Ceci est la quatrième et dernière partie de la note proposée par l’Institut Rousseau et le collectif Pour un Réveil Écologique sur l’institutionnalisation de la sobriété hydrique en France. Elle porte sur la construction d’institutions du partage de l’eau.
I. La sobriété hydrique dans les services publics d’eau potable et d’assainissement
1. Les enjeux d’une utilisation sobre de l’eau domestique
Comment assurer l’institutionnalisation de la sobriété hydrique dans les services d’eau et d’assainissement lorsque les fleuves et les nappes s’assèchent et/ou les inondations n’ont plus de saison ? C’est l’ensemble des services publics qui doivent être repensés pour assurer une adaptation qui met la gestion de l’eau au cœur de sa stratégie.
Avant même d’imaginer une intervention dans les comportements des usagers, les acteurs publics doivent lever le voile sur les fragilités des réseaux d’eau et d’assainissement, accentuées par le changement climatique. Peut-on légitimement demander aux usagers de réduire leur consommation lorsque les réseaux sont vieillissants avec des taux de fuites parfois supérieurs à 20 % ? L’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI), dans l’un de ses articles, interrogeait ce qu’est un « individu sobre au sein d’infrastructures dispendieuses ? »[1].
Il ne s’agit plus d’envisager des solutions pansements pour faire face aux épisodes de sécheresse et aux inondations. Si les politiques publiques de ces dernières années ont mené à un sous-investissement chronique dans les réseaux et donc à ces fuites – que l’État essaie tant bien que mal de reboucher –, d’autres problèmes s’accumulent, et la France prend l’eau.
Figure 21 : Consommation domestique moyenne annuelle d’eau potable par habitant et par département [2]
Plusieurs échelles de risques sont à identifier afin de pouvoir proposer une stratégie d’adaptation ayant la sobriété en son cœur. Tout d’abord, à l’échelle des réseaux d’eau et d’assainissement, une baisse des quantités d’eau dans ces réseaux augmentera son temps de séjour, et donc dégradera sa qualité en raison de la baisse de dilution des effluents d’assainissement.
Le deuxième niveau de risque est celui du foyer. Parmi les 32 milliards de mètres cubes prélevés chaque année, 5,6 milliards sont potabilisés. En 2020, un foyer français (2,2 personnes selon l’INSEE) consommait en moyenne 119 mètres cubes par an. Si cela représente 150 litres par habitant et par jour en 2020, notons que la consommation d’eau est passée, en France, de 106 litres par jour et par habitant en 1975 à 165 litres par jour et par habitant en 2004, pour se stabiliser dans les années 2010 à ce chiffre[3]. Par ailleurs, il faut prendre en compte les disparités sur le territoire : la consommation domestique d’eau moyenne en Provence-Alpes-Côte d’Azur est jusqu’à trois fois plus élevée que la consommation domestique moyenne dans le Nord, notamment en raison de la présence de piscines.
En effet, l’eau à notre robinet est une ressource locale : on prélève et on potabilise au plus près possible du robinet. Trois exemples pour illustrer cela. En Île-de-France, on prélève 840 millions de mètres cubes d’eau chaque année dont la moitié provient de la Seine et de la Marne et l’autre moitié est issue des nappes et sources de la région ou des régions voisines. Dans les territoires de montagne, l’eau potable provient en général des lacs, des sources en altitude ou des nappes de fond de vallée. Pour les territoires littoraux, la majorité des prélèvements pour l’eau domestique provient des nappes phréatiques [4].
2. Pénurie quantitative, pénurie chimique : les services de l’eau à l’épreuve
Les coupures d’eau peuvent survenir à la suite d’épisodes de sécheresse prolongés, ou résulter d’une qualité de la ressource dégradée en raison de la pollution [5]. Dans un cas comme dans l’autre, les usages en eau potable étant prioritaires, les collectivités doivent alors acheminer l’eau par camions-citernes ou bouteilles d’eau. Si elles en sont équipées, l’acheminement peut être assuré par interconnexion en achetant de l’eau aux collectivités voisines. Lors de l’été 2022, 343 communes ont eu recours au citernage, 196 autres ont distribué de l’eau en bouteille et 271 ont bénéficié de l’aide des communes voisines via des interconnexions en raison de la sécheresse[6].
Au-delà du risque même de coupure d’eau, les résultats concernant la qualité de l’eau en France sont insatisfaisants d’après le rapport du Sénat publié en décembre dernier. Les micropolluants forment une famille de plus de 11 000 substances que l’on retrouve dans l’environnement en faible concentration. Ce sont les fameux perturbateurs endocriniens, c’est-à-dire des substances qui ont des effets sur le système hormonal des populations et des espèces exposées. Une fois répandus dans les sols, il faut plusieurs décennies pour les éliminer. On retrouve d’ailleurs régulièrement des résidus de substances interdites en France dans les masses d’eau souterraines et de surface. C’est le cas de l’atrazine, un herbicide toujours présent dans les nappes malgré son interdiction en 2002 [7].
Cité précédemment, le dernier bulletin national de synthèse de l’état des lieux des bassins considérait qu’en 2019, seuls 43,1 % des eaux de surface étaient en bon état écologique et 44,7 % en bon état chimique. Les projections indiquent un risque que 67 % des masses d’eau de surface ne soient pas en bon état écologique et presque 10 % en bon état chimique en 2027[8]. Concernant les eaux souterraines, il s’agirait de plus de 14 % de ces eaux qui n’atteindraient pas le bon état écologique et plus de 40 % le bon état chimique. 65 % des 38 000 points de captage pour l’alimentation en eau potable étant des forages en eau souterraine, la protection de la ressource et de son environnement naturel est primordiale pour maintenir un coût de potabilisation acceptable sur le petit cycle de l’eau.
3. Rénover l’amont du petit cycle de l’eau : un enjeu de sobriété et un enjeu sanitaire
En France, un litre sur cinq est perdu lors de son transport du fait de fuite dans les canalisations. Le réseau d’adduction et de transport de l’eau en France recouvre des distances impressionnantes. Il en existe plusieurs, avec deux prédominants : tout d’abord, le réseau d’eau potable qui transporte l’eau prête à la consommation en sortie du petit cycle de l’eau, qui s’étend sur près de 895 000 kilomètres. Ensuite, le réseau d’assainissement qui achemine les eaux grises et bleues vers les infrastructures de traitement. Celui-ci représente au moins la moitié du réseau d’eau potable avec 423 000 kilomètres, mais est particulièrement mal connu en France.
Les causes des fuites sont multiples, mais la principale raison vient de l’âge des canalisations. Conçues pour durer 60 ans, la plupart atteignent désormais cet âge fatidique. Une partie des tuyaux en fonte, la corrosion au contact d’une eau plus acide et le vieillissement des joints d’étanchéité viennent accélérer le dépérissement de certaines installations. Des phénomènes plus complexes comme les mouvements naturels du sol ou le tassement lié à l’urbanisation endommagent les infrastructures de transport de l’eau.
Figure 22 : Rendement moyen du réseau de distribution des services d’eau potable en métropole en 2020
Cette vétusté du réseau menace la qualité de l’eau qui y est transportée notamment via le phénomène des eaux claires parasites. Lors des orages ou des fortes pluies, le contact des tuyaux avec les excès d’eau du sol peut contaminer l’eau de la canalisation avec celle du milieu extérieur. Ce phénomène va donc venir dégrader la qualité de l’eau potable et limiter la recharge de nappes en aspirant une partie des eaux qui s’y infiltrent. Enjeux corollaires, la protection des captages d’eau potable est importante, aujourd’hui seuls 76,5 % le sont correctement, ce qui veut dire qu’un quart peut être contaminé sans que cela soit réellement détecté par les autorités [9]. L’enjeu de la rénovation des canalisations n’est donc pas uniquement une question d’efficacité, mais bien aussi une question de santé publique.
Pourtant, la rénovation des canalisations est encore trop lente. Au rythme actuel, il ne faudrait pas moins de 150 ans pour rénover l’intégralité du réseau, la faute à des coûts massifs à assumer par les collectivités [10]. Pour y remédier, le gouvernement a annoncé 1,5 milliard d’euros à destination des collectivités locales sous forme de subventions et de prêts bonifiés, afin de financer les travaux de rénovation des réseaux d’eau potable et d’assainissement. Un autre dispositif de financement plus ancien est celui des « Aquaprêts ». Ce sont des prêts sur fond d’épargne de la Caisse des dépôts destinés à financer les projets des collectivités dans le domaine de l’eau, notamment la rénovation des réseaux de transport de l’eau potable. Ils ont été lancés en 2019 dans le cadre des Assises de l’eau et leur enveloppe a été doublée en 2023 pour atteindre 4 milliards d’euros d’ici à 2028 [11].
Pourtant, aujourd’hui, on estime qu’il faudrait à minima doubler le budget alloué à la gestion de l’eau pour faire financer par les collectivités la rénovation. L’effort se chiffre généralement autour de 5 milliards d’euros par an alors que les collectivités font déjà face à un assèchement de leurs moyens financiers. Il semble donc plus pertinent de faire reposer sur le budget de l’État lui-même la détection des fuites et le changement des canalisations défectueuses : une gestion patrimoniale doit être mise à l’ordre du jour.
Proposition 16 : Initier et financer un grand plan pour la rénovation des réseaux de canalisation
Mettre en action un programme d’investissement visant à moderniser les canalisations de transport et d’adduction d’eau en France. Pour cela, assurer une meilleure gestion patrimoniale par les collectivités de leurs réseaux grâce aux systèmes d’information géographique et accompagner les collectivités dans l’identification des zones critiques.
Ce plan serait soutenu financièrement par l’État ainsi que par les institutions bancaires publiques, à travers des formes de co-financement, de prêts garantis et à taux zéro, notamment pour les organismes de gestion publics.
De plus, les agences de l’eau accompagneraient les collectivités dans l’élaboration de leurs contrats de délégation de service public afin d’assurer que des objectifs de renouvellement des réseaux à la hauteur des besoins soient présents, avec un système d’incitation sous forme de bonus-malus.
4. Rénover l’aval du petit cycle de l’eau : le tout à l’égout en question
Concernant le réseau d’assainissement, largement développé dans les années 1970 et en grande partie financé par l’État, l’enjeu est de le renouveler dans les prochaines années. Toutefois, des questions émergent concernant son renouvellement à l’identique ou non : à l’heure actuelle, les collectivités ont essentiellement recours aux réseaux d’égout et au traitement centralisé des eaux usées domestiques et industrielles, parfois mélangées aux eaux pluviales pour la gestion collective de leurs effluents. Si cette approche du « tout à l’égout » a rempli ses fonctions de salubrité publique, elle semble désormais inefficace et même vulnérable face aux événements climatiques extrêmes. En effet, les coûts d’investissement et de fonctionnement, déjà importants, ne cessent d’augmenter avec l’ajout de prérogatives supplémentaires (traitement du carbone, de l’azote réduit, de l’azote oxydé, du phosphore, des micro-organismes, des micropolluants, biométhanisation, etc.).
Par ailleurs, l’approche du « tout à l’égout » fragilise les réseaux, qui sont sous-dimensionnés face aux volumes d’eau en période d’intempéries. Par conséquent, le renouvellement des stations d’épuration et des réseaux offre une fenêtre d’opportunité pour changer de paradigme. Des études cherchent notamment à séparer les effluents à la source – de la même façon que nous séparons nos déchets – afin de faciliter leur gestion sur l’ensemble du cycle de l’assainissement : la production de l’effluent, la collecte et le transport, jusqu’au traitement et à l’utilisation des ressources qu’ils contiennent. Comme le dit le Laboratoire Eau Environnement et Systèmes urbains, « un des intérêts d’implanter la séparation à la source réside ainsi dans la possibilité de valoriser l’eau et les substances utiles aujourd’hui mélangées dans les eaux usées, en particulier les nutriments et la matière organique »[12].
Les stations d’épuration ont une utilité publique remarquable puisqu’elles assurent le traitement des eaux usées domestiques, collectives et industrielles. Si à l’heure actuelle, la politique en France est celle du « tout à l’égout » et qu’à l’issue du traitement, toutes les eaux usées traitées repartent à la rivière sans distinction tandis que les boues sont gérées à part, la prise de conscience autour des limites de ce modèle semble croître. En effet, longtemps laissé de côté, les stations d’épuration commencent à regagner de l’intérêt, car représentant un moyen de faire le lien entre le petit et le grand cycle de l’eau.
Dans le même registre, il semble important de repenser l’amont du petit cycle de l’eau. La Commission nationale du débat public a récemment été mandatée par le Syndicat des eaux d’Île-de-France (SEDIF) dans le cadre de la mise en place de nouvelles membranes au sein de ses stations de traitement de l’eau, qui ont justement pour objectif de mieux filtrer les micropolluants. Dans le cadre de son prochain appel d’offres pour la délégation de la gestion de son service d’eau, le SEDIF obligera les répondants à prendre en compte l’instauration d’un nouveau moyen de filtration au sein de ses stations de potabilisation.
Hélas, le projet présente deux limites significatives : aucune mesure ne prévoit le stockage ou l’exploitation du concentra ainsi filtré. Celui-ci sera par conséquent renvoyé dans les affluents de la Seine, laissant à la charge des collectivités en aval d’en faire de même, si elles en ont les capacités. En outre, le surcoût lié à ce nouveau modèle de filtration sera financé par la facture des usagers, majoritairement domestiques, alors même que le principe du pollueur-payeur doit en théorie s’appliquer.
5. Du mur de l’investissement à la tarification progressive
Enfin, avant même de prendre en compte les coûts liés à la transition vers la sobriété hydrique, les gestionnaires d’eau et d’assainissement font face à un mur d’investissements déjà considérable pour le renouvellement du réseau, la protection des captages et la dépollution des eaux. Aujourd’hui, ce sont les collectivités qui fixent le prix de l’eau au regard du coût de la potabilisation et de l’assainissement. Le prix moyen à l’échelle nationale est de 4,30 euros par mètre cube. 42 % de ce prix recouvre les coûts d’assainissement, 37 % ceux de captage, de prélèvement, de potabilisation et de distribution tandis que le reste correspond aux taxes et aux redevances versées aux agences de l’eau[13].
Dans le secteur de l’eau, l’investissement public pour les infrastructures s’élève à 6 milliards d’euros par an, auquel il faudrait affecter 2 milliards supplémentaires pour optimiser les réseaux de distribution, et donc limiter les fuites et mieux gérer les eaux pluviales, selon la Fédération professionnelle des entreprises de l’eau, citée par le rapport du Sénat rendu public en décembre 2022[14]. Le déficit d’investissement dans les services d’eau est évalué par l’Union nationale des industries et entreprises de l’eau entre 1 et 3 milliards d’euros par an. Dans un contexte où « l’eau paie l’eau », c’est-à-dire où le recouvrement des coûts se fait par les recettes, le déficit global d’investissement représente entre 6 % et 18 % du prix du service d’eau potable et entre 3 % et 12 % du prix de l’assainissement [15].
Figure 23 : [Gauche] Prix de l’eau par territoire par mètre cube [16] [Droite] Répartition du prix moyen total TTC par mètre cube (eau potable + assainissement collectif) en fonction du bassin versant [17]
La tarification progressive de l’eau constitue un principe visant à ajuster le coût de l’eau en fonction de la consommation des utilisateurs, dans le but de promouvoir une utilisation plus frugale. Cette approche repose sur la notion d’un accès universel à l’eau, accompagné de la responsabilité de préserver cette ressource pour les générations futures.
La tarification progressive de l’eau implique l’application de tarifs différenciés en fonction du volume d’eau consommé : un premier volume d’eau, correspondant aux besoins essentiels de chacun, est facturé à un tarif très bas, voire gratuit. Ce volume peut être calculé selon le nombre de résidents dans un foyer ou le type de logement. Un deuxième volume d’eau, représentant une consommation standard, est facturé à un tarif modéré, proche du coût réel du service. Un troisième volume d’eau, correspondant à une utilisation excessive, est tarifé à un prix élevé afin de dissuader les gaspillages.
La tarification progressive de l’eau comporte plusieurs avantages. Elle garantit l’accès à l’eau pour tous en prenant en compte les capacités financières des utilisateurs et en assurant la gratuité des besoins essentiels. Elle encourage à la sobriété et à l’efficacité hydrique : comportements écoresponsables, utilisation d’appareils économes, collecte des eaux de pluie ou la réduction de l’arrosage. Elle génère des revenus additionnels pour le service public de l’eau, pouvant être réinvestie dans la modernisation des réseaux d’approvisionnement et d’assainissement et la dépollution.
Depuis 2015, une cinquantaine de collectivités mènent des expérimentations à propos de ces tarifications avec des résultats souvent positifs. C’est le cas de Brest où la tarification progressive a permis de réduire de 24 % la consommation moyenne des usagers impliqués [18].
Proposition 17 : Instaurer la tarification progressive des usages de l’eau
Instaurer une tarification progressive de l’eau pour tous les usages domestiques, industriels et agricoles, afin de financer la rénovation du réseau d’adduction et d’assainissement, la dépollution des eaux et la protection des points de captage.
Assurer le caractère solidaire de cette tarification, en garantissant un accès universel à l’eau potable et à l’assainissement. Pour cela, la tarification devra prévoir l’instauration d’une gratuité pour les premiers mètres cubes indispensables à la vie. En accord avec le droit de chaque personne à un minimum vital d’eau, correspondant à 50 litres par jour selon l’OMS, ce volume d’eau permet de couvrir les besoins essentiels de boisson, d’hygiène et de cuisine.
Au-delà de ce seuil, le prix de l’eau augmenterait progressivement en fonction de la consommation, afin d’encourager les économies d’eau et de limiter le gaspillage.
II. Récupérer la propriété collective de l’eau
1. Empêcher l’accaparement, refuser la fuite en avant
i. Un plan Eau 2023 pas à la hauteur
Face à l’ensemble des défis énumérés précédemment, le Gouvernement n’a apporté qu’une réponse lacunaire dans le cadre de l’annonce de son plan Eau 2023. Présenté le 30 mars 2023, celui-ci consiste en une série de mesures visant à redéfinir la politique de la gestion de l’eau. L’enjeu était double puisque ce plan cherchait à la fois à préparer l’été 2023 pour lequel la situation hydrologique s’annonçait critique, ainsi qu’à inscrire la sobriété dans la durée, avec un objectif de 10 % d’économie d’eau dans tous les secteurs d’ici 2030.
Certaines des mesures sont à saluer : lutter contre les fuites, moderniser le réseau et les prémices d’une tarification progressive de l’eau domestique ; mais ce plan manque cruellement de nouveauté ou d’ambition à long terme et ne propose aucune solution contre les pollutions de la ressource. On peut retenir par exemple, l’annonce d’une aide supplémentaire de 180 millions d’euros par an dédié au petit cycle de l’eau alors même que le déficit d’investissement est estimé par l’Union nationale des industries et entreprises de l’eau entre 1 et 3 milliards d’euros par an pour les services d’eau et entre 0,5 et 2 milliards d’euros par an pour l’assainissement [19].
ii. Refuser la fuite en avant technologique
Une autre manière de répondre à la pénurie consiste à déployer des solutions pour augmenter la disponibilité de l’eau sans remettre en cause ces usages. Les cas des mégabassines et de la réutilisation des eaux usées ont été explicités plus haut. Une autre solution miracle risque de prendre une place de plus en plus importante dans le débat public : le dessalement de l’eau de mer.
Le dessalement de l’eau de mer est une technique qui consiste à séparer le sel et l’eau par distillation ou par osmose inverse. Cette technique permet de produire de l’eau potable dans des zones où les ressources naturelles sont insuffisantes ou salinisées. En France, le dessalement est très peu développé tandis que cette solution est déjà déployée dans de nombreux pays tels que le Maroc, la Turquie, Israël, Singapour ou le Moyen-Orient. Le dessalement présente des inconvénients majeurs. Il consomme beaucoup d’énergie, et génère également des rejets polluants, comme les saumures concentrées en sel et en substances chimiques, qui affectent les écosystèmes marins.
Les solutions visant à augmenter « l’offre » d’eau ne répondent pas aux causes profondes du problème et constituent, souvent, une réelle fuite en avant technologique. Au lieu de chercher à augmenter l’offre d’eau, la sobriété hydrique vise à réduire la demande et favoriser une gestion durable de la ressource. Cela implique de promouvoir des pratiques régénératives du cycle de l’eau en renforçant la coopération entre les différents acteurs. Pour institutionnaliser la sobriété hydrique, il faut récupérer la propriété collective de l’eau.
2. Rénover les institutions de l’eau, expérimenter la gestion en tant que bien commun
i. Engager la rénovation institutionnelle pour coordonner les politiques de sobriété
Héritage d’une volonté de décentralisation, la politique de l’eau est aujourd’hui parsemée, chaque institution ayant un bout de compétences, ce qui rend le processus de décision difficile. Une révision profonde s’impose avec l’objectif de prendre en considération les spécificités hydrologiques de chaque territoire comme les écosystèmes aquatiques. À court terme, la sobriété hydrique comme le droit à l’eau pour ne peut être initiée que dans l’hypothèse où les opérateurs de l’eau prennent les devants pour coordonner une politique de l’eau cohérente à l’échelle du territoire.
Les premiers opérateurs qui doivent prendre une place plus importante sont les agences de l’eau et les parlements de l’eau. Pour rappel, les agences de l’eau sont des établissements publics qui interviennent sur les six grands bassins hydrographiques : Adour-Garonne, Artois-Picardie, Loire-Bretagne, Rhin-Meuse, Rhône Méditerranée Corse, et Seine-Normandie. Ils définissent leur cadre d’action en fonction des spécificités de leur territoire, des orientations nationales ou européennes, et du plan de gestion des eaux (SDAGE) élaboré et validé par les parlements de l’eau. Ces derniers sont des instances délibératives qui rassemblent toutes les parties prenantes (collectivités locales, industriels, agriculteurs, État, consommateurs, ONG etc.) par grand bassin versant. Aussi appelés « comités de bassin », ils fixent la stratégie de l’eau et des milieux aquatiques du bassin (SDAGE) et votent le programme et le taux des redevances de l’agence de l’eau correspondante.
Pour être à la hauteur de l’enjeu, il faut d’abord reconnaître juridiquement deux principes nouveaux. Le premier consiste à reconnaître le caractère de bien commun que revêt le cycle de l’eau et donc d’inscrire juridiquement l’impératif de le préserver. De l’autre, il apparaît nécessaire d’inclure dans le droit un ensemble de statuts juridiques à octroyer aux écosystèmes aquatiques pour les reconnaître juridiquement et permettre leur préservation.
Pour faire appliquer ces deux principes, il faut utiliser la connaissance scientifique à disposition pour forger des objectifs spécifiques à chaque bassin versant de sobriété hydrique et de préservation de la biodiversité aquatique. Ces derniers seront débattus et votés par les parlements de l’eau puis mis en application par les agences de l’eau. Ces dernières auront un rôle de planificateur de la sobriété hydrique et de la protection des écosystèmes sur l’intégralité du bassin. Elles déclineront les objectifs votés démocratiquement à chaque territoire, contrôleront l’action des acteurs qui se partagent l’usage de la ressource et en assureront la coordination entre les EPCI de chaque territoire.
Pour accomplir cette mission, les moyens humains et financiers des agences de l’eau seront augmentés et leurs conseils d’administration rééquilibrés en intégrant plus d’usagers domestiques et en accordant une place plus importante aux associations environnementales. Pour faire appliquer les contrôles, les agences de l’eau seront dotées d’une police de l’eau à l’effectif renforcé. Elle aura pour mission de contrôler les prélèvements comme les pollutions industrielles ou agricoles. Aujourd’hui ces polices de l’eau sont rattachées à l’Office française de la biodiversité ou aux directions départementales des territoires, il est nécessaire de sensiblement rapprocher leurs activités des agences de l’eau voir les faire passer directement sous leurs responsabilités, les agences ne devant plus se cantonner à une activité de conseil, mais bien à un rôle de planification bassin par bassin.
Proposition 18 : Transformer les agences de l’eau en organisme planificateur du déploiement de la sobriété hydrique en France. Renforcer les prérogatives des agences de l’eau et des comités de bassins pour définir et faire appliquer des objectifs précis de sobriété hydrique et de préservation des écosystèmes aquatiques sur chaque bassin hydrographique.
Décliner, avec l’aide de la communauté scientifique et des opérateurs publics de l’adaptation, le principe de préservation du cycle de l’eau en objectifs de réduction des prélèvements, des consommations et de qualité des eaux sur les six bassins hydrographiques. Ces objectifs seront votés par les comités de bassin, aussi appelés « parlements de l’eau », tandis que les agences de l’eau auront pour mandat de faire appliquer et de contrôler le respect de ces objectifs sur l’intégralité du bassin. Elles assureront donc la déclinaison des objectifs territoire par territoire, le contrôle des usages et la coordination des différentes politiques territoriales.
Pour accomplir cette mission, les moyens humains et financiers des agences de l’eau seront augmentés et leurs conseils d’administration rééquilibrés en y intégrant plus d’usagers domestiques et de membres d’associations environnementales.
Pour faire appliquer les politiques de contrôle, les agences de l’eau seront dotées d’une police de l’eau à l’effectif renforcé. Elle aura pour mission de contrôler les prélèvements, les pollutions industrielles ou agricoles et l’état des écosystèmes aquatiques.
Un cadre d’action simplifié suppose également de recentrer une partie de la politique de l’eau autour du rôle de président d’EPCI. Cela favorisera la mise en commun des projets et des infrastructures tout en renforçant la capacité de remédier aux conflits d’usages. Afin de coordonner les actions menées dans chacun des secteurs énumérés dans la note (agriculture, industrie, eau potable et électricité), replacer le rôle de la collectivité (avec un élu à sa tête) au centre du processus d’élaboration des politiques locales de l’eau permettrait de rationaliser la gestion de l‘eau. Dans ce contexte, les agences de l’eau auront pour prérogative de coordonner les actions des EPCI. Celles-ci ne s’arrêteront pas à leur rôle de gestionnaire de l’eau et de l’assainissement, mais travailleront avec l’ensemble des acteurs de son bassin versant pour rendre effectif les objectifs de sobriété hydrique de chaque bassin. Étant donné les disparités entre les collectivités concernant leurs ressources humaines et financières, les agences de l’eau sont amenées à travailler avec les services développement durable des collectivités pour assurer ce dialogue avec l’ensemble des usagers.
Proposition 19 : Renforcer les prérogatives des EPCI pour assurer une mise en commun des moyens d’action et favoriser la coordination des acteurs
Assurer une recentralisation des politiques de gestion de l’eau au niveau des EPCI afin de mutualiser les moyens d’action et de favoriser la coordination des projets liés à l’eau. Étant donné que les EPCI sont déjà en charge de la gestion de l’eau potable et de l’assainissement, élargir leur prérogative permettrait de créer une synergie autour des projets lancés par les acteurs du bassin.
Donner une prérogative aux EPCI concernant les projets liés à l’agriculture et à l’industrie sur leur territoire et augmenter les ressources humaines et financières des services développement durable des collectivités.
Les agences de l’eau auront pour mandat de coordonner et de contrôler l’action des EPCI pour assurer l’application des objectifs de sobriété hydrique. Ainsi, ces dernières auraient un droit de regard sur les projets des EPCI, afin de s’assurer qu’ils rentrent dans les orientations plus globales du bassin versant.
Développer des appels à projet co-financé par la collectivité, les agences de l’eau, et dans l’hypothèse où la gestion de la distribution d’eau potable se fait en délégation de service public, par le délégataire privé.
Créer des emplois de médiateurs de l’eau dans les collectivités en zone sous tension hydrique afin d’éviter les conflits d’usage.
ii. Initier la gestion démocratique de l’eau comme un bien commun
La résilience climatique doit se construire aussi à l’échelle locale, elle ne peut pas découler uniquement de grandes consignes venues d’en haut. Il apparaît donc opportun d’expérimenter la mise en place d’une gestion locale et démocratique de l’eau sur le modèle du bien commun au sens d’Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie 2009[20]. La gestion d’un bien commun implique de reconnaître que la ressource est partagée par une communauté d’usagers qui ont des droits et des devoirs à son égard. Il s’agit de mettre en place des règles collectives pour assurer une utilisation durable et équitable de l’eau dont les objectifs seraient définis au niveau des agences de l’eau de chaque bassin.
La gestion en tant que bien commun vise à impliquer tous les acteurs du bassin de vie ayant des sources d’approvisionnement hydrique communes (agriculteurs, industriels, élus, associations, citoyens, etc.) dans la définition des besoins, des priorités et des règles d’usage de la ressource en eau. La gestion collective et démocratique de l’eau permet de favoriser le dialogue et la concertation entre les différents usagers afin de prévenir ou de résoudre les conflits d’usage.
Elle peut se déployer à différentes échelles en fonction des caractéristiques hydrographiques et administratives du territoire (bassin versant, commune, département, région, etc.). Elle peut aussi s’appuyer sur des structures existantes (comités de bassin, commissions locales de l’eau, syndicats d’irrigation, etc.) ou sur la création de nouvelles instances participatives (conseils d’usagers, comités citoyens, etc.). Nous proposons de l’expérimenter à ce dernier niveau au niveau des bassins de vie en créant des Associations d’usagers de l’eau (AUE). Ils auraient la responsabilité de gérer collectivement les sources d’approvisionnement dont ils dépendent pour leurs activités (nappes phréatiques, cours d’eau, lacs, etc.). Ils auraient pour mission de définir des règles locales pour une utilisation équitable et durable de l’eau dont les modalités seront définies par les agences de l’eau.
En plus des arbitrages, ces institutions seront l’occasion d’initier des projets communs d’adaptation aux changements climatiques. À cet effet, elles disposeraient d’un budget issu d’un fonds national pour les initiatives locales. Un exemple de solution qui pourrait émerger de cette forme de gestion locale partagée est la valorisation de l’eau de pluie pour tous les usages. La Confédération paysanne soutient par exemple l’aménagement de plans d’eau artificiels grâce à de petites retenues collinaires [21] pour le stockage de l’eau de pluie. L’objectif est de la restituer progressivement aux usagers en fonction de leurs besoins en ville comme dans la ruralité. Ce cadre est également parfaitement adapté au soutien du déploiement des solutions d’hydrologie régénérative sur la parcelle agricole, la ville ou le village.
Proposition 20 : Expérimenter une gestion locale de l’eau sur le modèle des biens communs
Expérimenter la constitution de collectifs d’usagers, appelés Associations d’usagers de l’eau (AUE), qui auraient la responsabilité de gérer collectivement les sources d’approvisionnement hydrique communes dont ils dépendent pour leurs activités (nappes phréatiques, cours d’eau, lacs, etc.). Ils auraient pour mission de définir des règles locales pour une utilisation équitable et durable de l’eau dont les modalités seront définies par les agences de l’eau. Ces règles porteraient notamment sur les quotas d’irrigation réservés à chaque acteur.
Évaluer les AUE par un comité indépendant choisi par les agences de l’eau. Composé d’experts scientifiques, d’associations environnementales et de représentants des autres usagers du bassin versant, le comité indépendant aurait pour rôle de vérifier le respect des principes de gestion des biens communs, la durabilité de la gestion de l’eau et le respect des objectifs de sobriété hydrique.
Créer un fonds national pour le soutien aux initiatives locales de gestion participative de l’eau, qui serait alimenté par une taxe sur les prélèvements d’eau excessifs ou non conformes aux règles établies par les acteurs du territoire. Soutenir par exemple la création et la gestion de petites retenues collinaires ou de mares qui permettent de capter l’eau de pluie et de la restituer progressivement aux cultures ou pour un usage domestique.
Donner également comme mandat aux AUE l’élaboration transversale des plans locaux d’adaptation au changement climatique permettant de mieux gérer la ressource en eau, les eaux pluviales et les aménagements des cours d’eau.
3. Sobriété en régie publique ou sobriété en délégation de service public ?
i. La régie publique : un modèle adéquat pour construire la sobriété hydrique ?
Le modèle dominant de la gestion de l’eau en France est la régie publique. Depuis les années 2000, la tendance est à la reprise de contrôle de la gestion de l’eau par les collectivités : Lyon et Bordeaux sont les derniers exemples en date. Sans l’idéaliser, le modèle de gestion publique de l’eau est certainement le plus simple pour déployer une trajectoire de sobriété hydrique à la maille du territoire. Plusieurs collectivités ont déjà commencé la transition hydrique de leurs services d’eau et d’assainissement. Il est donc possible de s’inspirer de ces modèles notamment pour la concertation entre acteurs.
Par exemple, l’entreprise publique Eau de Paris accompagne les agriculteurs de la région Île-de-France dans leur transition vers une agriculture durable. L’objectif est de réduire les prélèvements, améliorer la résilience du système d’alimentation en eau potable, éviter les conflits d’usages et améliorer la connaissance et le suivi des ressources. Le réseau France Eau Publique permet d’ailleurs aux collectivités gérant par elles-mêmes leurs services de mettre en commun les données récoltées et les bonnes pratiques.
Cependant, comme de nombreux autres services publics, les services d’eau et d’assainissement des collectivités souffrent du manque de ressources techniques et financières. C’est particulièrement le cas pour les petites collectivités qui n’ont pas accès facilement aux compétences d’ingénieurs hydrologues ou de spécialistes de la question de l’eau. De fait, elles n’ont alors d’autres choix que d’avoir recours à la délégation de service public pour gérer la ressource. Il est donc nécessaire de renforcer leur moyen et de développer l’offre publique d’ingénierie territoriale à destination des collectivités.
Proposition 21 : Relancer la filière des métiers de l’eau dans les collectivités
Intégrer pleinement les métiers de l’eau dans les cadres d’emplois des fonctions publiques territoriales et constituer une véritable filière publique de formations aux métiers de l’eau.
Donner aux agences de l’eau la prérogative d’aider les collectivités qui le souhaitent à reconstruire leurs services, notamment en offrant les services d’ingénieurs hydrologue pour des prestations de conseil et d’aide à la décision.
ii. La délégation de service public : un modèle compatible avec la contrainte hydrique ?
Cependant, il n’est pas donné à toutes les collectivités d’avoir les ressources humaines et financières nécessaires pour assurer une gestion entièrement autonome de leurs services. C’est pourquoi certaines souvent petites ou rurales optent pour une délégation de service public auprès d’un concessionnaire privé en mesure d’apporter les compétences manquantes. En France, deux géants monopolisent le marché : ce sont Véolia et Suez. Se pose alors la question de la compatibilité entre une délégation de service public et l’implémentation de la sobriété hydrique. La réponse à cette question n’est pas manichéenne.
Les Métropoles de Lille et de Brive-la-Gaillarde ont, par exemple, signé les premiers « contrats de sobriété hydrique ». Ces contrats ont pour but de contractualiser avec le délégataire une trajectoire de sobriété pour la gestion de leur service. Ces contrats permettent d’assurer qu’une partie du modèle économique de la délégation dépende d’objectifs de réduction de consommation à l’échelle du territoire. Pour le contrat avec la Métropole Européenne de Lille, Veolia s’est notamment engagé sur 65 millions de m³ d’économies (l’équivalent d’une année entière) avec près de 60 millions d’euros d’investissements afin d’améliorer la performance du service, sous peine de sanctions financières [22]. Ces contrats peuvent aussi permettre de faire reposer sur le délégataire les investissements nécessaires à la rénovation des réseaux d’adduction et d’assainissement.
Ainsi, s’il semble possible de contractualiser la sobriété hydrique dans le cas de la délégation de service public, est-ce possible de garantir également le contrôle de la ressource lorsque celle-ci est déléguée au privé ? Là aussi la réponse est nuancée. Des dérives sont régulièrement constatées sur ce point. Malgré l’interdiction, certains opérateurs privés continuent sciemment de couper l’eau du robinet pour impayés. Des décisions de justice les ont, à plusieurs reprises condamnées, mais les pénalités restent insignifiantes.
Afin de limiter les dérives liées aux partenariats public-privé, il s’agirait de donner aux agences de l’eau un droit de regard sur les contrats passés. Cela permettrait d’assurer le droit à l’eau tout en assurant la coordination et la compatibilité des projets avec les grandes orientations du territoire. Les agences de l’eau auraient également pour mandat d’accompagner les collectivités dans l’élaboration de leurs contrats. Elles proposeraient aux collectivités une gamme de contrats préétablis contenant des objectifs sociaux et environnementaux, notamment de sobriété hydrique et de continuité du service conformes aux besoins du bassin. Cela permettrait d’assurer que la propriété de la ressource reste collective et que la gestion des services soit à la hauteur des besoins environnementaux et sociaux.
Il est d’ailleurs impératif d’accompagner les collectivités, notamment les plus petites durant la phase de négociation de leurs contrats, ainsi que durant toute la période d’exploitation. L’asymétrie d’information étant en général très à l’avantage du délégataire, les petites collectivités n’ont pas la capacité de négocier d’égal à égal. Il arrive aussi trop souvent que les collectivités signent leur contrat de délégation, donnent les clés au délégataire, et disparaissent pendant l’entièreté du contrat, alors même qu’elles restent responsables politiquement pour la gestion de leur service.
Proposition 22 : Assurer un accompagnement des collectivités dans l’élaboration de leurs contrats de délégation de service public par les Agences de l’eau
Afin de s’assurer de l’intégration systématique des enjeux de sobriété dans la gestion des services, préétablir une gamme de contrats de délégation de service public à l’échelle des agences de l’eau parmi lesquels les collectivités peuvent choisir.
Confier aux agences de l’eau la prérogative d’accompagner les collectivités dans l’élaboration de leurs appels d’offres et par la suite de leur contrat de délégation de service public, afin d’assurer des négociations équilibrées entre les parties au contrat.
Leur donner un rôle de conseil dans l’élaboration des contrats, notamment pour inciter les collectivités à introduire des objectifs plus ambitieux de sobriété hydrique, de protection des milieux aquatiques, d’hydrologie régénérative ou d’accompagnement des autres usagers (agriculteurs, industriels, etc.).
Développer les relations entre collectivités et agences de l’eau pour publiciser les différents co-financements existants, mais non connus qui ont pourtant des objectifs de sobriété hydrique et de protection des milieux aquatiques, que le service soit géré en régie ou en délégation de service public.
Conclusion
Au-delà des sécheresses anthropiques qui impactent régulièrement notre pays, le cycle de l’eau se trouve gravement perturbé à l’échelle mondiale. En 2022, deux nouvelles limites planétaires ont été franchies, les deux liées à ce cycle : il s’agit de l’eau verte et de l’eau bleue. L’eau verte correspond à l’eau stockée par les végétaux et le sol tandis que l’eau bleue fait référence aux différents réservoirs que sont les eaux souterraines, de surface et les glaciers. Actuellement, environ 18 % des masses d’eaux bleues et 16 % des masses d’eaux vertes subissent des écarts d’humidité ou d’assèchement. Dans la période préindustrielle, le cycle de l’eau connaissait des variations de 10 % et 11 % respectivement pour les eaux bleues et vertes. Les seuils sont largement franchis et la tendance est à l’accélération du dépassement de ces frontières qui modélisent les limites de durabilité de nos sociétés.
Si la question de la fin de l’abondance évoquée par le président Emmanuel Macron fait débat, nous pouvons reprendre cette expression à notre compte pour l’eau en France. Moins d’eau disponible rendant des usages non viables : il va falloir s’organiser et partager. C’est le but de cette note qui met en avant les trois piliers de la sobriété hydrique pour une adaptation transformationnelle. Le premier axe est la création d’un droit à l’eau universel et inscrit dans la constitution, car, oui, il faut désormais prioriser les usages ! Il est inacceptable de permettre à des coopératives agricoles de remplir leurs bassines de rétention tandis que les communes aux alentours sont ravitaillées en camion-citerne faute d’eau au robinet. Ce droit à l’eau doit donc être accompagné de politiques publiques concrètes : instauration d’une tarification écologique de l’eau, large développement des fontaines publiques, des bains-douches et la rénovation des infrastructures d’assainissement et d’adduction d’eau potable. Ce droit doit se décliner également sur des questions de qualité : il faut largement taxer ou interdire les pratiques agricoles ou industrielles émettrices de résidus de pesticides, d’engrais, de perturbateurs endocriniens ou de PFAS et travailler à la dépollution de territoires entiers notamment dans les collectivités d’outre-mer. La recherche sur ces questions doit devenir prioritaire. À cet égard, la situation des collectivités d’outre-mer sur ces deux fronts (pénurie quantitative et qualitative) est largement dramatique et doit donc faire l’objet d’un plan d’urgence financé au niveau des moyens nécessaires.
Ensuite, il faut régénérer le cycle de l’eau : c’est l’objectif de l’hydrologie régénérative. Ralentir, répartir et infiltrer en prenant avantage de la topographie et en faisant appel aux solutions d’agroécologie et d’agroforesterie. Ce concept s’applique également parfaitement aux villes : pour affronter des précipitations extrêmes plus intenses et les inondations afférentes : il faut débétonner, végétaliser et renaturer l’hydrologie des cours d’eau qui les traversent. Pratique agricole régénérative des sols et villes éponges doivent devenir les nouvelles normes. Enfin, le cycle de l’eau comme le droit des écosystèmes aquatiques doivent être reconnus juridiquement. Les agences de l’eau doivent alors s’appuyer sur les meilleures connaissances scientifiques pour définir des objectifs de sobriété hydrique, c’est-à-dire de diminutions des prélèvements, des consommations, des rejets de polluants et de préservation de la biodiversité spécifique à chaque bassin hydrographique. Pour faire appliquer ces objectifs, elles devront accompagner les collectivités dans leur gestion propre ou dans l’établissement de leur contrat de délégation de service public. L’expérimentation d’une gestion comme un bien commun à l’échelle du bassin de vie doit également faire partie intégrante de notre ambition de réappropriation collective de la ressource.
Cette note, bien que longue, a le défaut de se limiter au cadre institutionnel actuel. Des solutions révolutionnaires doivent être envisagées pour renverser le paradigme d’une utilisation purement consumériste de la ressource. Pour cela, explorons sur ces dernières lignes le principe de la sécurité sociale alimentaire[23]. Son fonctionnement repose sur la création de caisses locales, des structures autonomes regroupant des cotisants (consommateurs et producteurs) et des producteurs conventionnés (agriculteurs, transformateurs, distributeurs, etc.). Le financement de la sécurité sociale de l’alimentation provient des cotisations, calculées en fonction du revenu des cotisants. Penser pour devenir une nouvelle branche de la sécurité sociale, son application nationale consisterait à verser à chaque cotisant un solde mensuel (150 euros par personne), qu’il pourra utiliser uniquement pour acheter des produits conventionnés par sa caisse locale. Les cotisations sont, ainsi, versées à la caisse puis redistribuées aux producteurs conventionnés, leur garantissant de fait un revenu. Les critères de conventionnement sont, alors, un outil inestimable d’institution démocratique de la sobriété hydrique. Ils émergent de la concertation entre les cotisants et les conventionnés, avant d’être mis au vote. Le caractère local des caisses permet de faire varier les critères selon les territoires, les filières et les produits. Ils peuvent, par exemple, être utilisés pour conventionner uniquement des productions avec une empreinte eau soutenable, une utilisation raisonnable d’intrants et la mise en œuvre des principes de l’hydrologie régénérative.
Finalement, la notion de sobriété hydrique pose la question du partage des biens communs. Comme, la santé ou l’alimentation, l’accès à l’eau est un droit fondamental que nous jugeons tous légitime de reconnaître et de garantir partout et tout le temps sur le territoire. Pourtant, aujourd’hui, l’eau est en partie accaparée par des acteurs qui poursuivent un autre objectif que celui de garantir l’intérêt général. Or, notre organisation collective, si elle n’est pas en mesure de garantir ces besoins vitaux, sera probablement effondrée par les conséquences irréversibles du changement climatique. C’est la leçon du livre de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, L’entraide, l’autre loi de la jungle : les groupes humains qui résistent le mieux aux calamités sont les groupes qui ont institutionnalisé l’entraide et le partage au plus haut degré possible. Dans ce contexte, construire notre résilience aux chocs futurs passera inévitablement par la réappropriation collective des biens communs et par l’élaboration d’institutions à même de garantir les besoins vitaux de chacun. La sobriété hydrique n’est sûrement qu’une première bataille, assurons-nous de la remporter.
[1] Saujot, M. et Brocard, C., « Poser les bases d’une politique de sobriété collective », IDDRI, 2022.
[2] Lao et Portela, « Panorama des services et de leur performance en 2022 », 2022.
[3] Barraqué, Isnard, Montginoul, Rinaudo, et Souriau, « Baisse des consommations d’eau potable et développement durable », Annales des Mines – Responsabilité et environnement, no 63: 102‐8, 2011.
[4] Charlène Descollonges, L’eau, Fake or Not, Edition Tana, 2022
[5] Sud Ouest, « Eau : Plusieurs Captages d’eau Potable Fermés à Cause d’une Pollution Aux Pesticides », 2023
[6] Nathalie Bertrand et al., « Retour d’expérience Sur la Gestion de l’Eau lors de La Sécheresse 2022 », IGEDD 2023
[7] Sud Ouest, « Eau potable : un herbicide interdit depuis 20 ans oblige à prendre des dérogations », 2022
[8] Rapport d’information au Sénat, Belrhiti, « Éviter la panne sèche – Huit questions sur l’avenir de l’eau », 2022
[9] Eau France, « Nombre de captages d’eau potable en 2017 », 2020
[10] En France, 20 % de l’eau potable fuit dans la nature et le plan de relance verte doit y remédier
[11] Banque des territoires, « Projets des collectivités dans le domaine de l’eau : la Banque des Territoires va mobiliser 4 milliards d’euros de prêts d’ici à 2028 », décembre 2023
[12] Legrand M., Esculie F., « Quel intérêt pour la séparation à la source dans la gestion des eaux usées domestiques en France ? » 2021
[13] Observatoire des services publics d’eau et d’assainissement, « Panorama des services et de leur performance », 2021
[14] Catherine Belrhiti et al., « Rapport d’information fait au nom de la délégation sénatoriale à la prospective sur l’avenir de l’eau », Sénat, 2022
[15] Chiffre calculé sur la base d’une facture de 120 mètres cubes qui s’élève à 252,40 euros et correspond à la consommation moyenne d’un foyer de trois personnes
[16] Engie, « Quel est le prix d’un m3 d’eau ? Tout pour calculer votre conso », 2022
[17] Observatoire des services publics d’eau et d’assainissement, SISPEA, 2023
[18] Comité national de l’eau, mai 2019
[19] Union nationale des industries et des entreprises, « Les enjeux de l’eau », 2017
[20] Ostrom E., 1990, La Gouvernance des biens communs
[21] Les retenues collinaires recueillent l’eau de pluie qui ruisselle sur les sols. Les mégabassines captent l’eau principalement des nappes phréatiques.
[22] Les Echos, « Métropole de Lille : un contrat de sobriété hydrique », 2023
[23] Collectif pour une Sécurité sociale de l’alimentation