Charles Fournier est député de la première circonscription d’Indre-et-Loire et siège au groupe Écologiste et Social. Le 15 octobre 2024, il a déposé à l’Assemblee nationale une proposition de loi d’expérimentation vers l’instauration d’une sécurité sociale de l’alimentation.
Interview croisée sur ce sujet avec l’Institut Rousseau qui vient de publier une note intitulée « Vers une Sécurité Sociale de l’Alimentation ».
1. Qu’est-ce qui a poussé chacun d’entre vous – Charles Fournier en tant que parlementaire et l’Institut Rousseau en tant que think tank à vous emparer du sujet de la sécurité sociale de l’alimentation (SSA) ?
Charles Fournier : La SSA est au croisement de plusieurs combats politiques que j’ai à cœur de mener tout au long de mon mandat : la transformation de nos modèles économiques, l’accès à des services publics de qualité, le renouvellement de nos pratiques démocratiques, la création de nouveaux droits.
En France, 16 % de la population est en situation de précarité alimentaire et le chiffre grimpe à 37 % pour les personnes en milieu rural. Une partie de la population a donc un vrai problème d’accès et de choix à l’alimentation. Et du côté des producteurs, malgré un travail conséquent, un agriculteur sur cinq vit sous le seuil de pauvreté. Comment expliquer cette situation, alors qu’on n’a jamais autant produit de denrées alimentaires ? Il y a en plus un problème de dialogue entre des agriculteurs excédés de se voir pointés du doigt et des consommateurs qui disent avoir perdu confiance en la production alimentaire, entre augmentation des prix et mainmise de la grande distribution.
En permettant à des citoyens participants d’obtenir, sur la base d’une cotisation volontaire, un budget mensuel pour acheter des produits alimentaires locaux et durables dans des commerces qu’ils ont eux-mêmes choisis démocratiquement, la sécurité sociale de l’alimentation est une formidable idée pour répondre à ces enjeux. Elle permet de recréer de la proximité entre les producteurs et les consommateurs, de sortir les questions alimentaires des logiques de marché qui ne sont pas tournées vers les besoins essentiels, de rendre accessible à toutes les personnes sans condition de revenus une alimentation saine et de qualité, de permettre aux citoyens de se réapproprier leur alimentation, et de créer des espaces d’échange autour de l’alimentation comme bien commun.
Le cheminement vers la sécurité sociale de l’alimentation a été rendu possible grâce au travail du collectif national pour la sécurité sociale de l’alimentation, qui fédère plusieurs associations. De nombreuses expérimentations, à des échelles différentes, se sont inspirées de ses travaux pour créer dans les territoires des caisses locales d’alimentation. C’est en discutant avec le collectif et certaines caisses que j’ai décidé d’agir en tant que législateur. La proposition de loi d’expérimentation vers une SSA est une première marche pour remettre le sujet dans le débat public et expérimenter une méthode et un financement afin de généraliser, à l’avenir, la sécurité sociale de l’alimentation sur l’ensemble du territoire.
Institut Rousseau / Paul Montjotin : Nous défendons au sein de l’Institut Rousseau l’idée selon laquelle nos institutions, et en particulier notre État-providence, doivent être refondées pour pouvoir faire face à l’impératif écologique. C’est ce que nous désignons par les termes de « reconstruction écologique », soulignant – par analogie avec la période de l’après-guerre – l’ampleur de l’effort matériel et financier à conduire, mais aussi et surtout la nécessité de réinventer notre organisation collective et nos institutions comme cela a été le cas en 1945 avec la création de la sécurité sociale par exemple.
Or à bien des égards, la sécurité sociale de l’alimentation me semble emblématique de cette « reconstruction écologique » que nous appelons de nos vœux. Je partage ici pleinement le constat que dresse Charles Fournier. Alors que la France est la première puissance agricole en Europe (la production agricole française représente 18 % de la production agricole totale de l’Union européenne), plus de deux millions de personnes en France sont obligées aujourd’hui d’avoir recours à l’aide alimentaire et environ un agriculteur se suicide chaque jour faute de pouvoir vivre de son travail. À cela, on peut ajouter que l’obésité en France a doublé au cours des 25 dernières années et quatre millions de personnes sont atteintes de diabète en grande partie du fait de la malnutrition, dont les conséquences en termes de santé publique ont un coût exorbitant pour notre société. Pour terminer ce panorama, rappelons que le marché du bio a reculé d’environ 7 % entre 2021 et 2023 et que plusieurs pesticides controversés restent autorisés malgré leurs conséquences environnementales et sanitaires. C’est le cas en particulier du glyphosate, que les pouvoirs publics n’ont pas interdit malgré ses risques cancérigènes.
Tous ces éléments dépeignent un système à bout de souffle qu’il nous faut refonder. C’est ce qui conduit l’Institut Rousseau à s’intéresser ces sujets. Alors que la santé constitue aujourd’hui le premier sujet de préoccupation des Français[1], garantir le droit à « bien manger » apparaît comme un horizon désirable. C’est le sens de la proposition de sécurité sociale de l’alimentation que nous défendons et qui fait aujourd’hui l’objet de multiples expérimentations en France. Dans ce contexte, nous nous réjouissons que la SSA fasse l’objet d’une proposition de loi d’expérimentation que porte Charles Fournier avec d’autres députés écologistes.
2. Monsieur Fournier, votre proposition de loi vise à soutenir les expérimentations locales. Quel regard portez-vous sur ces initiatives locales de caisses alimentaires ?
Charles Fournier : Le travail pour garantir à tous une alimentation choisie, saine et de qualité et répondre en même temps aux enjeux agricoles et environnementaux a gagné du terrain dans les territoires. En tout, ce sont près de trente expérimentations locales qui essaiment aujourd’hui partout en France, et qui rencontrent un intérêt croissant de la part de citoyens désireux de participer à un autre modèle économique, social et agricole.
Je pense par exemple à la caisse alimentaire commune de Montpellier, qui permet déjà à plus de 600 Montpelliérains volontaires d’accéder à une alimentation bio et locale dans des lieux conventionnés collectivement, sur la base d’une allocation de 100 euros via une monnaie solidaire « MonA ». Je pense aussi au projet expérimenté depuis 2020 par un collectif de producteurs locaux à Dieulefit dans la Drôme, qui vise à mettre en œuvre un « droit à une alimentation durable » pour les personnes les plus précaires grâce à un système de prix différenciés en fonction de leurs revenus.
Si ces expérimentations diffèrent par leur taille, leur degré d’avancement, le nombre de participants, le montant de la cotisation, toutes ont adopté un fonctionnement reposant sur les trois principes de la sécurité sociale de l’alimentation, à savoir : un principe d’universalité qui garantit le droit pour tous d’accéder à une alimentation choisie, saine et de qualité ; un principe de solidarité via un système de cotisation à travers des caisses locales dédiées ; un principe de conventionnement démocratique qui donne la possibilité aux citoyens de décider en assemblées collectives des types de produits qu’ils souhaitent manger et du juste prix pour les producteurs.
Ces dynamiques locales mettant en œuvre les principes de la sécurité sociale de l’alimentation ont démontré leur efficacité pour rendre plus accessibles des produits sains et de qualité à des personnes qui en sont éloignées, toutes à leur manière. Elles permettent d’avancer vers une généralisation de la sécurité sociale de l’alimentation à plus grande échelle, en testant tous les modèles possibles. Dans la proposition de loi, nous créons un comité scientifique pour évaluer ces différents modèles au niveau national afin d’identifier leur coût, analyser leurs résultats, et en tirer les enseignements nécessaires en vue d’une pérennisation.
3. La SSA a-t-elle vocation à se substituer à l’aide alimentaire ? Comment peut-on articuler les deux aujourd’hui ?
Charles Fournier : Dans l’immédiat, l’expérimentation de la sécurité sociale de l’alimentation telle que je la propose ne peut pas se substituer à l’aide alimentaire : aujourd’hui, en France, huit millions de personnes y ont recours. Tandis que notre pays demeure la septième puissance économique mondiale et la première puissance agricole européenne, le recours à l’aide alimentaire a triplé entre 2012 et 2022. Les associations de l’aide alimentaire sont donc doublement indispensables : elles répondent à un enjeu de sécurité publique en permettant aux personnes en situation de précarité de subvenir au besoin vital de se nourrir, et contribuent également à engager l’accompagnement social des bénéficiaires. En effet, ces associations disposent d’une véritable expertise quant à la connaissance du public en situation de précarité.
Car l’aide alimentaire ne pourra pas seule endiguer le phénomène de précarité alimentaire, il est essentiel de mettre en œuvre des politiques publiques complémentaires pour rendre effectif le droit fondamental de chacun à l’alimentation ; un principe inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. L’aide alimentaire constitue un filet de sécurité important mais sur lequel nous ne pouvons pas tout faire reposer : les moyens financiers des associations demeurent largement insuffisants pour assurer pleinement leurs missions, reposant intégralement sur l’engagement associatif et la solidarité, et encore une personne sur deux est réticente à y avoir recours, en raison d’une forme de honte que cette dépendance peut générer.
Il y a donc intérêt à ce que l’aide alimentaire secoure la part résiduelle de la population que les politiques publiques n’auront pas permis d’extraire d’une situation de précarité alimentaire. Mais elle doit intervenir en bout de course et de manière occasionnelle.
En cela l’expérimentation de la sécurité sociale de l’alimentation s’inscrit en complémentarité des actions d’aide alimentaire. Plus qu’un levier d’accès à une alimentation saine et de qualité, elle s’envisage comme une démarche permettant à chacun de faire ses choix alimentaires en connaissance de cause. Les délibérations démocratiques sur les choix des produits permettent aux publics de gagner en expertise sur les produits bons pour la santé, bons pour le climat, et sur les différents modes de production alimentaire. Il y a fort à penser que ces délibérations entraînent une remise en cause plus forte de la consommation de produits transformés et raffinés issus du système agro-alimentaire.
Par la formation et l’accompagnement des publics à se réapproprier leur alimentation, les expérimentations locales vers la SSA cheminent vers une véritable démocratisation de notre système alimentaire. Il y a tant à faire ! D’où la nécessité d’avoir un soutien financier de l’État comme le prévoit la proposition de loi. Il pourrait être intéressant d’aller encore plus loin, par exemple en investissant dans des programmes d’éducation collective aux enjeux alimentaires.
Institut Rousseau / Charles Adrianssens : Exactement. Si on entre dans le détail des chiffres de l’aide alimentaire, l’Institut Rousseau met en lumière qu’elle a pris un rôle qui ne devrait pas être le sien dans le contexte de la crise du Covid-19 puis de l’inflation. Alors qu’elle est censée se concentrer sur les personnes en situation de grande vulnérabilité, l’aide alimentaire doit désormais prendre en charge l’alimentation de tout un pan plus large de la population française, y compris active, soit 17 % du total des bénéficiaires en 2023, ou encore les retraités, soit 17 % également en 2023, qui ne parvient plus à se nourrir correctement. Ces publics étaient très marginaux il y a quelques années. Selon le rapport annuel du réseau des Banques alimentaires, les bénéficiaires de l’aide alimentaire ont ainsi triplé ces dernières années, passant de 800 000 en 2011 à 2,4 millions en 2023.
La quasi faillite des Restos du Coeur en 2023, sauvés par un apport massif mais ponctuel de fonds privés et publics, a rendu visible une situation devenue intenable. Avant qu’il ne soit trop tard, il faut rompre avec la logique de rustines et créer les conditions d’une véritable politique publique de redistribution et d’accès à une alimentation saine et durable. La sécurité sociale de l’alimentation permettra donc, non pas de remplacer l’aide alimentaire, mais de la faire revenir à sa fonction naturelle d’aide aux plus fragiles.
Charles Fournier vient de souligner le rôle majeur de lien social, de lien humain et d’insertion que joue l’aide alimentaire pour ses bénéficiaires. Pour cette raison, l’Institut Rousseau fait la proposition que les acteurs de l’aide alimentaire soient parties prenantes de la gouvernance locale et centrale de la sécurité sociale alimentaire, afin d’assurer que les personnes qui en ont le plus besoin y auront bien accès et qu’au-delà d’une carte vitale de l’alimentation, ce public spécifique puisse poursuivre son chemin pour reprendre toute sa place dans la société.
4. Le projet de sécurité sociale alimentaire repose sur l’ambition plus large de changer notre rapport à l’alimentation. Saura-t-elle trouver un public réceptif à l’heure de l’essor de la restauration rapide ? Alors que les ventes de produits bio ont baissé de 4 % en grande distribution en 2023, comment donner envie à tous de « mieux manger » ?
Charles Fournier : Il y a évidemment une responsabilité individuelle dans nos choix de consommation, mais je souhaiterais attirer l’attention sur d’autres dimensions centrales : celle des moyens financiers dédiés à l’alimentation ou celle du temps disponible pour cuisiner ou apprendre à cuisiner afin de favoriser le fait-maison et réduire la consommation de plats ultra transformés. Quand l’alimentation reste la variable d’ajustement pour gérer un budget grevé par des dépenses contraintes (logement, hausse des factures énergétiques etc.), le « mieux manger » ne saurait être une simple question de volonté.
Manger mieux ne peut aller de pair qu’avec la prise de conscience que notre alimentation est au carrefour de plusieurs enjeux : passer à un système agricole plus durable et respectueux de l’environnement face au dérèglement climatique qui s’accélère, prévenir les maladies liées à la malnutrition (obésité, diabètes, maladies cardiovasculaires, cancers), liées à la surconsommation de produits sucrés, gras, carnés, ultra-transformés ; permettre à une population en augmentation croissante de s’alimenter correctement… Il est pour cela nécessaire d’informer, d’éduquer, de former à une nouvelle manière de faire : produire mieux, localement, à des prix raisonnables et justes pour les agriculteurs. C’est en cela que les expérimentations de la sécurité sociale de l’alimentation accompagnent les citoyens vers le « mieux manger » : en guidant leurs choix vers une alimentation saine, biologique, équilibrée, grâce à l’information et la délibération collective.
En période de réduction du pouvoir d’achat des Français, les produits issus de l’agriculture biologique trouvent en effet difficilement preneurs, avant tout en raison des arbitrages budgétaires que les ménages doivent réaliser. Néanmoins, quand les citoyens bénéficient de prix conventionnés dans le cadre des expérimentations, c’est souvent vers ces produits qu’ils se tournent, conscients des bénéfices pour leur santé et la planète. La sécurité sociale de l’alimentation représente alors une opportunité nouvelle pour consolider le secteur du bio, mais également pour permettre à un public plus large d’accéder à ce type de produits et plus largement à l’alimentation de qualité.
Institut Rousseau / Charles Adrianssens : Tout à fait. Une autre réponse à cette question se situe sur le plan de la bataille des imaginaires et de l’éducation populaire. Car parallèlement au développement de la culture de la malbouffe, la société française est en même temps traversée par une dynamique profonde d’intérêt renouvelé pour l’alimentation saine et durable.
C’est visible dans le développement des association pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) qui n’existaient pas au début du XXIe siècle et qui sont désormais environ 2500 dans toute la France, avec le retour en force de la « cuisine maison » très valorisée sur les réseaux sociaux ou encore dans le succès populaire des émissions télé culinaires (on pense à Top Chef ! porté par le meilleur ouvrier de France Philippe Etchebest ou Le meilleur pâtissier porté par le chef pâtissier Cyril Lignac qui réalisent 10 à 15 % de part d’audience à chaque épisode). L’application Yuka, qui permet de mesurer la qualité des produits alimentaires en scannant leur code bar, revendique plus de 16 millions d’utilisateurs en France, soit un quart de la population. Et n’oublions pas que la France a une tradition gastronomique et une culture de la table hors du commun qui n’appartiennent qu’à elle. Les Français y restent profondément attachés. La France reste d’ailleurs le pays où l’on passe le plus de temps à table (en moyenne 2 h 13 par jour, contre 1 h 33 pour les pays de l’OCDE).
Les acteurs de la malbouffe et de la restauration rapide entendent maintenir leur emprise, notamment à grand renfort de publicités très présentes dans nos rues et sur nos écrans. C’est donc une vraie bataille culturelle qui est à l’œuvre et la puissance publique ne peut plus rester passive. Face à cette situation, l’Institut Rousseau fait deux propositions. D’une part, investir le temps scolaire d’un enseignement obligatoire de « culture alimentaire » dès l’entrée à l’école afin de refamiliariser les plus jeunes et leurs parents avec ce que sont les principes d’une alimentation saine et durable. D’autre part, réguler la publicité sur les produits de la malbouffe et ultratransformés en interdisant celles qui visent un public de moins de 16 ans. Pour cette dernière proposition, des versions comparables sont portées par le collectif du Pacte du pouvoir de vivre, ou par la Convention Citoyenne pour le Climat.
Institut Rousseau / Paul Montjotin : En complément sur ce dernier point ayant trait à la publicité, un amendement porté par les députés écologistes a été adopté dans le cadre de l’examen du budget de la sécurité sociale qui rend obligatoire l’affichage du Nutri-Score sur l’ensemble des supports publicitaires des produits alimentaires, sous peine d’un reversement contributif à la Sécurité sociale. L’idée d’agir contre la malnutrition via la publicité gagne aujourd’hui du terrain.
5. Alors qu’en 2023, la production bio représentait environ 10,4 % de la surface agricole totale en France, notre système agricole est-il en capacité de produire les volumes bio nécessaires au fonctionnement de la SSA ?
Charles Fournier : Comme nous le proposons dans la loi d’expérimentation, ce seront avant tout les « parlements alimentaires » ou parlements citoyens qui seront chargés de déterminer démocratiquement les entités et produits conventionnés. Ainsi, rien dans la proposition de loi ne prescrit la consommation de produits issus de l’agriculture biologique. Chaque expérimentation bénéficie d’une souplesse qui lui permet de s’adapter à son contexte local. Les bienfaits de ce modèle agricole étant toutefois reconnus, tant pour la santé que pour l’environnement (en raison de l’usage proscrit de pesticides, l’amélioration de la fertilité des sols, la réduction des émissions de gaz à effet de serre, la préservation de la biodiversité…), il est logique que le conventionnement de produits bons pour la santé au sein de ces expérimentations locales s’oriente souvent vers ces produits bio, et permettent ainsi à des personnes éloignées de ce type d’alimentation d’y accéder.
Ensuite, ce n’est pas tant la contraction de l’offre qui pèse sur le développement de l’agriculture biologique en premier lieu mais plutôt un déficit de demande auquel les expérimentations locales de la sécurité sociale de l’alimentation peuvent tout à fait répondre. En générant un cercle vertueux de production et de consommation au niveau local, la demande de produits biologiques trouvera sans nul doute un nouvel essor, en généralisant l’accès de tous à des produits bio par la voie du conventionnement.
En affectant une part du pouvoir d’achat des citoyens à des produits issus de modes durables de production, la sécurité sociale de l’alimentation peut fournir aux agriculteurs une vision et des débouchés de plus long terme pour engager des changements structurels de leurs pratiques. Des exploitations agricoles adoptant des pratiques agroécologiques sont des exploitations qui de plus n’auront pas à assumer le coût du changement climatique (diminution du rendement lié au manque d’eau, aux sécheresses, à la dégradation des sols etc.).
Institut Rousseau / Marie Hégly : Aujourd’hui, ce n’est pas la production de bio mais tout le système agricole qui est en crise. Durant les dernières décennies, les traités internationaux de libre-échange et le développement d’un modèle industriel agricole intensif ont rendu irrationnelle la production agricole. Avec des effets dévastateurs pour les agriculteurs – on l’a vu très clairement lors de la crise de janvier 2024 – et bien sûr pour le climat. Comme tout marché qui n’est plus vertueux, celui de la production des denrées alimentaires a besoin de régulation et d’être réorienté par une demande. Sur la base de ses conventionnements de produits alimentaires, la sécurité sociale alimentaire a la capacité de créer une demande massive qui servira de point d’appui pour restructurer l’ensemble de la filière agricole vers plus de bio, plus de paysannerie, plus de local. Pour aller vite, le principe des AMAP donne une idée assez claire de ce vers quoi le modèle agricole doit évoluer et se massifier. Bien sûr, ce virage ne pourra pas s’opérer en quelques mois. C’est pourquoi l’Institut Rousseau plaide pour faire avancer progressivement la SSA, avec un élargissement étape par étape du public, du taux de couverture et du conventionnement des aliments.
6. Le coût de la sécurité sociale de l’alimentation est souvent présenté comme prohibitif par ses détracteurs. Comment défendez-vous vos propositions à l’heure où le déficit budgétaire de l’État en 2024 est de 6 % du PIB en 2024 ?
Charles Fournier : Il faut rappeler que le coût de la sécurité sociale de l’alimentation est d’abord porté par les cotisations des participants. Même dans le cas où celles-ci seraient prélevées en partie sur les salaires nets, les salariés reçoivent en retour une partie, l’intégralité, ou une somme supérieure de ce qu’ils ont cotisé.
Si la proposition de loi prévoit bien une participation de l’État via la création d’un fonds national d’expérimentation pour supporter les coûts de la caisse et les dépenses de fonctionnement, comme c’est par exemple le cas dans la caisse locale de Montpellier via la Banque des territoires, les pouvoirs publics arrivent en complément des cotisations. Il ne s’agit pas d’une solution imposée par l’État, mais d’un système transparent où l’on décide collectivement et localement du système alimentaire à favoriser avec nos cotisations. Les collectivités sont aussi appelées à soutenir ces expérimentations, principalement leur fonctionnement (animation du dispositif, coordination etc.).
Par ailleurs le fonds national d’expérimentation et la part de financement de l’État pourront être repensés, à terme, selon les résultats de l’expérimentation qui est prévue pour une durée de cinq ans. Débuter par une expérimentation signifie que nous adoptons une approche progressive et réaliste qui permettra de mesurer les coûts réels et les bénéfices sociaux, sanitaires et économiques d’un tel projet.
Enfin, il ne faut pas oublier que si dépenses il y a, celles-ci seront en partie compensées. En effet les dépenses publiques pour l’expérimentation vers une sécurité sociale de l’alimentation doivent être pensées en comparaison des bénéfices en matière de santé publique qui en résulteront. Cette expérimentation de la sécurité sociale de l’alimentation à plus grande échelle doit notamment permettre de prévenir de nombreuses maladies chroniques liées à une mauvaise alimentation et d’agir comme levier pour le soutien de l’économie agricole locale. Elles peuvent aussi se substituer progressivement à des dépenses liées à la précarité alimentaire.
Encore une fois les expérimentations permettront un calibrage précis du coût de cette sécurité sociale de l’alimentation à terme. Pour la phase expérimentale et pour la première année, j’ai fait inscrire un amendement de 15 millions d’euros dans le projet de loi de finances pour 2025. Il a été adopté en commission des finances et j’espère qu’il pourra être retenu dans la version finale. Ce montant constituerait une base d’amorçage du fonds national.
Institut Rousseau / Paul Montjotin : Comme le souligne Charles Fournier, l’Institut Rousseau montre que ces dépenses sont surmontables dès lors qu’on prend le temps d’entrer dans les détails et qu’on admet une mise en œuvre progressive.
Le modèle qui a été le plus exploré est estimé à un coût de 120 milliards d’euros par an par le collectif Pour une sécurité sociale de l’alimentation, pour un système reposant sur l’universalité pour un montant de 150 euros par mois et par personne, enfants compris. Cela représente environ le montant de la moitié de la branche maladie. C’est beaucoup et en même temps, il faut effectivement mettre en face les coûts actuels de la malnutrition de nos concitoyens, soit 19 milliards d’euros par an pour la santé notamment. Les aides publiques sous la forme d’aides fiscales et subventions au secteur agricole représentent elles 21,2 milliards d’euros.
La démarche de financement par les cotisations des participants, comme c’est le cas dans les expérimentations actuelles, paraît la plus pertinente. Une participation des cotisations sociales – salariales et patronales – me semble difficilement envisageable dans la mesure où celles-ci sont aujourd’hui déjà insuffisantes pour financer le régime général de sécurité sociale dont le déficit s’élève à 18 milliards d’euros en 2024. Pour autant, il existe des marges de manœuvre reposant sur une mise à contribution des acteurs agro-industriels dont les produits ont des effets nocifs pour la santé publique, à l’instar du principe « pollueur-payeur ». Nous formulons avec l’Institut Rousseau quelques propositions pour taxer les produits sucrés et ultra-transformés qui résonnent avec l’actualité législative.
Les députés, écologistes notamment, ont en effet fait adopter deux amendements en ce sens lors de l’examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2025. D’abord, à l’image de ce qui a fonctionné au Royaume-Uni, un amendement augmentant fortement le dispositif de la taxe dite « soda », existant depuis 2011, mais bien peu dissuasif. Ce nouveau barème voté obligera les entreprises à modifier en profondeur leurs recettes, réduisant drastiquement le taux de sucre. Ensuite, un amendement instaurant une taxe sur les produits ultra-transformés, nocifs pour la santé. Alors qu’il est avéré́ que la surconsommation d’aliments industriels favorise la survenance des maladies chroniques telles que l’obésité́, cette mesure fera supporter cette charge aux industriels, en introduisant une taxe proportionnelle à la teneur en sucre des produits alimentaires transformés. Ces propositions qui ont vocation à dégager des ressources nouvelles et à placer les entreprises de l’agro-alimentaire devant leur responsabilité sanitaire trouvent aujourd’hui un écho dans la société. Le gouvernement Barnier a d’ailleurs retenu la proposition d’augmentation de la taxe soda.
Pour conclure, l’approche de l’Institut Rousseau se veut réaliste et donc progressive. Une extension graduelle de la sécurité sociale de l’alimentation permettrait d’en amortir très largement le coût. Certains travaux ont par exemple montré que la mise en place de la sécurité sociale de l’alimentation pour les allocataires du RSA avec une prise en charge de 50 % du coût quotidien des denrées conventionnées représenterait 786 millions d’euros par an. Pourquoi ne pas commencer ainsi ? C’est une première étape à portée de main pour qui veut bien s’en emparer.
7. Comment envisager le passage d’expérimentations locales à un système de sécurité sociale alimentaire nationale ?
Charles Fournier : La construction d’un cadre législatif devrait justement permettre ce passage à l’échelle. La proposition que je porte permettra ainsi d’agir en trois phases :
- D’abord sélectionner, via le fonds national d’expérimentation, administré par un conseil d’administration représentatif de tous les acteurs de la production agricole et de l’alimentation, trente expérimentations volontaires sur la base d’un cahier des charges précis. Cette phase vise à tester à armes égales des expérimentations qui le souhaitent dans différents territoires. Elles s’inscrivent dans le même cadre de référence et déploient les mêmes principes de fonctionnement inspirés de la SSA.
- Évaluer dans un second temps ces expérimentations via un comité scientifique afin d’en tirer les principaux enseignements et identifier les suites à leur donner pour élargir le dispositif.
- Envisager dans un troisième temps un élargissement de l’expérimentation en durée et en nombre de territoires, sur le modèle des « Territoires zéro chômeurs de longue durée » qui permet l’insertion socioprofessionnelle des personnes privées durablement d’emploi qui le souhaitent. Déployée initialement en 2017 sur dix territoires pilotes, l’expérimentation a été élargie à d’autres zones dès 2021. À terme, les enseignements doivent permettre d’identifier l’ensemble des conditions à réunir pour rendre effective la création d’une nouvelle branche de Sécurité sociale.
Avec cette proposition de loi, je souhaite tester cette très belle idée et avancer de manière solide en respectant celles et ceux qui portent aujourd’hui des expérimentations. La proposition de loi vise à accompagner ces expérimentations volontaires et non à les contraindre, afin de ne pas déposséder les citoyens et acteurs qui s’y engagent.
Je souhaite d’ailleurs rendre un plein hommage à celles et ceux qui en ont été les initiateurs au sein du collectif national pour une Sécurité sociale de l’alimentation.
Je formule l’espoir que ce texte permette de faire prospérer leur initiative et que l’adoption de cette loi d’expérimentation aide à tester très concrètement cette idée dans le respect des principes qui la fondent et ainsi proposer une nouvelle approche de la question alimentaire.
Institut Rousseau / Charles Adrianssens : L’histoire de la genèse de la Sécurité sociale est riche d’enseignements à ce propos et conforte ce que vient de dire Charles Fournier. Elle nous montre la la manière dont une branche alimentation pourrait demain voir le jour. On l’oublie parfois, la Sécurité sociale elle-même ne s’est pas faite en un jour. Pour aller vite, avec les lois d’Allarde et Le Chapelier de 1791, la suppression des corporations et la libéralisation de l’économie imposent l’invention de nouveaux mécanismes de solidarité et de protection des travailleurs. Le courant mutualiste va prendre plus d’un siècle à émerger sous la forme d’expérimentations, notamment au sein du monde ouvrier avec des sociétés de secours mutuelles et des caisses locales d’abord isolées, puis il va se généraliser. L’État se raccroche au début du XXe siècle à cette dynamique en encourageant les mutuelles, puis en créant des minimums vieillesse, des droits à l’assurance… Les premières allocations familiales détachées du salaire sont créées en 1938. Ce foisonnement d’initiatives publiques, citoyennes, coopératives et privées, bien que peu coordonné par la puissance publique au plan national, se renforce clairement dans l’entre-deux-guerres. Il crée en quelques années de solides réseaux, des compétences et des moyens de protection plus importants. La proposition de Sécurité sociale du Conseil national de la Résistance (CNR), notamment mise en œuvre par le ministre Ambroise Croizat, se concrétise essentiellement sur l’intuition d’unifier ces entreprises disparates et de leur trouver un mécanisme de financement commun afin de les rendre accessible à tous et plus qualitatives, en lien avec les organisations syndicales. Pour l’Institut Rousseau, c’est par ce même chemin, progressif, de maillage local, de réseaux de compétences, de prise en main par les assurés eux-mêmes, puis d’unification que pourra s’entreprendre la création de la Sécurité sociale de l’alimentation.
Le second élément de réponse décisif à nos yeux relève de la gouvernance du dispositif. État, collectivités, financeurs, agro-industries, associations de l’aide alimentaire, mutualistes, paysans, tous devront co-construire ce dispositif. Avec certes une coordination nationale comme pour toutes les autres branches de la sécurité sociale, mais surtout des caisses primaires décentralisées, au contact local de ces acteurs et des bénéficiaires – ces derniers devant être représentés dans les instances de gestion. Pour résumer, il s’agit donc de faire converger le modèle de sécurité sociale national et le modèle coopératif des expérimentations citoyennes locales qu’on voit fleurir partout sur le territoire.
[1] https://www.francetvinfo.fr/sante/la-sante-en-tete-des-preoccupations-des-francais-devant-le-pouvoir-d-achat-selon-un-sondage_6854960.html