« La santé des écosystèmes dont nous dépendons, ainsi que toutes les autres espèces, se dégrade plus vite que jamais. Nous sommes en train d’éroder les fondements mêmes de nos économies, nos moyens de subsistance, la sécurité alimentaire, la santé et la qualité de vie dans le monde entier ». Ce sont les mots de Sir Robert Watson en mai 2019 à l’occasion de la sortie du rapport annuel de l’IPBES, qu’il préside. Les données sont alarmantes : plus de 500 000 espèces terrestres ont désormais un habitat insuffisant pour leur survie à long terme, 75 % du milieu terrestre et 40 % du milieu marin sont sévèrement altérés à ce jour par les activités humaines, 60 milliards de tonnes de ressources renouvelables et non renouvelables sont extraites chaque année dans le monde, une quantité qui a presque doublé depuis 1980. Aujourd’hui ces informations résonnent particulièrement : si les circonstances spécifiques d’apparition puis de transmission à l’espèce humaine du SARS-Cov-2 ne sont pas encore déterminées précisément, la réduction de l’habitat naturel des espèces par l’homme a été clairement identifiée comme un facteur de pandémies, par le passage de la barrière d’espèce des agents pathogènes qu’il permet.
« La santé des écosystèmes dont nous dépendons » est une vision anthropocentrée du problème, mais convaincante : la protection et la restauration des écosystèmes répond aux besoins de conserver les services indispensables qu’ils fournissent aux sociétés humaines. En insistant sur l’érosion de ces services, Sir Robert Waltson entend promouvoir la préservation de la biodiversité non pas au regard de l’éthique mais bien d’un calcul coût-bénéfice pour les sociétés humaines. Cette perspective est défendue par les organisations internationales comme l’ONU et la Banque mondiale à travers les notions de services écosystémiques et de capital naturel. Malgré des définitions parfois variables selon les institutions, nous pourrions définir le capital naturel comme « une métaphore anthropocentrique qui illustre le rôle de la nature dans l’économie et le bien-être des êtres humains, mais ne rend pas compte de la valeur intrinsèque de la nature ».Il désigne « l’ensemble des richesses naturelles qui offrent à la société des ressources renouvelables et non renouvelables, ainsi que des services écosystémiques »[1]. De ce capital naturel dérivent des services indispensables pour les sociétés humaines, appelés services écosystémiques. Ces services sont donc un « objet frontière »[2] qui exprime la diversité des relations entre les communautés humaines et leur environnement naturel, irréductible à un fait strictement social ou écologique.
Une des solutions envisagées pour améliorer la prise en compte de la biodiversité et impulser des actions ambitieuses de protection et de restauration est de remédier à l’illusion de la gratuité de ces services, d’abord en les évaluant puis en les incluant dans les systèmes de comptabilité. Ainsi la dépendance de l’activité économique au bon fonctionnement des écosystèmes serait mise en valeur et l’arbitrage entre impératif économique et protection des écosystèmes prendrait un tout autre sens. Il ne s’agit pas de monétiser, encore moins de privatiser, la biodiversité mais de définir la part de la richesse produite qui dépend directement de son existence.
Mettre en perspective notre système économique au regard de ce qu’il doit au bon fonctionnement des écosystèmes est une nécessité : nous avons besoin d’un système d’information qui tienne compte des valeurs de subsistance. Il ne s’agit pas seulement de donner une équivalence dans un langage institutionnel pour faciliter la prise en compte de ces problématiques, mais de modifier notre référentiel d’analyse.
Si le chantier est ambitieux, il ne doit pas faire oublier que l’évaluation du capital naturel et des services écosystémiques et son incorporation dans des systèmes de comptabilité privée ou nationale ne se substitue pas aux changements de politiques publiques, de cadre juridique (voir la note de Dorian Guinard dans ce dossier) et de systèmes productifs qu’il faut prioritairement mettre en œuvre. Ces évaluations viennent au contraire accompagner ces transformations, en modifiant les analyses prospectives et de gestion des risques ou en permettant le suivi dans le temps des mesures mises en place via l’évolution de la valeur. La valorisation n’agit pas d’elle-même, n’auto-régule pas les usages, elle n’est qu’un outil, mais un outil nécessaire, pour justifier une action ambitieuse de protection et de restauration des écosystèmes.
I. Illustrer la dépendance de l’activité économique à son environnement et remédier à une analyse économique « dématérialisée »
La tension entre la rareté de la ressource et le développement est au fondement de l’analyse économique. Dans l’analyse des classiques, la terre disponible détermine d’abord la richesse, puis les conditions de son accumulation, elle contient l’économie. David Ricardo (1772-1823) théorisait « l’état stationnaire »[3] : l’accumulation du capital s’arrête par le rendement décroissant des terres. Les Physiocrates à la même époque – et notamment François Quesnay – proposaient une vision intégrée, conscients que la première richesse est celle de la nature, source de toute production.
La question des ressources naturelles devient plus importante encore à la révolution industrielle. Parmi les analyses les plus connues, William Stanley Jevons (1835-1882) publie en 1865 The Coal question. Il montre le rôle moteur joué par le charbon dans la révolution industrielle. À partir de cette analyse, Jevons avance que l’extraction de quantités croissantes du charbon entraînera un coût de plus en plus important. À terme, la compétitivité des produits britanniques pourrait être affectée. Selon Antonin Pottier[4], il s’agit là de la continuité de l’état stationnaire de Ricardo mais “en version souterraine”.
C’est avec les néoclassiques que le processus économique s’émancipe, dans l’analyse, de son environnement direct. L’analyse se dématérialise[5] et se recentre sur deux facteurs de production : le capital et le travail. Les ressources, entendues au sens large comme l’ensemble des ressources naturelles pouvant intervenir directement ou indirectement dans le processus de production, comprenant les ressources hors marché, disparaissent du champ visible de l’économie. L’analyse de l’activité économique au XXe siècle se fait majoritairement « toutes choses égales par ailleurs », sans considération de l’écosystème dans lequel elle s’insère. De fait, les considérations environnementales deviennent des externalités. L’environnement n’est pas considéré comme nécessaire au développement économique, sa protection est externe et, pour des raisons non économiques, nous pourrions dire éthiques, le prix peut être modifié pour éviter, ou dédommager, son altération. C’est donc une prise en compte qui demeure externe et sans conséquence sur la pérennité de l’activité elle-même.
Le « réencastrement » du système économique dans son environnement se fait dans les années 1970 avec les réflexions modernes sur la « durabilité ». Le rapport du Club de Rome[6] marque le retour de la question dans le débat public : le système économique tel qu’il existe, “thermo-industriel” et linéaire, peut-il résister à l’épreuve du temps malgré son impact croissant sur les ressources naturelles ? Ces réflexions ne modifient pas directement l’analyse économique majoritaire : le rapport Meadows est un rapport d’experts, de scientifiques, qui font de la « dynamique des systèmes » et touchent plusieurs disciplines (démographie, économie, biologie, physique etc.). Il n’en demeure pas moins que leurs conclusions amènent à considérer l’environnement non plus comme “extra-économique” mais comme conditionnant la continuité du développement économique des sociétés.
Dans cette perspective, « réencastrer l’économie » commence par l’évaluation de sa dépendance au bon fonctionnement des écosystèmes, actuel et futur. Des estimations sont faites dans les années 1990[7], puis cette conception des rapports nature/économie gagne une reconnaissance institutionnelle en 2005. l’ONU publie alors le Millennium Ecosystem Assessment (MEA), premier rapport qui propose une classification des “services écosystémiques”, soit des contributions de la nature au développement et au bien-être des sociétés humaines. Le MEA propose quatre catégories : les services de prélèvement (nourriture, eau, bois, fibre), les services de régulation qui affectent le climat, les services culturels et les services d’auto-entretien (formation des sols, photosynthèse, cycles nutritifs). À l’époque, les Nations unies estiment que 65 % de ces services sont dégradés ou en voie de l’être très prochainement. Cette cartographie ne poursuit pas un objectif ontologique de caractérisation de la biodiversité mais plutôt une mise en perspective, un moyen de sensibiliser les décideurs et l’opinion à la réalité de la dépendance de nos sociétés à la nature.
Ce cadre analytique ouvre la voie à une évaluation en termes monétaires : lancé en 2008, le projet The Economics of Ecosystems and Biodiversity (TEEB Reports 2009-2010), toujours sous l’égide des Nations unies, entend ainsi articuler la caractérisation des services écosystémiques, leur évaluation monétaire et l’intégration de ces données à la prise de décision. L’objectif est de dégager des ordres de grandeur et de peser sur l’ensemble des décisions relatives à la gestion des écosystèmes, publiques comme privées.
Il convient de mentionner que l’appréhension des notions de “capital naturel” et de “services écosystémiques” pose un certain nombre de défis. La littérature est abondante sur les difficultés d’analyse et de caractérisation. Un service écosystémique, puisqu’il décrit la relation entre l’écosystème et la société humaine, dépend des caractéristiques de l’écosystème mais aussi (surtout) des usages socio-économiques qui en sont fait. Un même écosystème assure également la « production jointe » de plusieurs services, « un bouquet de services écosystémiques », inséparables les uns des autres. Enfin, il s’agit d’un processus dynamique, les systèmes humains et naturels co-évoluant. L’inventaire des services écosystémiques doit donc, avant même la traduction en terme monétaire, tenir compte de cette diversité.
Multiplicité des usages sous-entend également multiplicité des valeurs. Sur la base du Millennium Ecosystem Assessment, on distingue pour un service écosystémique les valeurs d’usage et les valeurs de non usage. Les valeurs d’usage peuvent être directes (alimentation ou contemplation) ou indirectes (pollinisation, régulation du climat ou de la température). Elles sont prioritairement utilisées par les institutions par souci de robustesse. Les valeurs dites de non usage peuvent également être évaluées et comprennent par exemple la valeur d’option (la possibilité d’utiliser la source à l’avenir, utilisée dans les analyses prospectives), la valeur de quasi-option (une valeur encore inconnue mais qui pourrait se révéler à l’avenir) ou encore une valeur de legs (la possibilité de transmettre la ressource). La “traduction” en termes monétaires suppose donc d’agréger d’une certaine manière l’ensemble de ces valeurs. La valeur économique d’un service écosystémique va donc bien au-delà de la valeur de l’usage immédiat. Le Rapport Chevassus-au-Louis[8] résumait ainsi : « le passage à des valeurs économiques ne peut se réduire à un chiffrage de dépenses ; il doit s’efforcer de respecter la profondeur des conséquences des changements prévisibles de cet écosystème sur les populations concernées. »
II. Intégrer le capital naturel et les services écosystémiques dans les systèmes de comptabilité
Les évaluations menées par TEEB puis bientôt par d’autres institutions sont utilisées dans les négociations internationales pour leur caractère illustratif. Par exemple, l’IPBES, dans le rapport de 2019 cité précédemment, évaluait à 5 à 8 % la part de la production agricole mondiale actuelle directement attribuable à la pollinisation par les insectes ou d’autres animaux, ce qui représente une valeur marchande annuelle de 235 à 577 milliards de dollars. Ce travail de valorisation, au-delà de l’objectif de donner un ordre de grandeur “sensationnel”, a également ouvert de nouvelles perspectives pour, dans certains cadres, intégrer les valeurs des services écosystémiques ou du capital naturel aux systèmes de comptabilité.
Le capital naturel permettrait par exemple d’aller “au-delà de la mesure traditionnelle du PIB” (Banque mondiale, 2012)[9], dont les imperfections sont depuis longtemps décriées, et permettrait de construire un indicateur plus “intégré”. Au-delà de cet objectif, se pose la véritable question d’un cadre de comptabilité et d’analyse capable de replacer l’économie dans son environnement et d’exprimer et son fonctionnement et sa dépendance aux ressources naturelles dans un même référentiel de mesure. La conférence de Nagoya sur la Biodiversité en 2010 a ainsi fait de l’évolution de la comptabilité nationale un des points principaux de son agenda. L’objectif 2 des Objectifs d’Aichi qui y sont signés stipule que « d’ici à 2020 au plus tard, les valeurs de la diversité biologique ont été intégrées dans les stratégies et les processus de planification nationaux et locaux de développement et de réduction de la pauvreté, et incorporées dans les comptes nationaux, selon que de besoin, et dans les systèmes de notification ». Les États sont encouragés à calculer la « part de la richesse nationale représentée par la biodiversité et les écosystèmes »[10]. Cette réflexion rejoint celle concernant les nouveaux indicateurs de richesse : réussir la transition vers un nouveau modèle économique, social et écologique semble requérir l’évolution de la vision de la richesse et de la performance nationale. En rendant compte différemment de l’activité des différents secteurs institutionnels (entreprises, ménages, administrations publiques), la comptabilité nationale peut rendre visible les enjeux de durabilité. Ces travaux ont lieu en particulier dans le cadre du Système de comptabilité économique et environnementale (SCEE) de l’ONU qui s’appuie sur les concepts, les classifications et les définitions des systèmes de comptes nationaux.
Des innovations sur la place des éléments « hors marchés » et leur traduction en comptabilité émergent également au niveau microéconomique, au sein des entreprises et des organisations, afin de transformer le système productif de l’intérieur. L’objectif est d’aller bien au-delà de la Responsabilité sociale des entreprises (RSE) et de l’approche ESG (Environnement, social, gouvernance) qui servent actuellement de cadre théorique et méthodologique pour la prise en compte des risques extra-financiers des investissements. L’initiative Impact-Weighted Accounts Initiative (IWAI)[11]propose par exemple d’aller plus loin et de mesurer rigoureusement et monétairement les « impacts » liés à l’environnement, à l’emploi ou au produit/service fourni par l’entreprise et de les incorporer dans les états financiers, de manière à mettre fin à la séparation entre impacts financiers et extra-financiers.
Il s’agit en fait de redéfinir la notion même de profit telle que proposée par Hicks en 1939, indissociable du principe de préservation du capital : « le montant maximum que l’on peut dépenser sur une période tout en maintenant le capital sur cette même période ». Malheureusement, l’application de cette définition n’a jusqu’à aujourd’hui concerné que le capital financier. À l’inverse, la comptabilité en triple capital revisite le concept de profit en ajoutant le capital naturel et le capital humain au passif de l’entreprise et applique le principe de soutenabilité forte[12], c’est-à-dire la non-substituabilité des différentes formes de capitaux entre elles.
L’initiative CARE (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology, pour Comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement), développée par le professeur de gestion et expert-comptable Jacques Richard[13], procède de cette logique d’amortissement des capitaux (financiers, naturels et sociaux) permettant de provisionner les coûts de maintien du capital naturel. CARE fait l’objet d’expérimentations, notamment au sein de fermes agro-écologiques membres du réseau « Fermes d’Avenir » (2017).Ce modèle a permis d’identifier et de chiffrer les services écosystémiques et sociaux de la ferme, d’en cartographier les bénéficiaires et de déterminer les coûts sanitaires et écologiques évités par les pratiques agro-écologiques.
Aujourd’hui l’initiative CARE se déploie au sein de la Chaire Comptabilité écologique[14] créée en 2019 par Alexandre Rambaud et Harold Levrel au sein d’AgroParisTech, l’Université Paris-Dauphine et l’Université Paris-Reims. Celle-ci mène des recherches multidisciplinaires afin de refonder la comptabilité dans une « prise en compte des richesses naturelles et humaines qui constituent les conditions de toute production ». Cette chaire traite des trois niveaux de comptabilité –comptabilité des organisations, comptabilité des écosystèmes et comptabilité nationale – et de leurs articulations.
III. Travailler simultanément à l’intégration aux processus de décision
En France, le programme Évaluation française des écosystèmes et des services écosystémiques (EFESE), lancé par le ministère de la transition écologique et solidaire en 2013, est chargé de construire les données sur les écosystèmes et les services écosystémiques. Cette plateforme entend[15] « fournir au gestionnaire public mais également au citoyen les références nécessaires pour éclairer les décisions de gestion des écosystèmes sur leurs conséquences écologiques, sociales et économiques ». Or, des obstacles institutionnels et opérationnels viennent questionner ce lien de causalité entre évaluation et décisions, privées, politiques ou même judiciaires.
Alors même que les notions de capital naturel et de services écosystémiques ont été pensées pour fournir un langage adapté aux sphères décisionnelles, l’intégration de ces valeurs aux systèmes comptables et aux processus de décision rencontre, de manière prévisible, un certain nombre d’obstacles. La pertinence et de la crédibilité des évaluations menées conditionne évidemment leur application[16], de même qu’elle implique un changement de la culture comptable et une évolution conceptuelle. Au niveau de la puissance publique, alors que nous sommes arrivés à l’échéance prévue par les objectifs d’Aichi précédemment cités, Harold Levrel et Antoine Missemer relevaient dans un article de la Revue économique en 2019[17] que « l’exercice se limite à un travail scientifique éloigné des sphères décisionnelles, contrairement à ce qui pourrait être imaginé (Laurans et al. [2013]). Et, dans les rares cas où ces évaluations sont mobilisées […]c’est avant tout pour offrir un outil de justification post-décisionnel bien différent d’une analyse coûts-bénéfices ex ante (Feuillette et al. [2016]). »
Au niveau de l’entreprise, l’évaluation des impacts de son activité sur l’environnement et la mesure de son « capital naturel » – en particulier la biodiversité – se heurtent à un triple défi :
- le premier est d’ordre conceptuel et concerne le statut de l’entreprise, son rôle dans la société, son rapport à la performance. La mutation à mener est plus large, Entreprise à mission ou raison d’être activent déjà la responsabilité des organisations dans la prise en charge des biens communs. il s’agit de conjuguer aujourd’hui la “efficacité et responsabilité” dans l’esprit de la bene gesta romaine (voir les travaux d’Armand Hatchuel et les mouvements B Corp) ;
- le second défi est méthodologique. Le référentiel doit être considéré comme suffisamment robuste pour prétendre à pouvoir devenir partie intégrante des comptes et donc des états financiers de l’entreprise, et non pas uniquement une nouvelle mesure extra-financière – non-obligatoire, non-normée et non-auditée–comme il en existe déjà (RSE, ESG, mesure d’impact). Il s’agit d’enrichir les notions fondamentales de valeur, de profit, ou encore de contrôle/propriété pour qu’elles s’appliquent à la mesure de flux et d’actifs non financiers et parfois hors du champ de la propriété privée, tout en se conformant aux attentes de simplicité d’usage et de rigueur ;
- le troisième et principal défi auquel ce genre de changements se heurtera sera vraisemblablement celui de l’inertie des usages. Le succès de la comptabilité actuelle repose non seulement sur une vision financiarisée de l’entreprise et de l’économie, mais également sur les différentes institutions qui s’en servent et l’enrichissent : managers, investisseurs, auditeurs, administration fiscale. Il faut donc dans un premier lieu affiner ces nouveaux référentiels en continuant la recherche empirique et les études de cas pratiques. Il s’agira dans un second lieu de convaincre les instances de normalisation (type IASB pour les normes IFRS) et l’ensemble des usagers, et ainsi permettre une transformation de l’appareil productif de l’intérieur.
Afin de dépasser ces obstacles il est nécessaire de clarifier d’abord l’objectif des évolutions comptables : est-ce un outil d’information ? De mise en perspective et de visibilisation ? De justification ? De contrôle ? Ou bien permet-elle d’auto-réguler les usages en modifiant les résultats ?
Les initiatives évoquées précédemment, tant au niveau de la comptabilité nationale que de la comptabilité des organisations, traduisent l’idée que l’outil comptable est un outil de gouvernance. Il a des répercussions sur la représentation et sur la réalité de l’action économique. Toutefois, il ne nous semble pas pertinent d’attendre de cet outil qu’il représente en lui-même une solution à la dégradation des écosystèmes. Il ne permet en aucun cas l’auto-régulation des pratiques. Une comptabilité écologique permettra d’appuyer une stratégie d’ensemble et de justifier des décisions politiques, judiciaires ou d’investissement, mais ne peut se substituer à une action volontariste des différentes parties prenantes, et particulièrement de la puissance publique.
IV. Accompagner par l’outil comptable une stratégie plus large et ambitieuse de préservation et de restauration des écosystèmes
La modification, disons même la correction, des outils comptables apparaît comme étant, en elle-même, une forme d’intervention pour la protection de la biodiversité. On attend d’elle non seulement qu’elle produise des indications, mais surtout qu’elle conduise à un changement de pratiques efficace et tangible. Or, il est nécessaire de mettre un terme à la confusion entre indicateur, outil et stratégie.
Les stratégies de protection de la biodiversité adoptées par les États, collectivement ou individuellement, ne doivent pas se contenter d’appeler à une modification de la comptabilité nationale. Cette modification, si elle traduit un changement de représentation de l’activité économique – ce qui est nécessaire pour appuyer et justifier une évolution des normes –, ne peut initier ou conduire une transformation d’abord politique. Cet élément devra être rappelé en octobre, à l’occasion de la convention sur la diversité biologique (Cop15) à Kunming.
Proposition n° 1 : Ne pas considérer les évolutions comptables demandées par les accords internationaux (Objectifs d’Aichi jusqu’en 2020) comme une action de protection des écosystèmes en elle-même, mais comme permettant la mise en place d’indicateurs, voire d’outils, au service d’une action volontariste des États.
En effet, l’évolution de la méthode de comptabilité nationale prônée par les objectifs d’Aichi par exemple, a, seule, peu de conséquences en termes de pilotage de l’activité économique. Du point de vue de la puissance publique, penser que les grands projets d’investissement seraient guidés par leur impact sur la comptabilité nationale, sur l’augmentation du PIB, est évidemment simpliste. Comme l’écrit Antonin Pottier[18], « un nouvel indicateur modifierait certainement le calcul socio-économique, mais il ne changerait pas la rationalité politique derrière les décisions d’investissement public ». L’objectif d’incorporation de ces valeurs dans la comptabilité nationale est pertinent par sa force d’illustration et de mise en équivalence. Ses valeurs peuvent venir justifier et impulser des avancées politiques et une évolution normative, mais il n’est pas suffisant.
Par exemple, l’évaluation des services écosystémiques pourrait améliorer la mise en œuvre du principe de précaution prévu à l’article 5 de la Charte de l’environnement. Pour prévenir plus efficacement l’altération d’un écosystème par un usage non durable, le juge pourrait s’appuyer sur le risque économique ou de subsistance pour les sociétés humaines que cette dégradation causerait à terme. En effet, l’article 5 de la Charte de l’environnement demande aujourd’hui « la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ». Les données disponibles sur les services écosystémiques et le chiffrement du coût de leur altération permettrait l’évaluation d’un risque économique ou de subsistance et faciliterait donc le recours au principe de précaution.
Pour une efficacité réelle, ce principe de précaution devra tenir compte des usages y compris hors de son territoire : la stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée (SNDI) pourrait, par exemple, mobiliser la valorisation des services écosystémiques pour sortir d’un arbitrage impératif économique/protection des écosystèmes faussé et renforcer sa lutte contre la déforestation et la destruction des puits de carbone mondiaux, bien que les écosystèmes concernés ne soient pas sur le sol français.
Proposition n° 2 : Faciliter et élargir le recours au principe de précaution en caractérisant le risque d’altération actuelle ou à venir des moyens de subsistance des sociétés humaines via l’évaluation des services écosystémiques.
Il convient également de réaffirmer la pertinence de l’évaluation des services écosystémiques pour un écosystème donné, au niveau local. Comme explicité précédemment, la notion même de services écosystémiques est dépendante tant des caractéristiques de l’écosystèmes considéré que de l’usage qui en est fait par la population concernée, elle trouve donc tout son sens dans une étude de terrain. La réalisation d’évaluations à une échelle locale est un des axes du travail mené par l’EFESE. L’utilisation concrète de ces données dans les décisions locales d’aménagement et d’urbanisme doit être facilitée puis exigée. Cela est d’autant plus pertinent que l’évaluation permet, par rapport à une réglementation uniforme sur le territoire national, de donner des recommandations de gestion d’un écosystème spécifique afin d’aboutir à un arrangement institutionnel adapté.
Proposition n° 3 : Garantir une évaluation et une prise en compte des valeurs de la diversité biologique dans les décisions locales d’urbanisme, d’aménagement et de gestion d’un territoire.
Un effort important de la puissance publique doit également permettre d’encourager les évolutions du système comptabledes entreprises et des organisations.
Étant donné l’inertie des pratiques, encourager les évolutions du cadre comptable des entreprises passe d’abord par la mise en œuvre d’une phase pilote de coexistence des deux types de comptabilité qui permette de prouver le bien-fondé d’un tel changement de paradigme, en commençant par les secteurs où la mise en place de la comptabilité en triple capital est à la fois opérationnalisable (là où la mesure des impacts sur la biodiversité est “simple” et consensuelle) et impactante (là où une telle comptabilité a le plus de potentiel de changement). Les entreprises des secteurs de production “amont” (agriculture, industries extractives, sylviculture) et de la logistique (emballage, conditionnement) sont de bons candidats si on s’en tient à ces deux critères, puisqu’elles ont à la fois un impact important sur la biodiversité et un intérêt direct à mieux évaluer leurs risques opérationnels directement liés aux écosystèmes.
Pour nombre de parties prenantes de l’entreprise, et en particulier l’État, le manque de prise en compte des capitaux naturels fait courir des risques de dégradation des communs telles la destruction des écosystèmes et la perturbation du climat. Pour l’actionnaire et les salariés, il s’agit plus simplement de garantir la pérennité de l’entreprise. Enfin pour les investisseurs, pour qui l’exercice de mesure des risques est central aux prises de décision, il est nécessaire de rendre compte des risques extra-financiers de façon beaucoup plus robuste et en termes monétaires pour pouvoir provoquer des changements d’allocation de portefeuilles.
Seule la modification des normes comptables peut amener une nouvelle conception du profit. Cela passe alors par une nouvelle législation au niveau des États, mais également par la création d’un nouveau cadre conceptuel et de nouveaux standards internationaux au sein des instances normatives comme l’IASB (standards IFRS) et le FASB (standards US GAAP aux États-Unis). Il convient donc de porter ces propositions au niveau européen a minima.
Proposition n° 4 : Encourager le développement d’une comptabilité d’entreprise qui redéfinit la notion de profit et prend désormais en compte le nécessaire renouvellement des capitaux naturels. Ainsi construit, le profit deviendra un outil bien plus à même de rendre compte de la performance multidimensionnelle de l’entreprise, et deviendra un indicateur plus pertinent pour l’ensemble de ses parties prenantes. Pour opérer ce changement, il est nécessaire de :
1) documenter massivement et rigoureusement les coûts de maintien des capitaux naturels comme le permet la comptabilité en triple capital pour rendre visibles les risques que la dégradation des capitaux naturels fait peser sur les parties prenantes de l’entreprise ;
2) permettre une première phase pilote qui permettra d’ajuster la méthodologie de mesure et d’identifier les changements institutionnels (audit, fiscalité) et les coûts associés à cette nouvelle comptabilité. Une seconde phase de déploiement national et de plaidoyer auprès des institutions normatives internationales permettra un changement systémique.
Enfin, il est marquant de constater le manque de médiatisation de ces notions. Si la biodiversité est désormais traitée par les grands médias nationaux, elle n’est que rarement mise en perspective par rapport au risque que sa disparition fait peser sur le fonctionnement de nos sociétés. Pour que l’évaluation ait un impact tangible, elle doit être comprise, portée et intégrée au référentiel des citoyens.
Conclusion :
L’enjeu est majeur : « Nous avons une méthode comptable privé et publique qui est borgne dans la mesure où elle ne prend en compte que des flux et pas des stocks. Il est nécessaire de réformer ce miroir complètement déformant dans lequel nous comptions »[19]. Il est à ce titre essentiel de poursuivre la démarche de valorisation de la diversité biologique afin d’amorcer un changement de représentations et de réencastrer, dans l’analyse, notre modèle socio-économique dans les écosystèmes auxquels il appartient.
« Réencastrer » permet de reprendre l’idée de Karl Polanyi et de penser non plus seulement la dépendance mais également les interactions et les interdépendances entre nature et sociétés. La Fondation pour la recherche sur la biodiversité écrivait ainsi en 2012 à propos des services écosystémiques : « ce cadre nouveau est axé non plus sur une « nature » conçue comme extérieure et opposée à la culture humaine, mais sur une « biodiversité » dont nous tirons ressources et services et dont nous faisons partie intégrante »[20]. Ce changement de perspectives doit désormais se traduire d’un point de vue politique, juridique, économique et institutionnel. Cette vision justifie notamment de limiter les atteintes aux écosystèmes mais également de dédier des fonds à l’atteinte d’objectifs écologiques par les organisations.
L’année 2020 marque, ou devait marquer, une étape dans la définition d’une stratégie internationale pour la biodiversité. Les objectifs d’Aichi, adoptés en 2010, arrivent à leur terme et seront, selon toute vraisemblance, remplacés par un nouveau cadre mondial pour la période 2021 – 2030 à la conférence des parties de la Convention sur la diversité biologique (Cop15) en octobre à Kunming, en Chine. Il convient de surveiller attentivement le bilan qui sera fait des évaluations des services écosystémiques menées nationalement et des perspectives qu’elles ouvrent pour le secteur public comme privé à l’aune de ce nouveau volet de négociations pour une stratégie internationale de protection de la biodiversité.
Les auteurs remercient particulièrement Dorothée Browaeys, Présidente de TEK4life, Ano Kuhanathan, Ph.D. Economist & Data-scientist, Baptiste Parent, Ingénieur des mines, ainsi que les membres du Conseil scientifique de l’Institut Rousseau pour leurs relectures et leurs conseils.
[1] Ten Brink et al. (2014), s’appuyant sur TEEB (2011), Pearce et al. (1989) et Ekins (1992).
[2] Roche Philip, Geijzendorffer Ilse, Levrel Harold et al., Valeurs de la biodiversité et services écosystémiques. Perspectives interdisciplinaires. Editions Quæ, « Update Sciences & Technologies », 2016, 220 p. (p.3).
[3] Jean-Claude Drouin, Les Grands Économistes, PUF, 2009, 118 p.
[4] Pottier Antonin, « La nature dans l’analyse économique – perspective historique », La Revue du CGDD Service de l’économie, de l’évaluation et de l’intégration du développement durable, décembre 2015, Nature et richesse des nations, p. 53- 60.
[5] ibidem
[6] The Limits to Growth, D. H. Meadows et. al. (1972).
[7] Costanza Robert et al., The value of the world’s ecosystem services and natural capital, Nature vol.387, 1997, p.253-260.
[8] Rapport pour le Conseil d’analyse stratégique “Approche économique de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes ; Contribution à la décision publique” Rapport du groupe de travail présidé par Bernard Chevassus-au-Louis, Vice-président : Jean-Michel Salles, Rapporteur général : Jean-Luc Pujol.
[9] https://www.banquemondiale.org/fr/news/feature/2012/05/07/natural-capital-accounting (consulté le 13/04/20)
[10] Définition de l’objectif 2 des Objectifs d’Aichi par Philippe Puydarrieux dans « Évaluer un actif naturel par la valeur actualisée des services écosystémiques », La Revue du CGDD Service de l’économie, de l’évaluation et de l’intégration du développement durable, décembre 2015, Nature et richesse des nations, p. 125- 134 (p.125).
[11] IWAI est une initiative jointe du Global Steering Group (GSG) et de l’Impact Management Project (IMP), incubée à la Harvard Business School, dont le rapport “Impact Weighted Financial Accounts: The Missing Piece for an Impact Economy”(2019) marque la première publication officielle.
[12] L’hypothèse de soutenabilité faible (Hartwick, 1977) autorise la substitution entre capitaux naturels et et capitaux artificiels tandis que la soutenabilité forte (Daly, 1990) ne permet pas de substitution.
[13] Jacques Richard est expert-comptable et commissaire aux comptes associé au Groupe Alpha spécialisé dans l’aide aux comités d’entreprise, il est membre du Conseil national de la comptabilité et du Comité de la réglementation comptable. Il est l’inventeur de la méthode CARE®, décrite dans son livre Comptabilité et développement durable, paru en 2012.
[14] La Chaire Comptabilité écologique est un partenariat entre des organismes de l’enseignement supérieur, des entreprises et l’Association Île-de-France de l’Ordre des experts-comptables ayant pour but de mettre les systèmes comptables au service d’une transition écologique.
[15] Avant-propos de Laurence Monnoyer Smith, commissaire générale au développement durable, pour le rapport intermédiaire de l’EFESE (décembre 2016) (p.4).
[16] Cf. les guides en matière d’évaluation produit notamment par Ash, N. et al. (2011), Les Écosystèmes et le Bien-être humain. Un manuel pour les praticiens de l’évaluation, Island Press, Washington D.C. et Wilson, L. et al. (2014), “The Role of National Ecosystem Assessments in Influencing Policy Making”, OECD Environment Working Papers, No. 60, OECD Publishing.
[17] Levrel, Harold, et Antoine Missemer. « La mise en économie de la nature, contrepoints historiques et contemporains », Revue économique, vol. vol. 70, no. 1, 2019, pp. 97-122.
[18] Pottier, Antonin. « Les nouveaux indicateurs de richesse modifieront-ils la croissance ? Les limites de la critique du pib », Le Débat, vol. 199, no. 2, 2018, pp. 147-156.
[19] Corinne Lepage Le 7 février dernier, à l’occasion du colloque organisé par Compta Durable à l’Assemblée nationale sur le thème : « La comptabilité au service de la transition environnementale et sociale ».
[20] Les valeurs de la biodiversité : un état des lieux de la recherche française, fondation pour la recherche sur la biodiversité, 2012, 52 p. (p.6).
Faire évoluer les outils comptables pour « réencastrer » l’activité économique dans son environnement
Faire évoluer les outils comptables pour « réencastrer » l’activité économique dans son environnement
Sommaire
Morgane Gonon
Diplômée de l’Institut d’études politiques de Grenoble et de l'Université Paris Dauphine, Morgane Gonon est doctorante en économie à Paris I et à AgroParisTech sur la performance écologique de l'aide au développement.
Benjamin Métadier
Analyste et consultant en stratégie et organisation, Benjamin Métadier est diplômé de l'EDHEC et de la London School of Economics. Son champ d'étude couvre les problématiques énergétique et environnementale, l'entrepreneuriat social et l'économie sociale et solidaire.
Faire évoluer les outils comptables pour « réencastrer » l’activité économique dans son environnement
« La santé des écosystèmes dont nous dépendons, ainsi que toutes les autres espèces, se dégrade plus vite que jamais. Nous sommes en train d’éroder les fondements mêmes de nos économies, nos moyens de subsistance, la sécurité alimentaire, la santé et la qualité de vie dans le monde entier ». Ce sont les mots de Sir Robert Watson en mai 2019 à l’occasion de la sortie du rapport annuel de l’IPBES, qu’il préside. Les données sont alarmantes : plus de 500 000 espèces terrestres ont désormais un habitat insuffisant pour leur survie à long terme, 75 % du milieu terrestre et 40 % du milieu marin sont sévèrement altérés à ce jour par les activités humaines, 60 milliards de tonnes de ressources renouvelables et non renouvelables sont extraites chaque année dans le monde, une quantité qui a presque doublé depuis 1980. Aujourd’hui ces informations résonnent particulièrement : si les circonstances spécifiques d’apparition puis de transmission à l’espèce humaine du SARS-Cov-2 ne sont pas encore déterminées précisément, la réduction de l’habitat naturel des espèces par l’homme a été clairement identifiée comme un facteur de pandémies, par le passage de la barrière d’espèce des agents pathogènes qu’il permet.
« La santé des écosystèmes dont nous dépendons » est une vision anthropocentrée du problème, mais convaincante : la protection et la restauration des écosystèmes répond aux besoins de conserver les services indispensables qu’ils fournissent aux sociétés humaines. En insistant sur l’érosion de ces services, Sir Robert Waltson entend promouvoir la préservation de la biodiversité non pas au regard de l’éthique mais bien d’un calcul coût-bénéfice pour les sociétés humaines. Cette perspective est défendue par les organisations internationales comme l’ONU et la Banque mondiale à travers les notions de services écosystémiques et de capital naturel. Malgré des définitions parfois variables selon les institutions, nous pourrions définir le capital naturel comme « une métaphore anthropocentrique qui illustre le rôle de la nature dans l’économie et le bien-être des êtres humains, mais ne rend pas compte de la valeur intrinsèque de la nature ».Il désigne « l’ensemble des richesses naturelles qui offrent à la société des ressources renouvelables et non renouvelables, ainsi que des services écosystémiques »[1]. De ce capital naturel dérivent des services indispensables pour les sociétés humaines, appelés services écosystémiques. Ces services sont donc un « objet frontière »[2] qui exprime la diversité des relations entre les communautés humaines et leur environnement naturel, irréductible à un fait strictement social ou écologique.
Une des solutions envisagées pour améliorer la prise en compte de la biodiversité et impulser des actions ambitieuses de protection et de restauration est de remédier à l’illusion de la gratuité de ces services, d’abord en les évaluant puis en les incluant dans les systèmes de comptabilité. Ainsi la dépendance de l’activité économique au bon fonctionnement des écosystèmes serait mise en valeur et l’arbitrage entre impératif économique et protection des écosystèmes prendrait un tout autre sens. Il ne s’agit pas de monétiser, encore moins de privatiser, la biodiversité mais de définir la part de la richesse produite qui dépend directement de son existence.
Mettre en perspective notre système économique au regard de ce qu’il doit au bon fonctionnement des écosystèmes est une nécessité : nous avons besoin d’un système d’information qui tienne compte des valeurs de subsistance. Il ne s’agit pas seulement de donner une équivalence dans un langage institutionnel pour faciliter la prise en compte de ces problématiques, mais de modifier notre référentiel d’analyse.
Si le chantier est ambitieux, il ne doit pas faire oublier que l’évaluation du capital naturel et des services écosystémiques et son incorporation dans des systèmes de comptabilité privée ou nationale ne se substitue pas aux changements de politiques publiques, de cadre juridique (voir la note de Dorian Guinard dans ce dossier) et de systèmes productifs qu’il faut prioritairement mettre en œuvre. Ces évaluations viennent au contraire accompagner ces transformations, en modifiant les analyses prospectives et de gestion des risques ou en permettant le suivi dans le temps des mesures mises en place via l’évolution de la valeur. La valorisation n’agit pas d’elle-même, n’auto-régule pas les usages, elle n’est qu’un outil, mais un outil nécessaire, pour justifier une action ambitieuse de protection et de restauration des écosystèmes.
I. Illustrer la dépendance de l’activité économique à son environnement et remédier à une analyse économique « dématérialisée »
La tension entre la rareté de la ressource et le développement est au fondement de l’analyse économique. Dans l’analyse des classiques, la terre disponible détermine d’abord la richesse, puis les conditions de son accumulation, elle contient l’économie. David Ricardo (1772-1823) théorisait « l’état stationnaire »[3] : l’accumulation du capital s’arrête par le rendement décroissant des terres. Les Physiocrates à la même époque – et notamment François Quesnay – proposaient une vision intégrée, conscients que la première richesse est celle de la nature, source de toute production.
La question des ressources naturelles devient plus importante encore à la révolution industrielle. Parmi les analyses les plus connues, William Stanley Jevons (1835-1882) publie en 1865 The Coal question. Il montre le rôle moteur joué par le charbon dans la révolution industrielle. À partir de cette analyse, Jevons avance que l’extraction de quantités croissantes du charbon entraînera un coût de plus en plus important. À terme, la compétitivité des produits britanniques pourrait être affectée. Selon Antonin Pottier[4], il s’agit là de la continuité de l’état stationnaire de Ricardo mais “en version souterraine”.
C’est avec les néoclassiques que le processus économique s’émancipe, dans l’analyse, de son environnement direct. L’analyse se dématérialise[5] et se recentre sur deux facteurs de production : le capital et le travail. Les ressources, entendues au sens large comme l’ensemble des ressources naturelles pouvant intervenir directement ou indirectement dans le processus de production, comprenant les ressources hors marché, disparaissent du champ visible de l’économie. L’analyse de l’activité économique au XXe siècle se fait majoritairement « toutes choses égales par ailleurs », sans considération de l’écosystème dans lequel elle s’insère. De fait, les considérations environnementales deviennent des externalités. L’environnement n’est pas considéré comme nécessaire au développement économique, sa protection est externe et, pour des raisons non économiques, nous pourrions dire éthiques, le prix peut être modifié pour éviter, ou dédommager, son altération. C’est donc une prise en compte qui demeure externe et sans conséquence sur la pérennité de l’activité elle-même.
Le « réencastrement » du système économique dans son environnement se fait dans les années 1970 avec les réflexions modernes sur la « durabilité ». Le rapport du Club de Rome[6] marque le retour de la question dans le débat public : le système économique tel qu’il existe, “thermo-industriel” et linéaire, peut-il résister à l’épreuve du temps malgré son impact croissant sur les ressources naturelles ? Ces réflexions ne modifient pas directement l’analyse économique majoritaire : le rapport Meadows est un rapport d’experts, de scientifiques, qui font de la « dynamique des systèmes » et touchent plusieurs disciplines (démographie, économie, biologie, physique etc.). Il n’en demeure pas moins que leurs conclusions amènent à considérer l’environnement non plus comme “extra-économique” mais comme conditionnant la continuité du développement économique des sociétés.
Dans cette perspective, « réencastrer l’économie » commence par l’évaluation de sa dépendance au bon fonctionnement des écosystèmes, actuel et futur. Des estimations sont faites dans les années 1990[7], puis cette conception des rapports nature/économie gagne une reconnaissance institutionnelle en 2005. l’ONU publie alors le Millennium Ecosystem Assessment (MEA), premier rapport qui propose une classification des “services écosystémiques”, soit des contributions de la nature au développement et au bien-être des sociétés humaines. Le MEA propose quatre catégories : les services de prélèvement (nourriture, eau, bois, fibre), les services de régulation qui affectent le climat, les services culturels et les services d’auto-entretien (formation des sols, photosynthèse, cycles nutritifs). À l’époque, les Nations unies estiment que 65 % de ces services sont dégradés ou en voie de l’être très prochainement. Cette cartographie ne poursuit pas un objectif ontologique de caractérisation de la biodiversité mais plutôt une mise en perspective, un moyen de sensibiliser les décideurs et l’opinion à la réalité de la dépendance de nos sociétés à la nature.
Ce cadre analytique ouvre la voie à une évaluation en termes monétaires : lancé en 2008, le projet The Economics of Ecosystems and Biodiversity (TEEB Reports 2009-2010), toujours sous l’égide des Nations unies, entend ainsi articuler la caractérisation des services écosystémiques, leur évaluation monétaire et l’intégration de ces données à la prise de décision. L’objectif est de dégager des ordres de grandeur et de peser sur l’ensemble des décisions relatives à la gestion des écosystèmes, publiques comme privées.
Il convient de mentionner que l’appréhension des notions de “capital naturel” et de “services écosystémiques” pose un certain nombre de défis. La littérature est abondante sur les difficultés d’analyse et de caractérisation. Un service écosystémique, puisqu’il décrit la relation entre l’écosystème et la société humaine, dépend des caractéristiques de l’écosystème mais aussi (surtout) des usages socio-économiques qui en sont fait. Un même écosystème assure également la « production jointe » de plusieurs services, « un bouquet de services écosystémiques », inséparables les uns des autres. Enfin, il s’agit d’un processus dynamique, les systèmes humains et naturels co-évoluant. L’inventaire des services écosystémiques doit donc, avant même la traduction en terme monétaire, tenir compte de cette diversité.
Multiplicité des usages sous-entend également multiplicité des valeurs. Sur la base du Millennium Ecosystem Assessment, on distingue pour un service écosystémique les valeurs d’usage et les valeurs de non usage. Les valeurs d’usage peuvent être directes (alimentation ou contemplation) ou indirectes (pollinisation, régulation du climat ou de la température). Elles sont prioritairement utilisées par les institutions par souci de robustesse. Les valeurs dites de non usage peuvent également être évaluées et comprennent par exemple la valeur d’option (la possibilité d’utiliser la source à l’avenir, utilisée dans les analyses prospectives), la valeur de quasi-option (une valeur encore inconnue mais qui pourrait se révéler à l’avenir) ou encore une valeur de legs (la possibilité de transmettre la ressource). La “traduction” en termes monétaires suppose donc d’agréger d’une certaine manière l’ensemble de ces valeurs. La valeur économique d’un service écosystémique va donc bien au-delà de la valeur de l’usage immédiat. Le Rapport Chevassus-au-Louis[8] résumait ainsi : « le passage à des valeurs économiques ne peut se réduire à un chiffrage de dépenses ; il doit s’efforcer de respecter la profondeur des conséquences des changements prévisibles de cet écosystème sur les populations concernées. »
II. Intégrer le capital naturel et les services écosystémiques dans les systèmes de comptabilité
Les évaluations menées par TEEB puis bientôt par d’autres institutions sont utilisées dans les négociations internationales pour leur caractère illustratif. Par exemple, l’IPBES, dans le rapport de 2019 cité précédemment, évaluait à 5 à 8 % la part de la production agricole mondiale actuelle directement attribuable à la pollinisation par les insectes ou d’autres animaux, ce qui représente une valeur marchande annuelle de 235 à 577 milliards de dollars. Ce travail de valorisation, au-delà de l’objectif de donner un ordre de grandeur “sensationnel”, a également ouvert de nouvelles perspectives pour, dans certains cadres, intégrer les valeurs des services écosystémiques ou du capital naturel aux systèmes de comptabilité.
Le capital naturel permettrait par exemple d’aller “au-delà de la mesure traditionnelle du PIB” (Banque mondiale, 2012)[9], dont les imperfections sont depuis longtemps décriées, et permettrait de construire un indicateur plus “intégré”. Au-delà de cet objectif, se pose la véritable question d’un cadre de comptabilité et d’analyse capable de replacer l’économie dans son environnement et d’exprimer et son fonctionnement et sa dépendance aux ressources naturelles dans un même référentiel de mesure. La conférence de Nagoya sur la Biodiversité en 2010 a ainsi fait de l’évolution de la comptabilité nationale un des points principaux de son agenda. L’objectif 2 des Objectifs d’Aichi qui y sont signés stipule que « d’ici à 2020 au plus tard, les valeurs de la diversité biologique ont été intégrées dans les stratégies et les processus de planification nationaux et locaux de développement et de réduction de la pauvreté, et incorporées dans les comptes nationaux, selon que de besoin, et dans les systèmes de notification ». Les États sont encouragés à calculer la « part de la richesse nationale représentée par la biodiversité et les écosystèmes »[10]. Cette réflexion rejoint celle concernant les nouveaux indicateurs de richesse : réussir la transition vers un nouveau modèle économique, social et écologique semble requérir l’évolution de la vision de la richesse et de la performance nationale. En rendant compte différemment de l’activité des différents secteurs institutionnels (entreprises, ménages, administrations publiques), la comptabilité nationale peut rendre visible les enjeux de durabilité. Ces travaux ont lieu en particulier dans le cadre du Système de comptabilité économique et environnementale (SCEE) de l’ONU qui s’appuie sur les concepts, les classifications et les définitions des systèmes de comptes nationaux.
Des innovations sur la place des éléments « hors marchés » et leur traduction en comptabilité émergent également au niveau microéconomique, au sein des entreprises et des organisations, afin de transformer le système productif de l’intérieur. L’objectif est d’aller bien au-delà de la Responsabilité sociale des entreprises (RSE) et de l’approche ESG (Environnement, social, gouvernance) qui servent actuellement de cadre théorique et méthodologique pour la prise en compte des risques extra-financiers des investissements. L’initiative Impact-Weighted Accounts Initiative (IWAI)[11]propose par exemple d’aller plus loin et de mesurer rigoureusement et monétairement les « impacts » liés à l’environnement, à l’emploi ou au produit/service fourni par l’entreprise et de les incorporer dans les états financiers, de manière à mettre fin à la séparation entre impacts financiers et extra-financiers.
Il s’agit en fait de redéfinir la notion même de profit telle que proposée par Hicks en 1939, indissociable du principe de préservation du capital : « le montant maximum que l’on peut dépenser sur une période tout en maintenant le capital sur cette même période ». Malheureusement, l’application de cette définition n’a jusqu’à aujourd’hui concerné que le capital financier. À l’inverse, la comptabilité en triple capital revisite le concept de profit en ajoutant le capital naturel et le capital humain au passif de l’entreprise et applique le principe de soutenabilité forte[12], c’est-à-dire la non-substituabilité des différentes formes de capitaux entre elles.
L’initiative CARE (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology, pour Comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement), développée par le professeur de gestion et expert-comptable Jacques Richard[13], procède de cette logique d’amortissement des capitaux (financiers, naturels et sociaux) permettant de provisionner les coûts de maintien du capital naturel. CARE fait l’objet d’expérimentations, notamment au sein de fermes agro-écologiques membres du réseau « Fermes d’Avenir » (2017).Ce modèle a permis d’identifier et de chiffrer les services écosystémiques et sociaux de la ferme, d’en cartographier les bénéficiaires et de déterminer les coûts sanitaires et écologiques évités par les pratiques agro-écologiques.
Aujourd’hui l’initiative CARE se déploie au sein de la Chaire Comptabilité écologique[14] créée en 2019 par Alexandre Rambaud et Harold Levrel au sein d’AgroParisTech, l’Université Paris-Dauphine et l’Université Paris-Reims. Celle-ci mène des recherches multidisciplinaires afin de refonder la comptabilité dans une « prise en compte des richesses naturelles et humaines qui constituent les conditions de toute production ». Cette chaire traite des trois niveaux de comptabilité –comptabilité des organisations, comptabilité des écosystèmes et comptabilité nationale – et de leurs articulations.
III. Travailler simultanément à l’intégration aux processus de décision
En France, le programme Évaluation française des écosystèmes et des services écosystémiques (EFESE), lancé par le ministère de la transition écologique et solidaire en 2013, est chargé de construire les données sur les écosystèmes et les services écosystémiques. Cette plateforme entend[15] « fournir au gestionnaire public mais également au citoyen les références nécessaires pour éclairer les décisions de gestion des écosystèmes sur leurs conséquences écologiques, sociales et économiques ». Or, des obstacles institutionnels et opérationnels viennent questionner ce lien de causalité entre évaluation et décisions, privées, politiques ou même judiciaires.
Alors même que les notions de capital naturel et de services écosystémiques ont été pensées pour fournir un langage adapté aux sphères décisionnelles, l’intégration de ces valeurs aux systèmes comptables et aux processus de décision rencontre, de manière prévisible, un certain nombre d’obstacles. La pertinence et de la crédibilité des évaluations menées conditionne évidemment leur application[16], de même qu’elle implique un changement de la culture comptable et une évolution conceptuelle. Au niveau de la puissance publique, alors que nous sommes arrivés à l’échéance prévue par les objectifs d’Aichi précédemment cités, Harold Levrel et Antoine Missemer relevaient dans un article de la Revue économique en 2019[17] que « l’exercice se limite à un travail scientifique éloigné des sphères décisionnelles, contrairement à ce qui pourrait être imaginé (Laurans et al. [2013]). Et, dans les rares cas où ces évaluations sont mobilisées […]c’est avant tout pour offrir un outil de justification post-décisionnel bien différent d’une analyse coûts-bénéfices ex ante (Feuillette et al. [2016]). »
Au niveau de l’entreprise, l’évaluation des impacts de son activité sur l’environnement et la mesure de son « capital naturel » – en particulier la biodiversité – se heurtent à un triple défi :
Afin de dépasser ces obstacles il est nécessaire de clarifier d’abord l’objectif des évolutions comptables : est-ce un outil d’information ? De mise en perspective et de visibilisation ? De justification ? De contrôle ? Ou bien permet-elle d’auto-réguler les usages en modifiant les résultats ?
Les initiatives évoquées précédemment, tant au niveau de la comptabilité nationale que de la comptabilité des organisations, traduisent l’idée que l’outil comptable est un outil de gouvernance. Il a des répercussions sur la représentation et sur la réalité de l’action économique. Toutefois, il ne nous semble pas pertinent d’attendre de cet outil qu’il représente en lui-même une solution à la dégradation des écosystèmes. Il ne permet en aucun cas l’auto-régulation des pratiques. Une comptabilité écologique permettra d’appuyer une stratégie d’ensemble et de justifier des décisions politiques, judiciaires ou d’investissement, mais ne peut se substituer à une action volontariste des différentes parties prenantes, et particulièrement de la puissance publique.
IV. Accompagner par l’outil comptable une stratégie plus large et ambitieuse de préservation et de restauration des écosystèmes
La modification, disons même la correction, des outils comptables apparaît comme étant, en elle-même, une forme d’intervention pour la protection de la biodiversité. On attend d’elle non seulement qu’elle produise des indications, mais surtout qu’elle conduise à un changement de pratiques efficace et tangible. Or, il est nécessaire de mettre un terme à la confusion entre indicateur, outil et stratégie.
Les stratégies de protection de la biodiversité adoptées par les États, collectivement ou individuellement, ne doivent pas se contenter d’appeler à une modification de la comptabilité nationale. Cette modification, si elle traduit un changement de représentation de l’activité économique – ce qui est nécessaire pour appuyer et justifier une évolution des normes –, ne peut initier ou conduire une transformation d’abord politique. Cet élément devra être rappelé en octobre, à l’occasion de la convention sur la diversité biologique (Cop15) à Kunming.
Proposition n° 1 : Ne pas considérer les évolutions comptables demandées par les accords internationaux (Objectifs d’Aichi jusqu’en 2020) comme une action de protection des écosystèmes en elle-même, mais comme permettant la mise en place d’indicateurs, voire d’outils, au service d’une action volontariste des États.
En effet, l’évolution de la méthode de comptabilité nationale prônée par les objectifs d’Aichi par exemple, a, seule, peu de conséquences en termes de pilotage de l’activité économique. Du point de vue de la puissance publique, penser que les grands projets d’investissement seraient guidés par leur impact sur la comptabilité nationale, sur l’augmentation du PIB, est évidemment simpliste. Comme l’écrit Antonin Pottier[18], « un nouvel indicateur modifierait certainement le calcul socio-économique, mais il ne changerait pas la rationalité politique derrière les décisions d’investissement public ». L’objectif d’incorporation de ces valeurs dans la comptabilité nationale est pertinent par sa force d’illustration et de mise en équivalence. Ses valeurs peuvent venir justifier et impulser des avancées politiques et une évolution normative, mais il n’est pas suffisant.
Par exemple, l’évaluation des services écosystémiques pourrait améliorer la mise en œuvre du principe de précaution prévu à l’article 5 de la Charte de l’environnement. Pour prévenir plus efficacement l’altération d’un écosystème par un usage non durable, le juge pourrait s’appuyer sur le risque économique ou de subsistance pour les sociétés humaines que cette dégradation causerait à terme. En effet, l’article 5 de la Charte de l’environnement demande aujourd’hui « la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ». Les données disponibles sur les services écosystémiques et le chiffrement du coût de leur altération permettrait l’évaluation d’un risque économique ou de subsistance et faciliterait donc le recours au principe de précaution.
Pour une efficacité réelle, ce principe de précaution devra tenir compte des usages y compris hors de son territoire : la stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée (SNDI) pourrait, par exemple, mobiliser la valorisation des services écosystémiques pour sortir d’un arbitrage impératif économique/protection des écosystèmes faussé et renforcer sa lutte contre la déforestation et la destruction des puits de carbone mondiaux, bien que les écosystèmes concernés ne soient pas sur le sol français.
Proposition n° 2 : Faciliter et élargir le recours au principe de précaution en caractérisant le risque d’altération actuelle ou à venir des moyens de subsistance des sociétés humaines via l’évaluation des services écosystémiques.
Il convient également de réaffirmer la pertinence de l’évaluation des services écosystémiques pour un écosystème donné, au niveau local. Comme explicité précédemment, la notion même de services écosystémiques est dépendante tant des caractéristiques de l’écosystèmes considéré que de l’usage qui en est fait par la population concernée, elle trouve donc tout son sens dans une étude de terrain. La réalisation d’évaluations à une échelle locale est un des axes du travail mené par l’EFESE. L’utilisation concrète de ces données dans les décisions locales d’aménagement et d’urbanisme doit être facilitée puis exigée. Cela est d’autant plus pertinent que l’évaluation permet, par rapport à une réglementation uniforme sur le territoire national, de donner des recommandations de gestion d’un écosystème spécifique afin d’aboutir à un arrangement institutionnel adapté.
Proposition n° 3 : Garantir une évaluation et une prise en compte des valeurs de la diversité biologique dans les décisions locales d’urbanisme, d’aménagement et de gestion d’un territoire.
Un effort important de la puissance publique doit également permettre d’encourager les évolutions du système comptabledes entreprises et des organisations.
Étant donné l’inertie des pratiques, encourager les évolutions du cadre comptable des entreprises passe d’abord par la mise en œuvre d’une phase pilote de coexistence des deux types de comptabilité qui permette de prouver le bien-fondé d’un tel changement de paradigme, en commençant par les secteurs où la mise en place de la comptabilité en triple capital est à la fois opérationnalisable (là où la mesure des impacts sur la biodiversité est “simple” et consensuelle) et impactante (là où une telle comptabilité a le plus de potentiel de changement). Les entreprises des secteurs de production “amont” (agriculture, industries extractives, sylviculture) et de la logistique (emballage, conditionnement) sont de bons candidats si on s’en tient à ces deux critères, puisqu’elles ont à la fois un impact important sur la biodiversité et un intérêt direct à mieux évaluer leurs risques opérationnels directement liés aux écosystèmes.
Pour nombre de parties prenantes de l’entreprise, et en particulier l’État, le manque de prise en compte des capitaux naturels fait courir des risques de dégradation des communs telles la destruction des écosystèmes et la perturbation du climat. Pour l’actionnaire et les salariés, il s’agit plus simplement de garantir la pérennité de l’entreprise. Enfin pour les investisseurs, pour qui l’exercice de mesure des risques est central aux prises de décision, il est nécessaire de rendre compte des risques extra-financiers de façon beaucoup plus robuste et en termes monétaires pour pouvoir provoquer des changements d’allocation de portefeuilles.
Seule la modification des normes comptables peut amener une nouvelle conception du profit. Cela passe alors par une nouvelle législation au niveau des États, mais également par la création d’un nouveau cadre conceptuel et de nouveaux standards internationaux au sein des instances normatives comme l’IASB (standards IFRS) et le FASB (standards US GAAP aux États-Unis). Il convient donc de porter ces propositions au niveau européen a minima.
Proposition n° 4 : Encourager le développement d’une comptabilité d’entreprise qui redéfinit la notion de profit et prend désormais en compte le nécessaire renouvellement des capitaux naturels. Ainsi construit, le profit deviendra un outil bien plus à même de rendre compte de la performance multidimensionnelle de l’entreprise, et deviendra un indicateur plus pertinent pour l’ensemble de ses parties prenantes. Pour opérer ce changement, il est nécessaire de :
1) documenter massivement et rigoureusement les coûts de maintien des capitaux naturels comme le permet la comptabilité en triple capital pour rendre visibles les risques que la dégradation des capitaux naturels fait peser sur les parties prenantes de l’entreprise ;
2) permettre une première phase pilote qui permettra d’ajuster la méthodologie de mesure et d’identifier les changements institutionnels (audit, fiscalité) et les coûts associés à cette nouvelle comptabilité. Une seconde phase de déploiement national et de plaidoyer auprès des institutions normatives internationales permettra un changement systémique.
Enfin, il est marquant de constater le manque de médiatisation de ces notions. Si la biodiversité est désormais traitée par les grands médias nationaux, elle n’est que rarement mise en perspective par rapport au risque que sa disparition fait peser sur le fonctionnement de nos sociétés. Pour que l’évaluation ait un impact tangible, elle doit être comprise, portée et intégrée au référentiel des citoyens.
Conclusion :
L’enjeu est majeur : « Nous avons une méthode comptable privé et publique qui est borgne dans la mesure où elle ne prend en compte que des flux et pas des stocks. Il est nécessaire de réformer ce miroir complètement déformant dans lequel nous comptions »[19]. Il est à ce titre essentiel de poursuivre la démarche de valorisation de la diversité biologique afin d’amorcer un changement de représentations et de réencastrer, dans l’analyse, notre modèle socio-économique dans les écosystèmes auxquels il appartient.
« Réencastrer » permet de reprendre l’idée de Karl Polanyi et de penser non plus seulement la dépendance mais également les interactions et les interdépendances entre nature et sociétés. La Fondation pour la recherche sur la biodiversité écrivait ainsi en 2012 à propos des services écosystémiques : « ce cadre nouveau est axé non plus sur une « nature » conçue comme extérieure et opposée à la culture humaine, mais sur une « biodiversité » dont nous tirons ressources et services et dont nous faisons partie intégrante »[20]. Ce changement de perspectives doit désormais se traduire d’un point de vue politique, juridique, économique et institutionnel. Cette vision justifie notamment de limiter les atteintes aux écosystèmes mais également de dédier des fonds à l’atteinte d’objectifs écologiques par les organisations.
L’année 2020 marque, ou devait marquer, une étape dans la définition d’une stratégie internationale pour la biodiversité. Les objectifs d’Aichi, adoptés en 2010, arrivent à leur terme et seront, selon toute vraisemblance, remplacés par un nouveau cadre mondial pour la période 2021 – 2030 à la conférence des parties de la Convention sur la diversité biologique (Cop15) en octobre à Kunming, en Chine. Il convient de surveiller attentivement le bilan qui sera fait des évaluations des services écosystémiques menées nationalement et des perspectives qu’elles ouvrent pour le secteur public comme privé à l’aune de ce nouveau volet de négociations pour une stratégie internationale de protection de la biodiversité.
Les auteurs remercient particulièrement Dorothée Browaeys, Présidente de TEK4life, Ano Kuhanathan, Ph.D. Economist & Data-scientist, Baptiste Parent, Ingénieur des mines, ainsi que les membres du Conseil scientifique de l’Institut Rousseau pour leurs relectures et leurs conseils.
[1] Ten Brink et al. (2014), s’appuyant sur TEEB (2011), Pearce et al. (1989) et Ekins (1992).
[2] Roche Philip, Geijzendorffer Ilse, Levrel Harold et al., Valeurs de la biodiversité et services écosystémiques. Perspectives interdisciplinaires. Editions Quæ, « Update Sciences & Technologies », 2016, 220 p. (p.3).
[3] Jean-Claude Drouin, Les Grands Économistes, PUF, 2009, 118 p.
[4] Pottier Antonin, « La nature dans l’analyse économique – perspective historique », La Revue du CGDD Service de l’économie, de l’évaluation et de l’intégration du développement durable, décembre 2015, Nature et richesse des nations, p. 53- 60.
[5] ibidem
[6] The Limits to Growth, D. H. Meadows et. al. (1972).
[7] Costanza Robert et al., The value of the world’s ecosystem services and natural capital, Nature vol.387, 1997, p.253-260.
[8] Rapport pour le Conseil d’analyse stratégique “Approche économique de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes ; Contribution à la décision publique” Rapport du groupe de travail présidé par Bernard Chevassus-au-Louis, Vice-président : Jean-Michel Salles, Rapporteur général : Jean-Luc Pujol.
[9] https://www.banquemondiale.org/fr/news/feature/2012/05/07/natural-capital-accounting (consulté le 13/04/20)
[10] Définition de l’objectif 2 des Objectifs d’Aichi par Philippe Puydarrieux dans « Évaluer un actif naturel par la valeur actualisée des services écosystémiques », La Revue du CGDD Service de l’économie, de l’évaluation et de l’intégration du développement durable, décembre 2015, Nature et richesse des nations, p. 125- 134 (p.125).
[11] IWAI est une initiative jointe du Global Steering Group (GSG) et de l’Impact Management Project (IMP), incubée à la Harvard Business School, dont le rapport “Impact Weighted Financial Accounts: The Missing Piece for an Impact Economy”(2019) marque la première publication officielle.
[12] L’hypothèse de soutenabilité faible (Hartwick, 1977) autorise la substitution entre capitaux naturels et et capitaux artificiels tandis que la soutenabilité forte (Daly, 1990) ne permet pas de substitution.
[13] Jacques Richard est expert-comptable et commissaire aux comptes associé au Groupe Alpha spécialisé dans l’aide aux comités d’entreprise, il est membre du Conseil national de la comptabilité et du Comité de la réglementation comptable. Il est l’inventeur de la méthode CARE®, décrite dans son livre Comptabilité et développement durable, paru en 2012.
[14] La Chaire Comptabilité écologique est un partenariat entre des organismes de l’enseignement supérieur, des entreprises et l’Association Île-de-France de l’Ordre des experts-comptables ayant pour but de mettre les systèmes comptables au service d’une transition écologique.
[15] Avant-propos de Laurence Monnoyer Smith, commissaire générale au développement durable, pour le rapport intermédiaire de l’EFESE (décembre 2016) (p.4).
[16] Cf. les guides en matière d’évaluation produit notamment par Ash, N. et al. (2011), Les Écosystèmes et le Bien-être humain. Un manuel pour les praticiens de l’évaluation, Island Press, Washington D.C. et Wilson, L. et al. (2014), “The Role of National Ecosystem Assessments in Influencing Policy Making”, OECD Environment Working Papers, No. 60, OECD Publishing.
[17] Levrel, Harold, et Antoine Missemer. « La mise en économie de la nature, contrepoints historiques et contemporains », Revue économique, vol. vol. 70, no. 1, 2019, pp. 97-122.
[18] Pottier, Antonin. « Les nouveaux indicateurs de richesse modifieront-ils la croissance ? Les limites de la critique du pib », Le Débat, vol. 199, no. 2, 2018, pp. 147-156.
[19] Corinne Lepage Le 7 février dernier, à l’occasion du colloque organisé par Compta Durable à l’Assemblée nationale sur le thème : « La comptabilité au service de la transition environnementale et sociale ».
[20] Les valeurs de la biodiversité : un état des lieux de la recherche française, fondation pour la recherche sur la biodiversité, 2012, 52 p. (p.6).
Publié le 4 juin 2020
Faire évoluer les outils comptables pour « réencastrer » l’activité économique dans son environnement
Auteurs
Morgane Gonon
Diplômée de l’Institut d’études politiques de Grenoble et de l'Université Paris Dauphine, Morgane Gonon est doctorante en économie à Paris I et à AgroParisTech sur la performance écologique de l'aide au développement.
Benjamin Métadier
Analyste et consultant en stratégie et organisation, Benjamin Métadier est diplômé de l'EDHEC et de la London School of Economics. Son champ d'étude couvre les problématiques énergétique et environnementale, l'entrepreneuriat social et l'économie sociale et solidaire.
« La santé des écosystèmes dont nous dépendons, ainsi que toutes les autres espèces, se dégrade plus vite que jamais. Nous sommes en train d’éroder les fondements mêmes de nos économies, nos moyens de subsistance, la sécurité alimentaire, la santé et la qualité de vie dans le monde entier ». Ce sont les mots de Sir Robert Watson en mai 2019 à l’occasion de la sortie du rapport annuel de l’IPBES, qu’il préside. Les données sont alarmantes : plus de 500 000 espèces terrestres ont désormais un habitat insuffisant pour leur survie à long terme, 75 % du milieu terrestre et 40 % du milieu marin sont sévèrement altérés à ce jour par les activités humaines, 60 milliards de tonnes de ressources renouvelables et non renouvelables sont extraites chaque année dans le monde, une quantité qui a presque doublé depuis 1980. Aujourd’hui ces informations résonnent particulièrement : si les circonstances spécifiques d’apparition puis de transmission à l’espèce humaine du SARS-Cov-2 ne sont pas encore déterminées précisément, la réduction de l’habitat naturel des espèces par l’homme a été clairement identifiée comme un facteur de pandémies, par le passage de la barrière d’espèce des agents pathogènes qu’il permet.
« La santé des écosystèmes dont nous dépendons » est une vision anthropocentrée du problème, mais convaincante : la protection et la restauration des écosystèmes répond aux besoins de conserver les services indispensables qu’ils fournissent aux sociétés humaines. En insistant sur l’érosion de ces services, Sir Robert Waltson entend promouvoir la préservation de la biodiversité non pas au regard de l’éthique mais bien d’un calcul coût-bénéfice pour les sociétés humaines. Cette perspective est défendue par les organisations internationales comme l’ONU et la Banque mondiale à travers les notions de services écosystémiques et de capital naturel. Malgré des définitions parfois variables selon les institutions, nous pourrions définir le capital naturel comme « une métaphore anthropocentrique qui illustre le rôle de la nature dans l’économie et le bien-être des êtres humains, mais ne rend pas compte de la valeur intrinsèque de la nature ».Il désigne « l’ensemble des richesses naturelles qui offrent à la société des ressources renouvelables et non renouvelables, ainsi que des services écosystémiques »[1]. De ce capital naturel dérivent des services indispensables pour les sociétés humaines, appelés services écosystémiques. Ces services sont donc un « objet frontière »[2] qui exprime la diversité des relations entre les communautés humaines et leur environnement naturel, irréductible à un fait strictement social ou écologique.
Une des solutions envisagées pour améliorer la prise en compte de la biodiversité et impulser des actions ambitieuses de protection et de restauration est de remédier à l’illusion de la gratuité de ces services, d’abord en les évaluant puis en les incluant dans les systèmes de comptabilité. Ainsi la dépendance de l’activité économique au bon fonctionnement des écosystèmes serait mise en valeur et l’arbitrage entre impératif économique et protection des écosystèmes prendrait un tout autre sens. Il ne s’agit pas de monétiser, encore moins de privatiser, la biodiversité mais de définir la part de la richesse produite qui dépend directement de son existence.
Mettre en perspective notre système économique au regard de ce qu’il doit au bon fonctionnement des écosystèmes est une nécessité : nous avons besoin d’un système d’information qui tienne compte des valeurs de subsistance. Il ne s’agit pas seulement de donner une équivalence dans un langage institutionnel pour faciliter la prise en compte de ces problématiques, mais de modifier notre référentiel d’analyse.
Si le chantier est ambitieux, il ne doit pas faire oublier que l’évaluation du capital naturel et des services écosystémiques et son incorporation dans des systèmes de comptabilité privée ou nationale ne se substitue pas aux changements de politiques publiques, de cadre juridique (voir la note de Dorian Guinard dans ce dossier) et de systèmes productifs qu’il faut prioritairement mettre en œuvre. Ces évaluations viennent au contraire accompagner ces transformations, en modifiant les analyses prospectives et de gestion des risques ou en permettant le suivi dans le temps des mesures mises en place via l’évolution de la valeur. La valorisation n’agit pas d’elle-même, n’auto-régule pas les usages, elle n’est qu’un outil, mais un outil nécessaire, pour justifier une action ambitieuse de protection et de restauration des écosystèmes.
I. Illustrer la dépendance de l’activité économique à son environnement et remédier à une analyse économique « dématérialisée »
La tension entre la rareté de la ressource et le développement est au fondement de l’analyse économique. Dans l’analyse des classiques, la terre disponible détermine d’abord la richesse, puis les conditions de son accumulation, elle contient l’économie. David Ricardo (1772-1823) théorisait « l’état stationnaire »[3] : l’accumulation du capital s’arrête par le rendement décroissant des terres. Les Physiocrates à la même époque – et notamment François Quesnay – proposaient une vision intégrée, conscients que la première richesse est celle de la nature, source de toute production.
La question des ressources naturelles devient plus importante encore à la révolution industrielle. Parmi les analyses les plus connues, William Stanley Jevons (1835-1882) publie en 1865 The Coal question. Il montre le rôle moteur joué par le charbon dans la révolution industrielle. À partir de cette analyse, Jevons avance que l’extraction de quantités croissantes du charbon entraînera un coût de plus en plus important. À terme, la compétitivité des produits britanniques pourrait être affectée. Selon Antonin Pottier[4], il s’agit là de la continuité de l’état stationnaire de Ricardo mais “en version souterraine”.
C’est avec les néoclassiques que le processus économique s’émancipe, dans l’analyse, de son environnement direct. L’analyse se dématérialise[5] et se recentre sur deux facteurs de production : le capital et le travail. Les ressources, entendues au sens large comme l’ensemble des ressources naturelles pouvant intervenir directement ou indirectement dans le processus de production, comprenant les ressources hors marché, disparaissent du champ visible de l’économie. L’analyse de l’activité économique au XXe siècle se fait majoritairement « toutes choses égales par ailleurs », sans considération de l’écosystème dans lequel elle s’insère. De fait, les considérations environnementales deviennent des externalités. L’environnement n’est pas considéré comme nécessaire au développement économique, sa protection est externe et, pour des raisons non économiques, nous pourrions dire éthiques, le prix peut être modifié pour éviter, ou dédommager, son altération. C’est donc une prise en compte qui demeure externe et sans conséquence sur la pérennité de l’activité elle-même.
Le « réencastrement » du système économique dans son environnement se fait dans les années 1970 avec les réflexions modernes sur la « durabilité ». Le rapport du Club de Rome[6] marque le retour de la question dans le débat public : le système économique tel qu’il existe, “thermo-industriel” et linéaire, peut-il résister à l’épreuve du temps malgré son impact croissant sur les ressources naturelles ? Ces réflexions ne modifient pas directement l’analyse économique majoritaire : le rapport Meadows est un rapport d’experts, de scientifiques, qui font de la « dynamique des systèmes » et touchent plusieurs disciplines (démographie, économie, biologie, physique etc.). Il n’en demeure pas moins que leurs conclusions amènent à considérer l’environnement non plus comme “extra-économique” mais comme conditionnant la continuité du développement économique des sociétés.
Dans cette perspective, « réencastrer l’économie » commence par l’évaluation de sa dépendance au bon fonctionnement des écosystèmes, actuel et futur. Des estimations sont faites dans les années 1990[7], puis cette conception des rapports nature/économie gagne une reconnaissance institutionnelle en 2005. l’ONU publie alors le Millennium Ecosystem Assessment (MEA), premier rapport qui propose une classification des “services écosystémiques”, soit des contributions de la nature au développement et au bien-être des sociétés humaines. Le MEA propose quatre catégories : les services de prélèvement (nourriture, eau, bois, fibre), les services de régulation qui affectent le climat, les services culturels et les services d’auto-entretien (formation des sols, photosynthèse, cycles nutritifs). À l’époque, les Nations unies estiment que 65 % de ces services sont dégradés ou en voie de l’être très prochainement. Cette cartographie ne poursuit pas un objectif ontologique de caractérisation de la biodiversité mais plutôt une mise en perspective, un moyen de sensibiliser les décideurs et l’opinion à la réalité de la dépendance de nos sociétés à la nature.
Ce cadre analytique ouvre la voie à une évaluation en termes monétaires : lancé en 2008, le projet The Economics of Ecosystems and Biodiversity (TEEB Reports 2009-2010), toujours sous l’égide des Nations unies, entend ainsi articuler la caractérisation des services écosystémiques, leur évaluation monétaire et l’intégration de ces données à la prise de décision. L’objectif est de dégager des ordres de grandeur et de peser sur l’ensemble des décisions relatives à la gestion des écosystèmes, publiques comme privées.
Il convient de mentionner que l’appréhension des notions de “capital naturel” et de “services écosystémiques” pose un certain nombre de défis. La littérature est abondante sur les difficultés d’analyse et de caractérisation. Un service écosystémique, puisqu’il décrit la relation entre l’écosystème et la société humaine, dépend des caractéristiques de l’écosystème mais aussi (surtout) des usages socio-économiques qui en sont fait. Un même écosystème assure également la « production jointe » de plusieurs services, « un bouquet de services écosystémiques », inséparables les uns des autres. Enfin, il s’agit d’un processus dynamique, les systèmes humains et naturels co-évoluant. L’inventaire des services écosystémiques doit donc, avant même la traduction en terme monétaire, tenir compte de cette diversité.
Multiplicité des usages sous-entend également multiplicité des valeurs. Sur la base du Millennium Ecosystem Assessment, on distingue pour un service écosystémique les valeurs d’usage et les valeurs de non usage. Les valeurs d’usage peuvent être directes (alimentation ou contemplation) ou indirectes (pollinisation, régulation du climat ou de la température). Elles sont prioritairement utilisées par les institutions par souci de robustesse. Les valeurs dites de non usage peuvent également être évaluées et comprennent par exemple la valeur d’option (la possibilité d’utiliser la source à l’avenir, utilisée dans les analyses prospectives), la valeur de quasi-option (une valeur encore inconnue mais qui pourrait se révéler à l’avenir) ou encore une valeur de legs (la possibilité de transmettre la ressource). La “traduction” en termes monétaires suppose donc d’agréger d’une certaine manière l’ensemble de ces valeurs. La valeur économique d’un service écosystémique va donc bien au-delà de la valeur de l’usage immédiat. Le Rapport Chevassus-au-Louis[8] résumait ainsi : « le passage à des valeurs économiques ne peut se réduire à un chiffrage de dépenses ; il doit s’efforcer de respecter la profondeur des conséquences des changements prévisibles de cet écosystème sur les populations concernées. »
II. Intégrer le capital naturel et les services écosystémiques dans les systèmes de comptabilité
Les évaluations menées par TEEB puis bientôt par d’autres institutions sont utilisées dans les négociations internationales pour leur caractère illustratif. Par exemple, l’IPBES, dans le rapport de 2019 cité précédemment, évaluait à 5 à 8 % la part de la production agricole mondiale actuelle directement attribuable à la pollinisation par les insectes ou d’autres animaux, ce qui représente une valeur marchande annuelle de 235 à 577 milliards de dollars. Ce travail de valorisation, au-delà de l’objectif de donner un ordre de grandeur “sensationnel”, a également ouvert de nouvelles perspectives pour, dans certains cadres, intégrer les valeurs des services écosystémiques ou du capital naturel aux systèmes de comptabilité.
Le capital naturel permettrait par exemple d’aller “au-delà de la mesure traditionnelle du PIB” (Banque mondiale, 2012)[9], dont les imperfections sont depuis longtemps décriées, et permettrait de construire un indicateur plus “intégré”. Au-delà de cet objectif, se pose la véritable question d’un cadre de comptabilité et d’analyse capable de replacer l’économie dans son environnement et d’exprimer et son fonctionnement et sa dépendance aux ressources naturelles dans un même référentiel de mesure. La conférence de Nagoya sur la Biodiversité en 2010 a ainsi fait de l’évolution de la comptabilité nationale un des points principaux de son agenda. L’objectif 2 des Objectifs d’Aichi qui y sont signés stipule que « d’ici à 2020 au plus tard, les valeurs de la diversité biologique ont été intégrées dans les stratégies et les processus de planification nationaux et locaux de développement et de réduction de la pauvreté, et incorporées dans les comptes nationaux, selon que de besoin, et dans les systèmes de notification ». Les États sont encouragés à calculer la « part de la richesse nationale représentée par la biodiversité et les écosystèmes »[10]. Cette réflexion rejoint celle concernant les nouveaux indicateurs de richesse : réussir la transition vers un nouveau modèle économique, social et écologique semble requérir l’évolution de la vision de la richesse et de la performance nationale. En rendant compte différemment de l’activité des différents secteurs institutionnels (entreprises, ménages, administrations publiques), la comptabilité nationale peut rendre visible les enjeux de durabilité. Ces travaux ont lieu en particulier dans le cadre du Système de comptabilité économique et environnementale (SCEE) de l’ONU qui s’appuie sur les concepts, les classifications et les définitions des systèmes de comptes nationaux.
Des innovations sur la place des éléments « hors marchés » et leur traduction en comptabilité émergent également au niveau microéconomique, au sein des entreprises et des organisations, afin de transformer le système productif de l’intérieur. L’objectif est d’aller bien au-delà de la Responsabilité sociale des entreprises (RSE) et de l’approche ESG (Environnement, social, gouvernance) qui servent actuellement de cadre théorique et méthodologique pour la prise en compte des risques extra-financiers des investissements. L’initiative Impact-Weighted Accounts Initiative (IWAI)[11]propose par exemple d’aller plus loin et de mesurer rigoureusement et monétairement les « impacts » liés à l’environnement, à l’emploi ou au produit/service fourni par l’entreprise et de les incorporer dans les états financiers, de manière à mettre fin à la séparation entre impacts financiers et extra-financiers.
Il s’agit en fait de redéfinir la notion même de profit telle que proposée par Hicks en 1939, indissociable du principe de préservation du capital : « le montant maximum que l’on peut dépenser sur une période tout en maintenant le capital sur cette même période ». Malheureusement, l’application de cette définition n’a jusqu’à aujourd’hui concerné que le capital financier. À l’inverse, la comptabilité en triple capital revisite le concept de profit en ajoutant le capital naturel et le capital humain au passif de l’entreprise et applique le principe de soutenabilité forte[12], c’est-à-dire la non-substituabilité des différentes formes de capitaux entre elles.
L’initiative CARE (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology, pour Comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement), développée par le professeur de gestion et expert-comptable Jacques Richard[13], procède de cette logique d’amortissement des capitaux (financiers, naturels et sociaux) permettant de provisionner les coûts de maintien du capital naturel. CARE fait l’objet d’expérimentations, notamment au sein de fermes agro-écologiques membres du réseau « Fermes d’Avenir » (2017).Ce modèle a permis d’identifier et de chiffrer les services écosystémiques et sociaux de la ferme, d’en cartographier les bénéficiaires et de déterminer les coûts sanitaires et écologiques évités par les pratiques agro-écologiques.
Aujourd’hui l’initiative CARE se déploie au sein de la Chaire Comptabilité écologique[14] créée en 2019 par Alexandre Rambaud et Harold Levrel au sein d’AgroParisTech, l’Université Paris-Dauphine et l’Université Paris-Reims. Celle-ci mène des recherches multidisciplinaires afin de refonder la comptabilité dans une « prise en compte des richesses naturelles et humaines qui constituent les conditions de toute production ». Cette chaire traite des trois niveaux de comptabilité –comptabilité des organisations, comptabilité des écosystèmes et comptabilité nationale – et de leurs articulations.
III. Travailler simultanément à l’intégration aux processus de décision
En France, le programme Évaluation française des écosystèmes et des services écosystémiques (EFESE), lancé par le ministère de la transition écologique et solidaire en 2013, est chargé de construire les données sur les écosystèmes et les services écosystémiques. Cette plateforme entend[15] « fournir au gestionnaire public mais également au citoyen les références nécessaires pour éclairer les décisions de gestion des écosystèmes sur leurs conséquences écologiques, sociales et économiques ». Or, des obstacles institutionnels et opérationnels viennent questionner ce lien de causalité entre évaluation et décisions, privées, politiques ou même judiciaires.
Alors même que les notions de capital naturel et de services écosystémiques ont été pensées pour fournir un langage adapté aux sphères décisionnelles, l’intégration de ces valeurs aux systèmes comptables et aux processus de décision rencontre, de manière prévisible, un certain nombre d’obstacles. La pertinence et de la crédibilité des évaluations menées conditionne évidemment leur application[16], de même qu’elle implique un changement de la culture comptable et une évolution conceptuelle. Au niveau de la puissance publique, alors que nous sommes arrivés à l’échéance prévue par les objectifs d’Aichi précédemment cités, Harold Levrel et Antoine Missemer relevaient dans un article de la Revue économique en 2019[17] que « l’exercice se limite à un travail scientifique éloigné des sphères décisionnelles, contrairement à ce qui pourrait être imaginé (Laurans et al. [2013]). Et, dans les rares cas où ces évaluations sont mobilisées […]c’est avant tout pour offrir un outil de justification post-décisionnel bien différent d’une analyse coûts-bénéfices ex ante (Feuillette et al. [2016]). »
Au niveau de l’entreprise, l’évaluation des impacts de son activité sur l’environnement et la mesure de son « capital naturel » – en particulier la biodiversité – se heurtent à un triple défi :
Afin de dépasser ces obstacles il est nécessaire de clarifier d’abord l’objectif des évolutions comptables : est-ce un outil d’information ? De mise en perspective et de visibilisation ? De justification ? De contrôle ? Ou bien permet-elle d’auto-réguler les usages en modifiant les résultats ?
Les initiatives évoquées précédemment, tant au niveau de la comptabilité nationale que de la comptabilité des organisations, traduisent l’idée que l’outil comptable est un outil de gouvernance. Il a des répercussions sur la représentation et sur la réalité de l’action économique. Toutefois, il ne nous semble pas pertinent d’attendre de cet outil qu’il représente en lui-même une solution à la dégradation des écosystèmes. Il ne permet en aucun cas l’auto-régulation des pratiques. Une comptabilité écologique permettra d’appuyer une stratégie d’ensemble et de justifier des décisions politiques, judiciaires ou d’investissement, mais ne peut se substituer à une action volontariste des différentes parties prenantes, et particulièrement de la puissance publique.
IV. Accompagner par l’outil comptable une stratégie plus large et ambitieuse de préservation et de restauration des écosystèmes
La modification, disons même la correction, des outils comptables apparaît comme étant, en elle-même, une forme d’intervention pour la protection de la biodiversité. On attend d’elle non seulement qu’elle produise des indications, mais surtout qu’elle conduise à un changement de pratiques efficace et tangible. Or, il est nécessaire de mettre un terme à la confusion entre indicateur, outil et stratégie.
Les stratégies de protection de la biodiversité adoptées par les États, collectivement ou individuellement, ne doivent pas se contenter d’appeler à une modification de la comptabilité nationale. Cette modification, si elle traduit un changement de représentation de l’activité économique – ce qui est nécessaire pour appuyer et justifier une évolution des normes –, ne peut initier ou conduire une transformation d’abord politique. Cet élément devra être rappelé en octobre, à l’occasion de la convention sur la diversité biologique (Cop15) à Kunming.
Proposition n° 1 : Ne pas considérer les évolutions comptables demandées par les accords internationaux (Objectifs d’Aichi jusqu’en 2020) comme une action de protection des écosystèmes en elle-même, mais comme permettant la mise en place d’indicateurs, voire d’outils, au service d’une action volontariste des États.
En effet, l’évolution de la méthode de comptabilité nationale prônée par les objectifs d’Aichi par exemple, a, seule, peu de conséquences en termes de pilotage de l’activité économique. Du point de vue de la puissance publique, penser que les grands projets d’investissement seraient guidés par leur impact sur la comptabilité nationale, sur l’augmentation du PIB, est évidemment simpliste. Comme l’écrit Antonin Pottier[18], « un nouvel indicateur modifierait certainement le calcul socio-économique, mais il ne changerait pas la rationalité politique derrière les décisions d’investissement public ». L’objectif d’incorporation de ces valeurs dans la comptabilité nationale est pertinent par sa force d’illustration et de mise en équivalence. Ses valeurs peuvent venir justifier et impulser des avancées politiques et une évolution normative, mais il n’est pas suffisant.
Par exemple, l’évaluation des services écosystémiques pourrait améliorer la mise en œuvre du principe de précaution prévu à l’article 5 de la Charte de l’environnement. Pour prévenir plus efficacement l’altération d’un écosystème par un usage non durable, le juge pourrait s’appuyer sur le risque économique ou de subsistance pour les sociétés humaines que cette dégradation causerait à terme. En effet, l’article 5 de la Charte de l’environnement demande aujourd’hui « la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ». Les données disponibles sur les services écosystémiques et le chiffrement du coût de leur altération permettrait l’évaluation d’un risque économique ou de subsistance et faciliterait donc le recours au principe de précaution.
Pour une efficacité réelle, ce principe de précaution devra tenir compte des usages y compris hors de son territoire : la stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée (SNDI) pourrait, par exemple, mobiliser la valorisation des services écosystémiques pour sortir d’un arbitrage impératif économique/protection des écosystèmes faussé et renforcer sa lutte contre la déforestation et la destruction des puits de carbone mondiaux, bien que les écosystèmes concernés ne soient pas sur le sol français.
Proposition n° 2 : Faciliter et élargir le recours au principe de précaution en caractérisant le risque d’altération actuelle ou à venir des moyens de subsistance des sociétés humaines via l’évaluation des services écosystémiques.
Il convient également de réaffirmer la pertinence de l’évaluation des services écosystémiques pour un écosystème donné, au niveau local. Comme explicité précédemment, la notion même de services écosystémiques est dépendante tant des caractéristiques de l’écosystèmes considéré que de l’usage qui en est fait par la population concernée, elle trouve donc tout son sens dans une étude de terrain. La réalisation d’évaluations à une échelle locale est un des axes du travail mené par l’EFESE. L’utilisation concrète de ces données dans les décisions locales d’aménagement et d’urbanisme doit être facilitée puis exigée. Cela est d’autant plus pertinent que l’évaluation permet, par rapport à une réglementation uniforme sur le territoire national, de donner des recommandations de gestion d’un écosystème spécifique afin d’aboutir à un arrangement institutionnel adapté.
Proposition n° 3 : Garantir une évaluation et une prise en compte des valeurs de la diversité biologique dans les décisions locales d’urbanisme, d’aménagement et de gestion d’un territoire.
Un effort important de la puissance publique doit également permettre d’encourager les évolutions du système comptabledes entreprises et des organisations.
Étant donné l’inertie des pratiques, encourager les évolutions du cadre comptable des entreprises passe d’abord par la mise en œuvre d’une phase pilote de coexistence des deux types de comptabilité qui permette de prouver le bien-fondé d’un tel changement de paradigme, en commençant par les secteurs où la mise en place de la comptabilité en triple capital est à la fois opérationnalisable (là où la mesure des impacts sur la biodiversité est “simple” et consensuelle) et impactante (là où une telle comptabilité a le plus de potentiel de changement). Les entreprises des secteurs de production “amont” (agriculture, industries extractives, sylviculture) et de la logistique (emballage, conditionnement) sont de bons candidats si on s’en tient à ces deux critères, puisqu’elles ont à la fois un impact important sur la biodiversité et un intérêt direct à mieux évaluer leurs risques opérationnels directement liés aux écosystèmes.
Pour nombre de parties prenantes de l’entreprise, et en particulier l’État, le manque de prise en compte des capitaux naturels fait courir des risques de dégradation des communs telles la destruction des écosystèmes et la perturbation du climat. Pour l’actionnaire et les salariés, il s’agit plus simplement de garantir la pérennité de l’entreprise. Enfin pour les investisseurs, pour qui l’exercice de mesure des risques est central aux prises de décision, il est nécessaire de rendre compte des risques extra-financiers de façon beaucoup plus robuste et en termes monétaires pour pouvoir provoquer des changements d’allocation de portefeuilles.
Seule la modification des normes comptables peut amener une nouvelle conception du profit. Cela passe alors par une nouvelle législation au niveau des États, mais également par la création d’un nouveau cadre conceptuel et de nouveaux standards internationaux au sein des instances normatives comme l’IASB (standards IFRS) et le FASB (standards US GAAP aux États-Unis). Il convient donc de porter ces propositions au niveau européen a minima.
Proposition n° 4 : Encourager le développement d’une comptabilité d’entreprise qui redéfinit la notion de profit et prend désormais en compte le nécessaire renouvellement des capitaux naturels. Ainsi construit, le profit deviendra un outil bien plus à même de rendre compte de la performance multidimensionnelle de l’entreprise, et deviendra un indicateur plus pertinent pour l’ensemble de ses parties prenantes. Pour opérer ce changement, il est nécessaire de :
1) documenter massivement et rigoureusement les coûts de maintien des capitaux naturels comme le permet la comptabilité en triple capital pour rendre visibles les risques que la dégradation des capitaux naturels fait peser sur les parties prenantes de l’entreprise ;
2) permettre une première phase pilote qui permettra d’ajuster la méthodologie de mesure et d’identifier les changements institutionnels (audit, fiscalité) et les coûts associés à cette nouvelle comptabilité. Une seconde phase de déploiement national et de plaidoyer auprès des institutions normatives internationales permettra un changement systémique.
Enfin, il est marquant de constater le manque de médiatisation de ces notions. Si la biodiversité est désormais traitée par les grands médias nationaux, elle n’est que rarement mise en perspective par rapport au risque que sa disparition fait peser sur le fonctionnement de nos sociétés. Pour que l’évaluation ait un impact tangible, elle doit être comprise, portée et intégrée au référentiel des citoyens.
Conclusion :
L’enjeu est majeur : « Nous avons une méthode comptable privé et publique qui est borgne dans la mesure où elle ne prend en compte que des flux et pas des stocks. Il est nécessaire de réformer ce miroir complètement déformant dans lequel nous comptions »[19]. Il est à ce titre essentiel de poursuivre la démarche de valorisation de la diversité biologique afin d’amorcer un changement de représentations et de réencastrer, dans l’analyse, notre modèle socio-économique dans les écosystèmes auxquels il appartient.
« Réencastrer » permet de reprendre l’idée de Karl Polanyi et de penser non plus seulement la dépendance mais également les interactions et les interdépendances entre nature et sociétés. La Fondation pour la recherche sur la biodiversité écrivait ainsi en 2012 à propos des services écosystémiques : « ce cadre nouveau est axé non plus sur une « nature » conçue comme extérieure et opposée à la culture humaine, mais sur une « biodiversité » dont nous tirons ressources et services et dont nous faisons partie intégrante »[20]. Ce changement de perspectives doit désormais se traduire d’un point de vue politique, juridique, économique et institutionnel. Cette vision justifie notamment de limiter les atteintes aux écosystèmes mais également de dédier des fonds à l’atteinte d’objectifs écologiques par les organisations.
L’année 2020 marque, ou devait marquer, une étape dans la définition d’une stratégie internationale pour la biodiversité. Les objectifs d’Aichi, adoptés en 2010, arrivent à leur terme et seront, selon toute vraisemblance, remplacés par un nouveau cadre mondial pour la période 2021 – 2030 à la conférence des parties de la Convention sur la diversité biologique (Cop15) en octobre à Kunming, en Chine. Il convient de surveiller attentivement le bilan qui sera fait des évaluations des services écosystémiques menées nationalement et des perspectives qu’elles ouvrent pour le secteur public comme privé à l’aune de ce nouveau volet de négociations pour une stratégie internationale de protection de la biodiversité.
Les auteurs remercient particulièrement Dorothée Browaeys, Présidente de TEK4life, Ano Kuhanathan, Ph.D. Economist & Data-scientist, Baptiste Parent, Ingénieur des mines, ainsi que les membres du Conseil scientifique de l’Institut Rousseau pour leurs relectures et leurs conseils.
[1] Ten Brink et al. (2014), s’appuyant sur TEEB (2011), Pearce et al. (1989) et Ekins (1992).
[2] Roche Philip, Geijzendorffer Ilse, Levrel Harold et al., Valeurs de la biodiversité et services écosystémiques. Perspectives interdisciplinaires. Editions Quæ, « Update Sciences & Technologies », 2016, 220 p. (p.3).
[3] Jean-Claude Drouin, Les Grands Économistes, PUF, 2009, 118 p.
[4] Pottier Antonin, « La nature dans l’analyse économique – perspective historique », La Revue du CGDD Service de l’économie, de l’évaluation et de l’intégration du développement durable, décembre 2015, Nature et richesse des nations, p. 53- 60.
[5] ibidem
[6] The Limits to Growth, D. H. Meadows et. al. (1972).
[7] Costanza Robert et al., The value of the world’s ecosystem services and natural capital, Nature vol.387, 1997, p.253-260.
[8] Rapport pour le Conseil d’analyse stratégique “Approche économique de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes ; Contribution à la décision publique” Rapport du groupe de travail présidé par Bernard Chevassus-au-Louis, Vice-président : Jean-Michel Salles, Rapporteur général : Jean-Luc Pujol.
[9] https://www.banquemondiale.org/fr/news/feature/2012/05/07/natural-capital-accounting (consulté le 13/04/20)
[10] Définition de l’objectif 2 des Objectifs d’Aichi par Philippe Puydarrieux dans « Évaluer un actif naturel par la valeur actualisée des services écosystémiques », La Revue du CGDD Service de l’économie, de l’évaluation et de l’intégration du développement durable, décembre 2015, Nature et richesse des nations, p. 125- 134 (p.125).
[11] IWAI est une initiative jointe du Global Steering Group (GSG) et de l’Impact Management Project (IMP), incubée à la Harvard Business School, dont le rapport “Impact Weighted Financial Accounts: The Missing Piece for an Impact Economy”(2019) marque la première publication officielle.
[12] L’hypothèse de soutenabilité faible (Hartwick, 1977) autorise la substitution entre capitaux naturels et et capitaux artificiels tandis que la soutenabilité forte (Daly, 1990) ne permet pas de substitution.
[13] Jacques Richard est expert-comptable et commissaire aux comptes associé au Groupe Alpha spécialisé dans l’aide aux comités d’entreprise, il est membre du Conseil national de la comptabilité et du Comité de la réglementation comptable. Il est l’inventeur de la méthode CARE®, décrite dans son livre Comptabilité et développement durable, paru en 2012.
[14] La Chaire Comptabilité écologique est un partenariat entre des organismes de l’enseignement supérieur, des entreprises et l’Association Île-de-France de l’Ordre des experts-comptables ayant pour but de mettre les systèmes comptables au service d’une transition écologique.
[15] Avant-propos de Laurence Monnoyer Smith, commissaire générale au développement durable, pour le rapport intermédiaire de l’EFESE (décembre 2016) (p.4).
[16] Cf. les guides en matière d’évaluation produit notamment par Ash, N. et al. (2011), Les Écosystèmes et le Bien-être humain. Un manuel pour les praticiens de l’évaluation, Island Press, Washington D.C. et Wilson, L. et al. (2014), “The Role of National Ecosystem Assessments in Influencing Policy Making”, OECD Environment Working Papers, No. 60, OECD Publishing.
[17] Levrel, Harold, et Antoine Missemer. « La mise en économie de la nature, contrepoints historiques et contemporains », Revue économique, vol. vol. 70, no. 1, 2019, pp. 97-122.
[18] Pottier, Antonin. « Les nouveaux indicateurs de richesse modifieront-ils la croissance ? Les limites de la critique du pib », Le Débat, vol. 199, no. 2, 2018, pp. 147-156.
[19] Corinne Lepage Le 7 février dernier, à l’occasion du colloque organisé par Compta Durable à l’Assemblée nationale sur le thème : « La comptabilité au service de la transition environnementale et sociale ».
[20] Les valeurs de la biodiversité : un état des lieux de la recherche française, fondation pour la recherche sur la biodiversité, 2012, 52 p. (p.6).