Les dernières semaines ont été fort agitées sur le marché des cryptoactifs. La chute de Terra a fait souffler un vent de panique sur l’ensemble du secteur par crainte d’une possible contagion. Alors que certains parlent de mini-crise de 2008 pour toute cette classe d’actifs, d’autres tempèrent l’évènement[1] pensant qu’il devrait se cantonner à l’écosystème de Terra. Pourtant, ce sont plusieurs stablecoins qui ont vacillé suite à l’effondrement de celui-ci, dont le leader Tether. Le marché des cryptoactifs révèle ainsi toutes ses insuffisances, sur lesquelles l’Institut Rousseau n’a eu de cesse d’alerter au cours des dernières années[2]. Qu’en est-il vraiment des stablecoins ? Quels sont les risques associés à cette nouvelle classe d’actifs et comment protéger celles et ceux qui y placent une partie de leur épargne de nouveaux épisodes de la sorte ? Pour tenter d’apporter des réponses, il faut tout d’abord comprendre de quoi il est question.
Les stablecoins sont une classe de cryptoactifs dont l’objectif est de garder une valeur en constante parité avec un actif traditionnel. Cette parité vise habituellement une devise (principalement le dollar américain) mais on trouve aussi d’autres actifs utilisés comme réserves tels que l’or. On distingue principalement deux catégories de stablecoins : les centralisés et les algorithmiques[3].
Stablecoins centralisés
Un stablecoin centralisé est contrôlé par un acteur central qui s’engage à disposer d’un fonds de réserves permettant de rembourser l’intégralité des cryptodollars créés contre de vrais dollars. L’exemple le plus connu est Tether avec son USDT, mais il en existe d’autres, notamment Circle qui gagne en popularité depuis quelques mois avec son USC Coin (USDC).
Cet engagement n’est cependant pas toujours tenu. Tether a été épinglé par la justice new-yorkaise[4] pour avoir menti sur la nature de ses réserves, entre autres activités illégales, et est désormais interdit d’exercer dans l’État. Le fait que la société n’ait jamais publié d’audit, particulièrement depuis sa mise au ban, n’aide évidemment pas à dissiper les doutes. C’est cette réputation sulfureuse qui a permis à l’USDC de se développer, la société émettrice (Circle) étant établie sur le territoire des États-Unis et donc soumise à la réglementation du secteur financier et au contrôle des autorités locales. Malgré ces évolutions récentes, l’USDT représente toujours environ 70 % des volumes d’échange de cryptoactifs d’après le site CoinMarketCap, bien loin devant Bitcoin.
La fraude est donc l’un des principaux risques liés à cette classe d’actifs, mais le succès montant de l’USDC tend à montrer qu’un meilleur contrôle par les autorités légales permet d’améliorer la confiance accordée aux sociétés qui s’y soumettent. L’autre risque reste la faillite de la société. Puisque ce risque ne peut être totalement dissipé, la réglementation doit veiller à ce qu’une telle éventualité ait un impact aussi faible que possible sur les détenteurs de ces stablecoins.
Stablecoins algorithmiques
Un algorithme est une procédure, un ensemble de règles qui s’appliquent automatiquement. Dans le cas présent, ces règles cherchent à reproduire la valeur d’un actif réel ou d’une monnaie sans pouvoir en détenir, du fait de la nature immatérielle d’un algorithme et dans l’objectif de se passer de tiers de confiance (banque dépositaire de la monnaie de réserve).
Les stablecoins décentralisés visent à gérer l’émission de cryptoactifs stables en se passant d’un tiers de confiance. La seule option possible est donc d’utiliser des actifs de même nature, c’est-à-dire numériques et surtout volatiles. Un crypto-dollar peut être « synthétisé » à partir d’un ou plusieurs cryptoactifs. La démarche est analogue à celle d’un prêt sur gage ; pour créer un crypto-dollar, on dépose une quantité d’actifs numériques en gage, scellés dans un smart contract qui « synthétise » un crypto-dollar en échange. Ceci peut fonctionner tant que les actifs en réserve s’apprécient, mais si au contraire ils se déprécient, cela pourrait entraîner des liquidations en cascade, typiques des effets de levier. La liquidation d’un prêt entraînant une pression baissière sur l’actif en gage, cela pourrait mener à une dangereuse dévaluation de la réserve. La seule protection est donc que le ratio de garantie (stablecoin généré / valeur mise en gage) soit assez élevé et que les actifs gagés soient assez liquides pour limiter autant que possible la pression baissière lors de liquidations.
Le cryptoactif nommé DAI utilise par exemple cette technique de sur-garantie et il a également été choisi de diversifier les actifs sur lesquels il repose afin de limiter la pression baissière sur chacun d’entre eux. Mais on note aussi un choix assez cocasse qui est d’avoir adossé son stablecoin décentralisé à un autre, centralisé. En effet 45 % des DAI créés sont garantis par de l’USDC. Comme souvent en matière de cryptoactifs, la promesse de décentralisation, ou plutôt l’argument marketing qui repose dessus, paraît quelque peu mise à mal.
Terra, une illusion collective
Terra entre dans la catégorie de ces stablecoins algorithmiques. Il s’agit du modèle le plus risqué de cette classe d’actifs[5] et les événements de mi-mai 2022 ont démontré sa fragilité. Terra a choisi d’adosser son crypto-dollar sur un unique actif numérique, celui qui sert à sa gouvernance : Luna. Afin de pouvoir créer des TerraUSD, un détenteur de Luna devait « brûler » du Luna, c’est-à-dire le détruire, pour générer des TerraUSD en échange. Tant qu’il y avait de la demande pour créer du TerraUSD, la quantité de Luna diminuait et son prix augmentait. Mais à partir du 7 mai 2022, la tendance s’inverse drastiquement.
Une quantité croissante de TerraUSD se retrouve en vente, plus que le marché n’est capable d’absorber et sa valeur commence à baisser. Plutôt que de vendre leurs faux dollars au rabais, les détenteurs passent par le protocole qui les brûle en échange de nouveaux Luna qu’ils espèrent revendre pour récupérer leur mise. Mais le manque de liquidité du Luna entraîne à son tour une baisse de sa valeur. La panique pousse d’autres détenteurs à se séparer de leurs Luna, accélérant la chute de son prix.
Le soir du 9 mai, la capitalisation de Luna passe sous celle de TerraUSD. En d’autres termes, la réserve de Luna ne permet plus de rembourser chaque TerraUSD en circulation au prix de 1$. À cet instant précis, le TerraUSD sombre pour ne plus se relever. Cet échec est né d’une illusion collective, celle que le Luna avait la moindre valeur au départ. Son prix avait été fixé arbitrairement à 0,80$ par ses créateurs lors de son ICO[6] en 2019. L’ensemble des Luna initialement émis ont réuni 62 millions de dollars[7] lors de cette levée de fonds. 62 millions de dollars pour des jetons virtuels créés à partir de rien qui ont servi à leur tour à créer jusqu’à près de 19 milliards de dollars postiches avant de s’effondrer.
Pourquoi utiliser des stablecoins ?
Il est légitime de se demander pour quelle raison utiliser des stablecoins plutôt que de vraies devises. Plusieurs réponses sont possibles, la principale venant du fait qu’il s’agit de la seule représentation des devises qui soit compatible avec les blockchains. C’est donc un outil prisé des spéculateurs qui souhaitent sécuriser leurs fonds après avoir clôturé leurs positions sur des plateformes de finance décentralisée ou d’échange. C’est aussi un intermédiaire d’échange car toutes les paires de cryptoactifs ne s’échangent pas et les stablecoins sont utilisés comme intermédiaires jouant ainsi leur rôle effectif d’unités de compte, ce qui démontre deux caractéristiques d’une monnaie. Les stablecoins tels qu’ils existent aujourd’hui comblent donc un vide qui n’a pas encore été adressé par les monnaies traditionnelles. La mise à disposition d’une monnaie numérique de banque centrale (MNBC) permettrait de combler ce manque. Il s’agirait d’un stablecoin avec le plus haut niveau de garantie possible, puisque cette dernière serait assurée directement par la banque centrale. Dès lors, les stablecoins que nous connaissons pourraient rapidement tomber en désuétude. À moins qu’un autre avantage ne vienne contrarier l’adoption des MNBC dans l’esprit des défenseurs des cryptos.
Et c’est en effet le cas puisque les stablecoins sont un petit paradis fiscal. En effet, les plus-values lors d’un échange d’un actif numérique contre un autre de même nature ne sont pas imposées dans la plupart des pays. Seules les plus-values lors du passage en devise y sont imposées actuellement, notamment en France. Les stablecoins étant actuellement considérés comme des actifs numériques, cela offre un avantage certain pour qui souhaite se soustraire à l’effort de solidarité collective et ne plus s’exposer à la volatilité du secteur. Imposer l’ensemble des échanges de crypto permettrait de corriger cette disparité entre deux catégories d’actifs mobiliers, réduisant probablement au passage l’intérêt pour cet effet d’aubaine. Cela devrait permettre de guider les utilisateurs vers la forme la plus sûre de stablecoin, mais d’autres mesures sont nécessaires à l’égard des fournisseurs de ces nouveaux services afin que chacun puisse faire son choix de façon éclairée.
Stop au Far West des cryptoactifs
Les stablecoins, sans régulation, représentent un véritable risque pour leurs utilisateurs ainsi que pour l’ensemble du marché des actifs numériques. Les acteurs centralisés ont même commencé à susciter des craintes de contagion à l’économie réelle en cas de crise des cryptoactifs[8]. L’épisode Terra, malgré sa très faible utilisation, a propagé une crise de confiance à d’autres actifs.
Tether a détruit 12 % des USDT en circulation dans les 10 jours qui ont suivi le crash de Terra. La société utilise cet épisode pour démontrer sa capacité à rembourser ses clients qui le demandent, mais aucune information publique ne permet de confirmer que ces destructions correspondent bien à des remboursements. Plus globalement, les activités de la société correspondent à la description d’une banque, qui plus est systémique pour tout le secteur des actifs numériques et peut avoir des impacts y compris sur le financement des entreprises. Elle semble pour autant échapper à toute réglementation du secteur.
La plus grande partie du grand public qui choisit de placer son argent dans les cryptoactifs n’a pas conscience des risques qui minent le secteur. Offrir une information et un cadre réglementaire clairs participerait à sa protection. Les actifs numériques étant des actifs mobiliers, il conviendrait de les traiter de la même manière qu’un titre financier, notamment :
- Imposer aux fournisseurs de stablecoins des exigences analogues à celles du secteur bancaire en matière de fonds propres, particulièrement concernant la qualité et la liquidité des réserves. Ceci exclurait de fait les “stablecoins algorithmiques” qui s’avèrent difficilement capables de rester stables lors d’une réduction de la quantité de leurs crypto-devises.
- Obliger les fournisseurs d’actifs numériques ou de stablecoins à fournir une information claire et standardisée sur la nature du produit proposé et ses risques.
- Intégrer les transactions impliquant des stablecoins dans le calcul des plus-values mobilières.
Si les actifs numériques demeurent des actifs mobiliers et doivent se plier aux mêmes principes réglementaires, les spécificités liées à ce nouvel écosystème nécessitent des adaptations particulières. La création d’un statut de PSAN (Prestataire de Services sur Actifs Numériques) a permis d’instaurer un premier cadre, très insuffisant encore, au niveau français. Le projet de loi européen MiCA[9] doit permettre de créer un cadre commun plus large, afin de protéger au mieux les citoyens. Le texte propose dans sa forme actuelle d’autoriser sur le territoire de l’UE uniquement les stablecoins émis par des entités juridiques agréées. Parmi les exigences auxquelles ces entités devraient se plier, on peut citer une obligation de réserves et de fonds propres de manière à pouvoir rembourser toute demande à tout moment. Les investissements de ces réserves seraient encadrés afin d’offrir des garanties en matière de liquidité et de conservation du capital. Une information claire et standardisée sur leur produit serait requise de la part de ces fournisseurs. La proposition de loi prévoit également d’interdire l’octroi d’intérêts liés à la durée de détention du stablecoin. Enfin, elle vise à faire entrer tout fournisseur de services sur cryptoactifs dans le cadre de la directive européenne relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme.
[1]https://fortune.com/2022/05/12/crypto-crash-contagion-systemic-risk-financial-crisis-lehman-brothers/
[2] https://institut-rousseau.fr/tribune-agir-face-au-developpement-des-cryptoactifs/
[3] Ce texte prendra pour exemple les stablecoins assurant la parité avec le dollar américain (USD), mais toutes les descriptions et remarques qui suivent sont valables quel que soit l’actif stable cherchant à être représenté.
[4]https://ag.ny.gov/press-release/2021/attorney-general-james-ends-virtual-currency-trading-platform-bitfinexs-illegal
[5] Christian Catalini et Alonso de Gortari, On the Economic Design of Stablecoins (5 août 2021) – https://ssrn.com/abstract=3899499
[6] Une ICO (Initial Coin Offering) est un procédé de levée de fonds par la mise en vente des premiers jetons d’une blockchain. Le procédé est analogue à une introduction en bourse.
[7] https://cryptorank.io/ico/luna
[8]https://blocnotesdeleco.banque-france.fr/billet-de-blog/cryptoactifs-et-stabilite-financiere-des-risques-de-contagion
[9] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:52020PC0593&from=EN