Danone, leader mondial des produits laitiers frais, a récemment évincé son PDG Emmanuel Faber, quatre ans après sa nomination en tant que PDG, sous fond de dissensions managériales, actionnariales et stratégiques. Ce qui « fascine » les commentateurs sur ce cas, c’est que cette entreprise est la première entreprise du CAC40 à adopter le statut de société à mission, dont l’objectif de création de valeur n’est plus seulement financier mais également environnemental et social.
L’histoire retiendra que les tensions au sein de la gouvernance de Danone ont commencé dès lors que Danone a adopté ce statut le 26 juin 2020, soutenu par ses actionnaires qui ont pourtant voté cette résolution à hauteur de 99,4 % des voix. Ce jour-là, Emmanuel Faber affirmait : « vous venez de déboulonner une statue de Milton Friedman… La décision que vous venez de prendre fera jurisprudence ». Huit mois plus tard, la statue de Milton Friedman n’a pas vraiment vacillé. Depuis juin 2020, l’entreprise a dû faire face à des vagues de départ au sein de son comité exécutif en septembre et octobre 2020, puis à une demande de refonte de la gouvernance de la part de Bluebell Capital Partners en novembre 2020 (au moment où le plan stratégique « Local First » était annoncé) suivi par Artisan Partners en février 2021. Ces deux fonds activistes, pourtant minoritaires dans la structure actionnariale du groupe, ont profité d’une croissance faible de l’action Danone en 2020 pour entrer au capital et faire exploser la gouvernance de l’entreprise et son projet d’obtenir le label de bonne gouvernance environnementale et sociale B Corp au passage. Le jour de l’annonce de son éviction, l’action Danone a bondi de 4 % à la bourse de Paris et Bluebell Capital Partners réagissait le soir-même pour se féliciter que toutes ses demandes aient été acceptées, et « qu’une trajectoire de croissance profitable puisse être retrouvée chez Danone, tout en conservant la durabilité comme priorité ».
La dernière phrase est particulièrement intéressante à analyser et en dit long sur la volonté réelle des fonds activistes à l’origine de ce départ. Croître de manière infinie d’un point de vue économique et financier est-il compatible avec un projet de soutenabilité, qui par définition, implique des ressources finies ? L’image du greenwashing ressurgit et pose la question également du poids des actionnaires dans les décisions stratégiques. Le mythe de Jensen (c’est par la maximisation de la valeur de l’action que le bien-être collectif est produit à long terme) reste donc bien le paradigme en vigueur. Comment une entreprise qui vote à l’unanimité l’inscription du projet social dans ses statuts peut-elle faire exploser sa gouvernance en plein vol ? Au sein des enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG), soi-disant cher aux investisseurs, le G de Gouvernance reste donc bien la lettre la plus importante. Rien ne peut se faire sans une gouvernance solide et participative. Toutes les meilleures envies du monde en termes de soutenabilité se délitent si la gouvernance, l’entreprise dans son ensemble ainsi que ses parties prenantes n’adhèrent pas au projet. Vouloir faire de Danone une société à mission est une fantastique idée, mais il s’agit en premier lieu de constituer une gouvernance qui défendra becs et ongles ce projet, prête à subir les vagues dans la tempête, indépendante et solidaire face aux attaques des actionnaires requins. Un projet de cette ampleur ne peut se réaliser si la gouvernance n’intègre pas des administrateurs qui vivent le projet ensemble, impliquant donc l’identification d’investisseurs stimulés par le projet. Le financier doit financer, le gouvernant doit gouverner, et le dirigeant diriger. Avant d’atteindre le sommet, les fondations doivent être bien ancrées dans le sol…
Avant de penser la gouvernance, il s’agit également de penser la structure actionnariale et de faire en sorte qu’elle s’imbrique pleinement dans le projet. En regardant de plus près la structure actionnariale de Danone (dernière publication de décembre 2019), on s’aperçoit que les noyaux durs d’actionnaire sont MFS, Blackrock, Amundi ou encore la Norges Bank (entre autres). Tous s’affichent très haut comme des actionnaires profondément engagés dans les enjeux de durabilité, avec une volonté de changer le monde et favoriser la reconstruction écologique et sociale… Mais l’hyper-réalité financière nous rappelle que Blackrock, en 2020, a seulement soutenu trois résolutions de lutte contre le réchauffement climatique sur 36 lors d’AG d’entreprises américaines cotées, a voté contre la résolution d’actionnaires (qui demandait à l’entreprise d’aligner « ses activités avec l’accord de Paris ») soumise à l’Assemblée générale de Total (dont Blackrock est actionnaire à hauteur de 6,3 %), et a financé pour 87 milliards d’investissement dans les énergies fossiles en 2019… Où sont donc les actionnaires soi-disant « durables » dans l’affaire Danone ? Pour rappel, Blackrock, dans sa communication, se définit comme un gérant d’actifs qui veut « faire de l’investissement durable sa norme en manière d’investissement » …
Un investisseur durable doit absolument comprendre l’enjeu qui réside dans la dichotomie parfaite entre communication et réalité. Son rôle sera de sortir des scoring ESG classiques, fournis sur la base des communications des entreprises et des reporting intégrés basés sur la matérialité financière et les normes IFRS acculturée « cash flows », pour pratiquer un engagement actionnarial de tous les instants. Si les fonds requins attaquent les entreprises fragilisées pour en tirer tout ce qu’ils peuvent en un temps très court, les actionnaires « durables » doivent donc faire contrepoids et s’engager manu militari. Pour ceci, ils doivent clairement identifier les bonnes entreprises, dont la gouvernance est saine, en prenant le temps de comprendre la vision stratégique, le projet, l’impact sociétal, puis en poussant l’ensemble des parties prenantes dans le même objectif. Danone est la mieux notée de toutes les entreprises du CAC40 d’un point de vue ESG par l’ensemble des agences de notation, pourtant le mal semblait profond, que ce soit au sein de la gouvernance mais également de la structure actionnariale. L’analyse approfondie des stratégies de gouvernance et d’actionnariat permettrait également de comprendre, à titre d’exemple, qu’une société comme Lafarge, ayant la meilleure notation ESG selon Sustainalytics dans son industrie, n’est autre qu’une entreprise poursuivie pour financement du terrorisme et pollution massive de la Seine…
Avant de penser « finance durable », il s’agit de penser « durabilité de la finance ». L’influence de fonds vautours profitant des chutes de cours pour investir et sortir une fois les objectifs financiers réalisés n’est plus possible. Il faut penser un actionnariat de long terme, empêcher les trusts actionnariaux, imposer des lois fortes sur les structures de capital et donner un pouvoir exclusif à la gouvernance. Au-delà d’une régulation actionnariale forte, d’autres urgences sont nécessaires pour empêcher que la reconstruction écologique et sociale soit l’éternelle cinquième roue du carrosse, telles la comptabilité écologique et la réforme du code monétaire et financier. Déprécier le capital naturel dans les bilans comptables en inscrivant des dettes écologiques permettra aux actionnaires et aux entreprises de réfléchir à deux fois avant de s’engager dans un projet d’énergie fossiles ou d’éradication de la biodiversité. Réformer le code monétaire et financier permettra de retirer au seul marché la responsabilité de financer les objectifs de développement durable (ODD) et ainsi de retrouver de la souveraineté via le levier monétaire pour combler le sustainable finance gap.
Le marché suit le politique, il ne dirige pas. Il est au service du projet de société. Sans cela l’hyper-réalité financière sera toujours la loi, malgré toutes les tentatives de développement de sociétés à mission.