu près tout le monde dans son sillage, le décalage des horizons temporels entre les enjeux climatiques et la finance est potentiellement fatal. Certes, une action spécifique du plan européen y est dédiée parmi les 10 grandes actions, mais de manière isolée et presque annexe au lieu d’être transversale, et sans y attacher une dimension législative ou normative ni aucune perspective d’ajustement au-delà de la production en 2019 d’un rapport exploratoire par chacune des autorités de supervision. De manière assez laconique, la Commission européenne ne retient de ces rapports que la recommandation de renforcer la transparence des facteurs ESG pour faciliter l’engagement des investisseurs institutionnels. La boucle est bouclée.
Nous voyons donc au travers du plan d’action européen pour la finance durable, qui se veut un exemple d’innovation et d’ambition, une opposition manifeste entre d’un côté l’éventail des possibilités de réforme profonde qu’il entrouvre à sa création, laissant espérer un possible remodelage du secteur financier au service de la transformation nécessaire de l’économie vers un modèle soutenable, et trois ans plus tard la focalisation sur des dispositions de surface qui n’ont pas d’autre objectif que de fluidifier la mécanique actuelle des marchés financiers sans leur donner de but.
3 – Ne pas perdre de vue l’essentiel : la décarbonation de l’économie réelle
L’économie doit passer par une rupture fondamentale, un changement de régime drastique, afin d’atteindre la neutralité carbone globale en 2050. Pourquoi la finance, censée financer l’économie à venir, pourrait-elle alimenter cette rupture sans elle-même changer de paradigme alors qu’elle repose toujours structurellement sur le même logiciel, qui a contribué à former l’impasse dans laquelle nous sommes aujourd’hui ? « Les marchés financiers n’ont pas été conçus pour gérer la planète[16] », et si l’on souhaite qu’ils prennent malgré tout une part significative dans la mise en place d’un futur décarboné, il paraît indispensable, comme le propose initialement le plan d’action européen pour la finance durable, d’en revoir en profondeur le fonctionnement. Nul doute en effet que la course aux rendements financiers à court terme, ne se souciant pas de l’origine de ces rendements ni de leurs conséquences collatérales, a eu une responsabilité forte dans la destruction de la nature et la déstabilisation du climat, alors que les signaux d’alerte se multiplient depuis des décennies[17]. Alternativement, une finance qui ne resterait qu’une courroie de transmission sans but premier nécessiterait, pour jouer pleinement son rôle, des politiques économiques et industrielles ambitieuses, complètes et sans ambiguïtés, afin que les marchés financiers n’aient pas, par exemple, la possibilité de financer de nouvelles installations de combustibles fossiles, ce qu’elles font encore aujourd’hui et feront « naturellement » tant qu’elles auront de l’argent à y gagner à court terme. Autrement dit, on ne peut pas attendre du secteur financier qu’il tourne le dos spontanément au développement de tout nouveau projet délétère pour le climat tant que cela est toujours formellement autorisé dans l’économie réelle. Soit il faut ce type de projet soit interdit du côté industriel, soit il faut que ce soit au niveau du financement / investissement. En l’absence de coordination internationale, les deux axes peuvent être complémentaires, selon le lien juridictionnel entre le régulateur et le régulé. Par exemple, s’il est impossible pour une juridiction donnée d’empêcher la construction d’une nouvelle centrale thermique à charbon dans un autre pays, elle peut en revanche empêcher les institutions financières qu’elle a sous son autorité de s’y impliquer.
La publication par l’Agence internationale de l’énergie (AIE) le 18 mai 2021[18] de son premier scénario énergétique compatible avec un objectif « Net-Zero Emissions by 2050 » ne manquera pas d’illustrer concrètement le point précédent. Ce scénario repose en effet sur deux éléments primordiaux pour la finance : investir massivement dans les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique, et ne plus financer dès à présent le moindre nouveau projet dans les combustibles fossiles. Au vu de l’influence de l’AIE sur les décideurs politiques et financiers, ce dernier point devrait s’avérer prégnant dans le cadre de la finalisation par la Commission européenne dans sa taxonomie verte après des mois de valse-hésitation quant à l’exclusion ou non du gaz fossile.
4 – Conclusion
Pour conclure, retenons que face au changement climatique, la finance a un rôle à jouer, inscrit jusque dans l’Accord de Paris, mais elle ne doit constituer qu’un moyen, qu’un outil à mettre au service de la décarbonation de l’économie, et non une fin en soi, tel un secteur économique à part entière en quête d’un relai de croissance.
Les enseignements de la science, tels que rassemblés dans les rapports du GIEC, doivent rester la référence et orienter les décisions, ils ne sont pas négociables. En revanche la finance, comme outil, est façonnable à dessein. Elle doit être utilisée pour servir au mieux les objectifs de l’Accord de Paris, et la réglementation de la part des juridictions signataires ne devrait pas tolérer que des financements ou investissements s’opposent directement à l’atteinte de ces objectifs.
Au-delà des politiques « finance durable » que nous avons discutées ici, le système financier dans son ensemble est confronté à ces mêmes questions, y compris au niveau des banques centrales. Le NGFS[19] a par exemple récemment ouvert la porte à une adaptation du cadre opérationnel des politiques monétaires pour contribuer à la lutte contre le changement climatique[20]23, et la Banque centrale européenne (BCE) évolue mois après mois dans l’interprétation de son mandat, qui s’avère compatible avec une action soutenant explicitement les objectifs climatiques européens, et ouvre la possibilité de revoir sa doctrine de neutralité de marché[21].
L’objectif de décarbonation de l’économie soulève un grand nombre de défis pour le système financier. Parmi ceux-ci, soulignons plusieurs angles morts des discussions actuelles, qu’il nous faut vite traiter pour ne pas perdre de nouvelles années en inaction ou peut-être pire en actions contreproductives :
Alors que dans un élan positif de nombreuses entreprises industrielles et financières s’engagent sur des objectifs net-zéro pour 2050, il faut absolument que ces engagements soient accompagnés de réductions réelles d’émissions de GES, en suivant des trajectoires incrémentales de décarbonation cohérentes avec la cible de long terme. S’engager pour dans 3 décennies sans points d’étape n’engage au final à rien, surtout pour des institutions financières dont l’horizon temporel « long » ne dépasse pas 3 à 5 ans[22].
- Comme montré par le GIEC en 2018, il existe de multiples trajectoires de décarbonation théoriquement possibles qui sont compatibles avec l’objectif net-zéro carbone en 2050 et la cible de +1,5°C. Cependant, socio-économiquement parlant, les types de futur qu’elles représentent sont très différents, entre des scénarios reposant massivement sur des technologies de captation du carbone à un horizon très lointain, compensant le peu d’effort sur la réduction d’émissions à court terme, et d’autres au contraire basés sur une réduction drastique dès aujourd’hui, permettant de s’affranchir des solutions technologiques les plus hasardeuses mais misant sans plus attendre sur des gains massifs en termes d’efficacité énergétique. Ces différentes trajectoires ne sont pas nécessairement compatibles entre elles, et il est primordial qu’a minima à l’échelle des grands blocs régionaux des gammes de trajectoires cohérentes se dessinent, afin d’aider les acteurs à déterminer dans quel « univers d’investissement » ils peuvent compter évoluer. Évidemment le futur n’est pas écrit et il est indispensable qu’une telle planification stratégique repose sur des approches flexibles et agiles pour s’adapter aux inévitables surprises et bifurcations que l’avenir nous réserve.
- Les besoins financiers pour lutter contre le changement climatique, et encore plus pour s’y adapter, sont concentrés dans les pays du Sud, alors que les ressources financières sont concentrées sur les marchés de capitaux essentiellement dans les pays du Les narratifs actuels sur la « finance durable » ignorent notablement cet état de fait. En particulier, le plan d’action européen, se focalisant sur les marchés financiers développés, ne fait aucune mention d’objectifs de financement et d’investissement dans les pays les plus exposés ou qui en ont le plus besoin, partant peut-être du fait que ces derniers n’ont en effet pas de tels marchés financiers. Son homologue chinois en revanche approche la problématique sous un angle international, sous la bannière de la coopération Sud-Sud et de l’initiative Ceinture et Route[23], ou en faisant mention d’obligations vertes dédiées[24]. Le climat et la finance ont cela en commun qu’ils sont des systèmes globaux ; rien ne pourra être résolu en n’appréhendant pas les phénomènes et les besoins à l’échelle globale.
- En lien avec ce qui précède, il est important de souligner que la « finance durable » telle qu’elle se développe aujourd’hui se limite quasi exclusivement aux objectifs de mitigation du changement climatique et néglige largement les enjeux liés à l’adaptation. Pourtant, l’Accord de Paris auquel toutes ces initiatives se rapportent, explicite clairement la nécessité d’appréhender ces deux pans conjointement. Il est donc nécessaire que le système financier se mobilise au plus vite sur les sujets d’adaptation au même titre qu’il a pu le faire récemment sur la mitigation.
- Malgré les avancées de ces dernières années en termes d’éthique et de responsabilité, la finance a toujours tendance à aborder le changement climatique sous le seul angle du risque financier qui l’accompagne. Cela soulève deux problèmes majeurs. D’un côté, du fait de l’incapacité théorique ou pratique à réellement calculer une grande partie de ces risques financiers[25], les institutions et régulateurs financiers vont se retrouver face à des indicateurs erronés ou non significatifs, qui les orienteront vers des décisions possiblement opposées au but recherché. De l’autre, au contraire, c’est la focalisation sur le risque financier, même intuitivement correctement appréhendé, qui pourrait les détourner des réels enjeux de financement, typiquement en rendant l’accès aux capitaux encore plus difficile pour les pays les plus exposés aux risques climatiques (par exemple par le biais de la dégradation de la notation de la dette souveraine) et qui, comme on l’a vu plus haut, ont le plus besoin de financement d’adaptation.
- Enfin, l’intérêt finalement porté au climat par la finance, bienvenu depuis 30 ans que le sujet est pourtant sur la table, ne doit pas constituer l’arbre qui cache la forêt. En effet, le changement climatique n’est qu’une des nombreuses manifestations de la détérioration de la nature qui se fait chaque jour plus visible. Effondrement de la biodiversité, raréfaction des ressources naturelles, pollutions de l’eau, de l’air et des sols etc. concernent évidemment au plus haut point le secteur financier, puisqu’il est désormais admis que toute l’économie est elle-même exposée. Ainsi observe-t-on depuis peu une tendance à étendre à la nature, et à la biodiversité en particulier, les approches développées ces dernières années pour connecter la finance aux problématiques Comme on l’a vu pour le climat, le problème est complexe et les écueils nombreux. Cette complexité est encore plus grande et multidimensionnelle s’agissant de la nature en général au-delà du climat. La route s’annonce donc périlleuse pour la finance durable dont le mandat s’élargit[26], et il est essentiel de ne pas s’engouffrer dans les mêmes impasses[27].
La finance est assurément un outil puissant quand il s’agit de dérouter l’économie mondiale de sa trajectoire carbonée, mais il est important d’avoir conscience de ses limites intrinsèques et de ne pas trop attendre de ce qu’elle peut apporter pour résoudre nos problèmes, à moins de se donner les moyens de la remodeler en profondeur.
Remerciements
Hugues Chenet a bénéficié pour ce travail du soutien de la Chaire Energie et Prospérité, sous l’égide de la Fondation du Risque.
Cette note, écrite en 2021, est republiée.
[1] Email: h.chenet@ucl.ac.uk
[2] Accord de Paris (2015), https://unfccc.int/files/meetings/paris_nov_2015/application/pdf/paris_agreement_french_.pdf
[3] Zamarioli, Pauw, König et Chenet (2021), « Climate consistent flows and the transformation of global finance ».
[4] CCNUCC : Convention-cadre des Nations unies sur le changement climatique.
[5] Cf. le Rapport spécial du GIEC sur l’objectif +1,5°C paru en 2018 : http://ipcc.ch/sr15/. NB : 2050 est l’horizon net-zéro retenu pour le CO2. 2060-2070 correspond à la cible net-zéro pour les autres GES.
[6] C’est le principe d’efficience informationnelle des marchés (Efficient Market Hypothesis – EMH) formalisé par Fama (1970).
[7] Cf. les nombreuses initiatives du secteur financier tendant à étendre à la nature au sens large les approches limitées jusqu’à il y a peu au climat (par exemple, Kedward et al. 2020).
[8] Cf. le parallèle qui pourrait être fait avec la définition de la « raison d’être » des entreprises par la Loi PACTE (2019) https://www.economie.gouv.fr/loi-pacte-redefinir-raison-etre-entreprises
[9] Mark Carney (alors gouverneur de la Banque d’Angleterre et président du Conseil de stabilité financière), discours du 29 septembre 2015, https://www.bankofengland.co.uk/speech/2015/breaking-the-tragedy-of-the-horizon-climate-change-and-financial-stability
[10] Cf. une revue des définitions dans Rambaud et Chenet (2021) « How to re-conceptualise and re-integrate climate finance into society through ecological accounting », Bankers Markets and Investors. À noter qu’en parallèle des démarches impulsées par les pouvoirs publics, un grand nombre d’institutions financières s’est peu à peu mobilisé volontairement dans cette même direction.
[11] Direction générale de la stabilité financière, des services financiers et de l’union des marchés des capitaux, « Renewed sustainable finance strategy and implementation of the action plan on financing sustainable growth », https://finance.ec.europa.eu/publications/renewed-sustainable-finance-strategy-and-implementation-action-plan-financing-sustainable-growth_en
[12] La Banque populaire de Chine et six autres agences, « Guidelines for Establishing the Green Financial System », http://www.pbc.gov.cn/english/130721/3131759/index.html
[13] Chenet et Zamarioli (2021), « Les sous-jacents théoriques de la « finance durable » au défi des objectifs climatiques », https://pocfin.kedge.edu/content/download/135604/1837502
[14] La page d’accueil du plan européen de finance durable est très explicite sur ce point : ne sont mentionnés parmi tous les dispositifs initiaux du plan d’action que la taxonomie, le standard pour les obligations vertes, la divulgation des informations « climat » des entreprises et des services financiers, et les indices de référence climat et ESG. https://finance.ec.europa.eu/publications/renewed-sustainable-finance-strategy-and-implementation-action-plan-financing-sustainable-growth_en
[15] Facteurs ESG : environnement, social, gouvernance
[16] Cf. Nicolas Bouleau (2018), « Financial markets were not designed to manage the planet », https://www.publicbooks.org/financial-markets-were-not-designed-to-manage-the- planet/
[17] Rappelons le Rapport Meadows pour le Club de Rome en 1972, la création du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) en 1972, et celle du GIEC en 1988.
[18] Agence internationale de l’énergie, « Net Zero by 2050 — A Roadmap for the Global Energy Sector — Flagship report, May 2021 », https://www.iea.org/reports/net-zero-by-2050
[19] Network of central banks and financial supervisors for greening the financial system : réseau regroupant une centaine de banques centrales et superviseurs financier, formé en 2017.
[20] NGFS (2021), « Adapting central bank operations to a hotter world. Reviewing some options », https://www.ngfs.net/sites/default/files/media/2021/06/17/ngfs_monetary_policy_operations_final.pdf
[21] Cf. par exemple Institut Veblen (2020), « La BCE à l’heure des décisions », https://www.veblen-institute.org/La-BCE-a-l-heure-des-decisions-951.html
[22] Cf. par exemple les rapports de l’ESMA et de l’EBA (2019) sur le court-termisme : https://www.esma.europa.eu/sites/default/files/library/esma30-22-762_report_on_undue_short-term_pressure_on_corporations_from_the_financial_sector.pdf
[23] « Belt and Road Initiative (BRI) », aussi dénommée « Nouvelle route de la soie » en français
[24] Ameli et al. (2021), « Higher cost of finance exacerbates a climate investment trap in developing economies », Nature Communications.
[25] Chenet, Ryan-Collins, Van Lerven (2021), « Finance, climate-change and radical uncertainty: Towards a precautionary approach to financial policy », Ecological Economics, 183, https://doi.org/10.1016/j.ecolecon.2021.106957
[26] Après s’être attelée à l’atténuation du changement climatique, la taxonomie européenne doit traiter de la même manière 5 autres objectifs environnementaux : adaptation au changement climatique, eau, économie circulaire, pollution, biodiversité.
[27] Kedward et al. (2020), « Managing nature-related financial risks: a precautionary policy approach for central banks and financial supervisors », UCL Institute for Innovation and Public Purpose, Working Paper Series (IIPP WP 2020-09). https://www.ucl.ac.uk/bartlett/public-purpose/wp2020-09