Ceci est la troisième partie de la note proposée par l’Institut Rousseau et le collectif Pour un Réveil Écologique sur l’institutionnalisation de la sobriété hydrique en France.
I. Encastrer la production industrielle dans la contrainte hydrique : réinventer le principe du pollueur-payeur
1. L’industrie en première ligne de la contrainte hydrique
Chimie, agroalimentaire, production de papier, l’industrie représente près de 10 % des prélèvements dans les milieux naturels. La ressource en eau est au cœur de nombreux processus industriels, que ce soit pour le lavage, l’évacuation des déchets, le refroidissement des usines ou pour le fonctionnement des chaudières. À titre d’exemple, il faut près de 500 litres d’eau pour produire 1 kilogramme de papier[1]. Cependant, à l’instar de la production d’énergie, l’industrie rejette presque l’intégralité de l’eau qu’elle prélève, si bien qu’elle ne représente que 5 % de l’eau consommée en France.
Depuis les années 1990, les prélèvements d’eau pour l’industrie ont baissé de près de 25 % en raison, d’abord, de la désindustrialisation, puis de nouveaux procédés plus économes et du recours à des systèmes de circuits fermés dans lesquels la même eau peut être utilisée à plusieurs reprises. Le secteur de l’industrie présente des différences régionales assez marquées. Les prélèvements y sont plus importants dans les régions de l’Est, du Nord, du Sud-Ouest et de la vallée du Rhône[2].
Figure 19 : Prélèvements en eau douce du secteur de l’industrie [3]
2. L’industrie de l’eau en bouteille en temps de pénurie
Certaines activités industrielles génèrent une utilisation excessive, non durable et inéquitable de la ressource. C’est notamment le cas des multinationales de l’eau en bouteille qui, parfois, surexploitent les nappes phréatiques. En France, bien que les communes de Volvic et de Vittel soient touchées par des périodes de sécheresse chaque année, Danone et Nestlé continuent d’être autorisés à puiser davantage d’eau, principalement pour l’exportation de bouteilles d’eau à l’étranger. À titre d’exemple, Nestlé surexploite les nappes phréatiques de Vittel, prélevant annuellement 2,5 millions de mètres cubes d’eau, au détriment des résidents et des écosystèmes [4].
Proposition 12 : Restreindre les prélèvements d’eau en vue de la commercialisation de l’eau en bouteille
Imposer des restrictions significatives et interdire, lors de périodes de sécheresse, les prélèvements d’eau en vue de la commercialisation de l’eau en bouteille. L’envoi de bouteilles d’eau pour les situations d’urgence ne serait pas affecté par cette mesure.
Plus généralement, l’industrie est fortement dépendante de la disponibilité en eau. Souvent critique en période d’étiage, la sécheresse hydrologique rend difficile l’accès à des sources d’eau fiables et en quantité suffisante, mettant ainsi en péril leur productivité et leur compétitivité. De plus, certaines industries dépendent largement de la production électrique, notamment pour alimenter leurs installations et leurs procédés. Les contraintes hydriques peuvent affecter le niveau des cours d’eau, réduisant ainsi la production d’électricité nucléaire ou hydraulique. Par ailleurs, la sécheresse peut endommager les infrastructures de transport, comme les voies navigables ou les canaux, entraînant des perturbations logistiques. Les approvisionnements en matières premières notamment métalliques peuvent être affectés. Tout cela peut entraîner des augmentations de prix ou des ruptures dans les chaînes d’approvisionnement, affectant ainsi les entreprises dépendantes de ces intrants.
La relocalisation et la réindustrialisation française doivent être également interrogées au prisme de la demande supplémentaire en eau qu’elle va générer. Il est donc vital d’aborder la question de la réindustrialisation par la double question des besoins (que souhaitons-nous produire ?) et de la vulnérabilité (les besoins industriels sont-ils compatibles avec la ressource disponible localement ?).
3. Industrie et PFAS : les révélateurs de notre cécité sur les émissions de polluants
Le 23 février 2023, le journal Le Monde et le Forever Pollution Project publiaient une grande enquête sur la contamination des eaux et des sols européens aux substances per- et polyfluoroalkylées (PFAS), des polluants jusqu’ici assez peu étudiés et quasi indestructibles. Ces produits chimiques sont utilisés pour fabriquer les traitements anti adhésifs, antitaches et imperméabilisants de nos ustensiles, nos textiles et semi-conducteurs du quotidien. Extrêmement persistants, voire indestructibles dans la nature, ces polluants éternels se dénombreraient en milliers voire millions de variétés différentes, sur lesquels les institutions publiques et les chercheurs avaient peu prêté attention jusque-là. D’après les estimations de l’étude, l’Europe compterait plus de 17 000 sites contaminés à des niveaux qui requièrent l’attention des pouvoirs publics et 2 100 points chauds où la concentration serait particulièrement dangereuse pour la santé.
La connaissance de ces PFAS est encore très limitée, il est par exemple encore impossible d’estimer le nombre d’usines chimiques qui en produisent en Europe ou aux États-Unis [5]. Mais l’étude est parvenue à définir trois typologies d’activités « présumées contaminantes » avec les sites de stockage et de rejet de mousses anti-incendie, les sites de traitement des déchets et de traitement des eaux usées, et les activités industrielles diverses de production et de traitement de papier et de métaux.
Proposition 13 : Mettre en place un plan national de lutte contre les PFAS prolongeant les initiatives européennes sur le sujet
Renforcer la réglementation sur les PFAS au niveau européen (règlement REACH), en soutenant la proposition de restriction déposée par cinq pays auprès de l’Echa [6]. Cette proposition vise à interdire la fabrication et l’utilisation de plus de 2000 PFAS, sauf pour des usages essentiels et contrôlés.
Financer massivement la recherche sur les sources des PFAS. Mettre en place un plan national de surveillance et de réduction des émissions de PFAS dans l’environnement, en s’appuyant sur le plan d’action ministériel sur les PFAS 2023-2027 [7]. Ce plan prévoit notamment de disposer de normes sur les rejets et les milieux, de porter une interdiction large au niveau européen, de renforcer le contrôle des sites industriels et des stations d’épuration, de développer des solutions de traitement des eaux et des sols contaminés, et d’informer le public sur les risques liés aux PFAS.
Renforcer la protection des populations exposées aux PFAS, en établissant des seuils sanitaires pour les différents PFAS dans l’eau potable, les aliments et le sang. Il s’agit également de mettre en place un suivi médical des personnes exposées et des mesures d’indemnisation pour les victimes.
En plus des polluants éternels que sont les PFAS, beaucoup d’autres micropolluants (et notamment les microplastiques) sont le résultat de l’activité de production industrielle. Les résidus de médicaments, de pesticides, d’hydrocarbures, de métaux, de détergents, de plastiques ou de perfluorés finissent de plus en plus fréquemment dans nos cours d’eau. Pourtant la surveillance des pollutions chimiques reste encore assez limitée, en Europe comme en France. Au niveau européen, c’est près de 100 000 substances chimiques qui sont commercialisées (dont 30 000 en quantité supérieure à 1 tonne/an), mais jusqu’à 350 000 de détectées dans l’environnement, et pourtant, seulement 700 sont surveillées régulièrement en France [8].
Plus généralement, une récente audition publique de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) rappelait que la production de produits chimiques a été multipliée par 50 depuis 1950 (et devrait encore tripler dans les projections d’ici 2050) et que celle de plastique a augmenté à elle seule de 79 % entre 2000 et 2015[9]. Les progrès techniques et méthodologiques ont permis de multiplier le nombre de substances analysables et d’adresser de faibles doses de concentration et il est probable que cela continue. Par ailleurs, lors de cette récente audition, il a été rappelé qu’avec le changement climatique, la situation s’aggrave puisque la concentration des polluants augmente avec la diminution de la quantité d’eau.
4. Réduire les pollutions à la source : appliquer le principe du pollueur-payeur
L’étude du Monde publiée en février 2023 montrait une carte de l’Europe de la contamination des PFAS et mettait en lumière le rôle de l’industrie du caoutchouc et du plastique dans la pollution de notre environnement. Même s’il est difficile d’imputer la responsabilité intrinsèque à des pollueurs précis, il semble inconcevable que ce soit l’usager de l’eau potable qui paie le prix de la décontamination pour bénéficier de la ressource. Et pourtant, aujourd’hui, ce sont bien les factures des usagers qui augmentent pour financer l’amélioration du traitement de l’eau, en parallèle du financement par les budgets publics. En effet, ces budgets (nationaux et de l’Union européenne) financent à plus de 42 % les activités d’assainissement[10]. Il est à noter d’ailleurs que le principe du pollueur-payeur n’est pas respecté dans le secteur de l’eau, comme le rappelait la Cour des comptes européenne en 2021, alors même qu’il est un des piliers fondamentaux de la gouvernance de l’eau à l’échelle européenne. Pourtant, « la décontamination des sols pollués coûte cher : en 2006, la Commission a estimé à 119 milliards d’euros le coût total de l’assainissement des sols contaminés dans l’UE »[11].
Comme expliqué plus haut, la meilleure stratégie pour faire face à la pollution est l’interdiction pure et simple de l’utilisation de certaines substances. Cependant, il ne sera pas possible de tout interdire : un autre axe consiste à faire appliquer le principe du pollueur-payeur. Deux cas se présentent alors. Dans le premier, lorsque l’on arrive à identifier l’origine des rejets de polluants il faut imposer des taxes dissuasives proportionnelles à la quantité de polluants rejetés dans l’environnement. Dans le second cas, il faut traiter la question des pollutions diffuses et émergentes en élargissant l’application du concept de responsabilité élargie des producteurs (REP). L’idée est de faire contribuer l’intégralité d’un secteur industriel émetteur d’un polluant pour financer la dépollution.
Cette mesure pourrait constituer un nouveau paradigme dans la lutte contre les microplastiques en faisant contribuer l’intégralité du secteur au financement des initiatives de dépollution tout en augmentant fortement leur niveau de taxation afin de les contraindre à accélérer leur changement de modes de production. Ces deux mesures sont évidemment cumulables. Pour préciser un peu la dépollution, les recettes recueillies par ces deux mesures devront aussi permettre de financer l’amélioration des moyens de détection et en élargissant le nombre de substances recherchées.
Proposition 14 : Faire appliquer le principe du pollueur-payeur pour les pollutions chimiques comme organique et élargir le champ d’application de la Responsabilité élargie des producteurs (REP) pour les pollutions diffuses et émergentes
Faire appliquer le principe du pollueur-payeur pour les pollutions chimiques et organiques en appliquant une taxation dissuasive et proportionnelle aux rejets de polluants dont il est possible d’identifier l’acteur responsable de la source d’émission.
Décliner ce principe pour traiter les pollutions diffuses et émergentes en élargissant le principe de Responsabilité Élargie des Producteurs au secteur de l’eau. Les REP permettent d’assurer le recouvrement des coûts de prévention et de gestion des déchets par les entités responsables de la mise sur le marché de certains produits. La REP a déjà été mise en place dans 12 filières en France. La REP permet l’intégration par le producteur de ces coûts dans celui du produit, avec une contribution financière ou opérationnelle, modulée avec des bonus-malus, selon des critères environnementaux incitatifs liés à l’éco-conception des produits.
Inclure la prévention, la protection des milieux aquatiques et la dépollution de la ressource en eau dans le cadre permettrait d’initier une réponse convaincante à la diffusion toujours croissante de polluants diffus comme les microplastiques, les résidus hormonaux liés aux moyens de contraception ou les PFAS.
Afin d’inclure les projets de dépollution de l’eau aux objectifs initiaux des filières à REP, les Agences de l’eau doivent devenir des leviers pour récolter les écocontributions allant dans ce sens et les allouer aux projets de détection et de dépollution.
5. La délicate question de la réutilisation des eaux usées traitées
En parallèle de l’optimisation des usages des industriels, favoriser le recyclage de l’eau en circuit fermé peut être une piste pertinente pour réduire les prélèvements hors période d’étiage, mais seulement pour des usages très contrôlés. La réutilisation des eaux usées traitées en cycle fermé est une pratique qui consiste à utiliser les eaux issues du traitement des eaux usées urbaines ou industrielles pour un ou plusieurs usages, sans les rejeter dans le milieu naturel. Malgré ces avantages, elle pose toutefois aussi des risques sanitaires, car les eaux usées traitées peuvent contenir des micro-organismes pathogènes, des résidus médicamenteux, des perturbateurs endocriniens ou d’autres substances nocives. Elle ne doit donc pas être réintégrée sur le réseau et nécessite à la fois un traitement adapté et un suivi renforcé pour garantir la sécurité des usagers et des écosystèmes. Cette solution a souvent aussi un coût économique important. En France, la réutilisation des eaux usées traitées est très encadrée par la réglementation et reste peu développée. Selon l’Observatoire national des services d’eau et assainissement Sispea, elle ne concerne que 1 % du volume total qui sort des stations d’épuration en France, même si ce chiffre est amené à évoluer, le plan eau de mars 2023 prévoyant un allègement des conditions d’utilisation de cette solution[12].
Ainsi, la réutilisation des eaux usées traitées (REUT) peut être bénéfique, mais à charge des industriels qui connaissent leurs process et savent appliquer les traitements adéquats avant réutilisation et rejet afin d’éviter une augmentation de la quantité de pollution rejetée dans l’environnement par la suite.
6. Eau virtuelle et comptabilité hydrique
Enfin, la question de l’eau pour l’industrie ne se résume pas uniquement à la production nationale et à ses externalités. La majorité de notre consommation se trouve en fait importée par le biais de nos biens de consommation.
L’eau se retrouve en effet dans chaque bien et service que nous consommons. Par exemple, le Centre d’information sur l’eau nous dit qu’une tasse de café de 125 millilitres nécessite 140 litres d’eau. Il faut prendre en compte les besoins nécessaires sur l’ensemble de la chaîne de valeur : culture, torréfaction, transformation, emballage et transport notamment. L’impact humain sur les ressources en eau se manifeste à travers le concept d’eau virtuelle. Celui-ci représente la quantité d’eau nécessaire à la production d’un article de consommation. Environ 20 % de la consommation mondiale d’eau est considérée comme « virtuelle », car elle est échangée entre pays sous la forme de produits agricoles ou industriels[13]. En France, notre empreinte individuelle sur l’eau atteint 5000 litres par jour, dont seulement 150 litres sont destinés à un usage domestique.
De la même façon que l’empreinte carbone est un outil d’information pour le consommateur sur l’impact d’un produit, l’introduction systématique de l’empreinte eau dans les publicités et sur les emballages semble nécessaire afin d’informer sur la quantité d’eau utilisée directement et indirectement tout au long du cycle de vie d’un bien ou d’un service consommé. Fournir la bonne information aux usagers est la première étape vers une consommation raisonnée de la ressource. Cela passe également à moyen terme probablement par l’interdiction ou la limitation de la publicité des produits hautement consommateurs d’eau (comme la viande rouge).
Cette intégration encouragerait d’ailleurs les entreprises à innover pour réduire leur consommation d’eau tout au long de la chaîne de valeur. Cela peut conduire à des avancées technologiques, à une meilleure gestion des ressources et à des processus de production plus efficaces. Intégrer l’empreinte eau dans la communication commerciale renforce aussi la responsabilité sociale de l’entreprise et assure sa conformité avec les normes en constante évolution.
Figure 20 : Eau virtuelle associée à l’échange de produits agricoles et industriels, seuls les échanges les plus importants sont représentés (15 Gm3/an) [14]
Proposition 15 : Instaurer la comptabilité hydrique pour les entreprises et obliger à l’affichage environnemental de l’empreinte eau des produits et des services
Introduire une obligation légale pour toutes les entreprises et les collectivités de réaliser un bilan annuel de leur empreinte eau, selon une méthode harmonisée au niveau national et européen. Ce bilan devra être vérifié par un organisme indépendant et rendu public. Il devra également être accompagné d’un plan d’action visant à réduire l’empreinte eau dans un délai raisonnable.
Imposer un affichage obligatoire de l’empreinte eau des produits ou des services sur les étiquettes, les emballages ou les supports publicitaires, afin d’informer les consommateurs et de les inciter à choisir des produits ou des services plus soutenables.
Créer un label « eau responsable » pour valoriser les entreprises et les collectivités qui s’engagent à réduire leur empreinte eau et à préserver la qualité des ressources en eau.
II. Produire de l’électricité à 4°C ? Prospective énergétique et futur du nucléaire [15]
1. Une production d’électricité accélératrice du cycle de l’eau
Le mix de production électrique français fait souvent exception en Europe par son caractère bas carbone, seulement 60 gCO2e émis par kWh d’électricité produite, c’est presque dix fois moins que nos voisins allemands. Cependant, on parle moins volontiers de sa dépendance extrême à la ressource en eau. 70 % de la production électrique provient du nucléaire tandis que 11 % proviennent de l’hydraulique : deux moyens de production qui prélèvent ou utilisent une partie importante de nos eaux de surface pour ensuite, le plus souvent les restituer au milieu. Ce mix est-il compatible avec une contrainte hydrique de plus en plus prégnante ? Que penser des projets de nouveau nucléaire dans un contexte d’électrification des usages, de diminution des débits et de réchauffement des cours d’eau ?
Figure 24 : Les prélèvements d’eau par usage [16]
Les centrales nucléaires prélèvent presque 60 % de l’eau en France pour le refroidissement des combustibles au sein des circuits de production d’électricité. 16 milliards de mètres cubes sont prélevés annuellement pour alimenter deux systèmes de refroidissement différents. Le système de refroidissement en circuit ouvert, d’abord, qui nécessite d’importantes quantités d’eau dont 98 % retournent à la rivière. Ce mode de refroidissement correspond principalement aux cinq centrales situées sur nos littoraux ou au bord du Rhône, le fleuve à plus haut débit français. Aujourd’hui, elles doivent cesser leur production au moment où l’eau qu’elles rejettent dépasse le seuil de 22°C, seuil constituant une menace pour les écosystèmes aquatiques en aval de la centrale. Par exemple, les deux réacteurs en circuit ouvert de la centrale du Bugey réchauffent régulièrement le Rhône de plus de 5°C en aval de la centrale. En général, ces événements ne posent pas souci, car le Rhône est un fleuve qui bénéficie de nombreux affluents glaciaires et d’un débit important. Cependant, en été, lors des périodes d’étiage, c’est-à-dire lorsque le débit est minimal, des rejets trop chauds peuvent impacter bien plus significativement les écosystèmes aquatiques. La conjonction d’un faible débit et d’une eau plus chaude va forcer des arrêts de production plus longs et plus fréquents à l’avenir.
D’autres centrales sont à circuit fermé : refroidie grâce à l’évaporation, l’eau qu’elles rejettent n’est que très peu réchauffée. Cette technologie prélève moins d’eau, mais n’en restitue que 60 % au milieu, le reste étant évaporé dans les grandes tours de refroidissement des centrales traditionnellement installées sur les fleuves à bas débit comme la Loire, la Garonne, la Meuse ou la Vienne. Elles sont arrêtées quand la consommation d’eau du refroidissement de la centrale affecte significativement le débit du cours d’eau.
Figure 25 : Le parc nucléaire français [17]
Bien que les fermetures de centrales nucléaires liées à une eau trop chaude ou un débit trop bas augmentent en nombre, elles sont surmontables à l’heure actuelle. En effet, en été, la demande électrique est au plus bas et ne pèse que très modérément sur un réseau électrique dimensionné pour faire face à d’intenses pics de consommation au cœur de l’hiver. Lors de l’année 2003, marquée par une canicule extrême et les plus importantes pertes de production nucléaire, la France a enregistré une baisse de 1,6 % de sa production d’énergie nucléaire. Cependant, cette évaluation concerne une année entière. Si l’on se concentre sur les quelques jours de l’été durant lesquels de nombreuses centrales ont dû être stoppées ou limitées, on constate qu’en 2003, plus de 10 % de la capacité nucléaire totale a été indisponible [18].
La centrale la plus fréquemment mise hors service est celle de Chooz, située le long de la Meuse à la frontière belge et refroidie par air. Un accord conclu avec la Belgique stipule que la centrale doit cesser de fonctionner lorsque le débit de la Meuse devient trop faible. Ensuite, on trouve les centrales à circuit ouvert du haut Rhône : Bugey et Saint Alban. Lors des journées où le débit du Rhône est bas, l’eau chaude rejetée par ces centrales excède les seuils prévus pour préserver la faune du cours d’eau. Ces trois centrales représentent ainsi 90 % des fermetures actuelles.
Figure 26 : Occurrence moyenne des débits faibles sur quelques fleuves dans les trois référentiels climatiques [19]
Concernant l’hydroélectricité, deuxième mode de production d’électricité en France : 90 % de la puissance installée l’est par le biais des « grands barrages » construits dans l’après-guerre. C’est ce que l’on appelle traditionnellement la grande hydraulique : des barrages de 20 mètres de haut et une production d’environ 3500 MWh. Vient ensuite la petite hydraulique qui représente moins de 10 % de la puissance installée par l’appropriation des torrents de montagne par exemple. D’après RTE, la production hydroélectrique a atteint en 2022 son « plus bas niveau » depuis la sécheresse de 1976 : celle-ci a chuté de près de 20 % par rapport à la moyenne 2014-2019[20]. Aussi, malgré son caractère bas carbone, renouvelable et pilotable, la grande comme la petite hydraulique ne sont pas sans conséquence sur la continuité écologique des cours d’eau et sur les écosystèmes qu’elles abritent (passe à poissons).
2. Évaluer la résilience de l’ancien et du nouveau nucléaire avec RTE
Le réseau électrique est dimensionné pour faire face aux pics de consommations hivernaux induits par le chauffage des logements. Pourtant, l’augmentation en fréquence et en intensité des vagues de chaleur et de sécheresse pose la question de la capacité des centrales nucléaires à faire face en été également. La consommation estivale va augmenter pour alimenter les véhicules électriques lors des départs en vacances, mais aussi pour faire fonctionner les systèmes de climatisation. À horizon 2050, les heures de forte chaleur autour de midi pourraient engendrer des pics de consommation similaires à ceux liés au chauffage hivernal.
Pour connaître les effets du changement climatique sur le parc nucléaire actuel et l’éventuel futur parc, EPR, RTE, l’opérateur du Réseau de transport de l’électricité, a analysé dans son rapport « Futurs énergétiques 2050 », l’évolution de la production au regard de la contrainte hydrique[21]. Ce rapport, d’une grande richesse, explore en détail les caractéristiques d’un système électrique allant d’une part nulle de nucléaire à une proportion encore plus importante qu’aujourd’hui. En premier lieu, ils ont analysé les pertes de production des centrales actuelles, en tenant compte de leurs technologies et des normes en vigueur. En 2050, dans le scénario 4°C, les arrêts de centrales sont plus fréquents, toujours centrés sur les trois centrales principales : Chooz en lien avec la Belgique, ainsi que Bugey et Saint Alban situées sur le Rhône. La Moselle souffrira considérablement des hausses de température et des périodes de sécheresse estivales avec des débits en août des années 2050 pourraient être jusqu’à 70 % inférieures à ceux d’aujourd’hui. Le Rhône quant à lui verrait son débit diminuer de 20 % à cet horizon [22].
Concernant le nouveau nucléaire, RTE a simulé à quel point un scénario comportant 14 nouvelles centrales serait impacté par le climat de 2050. En moyenne, les pertes de production dans les années les plus extrêmes seraient de l’ordre de 3 % de l’électricité nucléaire produite annuellement. En revanche, pendant les périodes extrêmes, il pourrait manquer plus de 15 GW de puissance nucléaire, soit l’équivalent de 9 EPR, ou encore 30 % de la puissance installée. Ces chiffres ne seront pas négligeables et il faut donc savoir si une production diminuée du tiers de sa capacité de production sera capable de satisfaire la demande estivale [23]. Dans cet objectif, RTE a imaginé une situation de tension maximale sur le réseau : un épisode caniculaire où les climatiseurs fonctionnent à plein régime, entraînant une demande électrique à midi très élevé, de nombreuses centrales à l’arrêt et, de surcroît, une absence de production éolienne [24]. Le résultat de ce test indique que le système électrique résisterait : la demande n’excédera pas l’offre de production.
Figure 28 : Fonctionnement du système électrique lors d’une canicule avec un faible vent dans le scénario N2 en 2050 [25]
En somme, d’après RTE, la construction de nouvelles centrales nucléaires poserait des difficultés notables, mais surmontables même au cœur des canicules et sécheresses de 2050. Une production électrique au cœur de conflits d’usage : l’exemple du Rhône.
3. Plus nous produirons, plus nous alimenterons des conflits d’usage complexe : l’exemple du Rhône
L’analyse de RTE est d’une grande qualité scientifique et mérite d’être consultée par le plus grand nombre de citoyens. Cependant, comme toute modélisation scientifique, les travaux de RTE doivent s’appuyer sur des hypothèses. Ici les autres usages de l’eau sont supposés stables alors que certains notamment liés à l’agriculture pourraient être profondément modifiés. Il est donc possible de questionner la prise en compte des conflits d’usage. Sans être en mesure d’apporter des réponses précises, il est possible d’illustrer ces enjeux multifactoriels en prenant le cas du Rhône. L’exploitation du Rhône est un exemple central de conflit d’usage qui pourrait affecter le nouveau nucléaire. En effet, lorsqu’on étudie de près la question croisée du nucléaire et de l’eau, la vallée du Rhône attire particulièrement l’attention.
Le Rhône prend sa source en Suisse dans le glacier portant son nom. Il passe par le lac Léman et termine son cheminement 812 kilomètres plus loin dans la Méditerranée. Nourri par plusieurs affluents issus de la fonte des glaciers, il profite de caractéristiques hydrologiques idéales à son exploitation par la puissance de son flux et la basse température de son eau. Ainsi, le Rhône est d’abord un pilier de la production électrique nationale grâce aux 14 réacteurs nucléaires et aux 14 gigawatts de puissance installés tout au long de son cours. Le fleuve abrite, déjà, la majorité de la puissance nucléaire installée et l’État prévoit d’ailleurs l’implantation de deux voire trois nouveaux EPR fonctionnant en circuit fermé entre 2035 et 2050 dans la région. Le Rhône est également surnommé l’escalier hydraulique, 80 % de son parcours abritant une succession de barrages, de retenues et d’ouvrages hydroélectriques qui en font un plan d’eau tout en longueur.
Malheureusement, l’hydrologie du Rhône s’appauvrit. Depuis les années 1960, son débit a diminué de 13 % tandis que sa température a augmenté de 2,2°C au Nord et de 4,5°C au Sud. La diminution de la quantité de neige sur les massifs alpins a largement participé à cette tendance tandis que la sécheresse hydrologique de 2022 a fait chuter la production hydroélectrique de 12 % sur le fleuve. Le réchauffement climatique n’est pas le seul responsable, les rejets nucléaires participent au moins pour moitié à l’augmentation de température constatée tandis que la succession de barrages affecte profondément le débit [26].
Le Rhône représente aussi une ressource clé pour l’irrigation. Une partie importante de 1500 millions de mètres cubes de prélèvements annuels est montée en altitude dans des retenues collinaires avant d’être redistribuée sur les 3 000 hectares de terres irriguées pour une production de fruits et légumes déjà affectée par la sécheresse. En 2022, les rendements de pomme ont, par exemple, chuté à 20 tonnes par hectare contre 50 en moyenne. La plupart des prélèvements s’opèrent dans le Sud, rendant la production extrêmement dépendante de la Durance, l’un des affluents du Rhône pour lequel l’inquiétude est vive. En effet, la Durance étant de moins en moins nourrie par les glaciers, les Agences de l’eau estiment que la baisse de son débit d’étiage pourrait représenter 30 % d’ici 2050. Enfin, le Rhône doit jouer en rôle dans la décarbonation du transport via la montée en puissance du fret fluvial. Aujourd’hui, le fret fluvial ne représente que 2 % du volume transporté alors qu’il serait d’ores et déjà possible de quadrupler le trafic sur le Rhône. Pourtant ici aussi, le dérèglement climatique, par l’augmentation des crues, risque d’affecter les conditions de navigation et les infrastructures de transport.
Le Rhône est un témoin des efforts titanesques d’après-guerre pour la domestication de la ressource en eau. Pourtant le climat et la préservation d’une hydrologie riche obligent à repenser la viabilité de ce modèle d’industrialisation. De fait, l’adaptation du Rhône demandera vraisemblablement un investissement considérable dans l’arbitrage entre pléthores d’intérêts aussi légitimes que contradictoires.
Ainsi, si l’on envisage des scénarios impliquant un grand nombre de nouvelles centrales nucléaires (24 nouveaux réacteurs dans le scénario de RTE le plus nucléarisé), il ne sera pas viable de placer tous ces réacteurs sur le Rhône. Si l’on souhaite poursuivre sur cette voie, il sera nécessaire d’installer de nouveau EPR le long des fleuves à faible débit, comme la Loire et la Seine, et accepter alors des arrêts de production éventuels lors des années de sécheresse. La deuxième option serait de mettre en place davantage de centrales en bord de mer, que ce soit sur des sites nucléaires existants ou même en en créant de nouveaux. À cet égard, la question de l’élévation de la mer se pose avec force, sujet sur lequel l’Autorité de sûreté nucléaire travaille depuis plusieurs années.
Aussi, il est évident que la création de nouveaux réacteurs nucléaires suscitera des oppositions locales. La décision est intrinsèquement politique et doit donc revenir aux citoyens. Le choix des mécanismes démocratiques permettant de choisir collectivement le futur de la production électrique de la France sort largement du cadre de cette note dédiée à l’eau.
[1] Eaufrance, 2017.
[2] Centre d’information sur l’eau, Connaissez-vous les usages non domestiques de l’eau ?
[3] Données et études statistiques, « Les prélèvements en eau de l’industrie »
[4] Reporterre, « À Vittel, Nestlé privatise la nappe phréatique », mai 2018
[5] Vladislav Obsekov, Linda G. Kahn & Leonardo Trasande, « Leveraging Systematic Reviews to Explore Disease Burden and Costs of Per- and Polyfluoroalkyl Substance Exposures in the United States », Juillet 2022
[6] Actu environnement, « Polluants éternels : les six axes du plan gouvernemental », janvier 2023
[7] Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, « Plan d’action ministériel sur les PFAS », janvier 2023
[8] Banque des territoires, « L’OPECST s’empare du sujet des micropolluants », juin 2023
[9] Ibid.
[10] Cour des Comptes européenne, 2021, « Rapport Spécial, Principe du pollueur-payeur : une application incohérente dans les différentes politiques et actions environnementales de l’UE ».
[11] Ibid., p.25.
[12] SISPEA, mai 2023. https://www.services.eaufrance.fr/REUT
[13] Activ eau, « Qui consomme vraiment l’eau dans le monde, l’eau virtuelle ? »
[14] Ibid.
[15] Les travaux de Ludovic Torbey et de l’équipe Osons comprendre ont permis d’éclairer beaucoup d’éléments en lien avec la question croisée nucléaire-eau, plusieurs éléments issus de leur vidéo « Nucléaire : une énergie inadaptée au changement climatique ?» sont repris dans cette partie.
[16] Ministère de la Transition Écologique et de la Cohésion des Territoires
[17] Le Parisien, « Pourquoi le parc nucléaire français consomme-t-il autant d’eau ? », août 2022
[18] Communication à la commission des finances du Sénat, « L’adaptation au changement climatique du parc de réacteurs nucléaires », 2023, page 67
[19] RTE, « Futurs Énergétiques 2050 – Rapport Complet », 2021, Figure 8.7 page 403
[20] RTE, « 2022 : un système électrique résilient face à une crise énergétique inédite depuis les années 1970 », février 2023
[21] RTE, « Futurs Énergétiques 2050 – Rapport Complet », 2021, Figure 8.15, p.413
[22] BRL-IRSTEA-Météo France, « Explore 2070 – Hydrologie de surface – Rapport de synthèse », 2012, Figure 44 p.73
[23] RTE, « Futurs Énergétiques 2050 – Rapport Complet », 2021, Figure 8.17 p.415
[24] RTE, « Futurs Énergétiques 2050 – Rapport Complet », 2021, Figure 8.29, p.433
[25] RTE, « Futurs Énergétiques 2050 – Rapport Complet », 2021, Figure 8.29 p.433
[26] Le Monde, « Le Rhône, un fleuve-usine soumis à des choix cruciaux », juin 2023