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Droit du travail, droit zombie

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Sommaire

    Droit du travail, droit zombieComment reconquérir les zones de non-droit du travail ?

    Auteurs

    Introduction

    « Droit du travail, droit vivant » : c’est de cette manière peu académique que le Professeur Jean-Emmanuel Ray a intitulé son manuel de droit du travail. À juste titre d’ailleurs, puisqu’il est parvenu à rendre vivante cette matière réputée technique et austère. Ce faisant, il a grandement contribué à démocratiser le droit du travail qui, par nature, en a tout particulièrement besoin.

    Dans certains de ses écrits pourtant, ce même auteur fait imperceptiblement passer le droit du travail de vie à trépas pour toute une frange de la population des travailleurs. C’est par exemple le cas dans sa chronique au journal Le Monde datée du 3 mars 2021 et consacrée à une décision de la Cour suprême du Royaume-Uni sur le statut des travailleurs des plateformes numériques[1]. Il y écrit en particulier la phrase suivante : « N’en déplaise aux fanatiques du travail subordonné, idéal insurpassable, le « travail à la demande » correspond pour nombre d’entre eux – en particulier les jeunes – à une « demande de travail » flexible, quitte à en payer le prix : tel le loup face au chien de la fable de La Fontaine. »

    Dans cette fable, un loup préfère rester affamé et libre plutôt que de devenir comme le dogue, replet mais enchaîné. À y regarder de près, elle éclaire fort mal la position de la Cour suprême britannique, objet de la chronique : en effet, les juges y affirment que les travailleurs des plateformes sont en réalité beaucoup trop subordonnés pour qu’on puisse leur appliquer le statut de travailleur indépendant. On pourrait transposer ce jugement dans la fable de la manière suivante : le loup était tellement affamé qu’il s’est finalement laissé enchaîner, sans espoir d’acquérir un jour l’embonpoint de son compère le dogue.

    La fable a du moins le mérite de traduire le fond de la pensée de Jean-Emmanuel Ray dont la logique sous-jacente peut être résumée ainsi : puisque le droit du travail implique la subordination du travailleur, celui-ci peut s’en débarrasser en optant pour le statut de travailleur indépendant[2]. Nombreux sont ceux qui font le même raisonnement : c’est d’ailleurs celui qui a conféré aux plateformes une certaine légitimité aux yeux de l’opinion et des pouvoirs publics. Mais il tient en réalité du sophisme car l’idée que le droit du travail engendre la subordination n’est que le résultat d’une construction juridique qui se nourrit d’elle-même. La subordination juridique est en effet le critère retenu par la jurisprudence pour définir le champ d’application du droit du travail. Comme son nom l’indique, il s’agit d’un artifice purement juridique.

    Ce n’est pas le droit du travail qui crée la subordination : elle découle de la dépendance économique à laquelle les travailleurs se trouvent réduits à l’égard des donneurs d’ouvrage lorsqu’ils ne disposent ni des moyens de production (matériels ou financiers), ni d’un pouvoir d’organisation de l’activité, ni d’un accès direct à la clientèle. La subordination du travail est en réalité consubstantielle à l’économie capitaliste[3].

    Le droit du travail intervient seulement pour empêcher que cette subordination ne s’exerce de manière absolue. Un salarié bénéficiant du droit du travail dispose souvent de plus de marge de manœuvre à l’égard de son employeur qu’un faux indépendant à l’égard de son donneur d’ordre[4]. Enterrer le droit du travail n’épargne donc pas aux travailleurs la subordination mais les prive seulement des protections qu’ils pouvaient en tirer.

    En tout état de cause, pour une partie non négligeable des travailleurs, le droit du travail est aujourd’hui plus mort que vivant[5]. Il est vrai qu’ils sont largement moins nombreux que ceux pour qui le droit du travail survit, malgré les coups de boutoirs de la flexibilisation. Mais rien ne garantit qu’un nombre croissant de salariés ne viendra pas grossir les cohortes de travailleurs « zombie » au regard du droit du travail. En effet, si on admet, que ce soit en théorie ou en pratique, que le droit du travail puisse ne plus s’appliquer à des travailleurs sans qualification, comment justifier qu’il continue de s’appliquer à des travailleurs objectivement plus autonomes ?

    Aujourd’hui les dérives de l’ubérisation sont dénoncées tant par des publications académiques[6] que par des articles de presse ou des documentaires[7]. Au-delà de l’ubérisation, les différentes formes d’éviction du droit du travail font également l’objet d’analyses critiques de plus en plus tranchantes[8] et la pertinence du critère de subordination juridique est questionnée de plus en plus directement[9].

    Mais les années passent et la part zombie du droit du travail, qu’on peut aussi appeler le « non-droit du travail », ne reflue pas. Elle prospère même dans l’ombre, autorisant le développement de conditions de travail et d’emploi indignes d’une société évoluée.

    Notre étude entend s’attaquer à la question suivante : comment reconquérir de manière effective les zones de non-droit du travail, ces zones que personne ou presque ne trouve défendables une fois placées sous la lumière des projecteurs ?

    Pour y parvenir, deux écueils dans la compréhension du problème nous semblent devoir être levés :

    – Le premier concerne la focalisation sur l’ubérisation, dont l’une des principales spécificités est d’avoir assumé au grand jour l’éviction du droit du travail. Il ne s’agit en réalité que de la partie émergée de l’iceberg. L’ubérisation est l’aboutissement d’un phénomène bien plus ancien et bien plus étendu d’éviction du droit du travail qui, lui, est resté dans l’obscurité.

    – Le deuxième tient à l’amalgame dans lequel la question du statut des travailleurs indépendants s’est engluée. La plupart du temps, celle-ci est présentée comme un tout dont la solution consiste à rechercher la frontière juridique la plus adéquate entre les statuts de salarié et de travailleur indépendant. Or, pour les travailleurs faussement indépendants, on est en présence d’un problème de non-application abusive du droit du travail plutôt que d’un problème de définition de ses frontières, même si les deux sont imbriqués. Il n’y a donc pas lieu de traiter la situation des faux indépendants dans le même mouvement que les aspirations à l’autonomie de travailleurs hyperqualifiés ou que le rejet par les jeunes générations des organisations contraignantes (on peut du reste douter que ce rejet ait quelque chose à voir avec le droit du travail).

    Selon nous, la solution consiste à revenir à l’essence du droit du travail, à savoir la protection des travailleurs en position de faiblesse dans la relation de travail[10]. Cette protection est d’ordre public et, de ce fait, sa caractérisation ne peut ni être laissée à l’appréciation de la partie en position de force (le donneur d’ouvrage), ni être tributaire d’une hypothétique décision de justice d’application individuelle. Celui qui détourne la loi ne doit pas avoir l’impression que, tout compte fait, il ne la détourne pas vraiment ou qu’au pire, beaucoup d’eau aura coulé sous les ponts avant qu’on vienne le lui reprocher.

    Cette étude s’efforce de rechercher des pistes d’action accessibles pour combattre un phénomène néfaste déjà bien implanté. À cet effet, elle intégrera autant que faire se peut des éléments de nature socio-économique puisque ce sont eux qui en réalité conditionnent la relation de travail.

    Il ne s’agit pas d’une démarche prospective concernant le Travail en tant que concept. Toutefois, elle permettra peut-être d’attirer l’attention sur le point suivant : dans un système capitaliste, repenser le Travail en faisant abstraction du droit du travail est le plus sûr moyen d’aboutir à ce que certains appellent « l’effet Matthieu », c’est-à-dire à priver ceux qui n’ont rien du peu qu’ils possèdent[11].

    Dans une première partie, nous expliciterons en quoi le « non-droit du travail » est un sujet qu’on ne peut plus ni occulter, ni négliger. Nous identifierons ensuite, dans une deuxième partie, les facteurs juridiques et conceptuels qui ont pu contribuer à rendre possible sa progression. Cette analyse nous permettra, dans une troisième partie, de proposer des pistes d’action plus percutantes en vue de reconquérir les zones de non-droit du travail.

     

    1. La progression des zones de non-droit du travail

     

    Nous employons l’expression de « zones de non-droit du travail »[12] pour faciliter la prise de conscience qu’il existe des populations de travailleurs qui auraient dû bénéficier du droit du travail mais qui sont exclues abusivement de son champ d’application : ils sont privés de l’ensemble du droit du travail et pas seulement de certaines de ses dispositions.

    L’expression de non-droit du travail recouvre peu ou prou l’idée de « fraude » au droit social. Mais celle-ci est à notre avis trop souvent associée aux seules cotisations sociales et ne rend pas assez compte de la banalisation de certaines pratiques illicites en droit du travail.

    Dans le cadre de cette étude, nous n’explorerons que certains aspects du non-droit du travail. Nous cantonnerons notre réflexion aux faux indépendants et à la fausse sous-traitance qui relèvent de la même problématique de dépendance économique vis-à-vis d’un donneur d’ouvrage : dans le premier cas, elle est directe ; dans le second cas, il existe des intermédiaires.

    En pratique, ces deux domaines de non-droit du travail concernent plutôt les prestations de service que la production de biens. En effet, la prestation de service implique par nature une relation de travail directe entre le donneur d’ouvrage et le travailleur : elle pose donc la question de l’application du droit du travail de manière beaucoup plus prégnante.

    Pour ne pas complexifier à l’excès notre propos, nous écarterons les questions spécifiques posées par le détachement en France de travailleurs par des entreprises étrangères. Mais il importe d’avoir à l’esprit que les prestations de service internationales n’échappent pas aux phénomènes de fraude analysés dans cette étude. L’amélioration de la lutte contre les faux statuts permettrait donc également de combattre certaines dérives observées en matière de détachement de travailleurs.

    Enfin, nous soulignons que nos analyses concernant le non-droit du travail ne s’appliquent pas aux vrais indépendants, c’est-à-dire ceux qui ont leur propre clientèle, leurs propres ressources, leurs propres équipements, leur propre organisation, etc. Elles visent seulement les faux travailleurs indépendants.

     

    1. Les formes du non-droit du travail

     

    L’ubérisation comme révélateur

    L’ubérisation présente l’intérêt d’avoir mis sur le devant de la scène le débat concernant l’éviction du droit du travail. Les plateformes numériques se sont elles-mêmes ouvertement présentées comme le dépassement du modèle du salariat et sont parvenues à en faire un atout marketing. Malgré quelques résistances de départ, l’ubérisation s’est imposée dans le paysage comme une nouvelle normalité. Mais au bout d’une petite dizaine d’années, la réalité des conditions de travail des travailleurs ubérisés, en tout cas ceux des plateformes de livraison de repas, a fini par éclater au grand jour, notamment grâce à la rébellion de certains de ces travailleurs. Il a néanmoins fallu une pandémie sans précédent pour que la prise de conscience s’opère réellement. Aujourd’hui il faut vraiment se voiler la face pour ne pas être informé sur la réalité vécue par ces travailleurs[13]. Le Parlement européen a d’ailleurs récemment posé la problématique de la non-application du droit du travail aux travailleurs des plateformes avec beaucoup de pertinence, signe que la question se pose dans les mêmes termes ailleurs en Europe[14].

    Les Français, quant à eux, semblent dans leur grande majorité ne plus être dupes des discours lénifiants sur les bienfaits du modèle économique proposé par les plateformes numériques : selon une enquête Opinionway de septembre 2021[15], ils seraient 79 % à estimer qu’il faut « imposer le statut de salarié à l’ensemble des travailleurs des plateformes ». On peut y voir l’expression d’une solidarité populaire à l’égard de ces travailleurs.

    Nous nous contenterons ici de résumer la situation de la manière suivante : des travailleurs prétendument indépendants accomplissent, dans des conditions pénibles et dangereuses, un travail ne nécessitant pas de qualification sous le contrôle d’un algorithme de plateforme numérique, le tout pour une rémunération horaire souvent inférieure à celle perçue par un salarié au SMIC[16].

    Lorsqu’on recherche ce qui explique que les travailleurs ubérisés se voient appliquer le statut de « travailleur indépendant », il n’y a finalement qu’un élément qui ressorte : ils peuvent en théorie choisir les moments pendant lesquels ils sont subordonnés. Mais, d’une part, les incitations par les algorithmes à reprendre le travail réduisent cette liberté à peu de chose. D’autre part, pour ceux qui n’ont que ce travail comme source de revenu et comme perspective professionnelle, ils se trouvent dans les faits plus contraints du point de vue de la durée du travail que n’importe quel salarié à 35 heures[17]. Enfin, un nombre croissant de salariés a des horaires de plus en plus flexibles sans que cela les fasse basculer dans le statut d’indépendant.

    Nous sommes donc en présence de travailleurs qui présentent toutes les caractéristiques justifiant normalement l’application du droit du travail mais qui s’en trouvent privés par l’application artificielle du statut de travailleur indépendant.

    Aujourd’hui les juridictions des pays occidentaux les plus concernés, notamment les pays anglo-saxons, ont jugé qu’on ne pouvait pas considérer les travailleurs des principales plateformes numériques (VTC et livreurs de repas) comme des microentreprises auxquelles aucune protection en droit du travail ne devait s’appliquer[18].

    L’ubérisation se présente donc comme une bulle qui menace d’éclater. Mais si ce phénomène à la licéité douteuse a pu prospérer en si peu de temps, c’est parce qu’il a trouvé un terreau fertile déjà présent dans la réalité économique.

     

    Travail dissimulé et travail déguisé[19]

     

    La forme la plus rudimentaire du non-droit du travail est la dissimulation pure est simple du travailleur aux yeux de l’administration, en particulier aux yeux de l’URSSAF. Au-delà du non-paiement des cotisations sociales, le travail dissimulé entraîne aussi l’absence complète d’application du droit du travail, enjeu parfois perdu de vue dans la lutte contre le travail illégal. Cette forme de non-droit du travail est toutefois trop grossière et, en règle générale, les entreprises qui ont pignon sur rue n’y ont pas recours.

    En revanche, le travail déguisé est une fraude qui a les apparences de la légalité. Elle consiste à déguiser le salarié sous un autre statut pour éluder les contraintes juridiques inhérentes au salariat. Le mécanisme permet de faire passer pour une relation commerciale d’entreprise à entreprise un contrat de travail qui est caractérisé par une inégalité fondamentale dans la position des parties (l’employeur et le salarié). Le contrat commercial fictif peut être passé soit avec un travailleur indépendant, soit avec une entreprise sous-traitante. Par cette substitution, on aboutit à l’annihilation pure et simple du droit du travail : il ne s’applique plus à la relation de travail dans aucune de ses dispositions.

    Néanmoins la substitution de faux indépendants aux salariés n’est pas apparue avec l’ubérisation. Elle l’a précédée de plusieurs décennies. Le cas de UBER VTC est l’illustration la plus parlante du processus de long terme : cette plateforme est venue concurrencer dans les années 2010 les activités de taxis qui étaient elles-mêmes depuis longtemps organisées autour du recours à de pseudo-indépendants, ce qui avait donné lieu à une jurisprudence assez fournie pour ce seul secteur[20].

    En remontant plus loin dans le temps, on peut aussi mentionner le secteur du bâtiment qui voyait, dès les années 1980, la fraude des faux indépendants se mettre en place.[21]

    À côté des faux indépendants, un autre phénomène procédant de la même logique d’éviction du droit du travail s’est développé : celui de la fausse sous-traitance. La différence entre les deux est qu’au lieu d’avoir affaire à des travailleurs indépendants qui travaillent directement pour le compte d’un donneur d’ordre, on a affaire à des salariés qui travaillent pour un intermédiaire, un pseudo-sous-traitant du donneur d’ordre : ce dernier est formellement leur employeur mais il sert en réalité d’écran juridique entre le travailleur et le donneur d’ordres.

    Pour les donneurs d’ordre recherchant l’optimisation sociale, cette construction juridique a l’avantage de présenter l’apparence de la légalité formelle. Or, dans certains secteurs comme celui du transport routier, elle s’est souvent mise en place en transformant directement les salariés de ces entreprises en salariés d’entreprises sous-traitantes dont les gérants étaient eux-mêmes d’ex-salariés. Cela montre à quel point ces sous-traitants ne sont que l’émanation de leur donneur d’ordre : leur indépendance est une pure fiction.

    De cette manière, les entreprises devenues donneuses d’ordre se trouvent débarrassées de l’ensemble des obligations résultant du droit du travail. On pourrait toutefois objecter que puisque les travailleurs sont devenus salariés du sous-traitant, ils doivent se voir appliquer le droit du travail par leur nouvel employeur. Le problème se situe précisément à ce niveau : la responsabilité d’employeur relève certes du sous-traitant mais les moyens pour l’assumer dépendent entièrement du donneur d’ordres. Une fois que la main-d’œuvre est externalisée, rien n’oblige véritablement celui-ci à se soucier du respect par ses sous-traitants de leurs obligations au regard du droit du travail[22].

    Les donneurs d’ordre se trouvent en réalité dans une position de force qui leur permet d’imposer les tarifs les plus bas possibles aux sous-traitants, y compris si cela contraint ces derniers à ne pas respecter le droit du travail et à ne pas payer les cotisations sociales. C’est ce qui se produit à grande échelle dans les secteurs du bâtiment, de la livraison de colis, de l’agriculture, de la sécurité privée : les sous-traitants ne déclarent pas ou sous-déclarent les travailleurs qu’ils emploient pour faire des marges sur les prix imposés par les donneurs d’ordres. Le travail déguisé devient alors du vulgaire travail dissimulé. Mais les donneurs d’ordre s’en lavent les mains, s’estimant débarrassés de toute responsabilité.

    Les sous-traitants les plus malins imitent les donneurs d’ordres et sous-traitent à leur tour à d’autres entreprises ou à de faux travailleurs indépendants encore plus étranglés par les prix pratiqués. La sous-traitance en cascade fait ainsi apparaître une kyrielle d’intermédiaires fictifs qui ponctionnent une commission sur des sommes qui devraient en principe servir à payer l’ensemble des coûts résultant de l’application du droit du travail ainsi que les cotisations sociales. Ces intermédiaires ne sont en pratique que des agents de l’éviction du droit du travail : ils sont rétribués pour assurer cette fonction et ne servent à rien dans le processus productif.

    On peut au passage observer que les formes de non-droit du travail se mêlent les unes aux autres. Les faux sous-traitants font appel à de faux indépendants et les faux indépendants sous-traitent à des travailleurs sans statut. Les simples livreurs de repas eux-mêmes en viennent à sous-traiter leurs livraisons à des migrants qui n’ont pas le droit d’ouvrir leur propre compte sur les plateformes. Dans certains cas, cela prend la forme d’une exploitation extrême du livreur captif par le titulaire de compte[23]. Mais ceux qui procèdent à la location de leur compte ne font que reproduire ce qu’ils ont appris du fonctionnement des plateformes : il vaut mieux faire travailler les autres plutôt que de travailler soi-même. Il leur suffit de trouver le moyen de tirer parti d’une situation de dépendance économique (en l’occurrence l’interdiction administrative faite aux migrants de travailler).

    Ce degré de désagrégation sociale est le fruit d’une dérégulation complète des rapports de travail permise par le fonctionnement des plateformes mais qu’on retrouve aussi dans la fausse sous-traitance. Les petites ou microentreprises, qui sont avant tout des fictions juridiques, ne correspondent plus à des entités physiques à part entière. Elles sont le plus souvent sises dans une entreprise de domiciliation ou dans un domicile privé. L’activité économique repose alors sur des microentreprises qui ne sont en réalité que des individus éparpillés dans autant de domiciles privés ou de lieux d’hébergement et sur lesquels l’État n’a presque plus aucune prise.

     

    1. La difficile évaluation de l’ampleur du phénomène

     

    Quelle est l’ampleur du non-droit du travail ? Elle est extrêmement difficile à évaluer : le propre de la fraude est de créer une apparence de légalité, de déguiser la réalité et donc d’échapper en grande partie à la statistique. En outre, elle s’opère dans des secteurs qui ne sont pas spontanément sous les feux de la rampe et aucune représentation du personnel ne permet de les sortir de l’ombre. Il n’est pas impossible d’avoir une évaluation plus précise mais cela supposerait que les pouvoirs publics en fassent un objet de recherche spécifique.

    Quelques statistiques générales permettent toutefois de se faire une idée. Il s’agit par exemple des statistiques en matière de travail illégal[24]. Mais celles-ci rendent mieux compte du travail « dissimulé » que du travail « déguisé » qui a l’apparence de la légalité et qui n’est pris en compte qu’à la marge.

    D’autres indicateurs généraux sont intéressants, notamment le nombre de créations de microentreprises ou de TPE et leur caractère éphémère[25] : il tend en effet à montrer que les entreprises créées ne sont pour la plupart pas viables. Une partie de l’économie repose ainsi sur un turn-over de petites ou de micro entreprises qui fonctionnent dès le départ sous la ligne de flottaison.

    D’autres recherches portant sur le recours grandissant à la sous-traitance apportent également un éclairage intéressant, mais elles ne portent pas spécifiquement sur le non-droit du travail[26].

    Ce sont des recherches de terrain qui sont les plus significatives comme celles qui ont été menées dans le secteur du transport de messagerie (livraisons de colis)[27]. Ces recherches décrivent de manière détaillée les mécanismes à l’œuvre sous un angle socio-économique et font apparaître que l’externalisation du droit du travail est systémique dans ce secteur.

    Il importe de souligner que le secteur de la livraison de colis est celui sur lequel repose la majeure partie de l’e-commerce : la livraison de colis constitue en quelque sorte la facette bassement matérielle et mécanique de l’illusion virtuelle associée au commerce en ligne. Le secteur s’est développé considérablement ces dernières années et le niveau d’exigence sur la rapidité des livraisons et le moindre coût des transports ne cesse de s’accroître avec pour principale variable d’ajustement le coût du travail.

    S’agissant des autres secteurs d’activité, il conviendrait de les soumettre au même type d’études que celles qui ont été conduites pour la messagerie. Certaines démarches sociologiques dans le secteur du BTP vont dans ce sens[28].

    Les secteurs les plus impactés sont les secteurs employant une importante main-d’œuvre non qualifiée affectée à des emplois aux conditions de travail pénibles notamment le BTP, les transports routiers[29] (en particulier la livraison de colis), le gardiennage et, avec certaines spécificités, l’agriculture. Néanmoins, les pratiques frauduleuses gagnent d’autres types de professions comme l’hôtellerie et la restauration mais aussi des professions hautement qualifiées comme les ingénieurs informatiques ou les formateurs. Des plateformes numériques proposent désormais la mise en relation de travailleurs indépendants avec des entreprises à la recherche de main-d’œuvre dans des domaines professionnels très variés. Le service qu’elles offrent n’est pas sans rappeler celui des entreprises d’intérim qui, elles, sont tenues de respecter le droit du travail malgré la précarité de l’intérim.

    Une autre façon d’évaluer l’ampleur des formes de non-droit du travail est de se pencher sur l’activité des services chargés de la lutte contre le travail illégal. Les données chiffrées de contrôle ne permettent pas de rendre compte de la proportion de faux indépendants ou de fausse sous-traitance dans l’activité économique, mais la lutte contre ces phénomènes fait partie des priorités d’action[30]. Comment en effet lutter contre le travail illégal sans combattre le mal à la source ? La volonté de mettre davantage en cause des donneurs d’ordres s’est également manifestée par une production législative visant à renforcer leur responsabilité juridique[31].

    Enfin, certaines branches professionnelles cherchent à lutter contre ces phénomènes qui engendrent une concurrence déloyale. C’est le cas par exemple des secteurs du gardiennage ou du bâtiment[32].

    Si on ajoute les travailleurs ubérisés aux travailleurs concernés plus « traditionnellement » par les faux statuts, en particulier dans les secteurs du bâtiment, des transports routiers, de la sécurité privée ou de l’agriculture, on peut être assuré que les travailleurs relevant du non-droit du travail se comptent en centaines de milliers[33]. Combien de centaines ? La réponse nécessite une volonté des pouvoirs publics d’évaluer cette réalité.

     

    1. La portée du non-droit du travail

     

    Les conséquences de la non-application du droit du travail sont la plupart du temps sous-estimées par les commentateurs.

    Les discussions sur le droit du travail portent souvent sur des thèmes comme les indemnités de licenciement, les RTT, les congés de formation, etc. Mais à l’origine, le droit du travail visait essentiellement à répondre à des besoins élémentaires, biologiques, universels, en un mot à des besoins humains. Il s’agit, par exemple, de faire en sorte que le travail permette de dormir, de manger, de conserver son intégrité physique, de faire ses besoins naturels, de ne pas consacrer la totalité de sa vie au travail, etc. À cet égard, tous les travailleurs, doivent bénéficier de cette protection, quel que soit le statut administratif qui résulte de leur nationalité. Mais aujourd’hui ces protections minimales sont acquises pour la plupart des salariés et il ne vient plus à l’esprit qu’elles ne vont pas de soi sans le droit du travail.

    Pour prendre l’exemple des livreurs à vélos, nombreux sont ceux qui subissent réellement dans leur travail l’absence de ces protections. Certains travaillent plus de 50 heures par semaine, sept jours sur sept. Ils dépendent pour les sanitaires du bon vouloir des restaurateurs et n’y avaient plus accès pendant le confinement. Certains témoignent de leur épuisement physique à force de pédaler. Ils sont exposés à toutes les conditions atmosphériques. Pour les livreurs en sous-location de compte, des situations d’hébergement indignes organisées par le titulaire du compte ont été signalées et ils touchent parfois moins de 500 € par mois pour un travail plus qu’à temps plein.

    L’exemple des accidents du travail est particulièrement éloquent. Parmi les livreurs à vélo, il y a déjà eu un nombre d’accidents mortels élevé proportionnellement[34]. La probabilité qu’il y en ait encore de nombreux est très élevée car les deux-roues ne sont pas protégés par un habitacle. Lorsqu’ils sont utilisés sous la contrainte permanente de l’urgence à livrer, les risques s’en trouvent accrus.

    Proposer une protection sociale spécifique pour les livreurs concernant les accidents du travail est une démarche qui relève seulement de la réparation et non de la prévention : comment se satisfaire d’indemniser un jeune d’une vingtaine d’années qui meurt ou est handicapé à vie après avoir été percuté par une voiture ? Même si la prévention des risques ne permet pas d’éviter tous les accidents, elle en limite la probabilité et sauve des vies. Si on reprend l’exemple des plateformes de livraison de repas, elles n’ont aucune obligation de sécurité vis-à-vis de leurs livreurs au regard du Code du travail. Si un livreur prend une rue en sens interdit pour optimiser son parcours dans l’espoir d’être évalué favorablement par la plateforme, celle-ci est considérée comme n’ayant légalement aucune responsabilité : elle n’est donc pas incitée à limiter les risques que son organisation et ses algorithmes peuvent engendrer.

    Il importe de bien saisir que l’éviction du droit du travail par certains donneurs d’ouvrage ne vise pas seulement à réduire les coûts salariaux : elle vise aussi à ne plus endosser les responsabilités juridiques associées à l’exercice d’une activité. Ainsi l’exécutant assume les risques d’une activité organisée par d’autres, alors qu’il n’en mesure d’aucune manière la portée et que les revenus tirés de son travail ne lui permettront pas d’y faire face.

    Du point de vue de la rétribution du travail, enfin, les conséquences de la non-application du droit du travail sont sous-estimées, parfois à l’extrême. Les montants versés par les plateformes sont souvent présentés comme équivalents au revenu perçu par les travailleurs indépendants. Ainsi, chiffre d’affaires et rémunération du travail sont confondus. L’exemple le plus flagrant de cette confusion est l’œuvre de deux économistes qui, dans une étude relayée par certains médias, ont laissé miroiter que les chauffeurs de VTC travaillant pour les plateformes gagnaient 3600 € par mois[35]. En examinant les informations fournies, on s’apercevait qu’il ne s’agissait pas de leur revenu mais du montant versé par la plateforme avant déduction des charges (l’amortissement du véhicule, l’essence, les réparations, etc.). En réalité, le revenu final perçu par les livreurs se situait entre 750 et 900 € d’après les calculs d’Alternatives économiques[36]. Ces chiffres sont à mettre en relation avec un nombre d’heures réalisées bien supérieur à 35 heures, ce qui revient à un revenu horaire bien inférieur au SMIC. Comment se fait-il que l’auto-entreprenariat soit promu sur la base d’une présentation aussi déformée de la comptabilité d’entreprise ?

    Au final, qu’est-ce qui peut justifier l’existence de ces emplois au rabais, moins payés que le minimum légal applicable aux salariés ? L’argument avancé est celui de l’emploi : ce seraient malgré tout des emplois pour des jeunes qui autrement n’auraient aucune chance d’y accéder. On relèvera au passage le paradoxe suivant : d’un côté, l’autonomie et le libre choix des travailleurs des plateformes est mise en avant pour en faire la promotion ; de l’autre, c’est l’absence de choix pour un autre emploi qui sert à justifier des conditions de travail et de rémunération dégradées.

    Mais l’affirmation de création d’emplois mérite elle-même d’être examinée de plus près. D’abord, certaines plateformes emploient des salariés pour assurer des services similaires à celles qui font travailler des microentrepreneurs : ce dernier statut n’est donc en rien une fatalité.

    Ensuite, est-ce qu’un emploi occupé quelques semaines ou quelques mois avant d’être abandonné pour cause d’épuisement ou de ras-le-bol est vraiment un emploi ? Ces emplois sont-ils viables ou ne sont-ils qu’un élément du turn-over permettant de faire fonctionner au moindre coût social le modèle adopté par les plateformes ? Les « emplois » offerts par les plateformes sont présentés comme un pied à l’étrier vers le monde professionnel. Quand la première expérience professionnelle se fait dans des conditions aussi dégradées et sans perspective, est-ce que cela n’agit pas plutôt comme un repoussoir ?

    Mais le plus grave est que l’argument de l’emploi pour des jeunes qui n’y auraient pas accès autrement constitue une rupture d’égalité majeure : il revient à dire qu’il est légitime qu’une partie de la population, surtout des jeunes et en particulier ceux venant des banlieues, n’ait pas droit aux rémunérations et aux conditions de travail minimales reconnues par les lois de la République.

    Le cas des livreurs de repas n’est qu’un exemple : les conditions de travail détériorées, les risques professionnels élevés et les rémunérations insuffisantes se retrouvent également dans le bâtiment, l’agriculture ou la livraison de colis, dès lors que les travailleurs se trouvent privés de l’application du droit du travail en étant écartés du salariat.

     

    1. Les facteurs conceptuels et juridiques qui ont rendu possible la progression du non-droit du travail

     

    S’il fallait ne retenir qu’une seule idée de cette étude, ce serait la suivante : il ne faut pas confondre le statut du travailleur et la réalité de sa situation de travail. Le problème ne porte pas sur l’alternative entre d’un côté la liberté du travailleur indépendant et de l’autre le confort du salariat. Le problème est de savoir pourquoi on applique un statut de travailleur indépendant à un travailleur qui ne l’est pas. Il s’agit d’un point fondamental et pourtant, l’idée que le choix du statut se traduit automatiquement dans la réalité vécue par le travailleur s’est ancrée dans les esprits depuis les années 1990 et pervertit sans cesse le débat.

    Elle a permis que des zones de non-droit s’installent durablement dans le paysage social français sans soulever de protestations majeures. Au départ, quelques résistances ont été opposées, notamment par les juridictions mais finalement le non-droit du travail est aujourd’hui présent de manière structurelle dans plusieurs secteurs. Les pratiques se sont banalisées, sont entrées dans les mœurs, et l’illégalité a pu devenir la norme, çà et là. Par quels processus conceptuels et juridiques en est-on arrivé à cette situation ?

    1. L’ordre public, une dimension délaissée du droit du travail

    L’une des raisons tient peut-être à la dissipation dans les esprits de certains enjeux originels du droit du travail.

    Sans le théoriser à l’excès, on peut signaler qu’il comporte une triple dimension :

    • Une dimension contractuelle qui renvoie au contrat de travail ;
    • Une dimension collective qui renvoie à la négociation collective mais aussi à la grève ;
    • Une dimension d’ordre public qui se traduit par l’interposition de l’État dans les relations de travail.

     

    La dimension contractuelle fait partie intégrante du droit du travail et participe, à sa manière, à la protection des travailleurs. Mais l’essence du droit du travail provient des deux autres dimensions, celles qui assurent une protection au-delà des principes civilistes, pour compenser l’inégalité spécifique des parties au contrat de travail.

    Il existe des vases communicants entre ces deux dimensions : plus la régulation collective est importante moins l’intervention par l’État dans les relations de travail est nécessaire (modèles allemand ou scandinave). En France, où les rapports de force collectifs ne permettent pas à eux seuls une régulation satisfaisante, l’État joue un rôle prééminent. Mais, en tout état de cause, certaines questions d’ordre public ne peuvent être traitées que par l’intervention de l’État.

    L’exemple le plus parlant de la dimension d’ordre public est celui des règles de santé et sécurité du travail. Le Code du travail prévoit par exemple de mettre en place des garde-corps sur les échafaudages de chantier pour éviter que les ouvriers ne tombent. C’est une question d’intégrité physique, dont on ne peut pas s’attendre à ce qu’elle soit réglée par le contrat de travail, notamment parce qu’elle vise à protéger plusieurs travailleurs mais aussi parce que l’État doit veiller à son application quelle que soit la volonté des parties.

    Il ne s’agit là que d’un exemple : la dimension d’ordre public du droit du travail est en réalité très large : on pourrait citer les obligations de représentation du personnel, la protection contre le harcèlement, l’interdiction des discriminations, etc. Cette dimension est reconnaissable à l’intervention dans le droit du travail du droit pénal (il existe un droit pénal spécifique du travail) ou du droit public (avec notamment le rôle des décisions administratives).

    Le droit du travail s’est ainsi construit comme un droit parapublic. Les premières lois du travail portent le sceau de l’ordre public absolu : l’interdiction du travail des enfants, les limitations à la durée du travail, la sécurité du travail[37]. Il s’agissait de protéger les travailleurs les plus vulnérables contre les conditions de travail les plus extrêmes[38].

    Mais si l’État a jugé nécessaire d’imposer aux parties des règles d’ordre public et une protection minimale des travailleurs, c’est aussi parce que cela permet une régulation des activités économiques et notamment une égalisation du fonctionnement du marché. La majorité des employeurs aspirent d’ailleurs à avoir des règles du jeu à peu près stables pour pouvoir exercer leur activité, ce qui inclut des règles octroyant des droits minimaux aux salariés.

    Il nous paraît important de souligner ici que le droit du travail n’est pas un droit qui règle seulement les rapports entre les employeurs et les salariés. Il règle aussi les rapports entre les employeurs et l’État s’agissant des conditions de travail et d’emploi de ses citoyens.

    La protection des travailleurs reste la finalité essentielle du droit du travail, celle qui devrait conditionner son champ d’application. La conséquence logique de cette finalité est que les travailleurs les plus exposés aux risques et à la pénibilité devraient être les plus protégés : le besoin de protection devrait être le critère d’application du droit du travail. Or c’est le contraire qui se produit avec le développement du non-droit du travail. Comment comprendre par exemple que la protection du Code du travail s’applique aux joueurs du PSG dotés d’un contrat de travail, mais pas aux livreurs de UBEREATS, plateforme qui sponsorise la ligue  1 ?

    Lorsqu’on examine les commentaires sur l’ubérisation, on constate que les questions d’ordre public soulevées par le droit du travail sont peu abordées. Les questionnements portent surtout sur la protection sociale, la formation, les conditions de rupture des relations et plus récemment la représentation des travailleurs.

    Si on prend la situation des livreurs de repas à domicile, les propositions pour remédier aux dysfonctionnements constatés consistent soit à renforcer la protection des travailleurs indépendants, soit à créer un statut intermédiaire pour combler les points jugés les plus inacceptables sans appliquer l’ensemble du droit du travail. Des dispositions législatives ont d’ailleurs déjà été prévues dans le Code du travail avec la loi n° 2016-1 088 du 16 août 2016. Ces dispositions créent de fait un troisième statut entre salariat et travail indépendant. Le rapport Frouin[39] estime que la création d’un troisième statut n’est pas satisfaisante, car cela « risquerait de remplacer une frontière floue par deux frontières qui le seraient tout autant ». Un troisième statut pourrait in fine agir comme une trappe à salariat.

    Si l’on considère dans son ensemble la démarche juridique qui a été privilégiée jusqu’ici, elle consiste à évacuer d’abord le droit du travail dans ce qu’il a d’ordre public avant de le reconstruire par petites touches lorsque l’absence de régulation devient trop criante : cela revient à reprendre la construction du droit du travail à zéro, tel qu’il était au milieu du XIXe siècle.

    Pourtant rien n’empêchait d’adopter l’approche inverse qui consiste à appliquer le droit du travail et seulement ensuite à moduler certaines dispositions en matière de flexibilité des horaires de travail. Le droit du travail autorise déjà de multiples solutions permettant cette flexibilité (temps partiel, travail intermittent, contrats journaliers, travail temporaire, etc.). Si aucune de ces modalités n’est pleinement satisfaisante, il suffit de s’appuyer sur elles pour créer une modalité adaptée aux plateformes numériques.

     

    1. Subordination juridique et dépendance économique

    La question du champ d’application du droit du travail fait depuis longtemps l’objet de débats en doctrine et d’évolutions jurisprudentielles. L’une des principales questions porte sur la frontière entre le salariat et le travail indépendant. Les autres pays occidentaux sont également confrontés à cette question et aucun d’entre eux ne semble avoir trouvé de formule idéale.

    En droit du travail français, la notion de subordination juridique occupe une place centrale. Il s’agit d’un critère jurisprudentiel qui s’est imposé en 1931[40]. Le Code du travail y fait explicitement référence depuis la loi Madelin du 11 février 1994[41].

    Dans les années 1920-1930, un critère alternatif avait été proposé par la doctrine, celui de la dépendance économique. C’est en particulier Paul Cuche qui défendait l’application de ce critère, même s’il s’intéressait surtout à la protection sociale. Dès cette époque, il soulignait de manière éloquente qu’il existe une dissociation entre le critère de subordination juridique et le besoin de protection[42]. Il écrivait qu’en retenant le seul critère de subordination juridique, « C’est comme chef que l’employeur doit réparer le préjudice causé par les accidents du travail. Il ne devra rien par contre à tous ces humbles collaborateurs qui vivent au jour le jour de son activité économique, comme il vit de la leur, mais qui ne sont point placés sous son autorité. La grande pensée de fraternité humaine qui inspire la législation des assurances sociales est écartée. Dans l’œuvre de la production, ce n’est plus la solidarité qu’il faut prendre en considération, mais la hiérarchie, c’est à elle que tout doit être rattaché. L’employeur a des devoirs envers le travail non point parce qu’il en profite mais parce qu’il le commande. »

    Depuis cette époque, la dépendance économique n’est certes pas complètement écartée pour déterminer si on est en présence d’un contrat de travail, mais elle est prise en compte seulement à la marge, comme l’un des éléments d’appréciation de la subordination juridique.

    La notion de subordination juridique est apparue particulièrement inadaptée aux plateformes numériques qui se sont précisément présentées comme des machines à désubordonner : la relation hiérarchique s’y trouve en effet masquée par les algorithmes. Dans la pratique, la subordination s’exerce néanmoins dans l’organisation du travail, comme l’ont estimé plusieurs juridictions[43]. Mais, et cela traduit bien le problème, la jurisprudence n’est pas homogène : des travailleurs prétendument indépendants sont soit considérés comme travailleurs indépendants, soit considérés comme salariés, selon les juridictions et les éléments de preuve apportés par les intéressés, alors qu’ils sont tous gérés de la même manière par les algorithmes.

    La question de la preuve est absolument centrale : comment un travailleur isolé peut-il démontrer l’existence d’une subordination juridique ? Il doit lui-même rassembler les éléments de preuve alors qu’une bonne part d’entre eux se trouvent dans les mains du donneur d’ordre. Dans les cas des faux statuts plus traditionnels, comment prouver que des instructions orales ont été données par exemple ? C’est d’autant plus délicat que les donneurs d’ordres ajustent leur comportement pour escamoter les preuves dont la portée a été reconnue par la jurisprudence.

    Dans d’autres pays, les éléments relevant de la dépendance économique sont parfois davantage pris en considération par la jurisprudence ou la doctrine. Le rapport « Au-delà de l’emploi » mentionne par exemple la doctrine allemande de la fin des années 1990 et le lien qu’elle faisait entre besoin de protection et dépendance économique : « C’est en Allemagne que ce débat semble aujourd’hui le plus élaboré. Une partie de la doctrine y propose d’élargir la notion de salarié, pour juguler les fuites hors du droit du travail. Cette thèse a notamment été défendue par le professeur Rolf Wank, selon lequel la soumission aux ordres ne peut pas être considérée comme l’élément caractéristique du salarié. Le besoin de protection n’est pas lié, selon cette thèse à tel assujettissement, mais au fait de dépendre économiquement d’un employeur. »[44]

    En droit français, le rapport de pouvoir interne à l’entreprise a longtemps été la cible privilégiée de l’analyse. On peut se demander s’il ne s’agit pas d’un héritage spécifique de la Révolution française selon lequel le pouvoir qu’exerce l’employeur sur ses salariés comme un pouvoir de nature quasi-politique, laissant au second plan les rapports économiques. Michel Foucault par exemple s’est intéressé au travail sous cet angle[45].

    Toutefois, ces dernières années, en particulier face au fonctionnement des plateformes, le critère de dépendance économique est revenu à la surface dans les débats de doctrine. La notion de dépendance d’autrui est même proposée comme critère explicite dans le projet de nouveau Code du travail proposé par le GR-PACT[46]. Cette proposition constitue une évolution majeure, mais elle s’inscrit dans un projet beaucoup plus large de rénovation du Code du travail, ce qui la rend moins immédiatement accessible.

    Si la question de la « dépendance économique » est pertinente, l’expression utilisée est, dans ses termes, beaucoup trop large. Elle pourrait très bien recouvrir la dépendance économique d’un particulier à l’égard d’une banque. En réalité, les auteurs qui l’invoquent l’entendent comme une dépendance économique spécifique, limitée aux relations de travail. Il serait peut-être judicieux de circonscrire davantage son objet en lui substituant la notion plus spécifique de « subordination économique ».

    Il nous semble enfin que la notion de dépendance économique doit reposer sur une analyse de nature plus économique de la dépendance, c’est-à-dire qu’il faut rechercher tous les éléments qui placent une microentreprise dans l’incapacité de fonctionner sans son donneur d’ordre. Nous y reviendrons dans la partie consacrée à nos propositions.

     

    1. Le compte-goutte judiciaire

     

    Il existe un autre aspect négligé dans la plupart des analyses : la relation de dépendance naît en amont du contrat, au moment de sa formation. Le travailleur n’ayant pas d’alternative est prêt à conclure n’importe quel contrat pourvu qu’il obtienne un revenu. Il pourra accepter un contrat de nature commerciale alors même qu’il ne présente pour lui que des inconvénients. Il existe donc un déséquilibre entre les parties avant même la conclusion du contrat.

    Certes, le travailleur peut en théorie se raviser et porter devant les tribunaux le problème de la qualification du contrat. Mais concrètement cela signifie que le droit qui devait s’appliquer ne s’applique pas spontanément. Le travailleur ne bénéficiera pas du droit du travail pendant l’exécution de son contrat du travail tant qu’une décision de justice définitive n’aura pas requalifié la relation. En outre, ce sont les travailleurs qui ont le plus besoin d’accéder à la justice qui sont les moins susceptibles de le faire. C’est pourquoi la protection du droit du travail doit jouer dès la formation du contrat, avant même qu’il soit conclu.

    Il n’existe pas de statistiques disponibles qui permettent de calculer la proportion de faux indépendants requalifiés en salariés mais il est clair qu’elle ne s’opère qu’au compte-goutte et souvent a posteriori, après la rupture du contrat. Pour la plupart des travailleurs concernés, le droit du travail continue de ne pas être appliqué alors que les quelques jugements de requalification individuelle prouvent qu’il aurait dû logiquement l’être pour l’ensemble.

    En outre, dès lors que des travailleurs indépendants sont requalifiés en salariés du donneur d’ordre, cela implique qu’ils auraient dû être déclarés aux URSSAF. Comme ils ne l’ont pas été, la situation est susceptible de constituer un délit de travail dissimulé. La sanction des donneurs d’ordres pour ce comportement délictuel devrait en théorie contribuer à le faire cesser mais les condamnations pénales sont encore plus rares que les condamnations civiles[47].

     

    1. L’ambivalence de l’État

    Il incombe à l’État de faire cesser les fraudes au droit du travail d’autant plus qu’au-delà de la protection des travailleurs, il existe des enjeux en termes de cotisations sociales.

    L’État assigne des objectifs en la matière aux corps de contrôle chargés de la lutte contre le travail illégal (inspection du travail, URSSAF, forces de l’ordre, services fiscaux, etc.), mais, dans le même temps, il a pris au fil des années des dispositions législatives ou réglementaires qui contribuent surtout à dédouaner les donneurs d’ordres, sans qu’on en comprenne la justification.

    L’illustration la plus évidente de cette pratique est la loi Madelin de 1994 déjà citée, qui a institué une présomption de non-salariat pour les travailleurs indépendants[48]. Cette présomption légale vient contrecarrer le principe jurisprudentiel fondamental selon lequel la qualification de la relation de travail ne se déduit pas de la volonté exprimée formellement par les parties au contrat. Ce principe a été énoncé de manière limpide par la Cour de cassation : « L’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties, ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention, mais des conditions de faits dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs »[49]. Cette jurisprudence vise à l’évidence à lutter contre les détournements de statut et à dépasser une approche formaliste des contrats. Il importe ici de bien comprendre que pour la jurisprudence, l’application du droit du travail est d’ordre public : elle s’impose aux parties dès lors que la réalité de leur relation de travail le justifie. Mais il n’est fait application de ce principe par la justice qu’au cas par cas et sous réserve qu’elle ait été saisie.

    Quel besoin le législateur a-t-il éprouvé de fragiliser ce principe en introduisant une présomption de non-salariat ? La seule raison légitime qu’on puisse imaginer est la volonté d’empêcher des requalifications abusives de travailleurs indépendants en salariés. Mais combien de requalifications abusives ont été identifiées pour justifier l’intervention du législateur ? En pratique, quel travailleur véritablement indépendant aurait intérêt à réclamer la requalification en contrat de travail de ses relations commerciales avec son client, sachant que s’il est vraiment indépendant, il aura probablement plusieurs clients ? En tout cas, cette présomption de non-salariat protège de fait les intérêts des donneurs d’ordres qui font appel à des travailleurs faussement indépendants pour ne plus avoir à appliquer le droit du travail.

    Les commentateurs s’accordent sur le fait que finalement cette présomption légale n’a quasiment pas eu d’effet sur la jurisprudence[50]. Cela ne fait que confirmer son caractère aberrant. Mais malgré la résistance du juge, cette présomption reste dans le paysage et pèse au profit du donneur d’ordres dans le rapport de force entre les parties au litige comme s’il n’était pas déjà suffisamment déséquilibré. Du reste, elle inscrit dans la loi la notion de « subordination juridique » limitant ainsi les possibilités d’évolutions jurisprudentielles.

    L’ampleur prise par le faux travail indépendant résulte avant tout de la création du statut d’autoentrepreneur en 2008 qui a facilité l’accès au statut de travailleur indépendant sans véritables garde-fous. Il est vrai qu’il a allégé les formalités pour de véritables microentrepreneurs mais il a en même temps offert sur un plateau la possibilité de créer de faux statuts.

    D’autres dispositions légales ou réglementaires ont été introduites qui jouent en faveur des donneurs d’ordre.

    Déjà en 1964, des dispositions avaient été adoptées dans le domaine agricole pour permettre aux donneurs d’ouvrage d’échapper à la requalification par les juges de travailleurs indépendants agricoles en salariés[51].

    Dans le domaine des transports routiers, après plusieurs arrêts de la Cour de Cassation requalifiant des salariés d’entreprises sous-traitantes en salariés du donneur d’ordres[52], un décret a créé un contrat type de sous-traitance[53] qui avalise plusieurs pratiques de donneurs d’ordre qui auparavant constituaient autant d’indices justifiant une requalification[54]. Ce contrat type rendait quasi impossible la démonstration du caractère intentionnel des délits associés puisque ce décret lui procurait une apparente licéité.

    En revanche, devant le développement du travail dissimulé engendré par la sous-traitance, et surtout les pertes de cotisations sociales, les gouvernements successifs ont peu à peu renforcé la responsabilité du donneur d’ordres en lui imposant des obligations de vigilance. Ces dispositions, si elles contraignent le donneur d’ordre à des contrôles plus approfondis, restent insuffisantes pour changer véritablement la donne. Par ailleurs, elles s’inscrivent dans une relation entre donneur d’ordre et sous-traitant : elles n’interviennent pas pour faciliter la requalification de la relation en contrat de travail lorsque c’est cette solution qui devrait s’imposer.

     

    III. Reconquérir les zones de non-droit du travail

     

    La reconquête des zones de non-droit du travail est une nécessité si on veut préserver l’ensemble de notre modèle social. D’une part parce qu’on ne peut pas laisser dériver toute une frange de la population active hors du cadre légal, à plus forte raison s’il s’agit de jeunes : il y va de la cohésion nationale. D’autre part, parce qu’en tolérant ces dérives pour une partie peu visible de la population, on ouvre les vannes à leur généralisation au reste du salariat. Enfin parce qu’aux enjeux de droit du travail sont associés des enjeux de protection sociale.

    Nos propositions visent à traiter le problème en amont plutôt qu’en aval en considérant que la protection du travail doit jouer non seulement lors de l’exécution du contrat de travail mais également sur la qualification même de la relation de travail. Elles sont de trois ordres :

    • Mener une politique plus volontariste de lutte contre les faux statuts qui responsabilise les niveaux les plus élevés dans la chaîne de sous-traitance ;
    • Rééquilibrer les modalités de qualification juridique de la relation de travail en faveur du travailleur ;
    • Créer les conditions pour que les entreprises concernées intériorisent les pratiques vertueuses.

    Ces propositions peuvent susciter des malentendus tellement des représentations biaisées sur le travail indépendant sont aujourd’hui ancrées dans les esprits. Nous rappelons donc à nouveau que ce dont il est question dans cette étude, ce sont seulement les faux statuts : sont visés non pas les travailleurs indépendants mais au contraire ceux dont on nous fait croire à tort qu’ils le sont. Pour le dire autrement, notre sujet porte sur le non-respect de la règle. Or, pour faire respecter une règle, il ne doit pas être possible que les personnes qui y sont soumises aient le choix de s’y soustraire au motif qu’elles la trouvent contraignante.

     

    1. Mener une politique plus volontariste de lutte contre les faux statuts

     

    • Proposition 1 : Renforcer la prise de conscience par tous les acteurs de la chaîne de contrôle des enjeux du non-droit du travail de manière à construire une politique de contrôle qui s’attaque à la source du problème.

    Avant d’en venir à des propositions structurelles, il convient de souligner que le moyen le plus immédiatement accessible pour combattre le non-droit du travail reste l’intervention volontariste de l’État pour faire appliquer le droit du travail et lutter contre les fraudes. Cela suppose d’intervenir à la source du problème, c’est-à-dire au niveau des donneurs d’ordres de premier rang voire des maîtres d’ouvrage et pas seulement au niveau des sous-traitants. S’en tenir à ses derniers, c’est laisser se perpétuer à l’infini la situation puisque lorsqu’un sous-traitant est condamné, un autre lui succède pour exercer son activité dans les mêmes conditions. Au demeurant, cela fait peser toute la contrainte du contrôle et des sanctions sur ceux qui sont eux-mêmes dans une situation précaire.

    Les services de contrôle s’efforcent de faire jouer la responsabilité du donneur d’ordres mais devant la complexité, leur action reste limitée. Les magistrats du parquet se montrent parfois réticents face aux difficultés de soutenir des démonstrations particulièrement complexes.

    Une prise de conscience accrue des enjeux par tous les acteurs de la chaîne de contrôle et un soutien politique déterminé permettraient déjà d’améliorer la situation : la condition première est que les pouvoirs publics soient eux-mêmes convaincus que le non-droit du travail est un problème et non une solution. Cette conviction ne doit pas reposer seulement sur les enjeux en termes de financement de la protection sociale. Même s’ils sont éminemment importants, ils conduisent parfois à délaisser des cibles qui n’apparaissent pas immédiatement intéressantes de ce point de vue. Les contrôles visent plus souvent à récupérer des cotisations perdues du fait des fraudes qu’à faire cesser à la source les mécanismes généraux qui engendrent ces pertes. D’autre part, il ne faut pas perdre de vue l’enjeu de la protection par le droit du travail dans sa dimension d’ordre public.

    Un renforcement des contrôles passe par l’attribution de moyens aux administrations concernées à la hauteur de l’enjeu, notamment en effectifs supplémentaires. Ceux-ci ne sauraient être prélevés sur d’autres missions tout aussi essentielles incombant à ces administrations. Au contraire, la réponse aux besoins en personnel de ces administrations pour assumer leurs missions élémentaires apparaît comme un préalable[55].

    Le renforcement des moyens des administrations dans la lutte contre le non-droit du travail ne représenterait in fine aucun coût pour la collectivité : il suffirait en effet que les donneurs d’ouvrage de premier rang intériorisent véritablement le risque de sanction pour réduire leur recours au non-droit du travail et ainsi rétablir le versement des cotisations sociales qui avait été éludé. Les sommes ainsi récupérées compenseraient très largement les dépenses budgétaires consenties.

    Néanmoins, une mobilisation renforcée ne suffira pas à faire reculer le non-droit du travail. Il est indispensable d’intervenir sur le cadre juridique pour dissuader ou limiter la fraude, sans quoi les acteurs du contrôle continueront de faire face à un océan qu’il faut vider à la petite cuiller.

     

    1. Rééquilibrer les modalités de qualification juridique de la relation de travail en faveur du travailleur

     

    • Proposition 2 : Faire évoluer la doctrine et la jurisprudence sur les critères du salariat en introduisant un critère de subordination économique ayant un poids au moins équivalent à celui de la subordination juridique. L’appréciation de la subordination économique devrait se faire au regard d’une analyse socio-économique des ressources propres dont dispose le travailleur pour garantir son autonomie (ressources financières, moyens matériels de production, compétences spécifiques, clientèle propre).

     

    Le paradoxe dans le développement du non-droit du travail est qu’il concerne avant tout des catégories de travailleurs qui ont le plus besoin de sa protection, à savoir ceux qui ne fournissent que leur force de travail. Ils sont d’autant plus concernés qu’ils sont peu qualifiés. Les ouvriers non qualifiés du BTP, les livreurs de colis, les vigiles, etc. sont les plus touchés alors qu’auparavant le statut de salarié allait de soi pour eux. Comment en est-on arrivé à considérer qu’ils pouvaient être les figures du travail indépendant ? Leur dépendance économique est inhérente à leur situation. Face aux donneurs d’ouvrage, ce sont eux qui se trouvent dans la position la plus défavorable : ils ne disposent ni du matériel, ni du capital financier, ni des compétences rares, ni des informations. Tous ces éléments indispensables pour pouvoir exercer leur activité, ce sont leurs donneurs d’ouvrage qui les détiennent. En outre, il est très facile de trouver un autre travailleur pour les remplacer.

    Or ces caractéristiques sont celles qui devraient normalement justifier l’application du droit du travail : plus le rapport de force est déséquilibré, plus les emplois concernés exposent à des conditions de travail pénibles et/ou dangereuses, plus il est nécessaire que la loi vienne compenser ce déséquilibre. Pourquoi ne pas partir de ce principe pour déterminer quand faire application du droit du travail ?

    L’approche par le critère de subordination juridique qui prévaut encore aujourd’hui fait passer ce principe au second plan. Il nous semble à tout le moins nécessaire que le critère de subordination économique soit pris en compte au moins à l’égal du critère de subordination juridique.

    La technique dite du faisceau d’indices nous paraît malgré tout devoir être conservée pour déterminer le régime de droit applicable. En d’autres termes, nous ne pensons pas qu’il puisse y avoir une automaticité de la requalification sur la base d’un critère clé : la réalité socio-économique est trop complexe pour cela. Le faisceau d’indices doit intégrer de manière plus décisive des indices de nature plus typiquement économique à côté des éléments déjà identifiés par la jurisprudence en ce qui concerne la subordination juridique (instructions données, organisation du travail, mesures disciplinaires, etc.).

    Les indices économiques qui sont les plus communément cités nous paraissent cependant incomplets et ne vont pas à la racine de la dépendance économique. En particulier, le critère de la part de chiffre d’affaires, s’il est très important, ne doit pas être surestimé. On notera par exemple que pour échapper au risque d’exclusivité, certains donneurs d’ordre exigent eux-mêmes de leur sous-traitant qu’il réalise une partie de son chiffre d’affaires pour un autre donneur d’ordre. Mais tout cela est largement fictif : en messagerie par exemple, si le sous-traitant fait la moitié de son chiffre d’affaires avec un premier donneur d’ordre et l’autre avec un second donneur d’ordre, chaque moitié est dans les faits complètement dépendante d’un des deux donneurs d’ordre.

    L’accès direct à la clientèle est un autre critère retenu par la jurisprudence de certains pays. Il est particulièrement important mais il faut peut-être insister davantage sur l’accès au client final et non à des intermédiaires.

    D’autres indices de subordination économique sont jusqu’à présent écartés à tort. C’est tout particulièrement le cas de la propriété des moyens matériels de production. Comment peut-on considérer qu’un chauffeur de VTC ou de taxi qui ne dispose d’un véhicule que grâce à son donneur d’ordre peut être indépendant de lui ? C’est encore plus vrai du pilote autoentrepreneur aux commandes d’un avion de ligne qui ne lui appartient pas[56]. Au-delà d’une propriété directe, il conviendrait d’analyser si l’acquisition des moyens matériels de production peut se faire de manière autonome par le travailleur indépendant dans des conditions acceptables. Dans certains cas, les modalités d’acquisition sont un élément supplémentaire de dépendance. Il arrive même que des travailleurs travaillent à perte, essentiellement pour rembourser le véhicule[57].

    Des critères concernant les ressources financières ont déjà été proposés. Par exemple, la prise en compte des capitaux propres faisait partie des indices à retenir dans les propositions du professeur de droit du travail allemand Rolf Wank[58]. Par ailleurs, dans le domaine des transports routiers, les entreprises doivent disposer d’une capacité financière suffisante pour exercer leur activité en application de la réglementation transport. Mais ces conditions financières pour justifier de l’autonomie restent au milieu du gué : une analyse financière plus fine doit permettre de déterminer à quelles conditions l’indépendance financière de la petite ou la microentreprise est assurée vis-à-vis de son donneur d’ordre. S’il est par exemple impossible de rembourser un véhicule affecté à l’activité sans travailler 200 heures par mois et en gagnant moins que le SMIC horaire, il devrait en être déduit un indice fort de subordination économique.

    L’autre élément insuffisamment pris en compte est le niveau de technicité des travailleurs indépendants ou des sous-traitants. Un informaticien de génie peut par exemple très bien se trouver en position de force vis-à-vis d’un donneur d’ordre et disposer de ce fait d’une véritable indépendance. Ce n’est pas le cas d’un ouvrier non qualifié du bâtiment ou d’un simple titulaire du permis de conduire : leurs compétences sont très largement substituables. Le fait de disposer d’un faible niveau de qualification devrait être un indice important de subordination économique. Il devrait même être possible de raisonner par assimilation : relever d’un métier pour lequel il est (ou il était) d’usage de recourir au salariat pourrait également constituer un indice en faveur de l’application du droit du travail.

    Dans le cas de la fausse sous-traitance, les propositions qui précèdent peuvent trouver à s’appliquer mais il convient d’analyser quel est le rôle joué par l’intermédiaire entre les donneurs d’ordres et les travailleurs, à savoir l’employeur sous-traitant. Si ce sous-traitant est lui-même dans une subordination économique telle à l’égard du donneur d’ordre qu’il n’a aucune marge de manœuvre pour gérer son activité et son personnel, la subordination économique doit être considérée comme étant transférée dans la relation entre le donneur d’ordre et les travailleurs.

     

    • Proposition 3 : Informer et accompagner les travailleurs pour qu’ils comprennent vraiment les implications du choix entre le statut de salarié et celui de travailleur indépendant et qu’ils puissent identifier les situations d’indépendance fictive.

    Dans cette perspective, il conviendrait pour commencer de filtrer davantage la création de microentreprises, notamment dans le domaine de la prestation de services. Il est souhaitable de conditionner la création d’une microentreprise à des garanties élémentaires d’autonomie. Le candidat à la création d’une microentreprise doit automatiquement bénéficier d’une information sur les pertes de droits dont il serait victime s’il choisissait le statut d’indépendant alors qu’il ne le serait pas en réalité. Il devrait pouvoir consulter gratuitement un service administratif permettant de l’éclairer sur la viabilité de son projet et sur son éventuelle subordination économique à l’égard d’un donneur d’ordres.

    • Proposition 4 : Inverser les présomptions, d’une part, en supprimant les dispositions législatives et réglementaires qui entraînent explicitement ou implicitement une présomption de non-salariat et, d’autre part, en instituant des présomptions simples de salariat au regard de facteurs de subordination économique tels que l’absence de moyens matériels de production, le faible niveau de qualification, la continuité d’activité entre salariat et travail indépendant, etc. Des présomptions spécifiques pourraient être prévues s’agissant de la fausse sous-traitance.

    Nous l’avons indiqué, plusieurs dispositions légales ou réglementaires ont été introduites depuis les années 1990 pour rendre plus difficile une requalification en contrat de travail. Nous avons expliqué que de notre point de vue ces « présomptions » ne se justifient en rien puisque leur seul effet est de rendre plus facile des comportements que la loi réprouve par ailleurs.

    Il convient donc de supprimer les présomptions de non-salariat introduites par la loi ou le règlement, notamment :

              La présomption de non-salariat pour les travailleurs indépendants prévue à l’article L.8221-6 du Code du travail (c’est ce qu’a proposé de faire le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain au Sénat, sans succès)[59];

    –          Les dispositions qui renversent des indices de subordination dans le cadre du contrat type de sous-traitance de l’annexe IX à l’article D. 3224-3 du code des transports ;

    –          Les dispositions des lois n° 2016-1088 du 16 août 2016 et n° 2019-1428 en ce qu’elles rendent plus difficile la requalification en salarié des travailleurs employés par les plateformes numériques en avalisant la relation donneur d’ordre / travailleur indépendant.

    Mais il faut aller au-delà. Comme nous l’avons indiqué le déséquilibre entre le donneur d’ordre et le travailleur préexiste à la conclusion du contrat. Il convient donc de prévoir des présomptions en faveur des travailleurs pour garantir que le droit du travail sera appliqué quand il doit l’être.

    De telles présomptions existent déjà pour certaines catégories de travailleurs, dont certains sont pourtant réputés être très autonomes comme les journalistes par exemple, ou les représentants de commerce (VRP)[60].

    Dans une récente résolution, le Parlement européen avance également des propositions en matière de présomption réfutable de « relation de travail » pour les travailleurs des plateformes[61]. En Espagne, une présomption de salariat a d’ores et déjà été adoptée mais exclusivement pour les travailleurs des plateformes de livraison de repas.

    La proposition déjà mentionnée du groupe Socialiste, Écologiste et républicain au Sénat précitée comportait également une disposition de ce type uniquement pour les plateformes numériques et sur la base d’un critère unique : le niveau de revenu perçu auprès de la plateforme. Comme nous l’avons expliqué, il nous semble difficile de s’en tenir à un seul critère par ailleurs assez difficile à établir. Nous pensons qu’il convient de conserver le principe du faisceau d’indices pour mieux couvrir la diversité des situations mais en y intégrant un faisceau de présomptions.[62]

    Ces présomptions devraient à notre sens rester des présomptions simples et porter notamment sur les indices de nature économique. Par présomption simple, il faut comprendre que la preuve du contraire reste toujours possible. Ces présomptions pourraient par exemple s’appliquer pour :

    • Les travailleurs qui étaient précédemment salariés de l’entreprise qui est devenue leur donneur d’ordre pour qui ils effectuent un travail similaire dans des conditions similaires ;
    • Les travailleurs sans qualification qui apportent essentiellement leur force de travail ;
    • Les travailleurs qui ne sont pas propriétaires ou pas en capacité de financer sans leur donneur d’ordre les matériels et équipements qu’ils doivent utiliser pour leur travail ;
    • Les travailleurs qui n’ont pas d’accès réel à la clientèle finale ;
    • Les travailleurs dont l’un des donneurs d’ordre pèse plus de 50 % de leur chiffre d’affaires.

    Le choix des présomptions à retenir dans cette liste ou en dehors et leur poids respectif doit être discuté. La détermination de critères d’autonomie pour les travailleurs indépendants pourrait faire l’objet de négociations de branche afin qu’ils soient mieux ajustés aux spécificités sectorielles.

    L’enjeu n’est pas tant de permettre à chaque travailleur indépendant de faire valoir une requalification de son contrat que de soustraire les donneurs d’ordre à la tentation d’externaliser le risque de l’entreprise : pour cela, il convient de leur faire intérioriser une probabilité élevée de requalification si les prestataires ou sous-traitants à qui ils font appel n’ont pas de véritable autonomie vis-à-vis d’eux.

    S’agissant de la fausse sous-traitance, des présomptions spécifiques pourraient être envisagées qui pourraient conduire à la requalification des travailleurs en salarié du donneur d’ordre. Par exemple, l’affectation exclusive d’un salarié du sous-traitant à l’activité d’un donneur d’ordre pourrait en faire partie, de même que l’obligation pour le travailleur sous-traitant de porter des tenues vestimentaires ou d’utiliser des équipements aux couleurs du donneur d’ordre ou encore d’être soumis à un contrôle de durée d’activité ou de géolocalisation par le donneur d’ordre.

     

    1. Créer les conditions pour que les entreprises concernées intériorisent les pratiques vertueuses

    Le détournement de la loi ne doit pas pouvoir devenir la norme. Au-delà du risque de requalification civile individuelle, les entreprises doivent intégrer dans leurs calculs un risque réel de sanction immédiate si elles ne jouent pas le jeu. Par ailleurs, il est également possible d’intervenir sur les conditions de recours à la sous-traitance pour que cette option présente moins d’intérêt lorsque l’optimisation sociale est le seul but de l’externalisation.

    • Proposition 5 : Instaurer des conséquences juridiques beaucoup plus immédiates en permettant une action collective des syndicats en matière de requalification.

    L’un des paramètres clés du développement du non-droit du travail est le temps. Peu importe si une pratique est illégale tant qu’on peut la mettre en œuvre suffisamment longtemps pour qu’elle soit profitable. Le temps est l’allié de ceux qui ont des ressources financières importantes. Ceux qui vivent au jour le jour ne peuvent pas se lancer dans des combats judiciaires interminables. Pour des donneurs d’ordre importants subir quelques revers judiciaires individuels au bout de 5 ans après avoir épuisé les recours n’est pas insurmontable.

    Il conviendrait donc de favoriser l’action collective des syndicats en matière de rétablissement des règles d’ordre public. En mai 2021, une proposition de loi du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain au Sénat est allée dans ce sens en proposant des actions collectives de plusieurs travailleurs des plateformes. Donner cette faculté aux syndicats plutôt qu’aux seuls travailleurs concernés permettrait de canaliser ce type de procédure et de renforcer leur rôle.

    Lorsque les syndicats réclament la requalification en contrat de travail pour un travailleur donné, celle-ci doit pouvoir s’appliquer de manière automatique à tous les travailleurs placés dans une position identique au regard des critères ayant permis la requalification. Le dépassement du caractère individuel de l’action judiciaire est ici légitimé par l’enjeu d’ordre public qui est déjà reconnu puisqu’il s’agit d’un délit.

    Cette requalification doit s’appliquer y compris à des travailleurs indépendants qui manifesteraient le souhait de privilégier le statut d’indépendant : c’est le propre de la règle d’ordre public. Il convient de souligner que bon nombre des travailleurs indépendants qui revendiquent ce statut n’ont pas idée de l’ampleur des préjudices qu’il leur fait subir (ils s’en aperçoivent seulement à la longue ou après un accident). Par ailleurs, certains n’y trouvent un avantage financier que parce qu’ils ne respectent pas les règles qui s’imposent à un travailleur indépendant (cotisations sociales, responsabilité juridique) ou parce qu’ils sous-traitent eux-mêmes leur activité.

    • Proposition 6 : Réglementer davantage le recours à la sous-traitance en limitant le nombre de niveaux de sous-traitance autorisés, en particulier lorsqu’il ne s’agit pas d’une sous-traitance de spécialité.

    Les propositions qui précèdent visent à réintégrer dans le droit du travail des relations de travail qui en ont été exclues abusivement. Toutefois, dans certains cas, la requalification peut ne pas être justifiée au regard des critères sans pour autant que le droit du travail s’applique en bout de chaîne de sous-traitance. Par ailleurs, certains grands groupes peuvent continuer à limiter les risques juridiques par l’intervention de nombreux niveaux intermédiaires. Enfin, la requalification suppose une action soit des travailleurs, soit des syndicats, soit de l’administration. Il importe de proposer des garde-fous généraux qui limitent les dérives au-delà des seules actions isolées en requalification.

    La mesure la plus simple consisterait à limiter le nombre de niveaux de sous-traitance. La multiplication de ces niveaux est la source de grandes difficultés pour rétablir la légalité car elle complexifie de manière artificielle le jeu des responsabilités. Or elle ne se justifie bien souvent d’aucune manière : elle ne fait que faciliter la fraude. L’idée que la sous-traitance se justifie par sa grande flexibilité aux aléas d’activité contient un paradoxe : comment une grande entreprise avec des effectifs importants serait moins capable de faire face à des variations d’activité qu’une micro-entreprise avec une poignée de salariés travaillant pour un ou deux donneurs d’ordres ? Affecter un salarié à une activité du jour au lendemain qui peut cesser le jour suivant est beaucoup plus facile pour une grosse structure que pour une petite. Trop souvent la seule variable d’ajustement dont disposent les petites entreprises sous-traitantes pour faire face aux variations d’activité est d’employer des travailleurs sans les déclarer.

    Il convient donc de limiter par la loi le nombre de niveaux de sous-traitance. Lorsque la sous-traitance n’est pas motivée par une technicité spécifique du sous-traitant, il conviendrait même d’exiger que le prestataire qui a obtenu un contrat de la part d’un donneur d’ordre accomplisse lui-même le travail auquel il s’est engagé. Des exceptions pourraient être envisagées moyennant justification. Une traçabilité des justifications fournies pourrait être mise en place, à laquelle auraient accès le maître d’ouvrage ainsi que les services de contrôle.

    • Proposition 7 : Prévoir une obligation de vérification par les maîtres d’ouvrage et donneurs d’ordres de la situation des travailleurs au regard des déclarations à l’URSSAF en utilisant une application alimentée par les bases de données de la Sécurité sociale.

    Il existe déjà des obligations pour les prestataires de déclarer au maître d’ouvrage les éventuels sous-traitants auxquels ils font appel[63]. Mais cette déclaration relève de la responsabilité du sous-traitant et le maître d’ouvrage peut facilement s’en désintéresser. Il n’en irait pas de même si le maître d’ouvrage avait des obligations de vérification quant au statut de tous les travailleurs qui participent à la prestation qu’il a demandée. Cela serait possible en ouvrant aux maîtres d’ouvrage et aux donneurs d’ordre la possibilité de vérifier la situation des salariés à l’égard l’URSSAF sur une application alimentée par les bases de données de la Sécurité sociale. Par exemple, un maître d’ouvrage du bâtiment devrait pouvoir vérifier en toute transparence le nom de l’employeur de tel maçon qui intervient sur son chantier. S’il se trouve que ce maçon est employé par un sous-traitant qui n’avait pas été déclaré au maître d’ouvrage, il lui reviendrait de rompre le contrat avec le prestataire qui n’avait pas procédé à la déclaration de son sous-traitant. En effet, cette absence de déclaration est un délit. Ce mécanisme limiterait entre autres le recours à des faux travailleurs indépendants intervenant comme sous-traitants.

    Dans la même logique, tout donneur d’ordre devrait être tenu d’interroger l’application proposée pour vérifier que les prestataires qui interviennent pour leur compte ont bien déclaré chacun des travailleurs concernés. À défaut les donneurs d’ordres seraient tenus pour coresponsables du délit de travail illégal qui en découlerait et solidaires financièrement du paiement des salaires et des cotisations sociales qui n’ont pas été payés. L’informatisation de ces vérifications qui pourraient alléger la charge administrative qu’elle représente.

    • Proposition 8 : Imposer une rétribution minimale du travail des prestataires et sous-traitants alignée sur les minima applicables en matière de rémunération salariale.

    Un autre garde-fou pourrait concerner la rétribution minimale du travail des prestataires ou sous-traitants. Le principe est le suivant : il s’agit d’obliger les donneurs d’ordres à respecter un niveau de rétribution du travail des sous-traitants correspondant aux minima légaux applicables en matière de salaire incluant les charges sociales. En d’autres termes, le prix des prestations pratiqué doit permettre de respecter ces minima.

    Il ne s’agit pas d’une idée nouvelle. Par exemple, dans le secteur de la sécurité privée, une charte prévoit le respect d’un coût horaire du travail minimal[64]. Dans le domaine des transports routiers, le code des transports prévoit l’obligation légale de pratiquer des prix permettant de couvrir l’ensemble des charges, notamment les coûts salariaux et la rémunération de l’entrepreneur[65]. Même s’agissant des travailleurs des plateformes, le Code du travail préconise l’application d’un « prix décent » pour les transactions[66]. Dans l’agriculture, des tentatives de détermination d’un prix minimal existent également. Le problème est qu’aucun de ces dispositifs ne fonctionne réellement faute de disposition contraignante. En outre, personne n’a déterminé quelle était la rétribution minimale acceptable. Nous préconisons pour notre part qu’elle ne soit pas inférieure au coût horaire du travail calculé sur la base du SMIC horaire en intégrant les droits minimaux reconnus par le droit du travail (par exemple l’indemnité de congés payés). S’agissant des salariés employés par une entreprise sous-traitante, il s’agit de toute façon du minimum légal absolu qui aurait dû être appliqué. Pour des travailleurs indépendants, on voit difficilement pourquoi ils gagneraient moins que ce minimum alors qu’ils assument plus de responsabilités et qu’ils encourent plus de risques.

    L’une des difficultés que présente cette proposition tient au fait que le prix du travail est difficile à isoler dans le prix global de la prestation pour le donneur d’ordre. Cela est par exemple plus facile pour la prestation d’un agent de sécurité, facturée à l’heure de travail, que pour l’intervention d’un prestataire du bâtiment. Cette difficulté pourrait être résolue par l’isolation dans la facturation du nombre d’heures de travail qu’a représenté la prestation et du coût correspondant.

    Il pourrait être envisagé des négociations collectives par branche d’activité pour calculer la rétribution minimale applicable au secteur et les modalités pour déterminer la part qu’elle représente dans le prix d’une prestation.

     

    Conclusion

     

    Le non-droit du travail n’est que l’une des modalités par lesquelles le droit du travail est remis en cause depuis des décennies. Il s’agit sans doute de la modalité la plus radicale mais elle concerne pour l’instant une portion limitée de l’ensemble des travailleurs. Deux autres mécanismes de sape sont en action : d’une part, les politiques de précarisation et de flexibilisation du droit du travail concernant l’ensemble du salariat ; d’autre part, les atteintes au principe de territorialité découlant de la globalisation dérégulée des échanges économiques et du détachement des travailleurs.

    Ces différents mécanismes se renforcent les uns les autres : en contribuant à la dualisation du marché du travail, ils accroissent la division des collectifs de travail, affaiblissent encore davantage la syndicalisation et amenuisent ainsi la résistance au démantèlement du droit du travail.

    Ils procèdent en fait d’une même doxa économique selon laquelle le droit du travail serait l’ennemi de l’emploi et, sous ce prétexte, constituerait un mal qu’il faudrait éradiquer. Ce raisonnement et ses soubassements théoriques mériteraient d’être davantage questionnés qu’ils ne le sont aujourd’hui. Par exemple, ils tendent à privilégier une approche purement quantitative de la création d’emploi, comme si celle-ci devait se faire à n’importe quel prix pour les travailleurs. Mais est-ce que cela peut aller jusqu’à justifier la création d’emplois indignes ? C’est très précisément la question soulevée par le non-droit du travail. Si la réponse est négative, il convient alors de déterminer à quelles conditions minimales une création d’emploi peut être considérée comme acceptable. En cherchant à le faire, on entre dans une approche plus qualitative de la création d’emploi qui est du même ordre que celle qu’on adopte pour les exigences environnementales en matière de développement économique[67].

    La protection de l’environnement et les conditions de travail et d’emploi sont d’ailleurs beaucoup plus imbriquées qu’il n’y paraît. Pour intégrer les préoccupations environnementales dans les processus de production, il est indispensable de faire appel à une main-d’œuvre qualifiée dont l’activité s’inscrit dans la durée. Comment espérer par exemple mener une politique de rénovation énergétique de l’habitat véritablement efficiente avec des sous-traitants éphémères dépourvus de technicité et de professionnalisme ?

    Cette question illustre, à notre sens, l’importance d’intégrer davantage le droit du travail dans la réflexion d’ensemble sur l’évolution de nos sociétés.

     

    [1] Chronique de Jean-Emmanuel Ray au journal Le Monde du 3 mars 2021.

    [2] On peut la trouver explicitée dans son manuel « Droit du travail, droit vivant  – 2022 », 30è édition, 2021, Liaisons. Il y écrit notamment, p.23 : « Au pays de la Liberté et de l’Egalité, sans même évoquer Karl Marx et son « abolition du salariat », faut-il crier victoire car un chauffeur d’Uber s’est vu reconnaître le statut de salarié car il ne correspondait pas aux critères d’un travailleur « indépendant » ? Et qu’il sera donc désormais subordonné à son ex-donneur d’ordre devenu son employeur, qui va pouvoir lui fixer des jours de travail, et des horaires, percevoir toutes ses recettes et lui en reverser une partie. »

    [3] Seules les formes d’organisation de type coopératif permettent, dans une certaine mesure, d’échapper à cet état de fait.

    [4] Par exemple, protégé par le droit du travail, le salarié n’est pas obligé d’accepter les exigences de son employeur qui dépassent les limites (par ex., disponibilité à tout moment, révisions à la baisse unilatérales de la rémunération de son travail, rupture de contrats sans tenir compte des contraintes, etc.). Il n’en va pas de même d’un travailleur faussement indépendant.

    [5] Cette idée d’un droit du travail plus mort que vivant a également été avancée par des sociologues : v. L’Humanité Dimanche, 16 au 22 septembre 2021, entretien avec Stéphane Le Lay et Fabien Lemozy : « Les plateformes, c’est la victoire du travail mort sur le travail vivant »

    [6] V. par ex. Sarah Abdenour, Dominique Méda, Les nouveaux travailleurs des applis, PUF, 2019 ; Barbara Gomes, Le droit du travail à l’épreuve des plateformes numériques, Thèse de doctorat en Droit privé et sciences criminelles sous la direction d’Antoine Lyon-Caen ; Pétronille Rème-Harney « Comment les plateformes numériques accroissent la dépendance dans les relations de sous-traitance : le cas de la livraison à vélo », La Revue française de socio-économie n°25, 2020.

    [7] V. par ex. : Thomas Grandrémy, documentaire Les délivrés, diffusé sur LCP le 22 avril 2021, Gurvan Kristanadjadja Enquête sur les livraisons en sous-location, pour le journal Libération, 2020 ; Aurélie Colas, entretien avec Karim Amellal, « Les travailleurs ubérisés sont les prolétaires du XXIe siècle » ; https://actu.fr/nouvelle-aquitaine/bordeaux_33063/deliveroo-uber-eats-a-bordeaux-comme-d-autres-livreurs-j-sous-loue-son-compte-a-un-sans-papiers-en-toute-illegalite_38077876.html

    [8] Préface d’Alain Supiot à l’édition 2016 du rapport Au-delà de l’emploi, Flammarion, 2016.

    [9] Claude Didry, « Au-delà de la subordination, les enjeux d’une définition légale du contrat de travail » Droit social n°3, mars 2018.

    [10] Le droit du travail est certes ambivalent quant à ses finalités mais la protection des salariés demeure la seule qui en fasse véritablement la spécificité. V. Alain Supiot, « Pourquoi un droit du travail ? », Droit Social n°6, juin 1990.

    [11] La notion inventée par Robert Merton en 1968 est tirée d’un verset de l’évangile selon saint Matthieu lu au pied de la lettre (verset 25-29 : « À celui qui a, on donnera encore, et il sera dans l’abondance ; mais celui qui n’a rien se verra enlever même ce qu’il a. »). Alain Supiot y fait par exemple référence au sujet de la jurisprudence Nettoitout de la Cour de cassation avalisant les pratiques d’extériorisation de la main d’œuvre (Alain Supiot, « Pourquoi un droit du travail » Droit Social n°6, juin 1990).

    [12] L’idée de « zone de non-droit » en droit du travail a déjà été évoquée par Anne-Chantal Hardy Dubernet dans la conclusion de son analyse sociologique très fine de la notion de subordination. « La subordination dans le travail », Jean-Pierre Chauchard et Anne-Chantal Hardy-Dubernet (dir.), La Documentation française, 2003, p.55.

    [13] V. notes 5 et 6

    [14] Résolution du Parlement européen du 16 septembre 2021 sur des conditions de travail, des droits et une protection sociale justes pour les travailleurs de plateformes – nouvelles formes d’emploi liées au développement numérique (2019/2186 (INI)).

    [15] Opinionway, « Bifurcations : l’heure des choix », Le Printemps de l’économie, septembre 2021.

    [16] V. l’ex. des livreurs UBER EATS de Saint-Etienne qui, fin 2020, ont obtenu de haute lutte des garanties pour que le créneau entre 11h30 et 13h30 soit payé au minimum 10€ de l’heure, et celui entre 19h et 21h, 12€ de l’heure. Cela signifie que les autres créneaux peuvent être payés en dessous de 10€. Le SMIC horaire brut était de 10,25€ de l’heure à l’époque. En outre, un salarié au SMIC a également droit à d’autres avantages minimaux (indemnité de congés payés de 10 %, majorations pour heures supplémentaires, etc.). Or les sommes versées aux livreurs ne correspondent même pas à leur rémunération effective car il faut encore défalquer les différentes charges (par ex. le carburant pour les livreurs en scooter).

    [17] On observera qu’avant l’apparition du droit du travail moderne, fondé sur le contrat de travail, les travailleurs n’étaient soumis à aucune réglementation contraignante sur la durée du travail et se voyaient pourtant imposer des durées du travail tellement extrêmes que leur caractère inhumain a conduit à l’adoption des premières lois sur le travail.

    [18] Voir notamment : Chambre Sociale de la Cour de Cassation, 4 mars 2020 ; Cour suprême britannique 19 février 2021 ; décision du Parquet de Milan 21 février 2021 ; Cour d’appel de Californie, 22 octobre 2020.

    [19] La notion de travail déguisé, comme celle de travail dissimulé sont employées par l’OIT : https://www.ilo.org/global/topics/non-standard-employment/WCMS_536623/lang–fr/index.htm

    [20] https://www.herveguichaoua.fr/jurisprudence/faux-travail-independant/secteurs-d-activite-non-exhaustif/transport/taxi-vtc/article/taxi-10420

    [21] Arrêt Guégan, C. Cass, 29 octobre 1985, n°84-95559

    [22] Nous reviendrons sur les obligations qui leur ont peu à peu été progressivement imposées et sur leur portée limitée.

    [23] V. Gurvan Kristanadjadja, Enquête sur les livraisons en sous-location pour le journal Libération, 2020, ou https://actu.fr/nouvelle-aquitaine/bordeaux_33063/deliveroo-uber-eats-a-bordeaux-comme-d-autres-livreurs-j-sous-loue-son-compte-a-un-sans-papiers-en-toute-illegalite_38077876.html

    [24] Conseil d’orientation pour l’emploi, « Le travail non déclaré », France stratégie, février 2019.

    [25] INSEE « Un nouveau record de création d’entreprises en 2020 malgré la crise sanitaire », INSEE Première, N°1837, février 2021.

    [26] Bruno Tinel, Corinne Perraudin, Nadine Thévenot, Julie Valentin, « La sous-traitance comme moyen de subordination réelle de la force de travail. » Actuel Marx, 2007/1 (n°41).

    [27] Pétronille Rème-Harney, Cécilia Cruz, Laetitia Dablanc, La sous-traitance de la messagerie urbaine : logiques économiques et rapports de dépendance, 2014 ; Pétronille Rème-Harney « Dépendance économique dans les relations de sous-traitance : quels critères ? Le cas des chauffeurs livreurs de la messagerie. » DROIT et Société Lextenso 2020/1 n°104

    [28] Voir notamment Nicolas Jounin, Chantier interdit au public, La découverte, 2009

    [29] Dans le secteur des transports routiers la problématique est assez ancienne : voir Stéphane Carré « Les artisans-chauffeurs : l’allégeance dans l’indépendance » in La subordination dans le travail, Jean-Pierre Chauchard et Anne-Chantal Hardy-Dubernet (Dir.), La Documentation française, 2003

    [30] https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/dossier_de_presse_-_cnlti_-_8_juillet_2019.pdf

    [31] Voir notamment les articles L.8221-1 et suivants du Code du travail

    [32] Martine Robert, « La Sécurité Privée dénonce un « rendez-vous manqué » au Parlement », Les Echos, 17 mars 2021 ; Valentin Bertrand, « Travail illégal dans le BTP : une charte rappelle leurs responsabilités aux maîtres d’ouvrage », France Bleue Hérault, 9 juillet 2021

    [33] Les Echos indiquent que les plateformes de VTC et de livraisons de marchandises représentent à elles seules près de 100 000 travailleurs indépendants « Vers une représentation des travailleurs de plateformes », Les Echos du 25 juin 2021. Selon un document de consultation des partenaires sociaux par la Commission européenne (15 juin 2021), 11 % des travailleurs européens travailleraient d’une manière ou d’une autre pour des plateformes numériques.

    [34] Selon le recensement réalisé par Mathieu Lépine, 6 livreurs de repas ont été victimes d’un accident mortel au premier semestre 2021, ce qui, étant donné le mode de collecte des informations et rapporté aux effectifs de l’activité, apparaît comme un chiffre élevé.  https://matthieulepine.wordpress.com/2021/07/12/bilan-apres-6-mois-de-recensement-des-accidents-du-travail-1er-semestre-2021/

    [35] David Thesmar et Augustin Landier, avril 2016

    [36] Romain Reinier, « Uber : le mirage entrepreneurial » Alternatives économiques n°360, 1er septembre 2016

    [37] Le rapport du Docteur Villermé de 1840 est la meilleure illustration des préoccupations d’ordre public à l’origine du droit du travail. On peut en citer l’extrait suivant : « Les enfants employés dans les manufactures de coton de l’Alsace, y étant admis dès l’âge où ils peuvent commencer à peine à recevoir les bienfaits de l’instruction primaire, doivent presque toujours en rester privés. Quelques fabricants cependant ont établi chez eux des écoles où ils font passer, chaque jour et les uns après les autres, les plus jeunes ouvriers. Mais ceux-ci n’en profitent que difficilement, presque toutes leurs facultés physiques et intellectuelles étant absorbées dans l’atelier. Le plus grand avantage qu’ils retirent de l’école est peut-être de se reposer de leur travail pendant une heure ou deux. ».

    [38] Il convient de rappeler qu’avant l’intervention des premières lois d’ordre public, les travailleurs pouvaient être subordonnés à l’extrême mais ils ne bénéficiaient pas des règles protectrices du droit du travail tel qu’il s’est construit par la suite. Ils étaient supposés être des travailleurs indépendants qui louaient leurs services. On voit par là à quel point il convient de dissocier la subordination du travailleur de l’application du droit du travail, entendu comme droit protecteur.

    [39] Jean-Yves Frouin (avec le concours de Jean-Baptiste Barfety) « Réguler les plateformes numériques de travail », Rapport au Premier Ministre, 1er décembre 2020.

    [40] Cass civ. 6 juillet 1931, Bardou

    [41] Article L8221-6 du code du travail.

    [42] Paul Cuche : « La définition du salarié et le critérium de la dépendance économique » D.H. 1932, Chronique p. 101-104, cité par Jean-Pierre Le Crom dans son article « Retour sur une vaine querelle : le débat subordination juridique- dépendance économique dans la première moitié du XXè siècle » in « La subordination dans le travail », Jean-Pierre Chauchard et Anne-Chantal Hardy-Dubernet (Dir.), La Documentation française, 2003

    [43] Que ce soit en France ou à l’étranger, v. note n°12

    [44] Alain Supiot (Dir.) Rapport Au-delà de l’emploi, p.33,  Flammarion, 2016

    [45] Patrick Fridenson, « La subordination dans le travail : les questions de l’historien » in La subordination dans le travail, Jean-Pierre Chauchard et Anne-Chantal Hardy-Dubernet (Dir.), La Documentation française, 2003.

    [46] V. notamment L. 11-3, L.11-4 et L.11-5 du Code du travail proposé par le GR-PACT.

    [47] On peut citer l’affaire suivante car elle est particulièrement illustrative de la réalité du non-droit du travail : https://www.herveguichaoua.fr/IMG/pdf/affaire_laposte_fst_atm_ca_versailles_300920-2.pdf

    Mais elle est un peu comme l’arbre qui cache le désert car c’est une décision isolée intervenue suite à un accident du travail mortel qui avait été à l’époque relayé par les médias.

    [48] Article L8221-6 du Code du travail. Expression d’un clivage idéologique assez profond, cette présomption introduite par la loi Madelin de 1994, a été supprimée en 2000 puis rétablie en 2003. Son champ a été étendu en 2008 au statut d’autoentrepreneur. Une loi de 2014 a supprimé la présomption de non-salariat pour les seuls autoentrepreneurs. Le groupe Socialiste, Écologiste et républicain au Sénat a fait une proposition pour la supprimer en mai 2021.

    [49] Cass Ass Plen, 4 mars 2003.

    [50] V. par exemple Alain Supiot, « Les nouveaux visages de la subordination » Droit Social, n°2 février 2000

    [51] Loi du 6 juillet 1964 sur l’économie contractuelle en agriculture, mentionnée par Alain Supiot, « Les nouveaux visages de la subordination » Droit Social, n°2 février 2000.

    [52] V. jurisprudences citées Stéphane Carré « Les artisans-chauffeurs : l’allégeance dans l’indépendance » p.272 in La subordination dans le travail, Jean-Pierre Chauchard et Anne-Chantal Hardy-Dubernet (Dir.), La Documentation française, 2003

    [53] Décret n°2003-1295

    [54] Pétronille Rème-Harney, « Dépendance économique dans les relations de sous-traitance : quels critères ? Le cas des chauffeurs livreurs de la messagerie », Droit et société 104/2020 (p. 196).

    [55] La tribune publiée le 23 novembre 2021 dans Le Monde par des magistrats et des greffiers illustre à quel point l’action de l’Etat est paralysée par des coupes budgétaires et des réorganisations visant prétendument à renforcer son efficacité.

    [56] Didier Deniel : « Un pilote chez Ryanair : Difficile de faire grève quand on est auto-entrepreneur » Le Télégramme du 8 août 2018.

    [57] Voir note 30 Romain Reinier, « Uber : le mirage entrepreneurial » ; Alternatives économiques n°360, 1er septembre 2016

    [58] Alain Supiot (Dir.) Rapport Au-delà de l’emploi, p.33, Flammarion, 2016 .

    [59] Proposition de loi du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain au Sénat, mai 2021.

    [60] Article L.7311-1 du Code du travail.

    [61] Résolution du Parlement européen du 16 septembre 2021 sur des conditions de travail, des droits et une protection sociale justes pour les travailleurs de plateformes – nouvelles formes d’emploi liées au développement numérique (2019/2186(INI)). V. en particulier le point 5 concernant le cadre juridique européen.

    [62] L’idée d’un faisceau de présomptions était déjà présente dans un projet de loi de 1996 dans les länder de Hesse et de Rhénanie-Westphalie : il proposait de considérer que si au moins deux indices sur quatre énumérés étaient rassemblés, il convenait de procéder à la requalification en contrat de travail. V. Alain Supiot (Dir.) Rapport Au-delà de l’emploi, p.34, Flammarion, 2016.

     

    [63] Loi n° 75-1334 du 31 décembre 1975 relative à la sous-traitance.

    [64] Syndicat National des Entreprises de Sécurité : « Coût de revient horaire d’un agent de sécurité » 2018.

    [65] Article L3221-4 du Code des transports.

    [66] Article L.7342-9 du Code du travail.

    [67] Préface d’Alain Supiot à l’édition 2016 du rapport Au-delà de l’emploi, p.XLIV, Flammarion, 2016.

    Publié le 20 décembre 2021

    Droit du travail, droit zombie
    Comment reconquérir les zones de non-droit du travail ?

    Auteurs

    Jean Euzier
    Spécialiste de droit du travail.

    Introduction

    « Droit du travail, droit vivant » : c’est de cette manière peu académique que le Professeur Jean-Emmanuel Ray a intitulé son manuel de droit du travail. À juste titre d’ailleurs, puisqu’il est parvenu à rendre vivante cette matière réputée technique et austère. Ce faisant, il a grandement contribué à démocratiser le droit du travail qui, par nature, en a tout particulièrement besoin.

    Dans certains de ses écrits pourtant, ce même auteur fait imperceptiblement passer le droit du travail de vie à trépas pour toute une frange de la population des travailleurs. C’est par exemple le cas dans sa chronique au journal Le Monde datée du 3 mars 2021 et consacrée à une décision de la Cour suprême du Royaume-Uni sur le statut des travailleurs des plateformes numériques[1]. Il y écrit en particulier la phrase suivante : « N’en déplaise aux fanatiques du travail subordonné, idéal insurpassable, le « travail à la demande » correspond pour nombre d’entre eux – en particulier les jeunes – à une « demande de travail » flexible, quitte à en payer le prix : tel le loup face au chien de la fable de La Fontaine. »

    Dans cette fable, un loup préfère rester affamé et libre plutôt que de devenir comme le dogue, replet mais enchaîné. À y regarder de près, elle éclaire fort mal la position de la Cour suprême britannique, objet de la chronique : en effet, les juges y affirment que les travailleurs des plateformes sont en réalité beaucoup trop subordonnés pour qu’on puisse leur appliquer le statut de travailleur indépendant. On pourrait transposer ce jugement dans la fable de la manière suivante : le loup était tellement affamé qu’il s’est finalement laissé enchaîner, sans espoir d’acquérir un jour l’embonpoint de son compère le dogue.

    La fable a du moins le mérite de traduire le fond de la pensée de Jean-Emmanuel Ray dont la logique sous-jacente peut être résumée ainsi : puisque le droit du travail implique la subordination du travailleur, celui-ci peut s’en débarrasser en optant pour le statut de travailleur indépendant[2]. Nombreux sont ceux qui font le même raisonnement : c’est d’ailleurs celui qui a conféré aux plateformes une certaine légitimité aux yeux de l’opinion et des pouvoirs publics. Mais il tient en réalité du sophisme car l’idée que le droit du travail engendre la subordination n’est que le résultat d’une construction juridique qui se nourrit d’elle-même. La subordination juridique est en effet le critère retenu par la jurisprudence pour définir le champ d’application du droit du travail. Comme son nom l’indique, il s’agit d’un artifice purement juridique.

    Ce n’est pas le droit du travail qui crée la subordination : elle découle de la dépendance économique à laquelle les travailleurs se trouvent réduits à l’égard des donneurs d’ouvrage lorsqu’ils ne disposent ni des moyens de production (matériels ou financiers), ni d’un pouvoir d’organisation de l’activité, ni d’un accès direct à la clientèle. La subordination du travail est en réalité consubstantielle à l’économie capitaliste[3].

    Le droit du travail intervient seulement pour empêcher que cette subordination ne s’exerce de manière absolue. Un salarié bénéficiant du droit du travail dispose souvent de plus de marge de manœuvre à l’égard de son employeur qu’un faux indépendant à l’égard de son donneur d’ordre[4]. Enterrer le droit du travail n’épargne donc pas aux travailleurs la subordination mais les prive seulement des protections qu’ils pouvaient en tirer.

    En tout état de cause, pour une partie non négligeable des travailleurs, le droit du travail est aujourd’hui plus mort que vivant[5]. Il est vrai qu’ils sont largement moins nombreux que ceux pour qui le droit du travail survit, malgré les coups de boutoirs de la flexibilisation. Mais rien ne garantit qu’un nombre croissant de salariés ne viendra pas grossir les cohortes de travailleurs « zombie » au regard du droit du travail. En effet, si on admet, que ce soit en théorie ou en pratique, que le droit du travail puisse ne plus s’appliquer à des travailleurs sans qualification, comment justifier qu’il continue de s’appliquer à des travailleurs objectivement plus autonomes ?

    Aujourd’hui les dérives de l’ubérisation sont dénoncées tant par des publications académiques[6] que par des articles de presse ou des documentaires[7]. Au-delà de l’ubérisation, les différentes formes d’éviction du droit du travail font également l’objet d’analyses critiques de plus en plus tranchantes[8] et la pertinence du critère de subordination juridique est questionnée de plus en plus directement[9].

    Mais les années passent et la part zombie du droit du travail, qu’on peut aussi appeler le « non-droit du travail », ne reflue pas. Elle prospère même dans l’ombre, autorisant le développement de conditions de travail et d’emploi indignes d’une société évoluée.

    Notre étude entend s’attaquer à la question suivante : comment reconquérir de manière effective les zones de non-droit du travail, ces zones que personne ou presque ne trouve défendables une fois placées sous la lumière des projecteurs ?

    Pour y parvenir, deux écueils dans la compréhension du problème nous semblent devoir être levés :

    – Le premier concerne la focalisation sur l’ubérisation, dont l’une des principales spécificités est d’avoir assumé au grand jour l’éviction du droit du travail. Il ne s’agit en réalité que de la partie émergée de l’iceberg. L’ubérisation est l’aboutissement d’un phénomène bien plus ancien et bien plus étendu d’éviction du droit du travail qui, lui, est resté dans l’obscurité.

    – Le deuxième tient à l’amalgame dans lequel la question du statut des travailleurs indépendants s’est engluée. La plupart du temps, celle-ci est présentée comme un tout dont la solution consiste à rechercher la frontière juridique la plus adéquate entre les statuts de salarié et de travailleur indépendant. Or, pour les travailleurs faussement indépendants, on est en présence d’un problème de non-application abusive du droit du travail plutôt que d’un problème de définition de ses frontières, même si les deux sont imbriqués. Il n’y a donc pas lieu de traiter la situation des faux indépendants dans le même mouvement que les aspirations à l’autonomie de travailleurs hyperqualifiés ou que le rejet par les jeunes générations des organisations contraignantes (on peut du reste douter que ce rejet ait quelque chose à voir avec le droit du travail).

    Selon nous, la solution consiste à revenir à l’essence du droit du travail, à savoir la protection des travailleurs en position de faiblesse dans la relation de travail[10]. Cette protection est d’ordre public et, de ce fait, sa caractérisation ne peut ni être laissée à l’appréciation de la partie en position de force (le donneur d’ouvrage), ni être tributaire d’une hypothétique décision de justice d’application individuelle. Celui qui détourne la loi ne doit pas avoir l’impression que, tout compte fait, il ne la détourne pas vraiment ou qu’au pire, beaucoup d’eau aura coulé sous les ponts avant qu’on vienne le lui reprocher.

    Cette étude s’efforce de rechercher des pistes d’action accessibles pour combattre un phénomène néfaste déjà bien implanté. À cet effet, elle intégrera autant que faire se peut des éléments de nature socio-économique puisque ce sont eux qui en réalité conditionnent la relation de travail.

    Il ne s’agit pas d’une démarche prospective concernant le Travail en tant que concept. Toutefois, elle permettra peut-être d’attirer l’attention sur le point suivant : dans un système capitaliste, repenser le Travail en faisant abstraction du droit du travail est le plus sûr moyen d’aboutir à ce que certains appellent « l’effet Matthieu », c’est-à-dire à priver ceux qui n’ont rien du peu qu’ils possèdent[11].

    Dans une première partie, nous expliciterons en quoi le « non-droit du travail » est un sujet qu’on ne peut plus ni occulter, ni négliger. Nous identifierons ensuite, dans une deuxième partie, les facteurs juridiques et conceptuels qui ont pu contribuer à rendre possible sa progression. Cette analyse nous permettra, dans une troisième partie, de proposer des pistes d’action plus percutantes en vue de reconquérir les zones de non-droit du travail.

     

    1. La progression des zones de non-droit du travail

     

    Nous employons l’expression de « zones de non-droit du travail »[12] pour faciliter la prise de conscience qu’il existe des populations de travailleurs qui auraient dû bénéficier du droit du travail mais qui sont exclues abusivement de son champ d’application : ils sont privés de l’ensemble du droit du travail et pas seulement de certaines de ses dispositions.

    L’expression de non-droit du travail recouvre peu ou prou l’idée de « fraude » au droit social. Mais celle-ci est à notre avis trop souvent associée aux seules cotisations sociales et ne rend pas assez compte de la banalisation de certaines pratiques illicites en droit du travail.

    Dans le cadre de cette étude, nous n’explorerons que certains aspects du non-droit du travail. Nous cantonnerons notre réflexion aux faux indépendants et à la fausse sous-traitance qui relèvent de la même problématique de dépendance économique vis-à-vis d’un donneur d’ouvrage : dans le premier cas, elle est directe ; dans le second cas, il existe des intermédiaires.

    En pratique, ces deux domaines de non-droit du travail concernent plutôt les prestations de service que la production de biens. En effet, la prestation de service implique par nature une relation de travail directe entre le donneur d’ouvrage et le travailleur : elle pose donc la question de l’application du droit du travail de manière beaucoup plus prégnante.

    Pour ne pas complexifier à l’excès notre propos, nous écarterons les questions spécifiques posées par le détachement en France de travailleurs par des entreprises étrangères. Mais il importe d’avoir à l’esprit que les prestations de service internationales n’échappent pas aux phénomènes de fraude analysés dans cette étude. L’amélioration de la lutte contre les faux statuts permettrait donc également de combattre certaines dérives observées en matière de détachement de travailleurs.

    Enfin, nous soulignons que nos analyses concernant le non-droit du travail ne s’appliquent pas aux vrais indépendants, c’est-à-dire ceux qui ont leur propre clientèle, leurs propres ressources, leurs propres équipements, leur propre organisation, etc. Elles visent seulement les faux travailleurs indépendants.

     

    1. Les formes du non-droit du travail

     

    L’ubérisation comme révélateur

    L’ubérisation présente l’intérêt d’avoir mis sur le devant de la scène le débat concernant l’éviction du droit du travail. Les plateformes numériques se sont elles-mêmes ouvertement présentées comme le dépassement du modèle du salariat et sont parvenues à en faire un atout marketing. Malgré quelques résistances de départ, l’ubérisation s’est imposée dans le paysage comme une nouvelle normalité. Mais au bout d’une petite dizaine d’années, la réalité des conditions de travail des travailleurs ubérisés, en tout cas ceux des plateformes de livraison de repas, a fini par éclater au grand jour, notamment grâce à la rébellion de certains de ces travailleurs. Il a néanmoins fallu une pandémie sans précédent pour que la prise de conscience s’opère réellement. Aujourd’hui il faut vraiment se voiler la face pour ne pas être informé sur la réalité vécue par ces travailleurs[13]. Le Parlement européen a d’ailleurs récemment posé la problématique de la non-application du droit du travail aux travailleurs des plateformes avec beaucoup de pertinence, signe que la question se pose dans les mêmes termes ailleurs en Europe[14].

    Les Français, quant à eux, semblent dans leur grande majorité ne plus être dupes des discours lénifiants sur les bienfaits du modèle économique proposé par les plateformes numériques : selon une enquête Opinionway de septembre 2021[15], ils seraient 79 % à estimer qu’il faut « imposer le statut de salarié à l’ensemble des travailleurs des plateformes ». On peut y voir l’expression d’une solidarité populaire à l’égard de ces travailleurs.

    Nous nous contenterons ici de résumer la situation de la manière suivante : des travailleurs prétendument indépendants accomplissent, dans des conditions pénibles et dangereuses, un travail ne nécessitant pas de qualification sous le contrôle d’un algorithme de plateforme numérique, le tout pour une rémunération horaire souvent inférieure à celle perçue par un salarié au SMIC[16].

    Lorsqu’on recherche ce qui explique que les travailleurs ubérisés se voient appliquer le statut de « travailleur indépendant », il n’y a finalement qu’un élément qui ressorte : ils peuvent en théorie choisir les moments pendant lesquels ils sont subordonnés. Mais, d’une part, les incitations par les algorithmes à reprendre le travail réduisent cette liberté à peu de chose. D’autre part, pour ceux qui n’ont que ce travail comme source de revenu et comme perspective professionnelle, ils se trouvent dans les faits plus contraints du point de vue de la durée du travail que n’importe quel salarié à 35 heures[17]. Enfin, un nombre croissant de salariés a des horaires de plus en plus flexibles sans que cela les fasse basculer dans le statut d’indépendant.

    Nous sommes donc en présence de travailleurs qui présentent toutes les caractéristiques justifiant normalement l’application du droit du travail mais qui s’en trouvent privés par l’application artificielle du statut de travailleur indépendant.

    Aujourd’hui les juridictions des pays occidentaux les plus concernés, notamment les pays anglo-saxons, ont jugé qu’on ne pouvait pas considérer les travailleurs des principales plateformes numériques (VTC et livreurs de repas) comme des microentreprises auxquelles aucune protection en droit du travail ne devait s’appliquer[18].

    L’ubérisation se présente donc comme une bulle qui menace d’éclater. Mais si ce phénomène à la licéité douteuse a pu prospérer en si peu de temps, c’est parce qu’il a trouvé un terreau fertile déjà présent dans la réalité économique.

     

    Travail dissimulé et travail déguisé[19]

     

    La forme la plus rudimentaire du non-droit du travail est la dissimulation pure est simple du travailleur aux yeux de l’administration, en particulier aux yeux de l’URSSAF. Au-delà du non-paiement des cotisations sociales, le travail dissimulé entraîne aussi l’absence complète d’application du droit du travail, enjeu parfois perdu de vue dans la lutte contre le travail illégal. Cette forme de non-droit du travail est toutefois trop grossière et, en règle générale, les entreprises qui ont pignon sur rue n’y ont pas recours.

    En revanche, le travail déguisé est une fraude qui a les apparences de la légalité. Elle consiste à déguiser le salarié sous un autre statut pour éluder les contraintes juridiques inhérentes au salariat. Le mécanisme permet de faire passer pour une relation commerciale d’entreprise à entreprise un contrat de travail qui est caractérisé par une inégalité fondamentale dans la position des parties (l’employeur et le salarié). Le contrat commercial fictif peut être passé soit avec un travailleur indépendant, soit avec une entreprise sous-traitante. Par cette substitution, on aboutit à l’annihilation pure et simple du droit du travail : il ne s’applique plus à la relation de travail dans aucune de ses dispositions.

    Néanmoins la substitution de faux indépendants aux salariés n’est pas apparue avec l’ubérisation. Elle l’a précédée de plusieurs décennies. Le cas de UBER VTC est l’illustration la plus parlante du processus de long terme : cette plateforme est venue concurrencer dans les années 2010 les activités de taxis qui étaient elles-mêmes depuis longtemps organisées autour du recours à de pseudo-indépendants, ce qui avait donné lieu à une jurisprudence assez fournie pour ce seul secteur[20].

    En remontant plus loin dans le temps, on peut aussi mentionner le secteur du bâtiment qui voyait, dès les années 1980, la fraude des faux indépendants se mettre en place.[21]

    À côté des faux indépendants, un autre phénomène procédant de la même logique d’éviction du droit du travail s’est développé : celui de la fausse sous-traitance. La différence entre les deux est qu’au lieu d’avoir affaire à des travailleurs indépendants qui travaillent directement pour le compte d’un donneur d’ordre, on a affaire à des salariés qui travaillent pour un intermédiaire, un pseudo-sous-traitant du donneur d’ordre : ce dernier est formellement leur employeur mais il sert en réalité d’écran juridique entre le travailleur et le donneur d’ordres.

    Pour les donneurs d’ordre recherchant l’optimisation sociale, cette construction juridique a l’avantage de présenter l’apparence de la légalité formelle. Or, dans certains secteurs comme celui du transport routier, elle s’est souvent mise en place en transformant directement les salariés de ces entreprises en salariés d’entreprises sous-traitantes dont les gérants étaient eux-mêmes d’ex-salariés. Cela montre à quel point ces sous-traitants ne sont que l’émanation de leur donneur d’ordre : leur indépendance est une pure fiction.

    De cette manière, les entreprises devenues donneuses d’ordre se trouvent débarrassées de l’ensemble des obligations résultant du droit du travail. On pourrait toutefois objecter que puisque les travailleurs sont devenus salariés du sous-traitant, ils doivent se voir appliquer le droit du travail par leur nouvel employeur. Le problème se situe précisément à ce niveau : la responsabilité d’employeur relève certes du sous-traitant mais les moyens pour l’assumer dépendent entièrement du donneur d’ordres. Une fois que la main-d’œuvre est externalisée, rien n’oblige véritablement celui-ci à se soucier du respect par ses sous-traitants de leurs obligations au regard du droit du travail[22].

    Les donneurs d’ordre se trouvent en réalité dans une position de force qui leur permet d’imposer les tarifs les plus bas possibles aux sous-traitants, y compris si cela contraint ces derniers à ne pas respecter le droit du travail et à ne pas payer les cotisations sociales. C’est ce qui se produit à grande échelle dans les secteurs du bâtiment, de la livraison de colis, de l’agriculture, de la sécurité privée : les sous-traitants ne déclarent pas ou sous-déclarent les travailleurs qu’ils emploient pour faire des marges sur les prix imposés par les donneurs d’ordres. Le travail déguisé devient alors du vulgaire travail dissimulé. Mais les donneurs d’ordre s’en lavent les mains, s’estimant débarrassés de toute responsabilité.

    Les sous-traitants les plus malins imitent les donneurs d’ordres et sous-traitent à leur tour à d’autres entreprises ou à de faux travailleurs indépendants encore plus étranglés par les prix pratiqués. La sous-traitance en cascade fait ainsi apparaître une kyrielle d’intermédiaires fictifs qui ponctionnent une commission sur des sommes qui devraient en principe servir à payer l’ensemble des coûts résultant de l’application du droit du travail ainsi que les cotisations sociales. Ces intermédiaires ne sont en pratique que des agents de l’éviction du droit du travail : ils sont rétribués pour assurer cette fonction et ne servent à rien dans le processus productif.

    On peut au passage observer que les formes de non-droit du travail se mêlent les unes aux autres. Les faux sous-traitants font appel à de faux indépendants et les faux indépendants sous-traitent à des travailleurs sans statut. Les simples livreurs de repas eux-mêmes en viennent à sous-traiter leurs livraisons à des migrants qui n’ont pas le droit d’ouvrir leur propre compte sur les plateformes. Dans certains cas, cela prend la forme d’une exploitation extrême du livreur captif par le titulaire de compte[23]. Mais ceux qui procèdent à la location de leur compte ne font que reproduire ce qu’ils ont appris du fonctionnement des plateformes : il vaut mieux faire travailler les autres plutôt que de travailler soi-même. Il leur suffit de trouver le moyen de tirer parti d’une situation de dépendance économique (en l’occurrence l’interdiction administrative faite aux migrants de travailler).

    Ce degré de désagrégation sociale est le fruit d’une dérégulation complète des rapports de travail permise par le fonctionnement des plateformes mais qu’on retrouve aussi dans la fausse sous-traitance. Les petites ou microentreprises, qui sont avant tout des fictions juridiques, ne correspondent plus à des entités physiques à part entière. Elles sont le plus souvent sises dans une entreprise de domiciliation ou dans un domicile privé. L’activité économique repose alors sur des microentreprises qui ne sont en réalité que des individus éparpillés dans autant de domiciles privés ou de lieux d’hébergement et sur lesquels l’État n’a presque plus aucune prise.

     

    1. La difficile évaluation de l’ampleur du phénomène

     

    Quelle est l’ampleur du non-droit du travail ? Elle est extrêmement difficile à évaluer : le propre de la fraude est de créer une apparence de légalité, de déguiser la réalité et donc d’échapper en grande partie à la statistique. En outre, elle s’opère dans des secteurs qui ne sont pas spontanément sous les feux de la rampe et aucune représentation du personnel ne permet de les sortir de l’ombre. Il n’est pas impossible d’avoir une évaluation plus précise mais cela supposerait que les pouvoirs publics en fassent un objet de recherche spécifique.

    Quelques statistiques générales permettent toutefois de se faire une idée. Il s’agit par exemple des statistiques en matière de travail illégal[24]. Mais celles-ci rendent mieux compte du travail « dissimulé » que du travail « déguisé » qui a l’apparence de la légalité et qui n’est pris en compte qu’à la marge.

    D’autres indicateurs généraux sont intéressants, notamment le nombre de créations de microentreprises ou de TPE et leur caractère éphémère[25] : il tend en effet à montrer que les entreprises créées ne sont pour la plupart pas viables. Une partie de l’économie repose ainsi sur un turn-over de petites ou de micro entreprises qui fonctionnent dès le départ sous la ligne de flottaison.

    D’autres recherches portant sur le recours grandissant à la sous-traitance apportent également un éclairage intéressant, mais elles ne portent pas spécifiquement sur le non-droit du travail[26].

    Ce sont des recherches de terrain qui sont les plus significatives comme celles qui ont été menées dans le secteur du transport de messagerie (livraisons de colis)[27]. Ces recherches décrivent de manière détaillée les mécanismes à l’œuvre sous un angle socio-économique et font apparaître que l’externalisation du droit du travail est systémique dans ce secteur.

    Il importe de souligner que le secteur de la livraison de colis est celui sur lequel repose la majeure partie de l’e-commerce : la livraison de colis constitue en quelque sorte la facette bassement matérielle et mécanique de l’illusion virtuelle associée au commerce en ligne. Le secteur s’est développé considérablement ces dernières années et le niveau d’exigence sur la rapidité des livraisons et le moindre coût des transports ne cesse de s’accroître avec pour principale variable d’ajustement le coût du travail.

    S’agissant des autres secteurs d’activité, il conviendrait de les soumettre au même type d’études que celles qui ont été conduites pour la messagerie. Certaines démarches sociologiques dans le secteur du BTP vont dans ce sens[28].

    Les secteurs les plus impactés sont les secteurs employant une importante main-d’œuvre non qualifiée affectée à des emplois aux conditions de travail pénibles notamment le BTP, les transports routiers[29] (en particulier la livraison de colis), le gardiennage et, avec certaines spécificités, l’agriculture. Néanmoins, les pratiques frauduleuses gagnent d’autres types de professions comme l’hôtellerie et la restauration mais aussi des professions hautement qualifiées comme les ingénieurs informatiques ou les formateurs. Des plateformes numériques proposent désormais la mise en relation de travailleurs indépendants avec des entreprises à la recherche de main-d’œuvre dans des domaines professionnels très variés. Le service qu’elles offrent n’est pas sans rappeler celui des entreprises d’intérim qui, elles, sont tenues de respecter le droit du travail malgré la précarité de l’intérim.

    Une autre façon d’évaluer l’ampleur des formes de non-droit du travail est de se pencher sur l’activité des services chargés de la lutte contre le travail illégal. Les données chiffrées de contrôle ne permettent pas de rendre compte de la proportion de faux indépendants ou de fausse sous-traitance dans l’activité économique, mais la lutte contre ces phénomènes fait partie des priorités d’action[30]. Comment en effet lutter contre le travail illégal sans combattre le mal à la source ? La volonté de mettre davantage en cause des donneurs d’ordres s’est également manifestée par une production législative visant à renforcer leur responsabilité juridique[31].

    Enfin, certaines branches professionnelles cherchent à lutter contre ces phénomènes qui engendrent une concurrence déloyale. C’est le cas par exemple des secteurs du gardiennage ou du bâtiment[32].

    Si on ajoute les travailleurs ubérisés aux travailleurs concernés plus « traditionnellement » par les faux statuts, en particulier dans les secteurs du bâtiment, des transports routiers, de la sécurité privée ou de l’agriculture, on peut être assuré que les travailleurs relevant du non-droit du travail se comptent en centaines de milliers[33]. Combien de centaines ? La réponse nécessite une volonté des pouvoirs publics d’évaluer cette réalité.

     

    1. La portée du non-droit du travail

     

    Les conséquences de la non-application du droit du travail sont la plupart du temps sous-estimées par les commentateurs.

    Les discussions sur le droit du travail portent souvent sur des thèmes comme les indemnités de licenciement, les RTT, les congés de formation, etc. Mais à l’origine, le droit du travail visait essentiellement à répondre à des besoins élémentaires, biologiques, universels, en un mot à des besoins humains. Il s’agit, par exemple, de faire en sorte que le travail permette de dormir, de manger, de conserver son intégrité physique, de faire ses besoins naturels, de ne pas consacrer la totalité de sa vie au travail, etc. À cet égard, tous les travailleurs, doivent bénéficier de cette protection, quel que soit le statut administratif qui résulte de leur nationalité. Mais aujourd’hui ces protections minimales sont acquises pour la plupart des salariés et il ne vient plus à l’esprit qu’elles ne vont pas de soi sans le droit du travail.

    Pour prendre l’exemple des livreurs à vélos, nombreux sont ceux qui subissent réellement dans leur travail l’absence de ces protections. Certains travaillent plus de 50 heures par semaine, sept jours sur sept. Ils dépendent pour les sanitaires du bon vouloir des restaurateurs et n’y avaient plus accès pendant le confinement. Certains témoignent de leur épuisement physique à force de pédaler. Ils sont exposés à toutes les conditions atmosphériques. Pour les livreurs en sous-location de compte, des situations d’hébergement indignes organisées par le titulaire du compte ont été signalées et ils touchent parfois moins de 500 € par mois pour un travail plus qu’à temps plein.

    L’exemple des accidents du travail est particulièrement éloquent. Parmi les livreurs à vélo, il y a déjà eu un nombre d’accidents mortels élevé proportionnellement[34]. La probabilité qu’il y en ait encore de nombreux est très élevée car les deux-roues ne sont pas protégés par un habitacle. Lorsqu’ils sont utilisés sous la contrainte permanente de l’urgence à livrer, les risques s’en trouvent accrus.

    Proposer une protection sociale spécifique pour les livreurs concernant les accidents du travail est une démarche qui relève seulement de la réparation et non de la prévention : comment se satisfaire d’indemniser un jeune d’une vingtaine d’années qui meurt ou est handicapé à vie après avoir été percuté par une voiture ? Même si la prévention des risques ne permet pas d’éviter tous les accidents, elle en limite la probabilité et sauve des vies. Si on reprend l’exemple des plateformes de livraison de repas, elles n’ont aucune obligation de sécurité vis-à-vis de leurs livreurs au regard du Code du travail. Si un livreur prend une rue en sens interdit pour optimiser son parcours dans l’espoir d’être évalué favorablement par la plateforme, celle-ci est considérée comme n’ayant légalement aucune responsabilité : elle n’est donc pas incitée à limiter les risques que son organisation et ses algorithmes peuvent engendrer.

    Il importe de bien saisir que l’éviction du droit du travail par certains donneurs d’ouvrage ne vise pas seulement à réduire les coûts salariaux : elle vise aussi à ne plus endosser les responsabilités juridiques associées à l’exercice d’une activité. Ainsi l’exécutant assume les risques d’une activité organisée par d’autres, alors qu’il n’en mesure d’aucune manière la portée et que les revenus tirés de son travail ne lui permettront pas d’y faire face.

    Du point de vue de la rétribution du travail, enfin, les conséquences de la non-application du droit du travail sont sous-estimées, parfois à l’extrême. Les montants versés par les plateformes sont souvent présentés comme équivalents au revenu perçu par les travailleurs indépendants. Ainsi, chiffre d’affaires et rémunération du travail sont confondus. L’exemple le plus flagrant de cette confusion est l’œuvre de deux économistes qui, dans une étude relayée par certains médias, ont laissé miroiter que les chauffeurs de VTC travaillant pour les plateformes gagnaient 3600 € par mois[35]. En examinant les informations fournies, on s’apercevait qu’il ne s’agissait pas de leur revenu mais du montant versé par la plateforme avant déduction des charges (l’amortissement du véhicule, l’essence, les réparations, etc.). En réalité, le revenu final perçu par les livreurs se situait entre 750 et 900 € d’après les calculs d’Alternatives économiques[36]. Ces chiffres sont à mettre en relation avec un nombre d’heures réalisées bien supérieur à 35 heures, ce qui revient à un revenu horaire bien inférieur au SMIC. Comment se fait-il que l’auto-entreprenariat soit promu sur la base d’une présentation aussi déformée de la comptabilité d’entreprise ?

    Au final, qu’est-ce qui peut justifier l’existence de ces emplois au rabais, moins payés que le minimum légal applicable aux salariés ? L’argument avancé est celui de l’emploi : ce seraient malgré tout des emplois pour des jeunes qui autrement n’auraient aucune chance d’y accéder. On relèvera au passage le paradoxe suivant : d’un côté, l’autonomie et le libre choix des travailleurs des plateformes est mise en avant pour en faire la promotion ; de l’autre, c’est l’absence de choix pour un autre emploi qui sert à justifier des conditions de travail et de rémunération dégradées.

    Mais l’affirmation de création d’emplois mérite elle-même d’être examinée de plus près. D’abord, certaines plateformes emploient des salariés pour assurer des services similaires à celles qui font travailler des microentrepreneurs : ce dernier statut n’est donc en rien une fatalité.

    Ensuite, est-ce qu’un emploi occupé quelques semaines ou quelques mois avant d’être abandonné pour cause d’épuisement ou de ras-le-bol est vraiment un emploi ? Ces emplois sont-ils viables ou ne sont-ils qu’un élément du turn-over permettant de faire fonctionner au moindre coût social le modèle adopté par les plateformes ? Les « emplois » offerts par les plateformes sont présentés comme un pied à l’étrier vers le monde professionnel. Quand la première expérience professionnelle se fait dans des conditions aussi dégradées et sans perspective, est-ce que cela n’agit pas plutôt comme un repoussoir ?

    Mais le plus grave est que l’argument de l’emploi pour des jeunes qui n’y auraient pas accès autrement constitue une rupture d’égalité majeure : il revient à dire qu’il est légitime qu’une partie de la population, surtout des jeunes et en particulier ceux venant des banlieues, n’ait pas droit aux rémunérations et aux conditions de travail minimales reconnues par les lois de la République.

    Le cas des livreurs de repas n’est qu’un exemple : les conditions de travail détériorées, les risques professionnels élevés et les rémunérations insuffisantes se retrouvent également dans le bâtiment, l’agriculture ou la livraison de colis, dès lors que les travailleurs se trouvent privés de l’application du droit du travail en étant écartés du salariat.

     

    1. Les facteurs conceptuels et juridiques qui ont rendu possible la progression du non-droit du travail

     

    S’il fallait ne retenir qu’une seule idée de cette étude, ce serait la suivante : il ne faut pas confondre le statut du travailleur et la réalité de sa situation de travail. Le problème ne porte pas sur l’alternative entre d’un côté la liberté du travailleur indépendant et de l’autre le confort du salariat. Le problème est de savoir pourquoi on applique un statut de travailleur indépendant à un travailleur qui ne l’est pas. Il s’agit d’un point fondamental et pourtant, l’idée que le choix du statut se traduit automatiquement dans la réalité vécue par le travailleur s’est ancrée dans les esprits depuis les années 1990 et pervertit sans cesse le débat.

    Elle a permis que des zones de non-droit s’installent durablement dans le paysage social français sans soulever de protestations majeures. Au départ, quelques résistances ont été opposées, notamment par les juridictions mais finalement le non-droit du travail est aujourd’hui présent de manière structurelle dans plusieurs secteurs. Les pratiques se sont banalisées, sont entrées dans les mœurs, et l’illégalité a pu devenir la norme, çà et là. Par quels processus conceptuels et juridiques en est-on arrivé à cette situation ?

    1. L’ordre public, une dimension délaissée du droit du travail

    L’une des raisons tient peut-être à la dissipation dans les esprits de certains enjeux originels du droit du travail.

    Sans le théoriser à l’excès, on peut signaler qu’il comporte une triple dimension :

    • Une dimension contractuelle qui renvoie au contrat de travail ;
    • Une dimension collective qui renvoie à la négociation collective mais aussi à la grève ;
    • Une dimension d’ordre public qui se traduit par l’interposition de l’État dans les relations de travail.

     

    La dimension contractuelle fait partie intégrante du droit du travail et participe, à sa manière, à la protection des travailleurs. Mais l’essence du droit du travail provient des deux autres dimensions, celles qui assurent une protection au-delà des principes civilistes, pour compenser l’inégalité spécifique des parties au contrat de travail.

    Il existe des vases communicants entre ces deux dimensions : plus la régulation collective est importante moins l’intervention par l’État dans les relations de travail est nécessaire (modèles allemand ou scandinave). En France, où les rapports de force collectifs ne permettent pas à eux seuls une régulation satisfaisante, l’État joue un rôle prééminent. Mais, en tout état de cause, certaines questions d’ordre public ne peuvent être traitées que par l’intervention de l’État.

    L’exemple le plus parlant de la dimension d’ordre public est celui des règles de santé et sécurité du travail. Le Code du travail prévoit par exemple de mettre en place des garde-corps sur les échafaudages de chantier pour éviter que les ouvriers ne tombent. C’est une question d’intégrité physique, dont on ne peut pas s’attendre à ce qu’elle soit réglée par le contrat de travail, notamment parce qu’elle vise à protéger plusieurs travailleurs mais aussi parce que l’État doit veiller à son application quelle que soit la volonté des parties.

    Il ne s’agit là que d’un exemple : la dimension d’ordre public du droit du travail est en réalité très large : on pourrait citer les obligations de représentation du personnel, la protection contre le harcèlement, l’interdiction des discriminations, etc. Cette dimension est reconnaissable à l’intervention dans le droit du travail du droit pénal (il existe un droit pénal spécifique du travail) ou du droit public (avec notamment le rôle des décisions administratives).

    Le droit du travail s’est ainsi construit comme un droit parapublic. Les premières lois du travail portent le sceau de l’ordre public absolu : l’interdiction du travail des enfants, les limitations à la durée du travail, la sécurité du travail[37]. Il s’agissait de protéger les travailleurs les plus vulnérables contre les conditions de travail les plus extrêmes[38].

    Mais si l’État a jugé nécessaire d’imposer aux parties des règles d’ordre public et une protection minimale des travailleurs, c’est aussi parce que cela permet une régulation des activités économiques et notamment une égalisation du fonctionnement du marché. La majorité des employeurs aspirent d’ailleurs à avoir des règles du jeu à peu près stables pour pouvoir exercer leur activité, ce qui inclut des règles octroyant des droits minimaux aux salariés.

    Il nous paraît important de souligner ici que le droit du travail n’est pas un droit qui règle seulement les rapports entre les employeurs et les salariés. Il règle aussi les rapports entre les employeurs et l’État s’agissant des conditions de travail et d’emploi de ses citoyens.

    La protection des travailleurs reste la finalité essentielle du droit du travail, celle qui devrait conditionner son champ d’application. La conséquence logique de cette finalité est que les travailleurs les plus exposés aux risques et à la pénibilité devraient être les plus protégés : le besoin de protection devrait être le critère d’application du droit du travail. Or c’est le contraire qui se produit avec le développement du non-droit du travail. Comment comprendre par exemple que la protection du Code du travail s’applique aux joueurs du PSG dotés d’un contrat de travail, mais pas aux livreurs de UBEREATS, plateforme qui sponsorise la ligue  1 ?

    Lorsqu’on examine les commentaires sur l’ubérisation, on constate que les questions d’ordre public soulevées par le droit du travail sont peu abordées. Les questionnements portent surtout sur la protection sociale, la formation, les conditions de rupture des relations et plus récemment la représentation des travailleurs.

    Si on prend la situation des livreurs de repas à domicile, les propositions pour remédier aux dysfonctionnements constatés consistent soit à renforcer la protection des travailleurs indépendants, soit à créer un statut intermédiaire pour combler les points jugés les plus inacceptables sans appliquer l’ensemble du droit du travail. Des dispositions législatives ont d’ailleurs déjà été prévues dans le Code du travail avec la loi n° 2016-1 088 du 16 août 2016. Ces dispositions créent de fait un troisième statut entre salariat et travail indépendant. Le rapport Frouin[39] estime que la création d’un troisième statut n’est pas satisfaisante, car cela « risquerait de remplacer une frontière floue par deux frontières qui le seraient tout autant ». Un troisième statut pourrait in fine agir comme une trappe à salariat.

    Si l’on considère dans son ensemble la démarche juridique qui a été privilégiée jusqu’ici, elle consiste à évacuer d’abord le droit du travail dans ce qu’il a d’ordre public avant de le reconstruire par petites touches lorsque l’absence de régulation devient trop criante : cela revient à reprendre la construction du droit du travail à zéro, tel qu’il était au milieu du XIXe siècle.

    Pourtant rien n’empêchait d’adopter l’approche inverse qui consiste à appliquer le droit du travail et seulement ensuite à moduler certaines dispositions en matière de flexibilité des horaires de travail. Le droit du travail autorise déjà de multiples solutions permettant cette flexibilité (temps partiel, travail intermittent, contrats journaliers, travail temporaire, etc.). Si aucune de ces modalités n’est pleinement satisfaisante, il suffit de s’appuyer sur elles pour créer une modalité adaptée aux plateformes numériques.

     

    1. Subordination juridique et dépendance économique

    La question du champ d’application du droit du travail fait depuis longtemps l’objet de débats en doctrine et d’évolutions jurisprudentielles. L’une des principales questions porte sur la frontière entre le salariat et le travail indépendant. Les autres pays occidentaux sont également confrontés à cette question et aucun d’entre eux ne semble avoir trouvé de formule idéale.

    En droit du travail français, la notion de subordination juridique occupe une place centrale. Il s’agit d’un critère jurisprudentiel qui s’est imposé en 1931[40]. Le Code du travail y fait explicitement référence depuis la loi Madelin du 11 février 1994[41].

    Dans les années 1920-1930, un critère alternatif avait été proposé par la doctrine, celui de la dépendance économique. C’est en particulier Paul Cuche qui défendait l’application de ce critère, même s’il s’intéressait surtout à la protection sociale. Dès cette époque, il soulignait de manière éloquente qu’il existe une dissociation entre le critère de subordination juridique et le besoin de protection[42]. Il écrivait qu’en retenant le seul critère de subordination juridique, « C’est comme chef que l’employeur doit réparer le préjudice causé par les accidents du travail. Il ne devra rien par contre à tous ces humbles collaborateurs qui vivent au jour le jour de son activité économique, comme il vit de la leur, mais qui ne sont point placés sous son autorité. La grande pensée de fraternité humaine qui inspire la législation des assurances sociales est écartée. Dans l’œuvre de la production, ce n’est plus la solidarité qu’il faut prendre en considération, mais la hiérarchie, c’est à elle que tout doit être rattaché. L’employeur a des devoirs envers le travail non point parce qu’il en profite mais parce qu’il le commande. »

    Depuis cette époque, la dépendance économique n’est certes pas complètement écartée pour déterminer si on est en présence d’un contrat de travail, mais elle est prise en compte seulement à la marge, comme l’un des éléments d’appréciation de la subordination juridique.

    La notion de subordination juridique est apparue particulièrement inadaptée aux plateformes numériques qui se sont précisément présentées comme des machines à désubordonner : la relation hiérarchique s’y trouve en effet masquée par les algorithmes. Dans la pratique, la subordination s’exerce néanmoins dans l’organisation du travail, comme l’ont estimé plusieurs juridictions[43]. Mais, et cela traduit bien le problème, la jurisprudence n’est pas homogène : des travailleurs prétendument indépendants sont soit considérés comme travailleurs indépendants, soit considérés comme salariés, selon les juridictions et les éléments de preuve apportés par les intéressés, alors qu’ils sont tous gérés de la même manière par les algorithmes.

    La question de la preuve est absolument centrale : comment un travailleur isolé peut-il démontrer l’existence d’une subordination juridique ? Il doit lui-même rassembler les éléments de preuve alors qu’une bonne part d’entre eux se trouvent dans les mains du donneur d’ordre. Dans les cas des faux statuts plus traditionnels, comment prouver que des instructions orales ont été données par exemple ? C’est d’autant plus délicat que les donneurs d’ordres ajustent leur comportement pour escamoter les preuves dont la portée a été reconnue par la jurisprudence.

    Dans d’autres pays, les éléments relevant de la dépendance économique sont parfois davantage pris en considération par la jurisprudence ou la doctrine. Le rapport « Au-delà de l’emploi » mentionne par exemple la doctrine allemande de la fin des années 1990 et le lien qu’elle faisait entre besoin de protection et dépendance économique : « C’est en Allemagne que ce débat semble aujourd’hui le plus élaboré. Une partie de la doctrine y propose d’élargir la notion de salarié, pour juguler les fuites hors du droit du travail. Cette thèse a notamment été défendue par le professeur Rolf Wank, selon lequel la soumission aux ordres ne peut pas être considérée comme l’élément caractéristique du salarié. Le besoin de protection n’est pas lié, selon cette thèse à tel assujettissement, mais au fait de dépendre économiquement d’un employeur. »[44]

    En droit français, le rapport de pouvoir interne à l’entreprise a longtemps été la cible privilégiée de l’analyse. On peut se demander s’il ne s’agit pas d’un héritage spécifique de la Révolution française selon lequel le pouvoir qu’exerce l’employeur sur ses salariés comme un pouvoir de nature quasi-politique, laissant au second plan les rapports économiques. Michel Foucault par exemple s’est intéressé au travail sous cet angle[45].

    Toutefois, ces dernières années, en particulier face au fonctionnement des plateformes, le critère de dépendance économique est revenu à la surface dans les débats de doctrine. La notion de dépendance d’autrui est même proposée comme critère explicite dans le projet de nouveau Code du travail proposé par le GR-PACT[46]. Cette proposition constitue une évolution majeure, mais elle s’inscrit dans un projet beaucoup plus large de rénovation du Code du travail, ce qui la rend moins immédiatement accessible.

    Si la question de la « dépendance économique » est pertinente, l’expression utilisée est, dans ses termes, beaucoup trop large. Elle pourrait très bien recouvrir la dépendance économique d’un particulier à l’égard d’une banque. En réalité, les auteurs qui l’invoquent l’entendent comme une dépendance économique spécifique, limitée aux relations de travail. Il serait peut-être judicieux de circonscrire davantage son objet en lui substituant la notion plus spécifique de « subordination économique ».

    Il nous semble enfin que la notion de dépendance économique doit reposer sur une analyse de nature plus économique de la dépendance, c’est-à-dire qu’il faut rechercher tous les éléments qui placent une microentreprise dans l’incapacité de fonctionner sans son donneur d’ordre. Nous y reviendrons dans la partie consacrée à nos propositions.

     

    1. Le compte-goutte judiciaire

     

    Il existe un autre aspect négligé dans la plupart des analyses : la relation de dépendance naît en amont du contrat, au moment de sa formation. Le travailleur n’ayant pas d’alternative est prêt à conclure n’importe quel contrat pourvu qu’il obtienne un revenu. Il pourra accepter un contrat de nature commerciale alors même qu’il ne présente pour lui que des inconvénients. Il existe donc un déséquilibre entre les parties avant même la conclusion du contrat.

    Certes, le travailleur peut en théorie se raviser et porter devant les tribunaux le problème de la qualification du contrat. Mais concrètement cela signifie que le droit qui devait s’appliquer ne s’applique pas spontanément. Le travailleur ne bénéficiera pas du droit du travail pendant l’exécution de son contrat du travail tant qu’une décision de justice définitive n’aura pas requalifié la relation. En outre, ce sont les travailleurs qui ont le plus besoin d’accéder à la justice qui sont les moins susceptibles de le faire. C’est pourquoi la protection du droit du travail doit jouer dès la formation du contrat, avant même qu’il soit conclu.

    Il n’existe pas de statistiques disponibles qui permettent de calculer la proportion de faux indépendants requalifiés en salariés mais il est clair qu’elle ne s’opère qu’au compte-goutte et souvent a posteriori, après la rupture du contrat. Pour la plupart des travailleurs concernés, le droit du travail continue de ne pas être appliqué alors que les quelques jugements de requalification individuelle prouvent qu’il aurait dû logiquement l’être pour l’ensemble.

    En outre, dès lors que des travailleurs indépendants sont requalifiés en salariés du donneur d’ordre, cela implique qu’ils auraient dû être déclarés aux URSSAF. Comme ils ne l’ont pas été, la situation est susceptible de constituer un délit de travail dissimulé. La sanction des donneurs d’ordres pour ce comportement délictuel devrait en théorie contribuer à le faire cesser mais les condamnations pénales sont encore plus rares que les condamnations civiles[47].

     

    1. L’ambivalence de l’État

    Il incombe à l’État de faire cesser les fraudes au droit du travail d’autant plus qu’au-delà de la protection des travailleurs, il existe des enjeux en termes de cotisations sociales.

    L’État assigne des objectifs en la matière aux corps de contrôle chargés de la lutte contre le travail illégal (inspection du travail, URSSAF, forces de l’ordre, services fiscaux, etc.), mais, dans le même temps, il a pris au fil des années des dispositions législatives ou réglementaires qui contribuent surtout à dédouaner les donneurs d’ordres, sans qu’on en comprenne la justification.

    L’illustration la plus évidente de cette pratique est la loi Madelin de 1994 déjà citée, qui a institué une présomption de non-salariat pour les travailleurs indépendants[48]. Cette présomption légale vient contrecarrer le principe jurisprudentiel fondamental selon lequel la qualification de la relation de travail ne se déduit pas de la volonté exprimée formellement par les parties au contrat. Ce principe a été énoncé de manière limpide par la Cour de cassation : « L’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties, ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention, mais des conditions de faits dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs »[49]. Cette jurisprudence vise à l’évidence à lutter contre les détournements de statut et à dépasser une approche formaliste des contrats. Il importe ici de bien comprendre que pour la jurisprudence, l’application du droit du travail est d’ordre public : elle s’impose aux parties dès lors que la réalité de leur relation de travail le justifie. Mais il n’est fait application de ce principe par la justice qu’au cas par cas et sous réserve qu’elle ait été saisie.

    Quel besoin le législateur a-t-il éprouvé de fragiliser ce principe en introduisant une présomption de non-salariat ? La seule raison légitime qu’on puisse imaginer est la volonté d’empêcher des requalifications abusives de travailleurs indépendants en salariés. Mais combien de requalifications abusives ont été identifiées pour justifier l’intervention du législateur ? En pratique, quel travailleur véritablement indépendant aurait intérêt à réclamer la requalification en contrat de travail de ses relations commerciales avec son client, sachant que s’il est vraiment indépendant, il aura probablement plusieurs clients ? En tout cas, cette présomption de non-salariat protège de fait les intérêts des donneurs d’ordres qui font appel à des travailleurs faussement indépendants pour ne plus avoir à appliquer le droit du travail.

    Les commentateurs s’accordent sur le fait que finalement cette présomption légale n’a quasiment pas eu d’effet sur la jurisprudence[50]. Cela ne fait que confirmer son caractère aberrant. Mais malgré la résistance du juge, cette présomption reste dans le paysage et pèse au profit du donneur d’ordres dans le rapport de force entre les parties au litige comme s’il n’était pas déjà suffisamment déséquilibré. Du reste, elle inscrit dans la loi la notion de « subordination juridique » limitant ainsi les possibilités d’évolutions jurisprudentielles.

    L’ampleur prise par le faux travail indépendant résulte avant tout de la création du statut d’autoentrepreneur en 2008 qui a facilité l’accès au statut de travailleur indépendant sans véritables garde-fous. Il est vrai qu’il a allégé les formalités pour de véritables microentrepreneurs mais il a en même temps offert sur un plateau la possibilité de créer de faux statuts.

    D’autres dispositions légales ou réglementaires ont été introduites qui jouent en faveur des donneurs d’ordre.

    Déjà en 1964, des dispositions avaient été adoptées dans le domaine agricole pour permettre aux donneurs d’ouvrage d’échapper à la requalification par les juges de travailleurs indépendants agricoles en salariés[51].

    Dans le domaine des transports routiers, après plusieurs arrêts de la Cour de Cassation requalifiant des salariés d’entreprises sous-traitantes en salariés du donneur d’ordres[52], un décret a créé un contrat type de sous-traitance[53] qui avalise plusieurs pratiques de donneurs d’ordre qui auparavant constituaient autant d’indices justifiant une requalification[54]. Ce contrat type rendait quasi impossible la démonstration du caractère intentionnel des délits associés puisque ce décret lui procurait une apparente licéité.

    En revanche, devant le développement du travail dissimulé engendré par la sous-traitance, et surtout les pertes de cotisations sociales, les gouvernements successifs ont peu à peu renforcé la responsabilité du donneur d’ordres en lui imposant des obligations de vigilance. Ces dispositions, si elles contraignent le donneur d’ordre à des contrôles plus approfondis, restent insuffisantes pour changer véritablement la donne. Par ailleurs, elles s’inscrivent dans une relation entre donneur d’ordre et sous-traitant : elles n’interviennent pas pour faciliter la requalification de la relation en contrat de travail lorsque c’est cette solution qui devrait s’imposer.

     

    III. Reconquérir les zones de non-droit du travail

     

    La reconquête des zones de non-droit du travail est une nécessité si on veut préserver l’ensemble de notre modèle social. D’une part parce qu’on ne peut pas laisser dériver toute une frange de la population active hors du cadre légal, à plus forte raison s’il s’agit de jeunes : il y va de la cohésion nationale. D’autre part, parce qu’en tolérant ces dérives pour une partie peu visible de la population, on ouvre les vannes à leur généralisation au reste du salariat. Enfin parce qu’aux enjeux de droit du travail sont associés des enjeux de protection sociale.

    Nos propositions visent à traiter le problème en amont plutôt qu’en aval en considérant que la protection du travail doit jouer non seulement lors de l’exécution du contrat de travail mais également sur la qualification même de la relation de travail. Elles sont de trois ordres :

    • Mener une politique plus volontariste de lutte contre les faux statuts qui responsabilise les niveaux les plus élevés dans la chaîne de sous-traitance ;
    • Rééquilibrer les modalités de qualification juridique de la relation de travail en faveur du travailleur ;
    • Créer les conditions pour que les entreprises concernées intériorisent les pratiques vertueuses.

    Ces propositions peuvent susciter des malentendus tellement des représentations biaisées sur le travail indépendant sont aujourd’hui ancrées dans les esprits. Nous rappelons donc à nouveau que ce dont il est question dans cette étude, ce sont seulement les faux statuts : sont visés non pas les travailleurs indépendants mais au contraire ceux dont on nous fait croire à tort qu’ils le sont. Pour le dire autrement, notre sujet porte sur le non-respect de la règle. Or, pour faire respecter une règle, il ne doit pas être possible que les personnes qui y sont soumises aient le choix de s’y soustraire au motif qu’elles la trouvent contraignante.

     

    1. Mener une politique plus volontariste de lutte contre les faux statuts

     

    • Proposition 1 : Renforcer la prise de conscience par tous les acteurs de la chaîne de contrôle des enjeux du non-droit du travail de manière à construire une politique de contrôle qui s’attaque à la source du problème.

    Avant d’en venir à des propositions structurelles, il convient de souligner que le moyen le plus immédiatement accessible pour combattre le non-droit du travail reste l’intervention volontariste de l’État pour faire appliquer le droit du travail et lutter contre les fraudes. Cela suppose d’intervenir à la source du problème, c’est-à-dire au niveau des donneurs d’ordres de premier rang voire des maîtres d’ouvrage et pas seulement au niveau des sous-traitants. S’en tenir à ses derniers, c’est laisser se perpétuer à l’infini la situation puisque lorsqu’un sous-traitant est condamné, un autre lui succède pour exercer son activité dans les mêmes conditions. Au demeurant, cela fait peser toute la contrainte du contrôle et des sanctions sur ceux qui sont eux-mêmes dans une situation précaire.

    Les services de contrôle s’efforcent de faire jouer la responsabilité du donneur d’ordres mais devant la complexité, leur action reste limitée. Les magistrats du parquet se montrent parfois réticents face aux difficultés de soutenir des démonstrations particulièrement complexes.

    Une prise de conscience accrue des enjeux par tous les acteurs de la chaîne de contrôle et un soutien politique déterminé permettraient déjà d’améliorer la situation : la condition première est que les pouvoirs publics soient eux-mêmes convaincus que le non-droit du travail est un problème et non une solution. Cette conviction ne doit pas reposer seulement sur les enjeux en termes de financement de la protection sociale. Même s’ils sont éminemment importants, ils conduisent parfois à délaisser des cibles qui n’apparaissent pas immédiatement intéressantes de ce point de vue. Les contrôles visent plus souvent à récupérer des cotisations perdues du fait des fraudes qu’à faire cesser à la source les mécanismes généraux qui engendrent ces pertes. D’autre part, il ne faut pas perdre de vue l’enjeu de la protection par le droit du travail dans sa dimension d’ordre public.

    Un renforcement des contrôles passe par l’attribution de moyens aux administrations concernées à la hauteur de l’enjeu, notamment en effectifs supplémentaires. Ceux-ci ne sauraient être prélevés sur d’autres missions tout aussi essentielles incombant à ces administrations. Au contraire, la réponse aux besoins en personnel de ces administrations pour assumer leurs missions élémentaires apparaît comme un préalable[55].

    Le renforcement des moyens des administrations dans la lutte contre le non-droit du travail ne représenterait in fine aucun coût pour la collectivité : il suffirait en effet que les donneurs d’ouvrage de premier rang intériorisent véritablement le risque de sanction pour réduire leur recours au non-droit du travail et ainsi rétablir le versement des cotisations sociales qui avait été éludé. Les sommes ainsi récupérées compenseraient très largement les dépenses budgétaires consenties.

    Néanmoins, une mobilisation renforcée ne suffira pas à faire reculer le non-droit du travail. Il est indispensable d’intervenir sur le cadre juridique pour dissuader ou limiter la fraude, sans quoi les acteurs du contrôle continueront de faire face à un océan qu’il faut vider à la petite cuiller.

     

    1. Rééquilibrer les modalités de qualification juridique de la relation de travail en faveur du travailleur

     

    • Proposition 2 : Faire évoluer la doctrine et la jurisprudence sur les critères du salariat en introduisant un critère de subordination économique ayant un poids au moins équivalent à celui de la subordination juridique. L’appréciation de la subordination économique devrait se faire au regard d’une analyse socio-économique des ressources propres dont dispose le travailleur pour garantir son autonomie (ressources financières, moyens matériels de production, compétences spécifiques, clientèle propre).

     

    Le paradoxe dans le développement du non-droit du travail est qu’il concerne avant tout des catégories de travailleurs qui ont le plus besoin de sa protection, à savoir ceux qui ne fournissent que leur force de travail. Ils sont d’autant plus concernés qu’ils sont peu qualifiés. Les ouvriers non qualifiés du BTP, les livreurs de colis, les vigiles, etc. sont les plus touchés alors qu’auparavant le statut de salarié allait de soi pour eux. Comment en est-on arrivé à considérer qu’ils pouvaient être les figures du travail indépendant ? Leur dépendance économique est inhérente à leur situation. Face aux donneurs d’ouvrage, ce sont eux qui se trouvent dans la position la plus défavorable : ils ne disposent ni du matériel, ni du capital financier, ni des compétences rares, ni des informations. Tous ces éléments indispensables pour pouvoir exercer leur activité, ce sont leurs donneurs d’ouvrage qui les détiennent. En outre, il est très facile de trouver un autre travailleur pour les remplacer.

    Or ces caractéristiques sont celles qui devraient normalement justifier l’application du droit du travail : plus le rapport de force est déséquilibré, plus les emplois concernés exposent à des conditions de travail pénibles et/ou dangereuses, plus il est nécessaire que la loi vienne compenser ce déséquilibre. Pourquoi ne pas partir de ce principe pour déterminer quand faire application du droit du travail ?

    L’approche par le critère de subordination juridique qui prévaut encore aujourd’hui fait passer ce principe au second plan. Il nous semble à tout le moins nécessaire que le critère de subordination économique soit pris en compte au moins à l’égal du critère de subordination juridique.

    La technique dite du faisceau d’indices nous paraît malgré tout devoir être conservée pour déterminer le régime de droit applicable. En d’autres termes, nous ne pensons pas qu’il puisse y avoir une automaticité de la requalification sur la base d’un critère clé : la réalité socio-économique est trop complexe pour cela. Le faisceau d’indices doit intégrer de manière plus décisive des indices de nature plus typiquement économique à côté des éléments déjà identifiés par la jurisprudence en ce qui concerne la subordination juridique (instructions données, organisation du travail, mesures disciplinaires, etc.).

    Les indices économiques qui sont les plus communément cités nous paraissent cependant incomplets et ne vont pas à la racine de la dépendance économique. En particulier, le critère de la part de chiffre d’affaires, s’il est très important, ne doit pas être surestimé. On notera par exemple que pour échapper au risque d’exclusivité, certains donneurs d’ordre exigent eux-mêmes de leur sous-traitant qu’il réalise une partie de son chiffre d’affaires pour un autre donneur d’ordre. Mais tout cela est largement fictif : en messagerie par exemple, si le sous-traitant fait la moitié de son chiffre d’affaires avec un premier donneur d’ordre et l’autre avec un second donneur d’ordre, chaque moitié est dans les faits complètement dépendante d’un des deux donneurs d’ordre.

    L’accès direct à la clientèle est un autre critère retenu par la jurisprudence de certains pays. Il est particulièrement important mais il faut peut-être insister davantage sur l’accès au client final et non à des intermédiaires.

    D’autres indices de subordination économique sont jusqu’à présent écartés à tort. C’est tout particulièrement le cas de la propriété des moyens matériels de production. Comment peut-on considérer qu’un chauffeur de VTC ou de taxi qui ne dispose d’un véhicule que grâce à son donneur d’ordre peut être indépendant de lui ? C’est encore plus vrai du pilote autoentrepreneur aux commandes d’un avion de ligne qui ne lui appartient pas[56]. Au-delà d’une propriété directe, il conviendrait d’analyser si l’acquisition des moyens matériels de production peut se faire de manière autonome par le travailleur indépendant dans des conditions acceptables. Dans certains cas, les modalités d’acquisition sont un élément supplémentaire de dépendance. Il arrive même que des travailleurs travaillent à perte, essentiellement pour rembourser le véhicule[57].

    Des critères concernant les ressources financières ont déjà été proposés. Par exemple, la prise en compte des capitaux propres faisait partie des indices à retenir dans les propositions du professeur de droit du travail allemand Rolf Wank[58]. Par ailleurs, dans le domaine des transports routiers, les entreprises doivent disposer d’une capacité financière suffisante pour exercer leur activité en application de la réglementation transport. Mais ces conditions financières pour justifier de l’autonomie restent au milieu du gué : une analyse financière plus fine doit permettre de déterminer à quelles conditions l’indépendance financière de la petite ou la microentreprise est assurée vis-à-vis de son donneur d’ordre. S’il est par exemple impossible de rembourser un véhicule affecté à l’activité sans travailler 200 heures par mois et en gagnant moins que le SMIC horaire, il devrait en être déduit un indice fort de subordination économique.

    L’autre élément insuffisamment pris en compte est le niveau de technicité des travailleurs indépendants ou des sous-traitants. Un informaticien de génie peut par exemple très bien se trouver en position de force vis-à-vis d’un donneur d’ordre et disposer de ce fait d’une véritable indépendance. Ce n’est pas le cas d’un ouvrier non qualifié du bâtiment ou d’un simple titulaire du permis de conduire : leurs compétences sont très largement substituables. Le fait de disposer d’un faible niveau de qualification devrait être un indice important de subordination économique. Il devrait même être possible de raisonner par assimilation : relever d’un métier pour lequel il est (ou il était) d’usage de recourir au salariat pourrait également constituer un indice en faveur de l’application du droit du travail.

    Dans le cas de la fausse sous-traitance, les propositions qui précèdent peuvent trouver à s’appliquer mais il convient d’analyser quel est le rôle joué par l’intermédiaire entre les donneurs d’ordres et les travailleurs, à savoir l’employeur sous-traitant. Si ce sous-traitant est lui-même dans une subordination économique telle à l’égard du donneur d’ordre qu’il n’a aucune marge de manœuvre pour gérer son activité et son personnel, la subordination économique doit être considérée comme étant transférée dans la relation entre le donneur d’ordre et les travailleurs.

     

    • Proposition 3 : Informer et accompagner les travailleurs pour qu’ils comprennent vraiment les implications du choix entre le statut de salarié et celui de travailleur indépendant et qu’ils puissent identifier les situations d’indépendance fictive.

    Dans cette perspective, il conviendrait pour commencer de filtrer davantage la création de microentreprises, notamment dans le domaine de la prestation de services. Il est souhaitable de conditionner la création d’une microentreprise à des garanties élémentaires d’autonomie. Le candidat à la création d’une microentreprise doit automatiquement bénéficier d’une information sur les pertes de droits dont il serait victime s’il choisissait le statut d’indépendant alors qu’il ne le serait pas en réalité. Il devrait pouvoir consulter gratuitement un service administratif permettant de l’éclairer sur la viabilité de son projet et sur son éventuelle subordination économique à l’égard d’un donneur d’ordres.

    • Proposition 4 : Inverser les présomptions, d’une part, en supprimant les dispositions législatives et réglementaires qui entraînent explicitement ou implicitement une présomption de non-salariat et, d’autre part, en instituant des présomptions simples de salariat au regard de facteurs de subordination économique tels que l’absence de moyens matériels de production, le faible niveau de qualification, la continuité d’activité entre salariat et travail indépendant, etc. Des présomptions spécifiques pourraient être prévues s’agissant de la fausse sous-traitance.

    Nous l’avons indiqué, plusieurs dispositions légales ou réglementaires ont été introduites depuis les années 1990 pour rendre plus difficile une requalification en contrat de travail. Nous avons expliqué que de notre point de vue ces « présomptions » ne se justifient en rien puisque leur seul effet est de rendre plus facile des comportements que la loi réprouve par ailleurs.

    Il convient donc de supprimer les présomptions de non-salariat introduites par la loi ou le règlement, notamment :

              La présomption de non-salariat pour les travailleurs indépendants prévue à l’article L.8221-6 du Code du travail (c’est ce qu’a proposé de faire le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain au Sénat, sans succès)[59];

    –          Les dispositions qui renversent des indices de subordination dans le cadre du contrat type de sous-traitance de l’annexe IX à l’article D. 3224-3 du code des transports ;

    –          Les dispositions des lois n° 2016-1088 du 16 août 2016 et n° 2019-1428 en ce qu’elles rendent plus difficile la requalification en salarié des travailleurs employés par les plateformes numériques en avalisant la relation donneur d’ordre / travailleur indépendant.

    Mais il faut aller au-delà. Comme nous l’avons indiqué le déséquilibre entre le donneur d’ordre et le travailleur préexiste à la conclusion du contrat. Il convient donc de prévoir des présomptions en faveur des travailleurs pour garantir que le droit du travail sera appliqué quand il doit l’être.

    De telles présomptions existent déjà pour certaines catégories de travailleurs, dont certains sont pourtant réputés être très autonomes comme les journalistes par exemple, ou les représentants de commerce (VRP)[60].

    Dans une récente résolution, le Parlement européen avance également des propositions en matière de présomption réfutable de « relation de travail » pour les travailleurs des plateformes[61]. En Espagne, une présomption de salariat a d’ores et déjà été adoptée mais exclusivement pour les travailleurs des plateformes de livraison de repas.

    La proposition déjà mentionnée du groupe Socialiste, Écologiste et républicain au Sénat précitée comportait également une disposition de ce type uniquement pour les plateformes numériques et sur la base d’un critère unique : le niveau de revenu perçu auprès de la plateforme. Comme nous l’avons expliqué, il nous semble difficile de s’en tenir à un seul critère par ailleurs assez difficile à établir. Nous pensons qu’il convient de conserver le principe du faisceau d’indices pour mieux couvrir la diversité des situations mais en y intégrant un faisceau de présomptions.[62]

    Ces présomptions devraient à notre sens rester des présomptions simples et porter notamment sur les indices de nature économique. Par présomption simple, il faut comprendre que la preuve du contraire reste toujours possible. Ces présomptions pourraient par exemple s’appliquer pour :

    • Les travailleurs qui étaient précédemment salariés de l’entreprise qui est devenue leur donneur d’ordre pour qui ils effectuent un travail similaire dans des conditions similaires ;
    • Les travailleurs sans qualification qui apportent essentiellement leur force de travail ;
    • Les travailleurs qui ne sont pas propriétaires ou pas en capacité de financer sans leur donneur d’ordre les matériels et équipements qu’ils doivent utiliser pour leur travail ;
    • Les travailleurs qui n’ont pas d’accès réel à la clientèle finale ;
    • Les travailleurs dont l’un des donneurs d’ordre pèse plus de 50 % de leur chiffre d’affaires.

    Le choix des présomptions à retenir dans cette liste ou en dehors et leur poids respectif doit être discuté. La détermination de critères d’autonomie pour les travailleurs indépendants pourrait faire l’objet de négociations de branche afin qu’ils soient mieux ajustés aux spécificités sectorielles.

    L’enjeu n’est pas tant de permettre à chaque travailleur indépendant de faire valoir une requalification de son contrat que de soustraire les donneurs d’ordre à la tentation d’externaliser le risque de l’entreprise : pour cela, il convient de leur faire intérioriser une probabilité élevée de requalification si les prestataires ou sous-traitants à qui ils font appel n’ont pas de véritable autonomie vis-à-vis d’eux.

    S’agissant de la fausse sous-traitance, des présomptions spécifiques pourraient être envisagées qui pourraient conduire à la requalification des travailleurs en salarié du donneur d’ordre. Par exemple, l’affectation exclusive d’un salarié du sous-traitant à l’activité d’un donneur d’ordre pourrait en faire partie, de même que l’obligation pour le travailleur sous-traitant de porter des tenues vestimentaires ou d’utiliser des équipements aux couleurs du donneur d’ordre ou encore d’être soumis à un contrôle de durée d’activité ou de géolocalisation par le donneur d’ordre.

     

    1. Créer les conditions pour que les entreprises concernées intériorisent les pratiques vertueuses

    Le détournement de la loi ne doit pas pouvoir devenir la norme. Au-delà du risque de requalification civile individuelle, les entreprises doivent intégrer dans leurs calculs un risque réel de sanction immédiate si elles ne jouent pas le jeu. Par ailleurs, il est également possible d’intervenir sur les conditions de recours à la sous-traitance pour que cette option présente moins d’intérêt lorsque l’optimisation sociale est le seul but de l’externalisation.

    • Proposition 5 : Instaurer des conséquences juridiques beaucoup plus immédiates en permettant une action collective des syndicats en matière de requalification.

    L’un des paramètres clés du développement du non-droit du travail est le temps. Peu importe si une pratique est illégale tant qu’on peut la mettre en œuvre suffisamment longtemps pour qu’elle soit profitable. Le temps est l’allié de ceux qui ont des ressources financières importantes. Ceux qui vivent au jour le jour ne peuvent pas se lancer dans des combats judiciaires interminables. Pour des donneurs d’ordre importants subir quelques revers judiciaires individuels au bout de 5 ans après avoir épuisé les recours n’est pas insurmontable.

    Il conviendrait donc de favoriser l’action collective des syndicats en matière de rétablissement des règles d’ordre public. En mai 2021, une proposition de loi du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain au Sénat est allée dans ce sens en proposant des actions collectives de plusieurs travailleurs des plateformes. Donner cette faculté aux syndicats plutôt qu’aux seuls travailleurs concernés permettrait de canaliser ce type de procédure et de renforcer leur rôle.

    Lorsque les syndicats réclament la requalification en contrat de travail pour un travailleur donné, celle-ci doit pouvoir s’appliquer de manière automatique à tous les travailleurs placés dans une position identique au regard des critères ayant permis la requalification. Le dépassement du caractère individuel de l’action judiciaire est ici légitimé par l’enjeu d’ordre public qui est déjà reconnu puisqu’il s’agit d’un délit.

    Cette requalification doit s’appliquer y compris à des travailleurs indépendants qui manifesteraient le souhait de privilégier le statut d’indépendant : c’est le propre de la règle d’ordre public. Il convient de souligner que bon nombre des travailleurs indépendants qui revendiquent ce statut n’ont pas idée de l’ampleur des préjudices qu’il leur fait subir (ils s’en aperçoivent seulement à la longue ou après un accident). Par ailleurs, certains n’y trouvent un avantage financier que parce qu’ils ne respectent pas les règles qui s’imposent à un travailleur indépendant (cotisations sociales, responsabilité juridique) ou parce qu’ils sous-traitent eux-mêmes leur activité.

    • Proposition 6 : Réglementer davantage le recours à la sous-traitance en limitant le nombre de niveaux de sous-traitance autorisés, en particulier lorsqu’il ne s’agit pas d’une sous-traitance de spécialité.

    Les propositions qui précèdent visent à réintégrer dans le droit du travail des relations de travail qui en ont été exclues abusivement. Toutefois, dans certains cas, la requalification peut ne pas être justifiée au regard des critères sans pour autant que le droit du travail s’applique en bout de chaîne de sous-traitance. Par ailleurs, certains grands groupes peuvent continuer à limiter les risques juridiques par l’intervention de nombreux niveaux intermédiaires. Enfin, la requalification suppose une action soit des travailleurs, soit des syndicats, soit de l’administration. Il importe de proposer des garde-fous généraux qui limitent les dérives au-delà des seules actions isolées en requalification.

    La mesure la plus simple consisterait à limiter le nombre de niveaux de sous-traitance. La multiplication de ces niveaux est la source de grandes difficultés pour rétablir la légalité car elle complexifie de manière artificielle le jeu des responsabilités. Or elle ne se justifie bien souvent d’aucune manière : elle ne fait que faciliter la fraude. L’idée que la sous-traitance se justifie par sa grande flexibilité aux aléas d’activité contient un paradoxe : comment une grande entreprise avec des effectifs importants serait moins capable de faire face à des variations d’activité qu’une micro-entreprise avec une poignée de salariés travaillant pour un ou deux donneurs d’ordres ? Affecter un salarié à une activité du jour au lendemain qui peut cesser le jour suivant est beaucoup plus facile pour une grosse structure que pour une petite. Trop souvent la seule variable d’ajustement dont disposent les petites entreprises sous-traitantes pour faire face aux variations d’activité est d’employer des travailleurs sans les déclarer.

    Il convient donc de limiter par la loi le nombre de niveaux de sous-traitance. Lorsque la sous-traitance n’est pas motivée par une technicité spécifique du sous-traitant, il conviendrait même d’exiger que le prestataire qui a obtenu un contrat de la part d’un donneur d’ordre accomplisse lui-même le travail auquel il s’est engagé. Des exceptions pourraient être envisagées moyennant justification. Une traçabilité des justifications fournies pourrait être mise en place, à laquelle auraient accès le maître d’ouvrage ainsi que les services de contrôle.

    • Proposition 7 : Prévoir une obligation de vérification par les maîtres d’ouvrage et donneurs d’ordres de la situation des travailleurs au regard des déclarations à l’URSSAF en utilisant une application alimentée par les bases de données de la Sécurité sociale.

    Il existe déjà des obligations pour les prestataires de déclarer au maître d’ouvrage les éventuels sous-traitants auxquels ils font appel[63]. Mais cette déclaration relève de la responsabilité du sous-traitant et le maître d’ouvrage peut facilement s’en désintéresser. Il n’en irait pas de même si le maître d’ouvrage avait des obligations de vérification quant au statut de tous les travailleurs qui participent à la prestation qu’il a demandée. Cela serait possible en ouvrant aux maîtres d’ouvrage et aux donneurs d’ordre la possibilité de vérifier la situation des salariés à l’égard l’URSSAF sur une application alimentée par les bases de données de la Sécurité sociale. Par exemple, un maître d’ouvrage du bâtiment devrait pouvoir vérifier en toute transparence le nom de l’employeur de tel maçon qui intervient sur son chantier. S’il se trouve que ce maçon est employé par un sous-traitant qui n’avait pas été déclaré au maître d’ouvrage, il lui reviendrait de rompre le contrat avec le prestataire qui n’avait pas procédé à la déclaration de son sous-traitant. En effet, cette absence de déclaration est un délit. Ce mécanisme limiterait entre autres le recours à des faux travailleurs indépendants intervenant comme sous-traitants.

    Dans la même logique, tout donneur d’ordre devrait être tenu d’interroger l’application proposée pour vérifier que les prestataires qui interviennent pour leur compte ont bien déclaré chacun des travailleurs concernés. À défaut les donneurs d’ordres seraient tenus pour coresponsables du délit de travail illégal qui en découlerait et solidaires financièrement du paiement des salaires et des cotisations sociales qui n’ont pas été payés. L’informatisation de ces vérifications qui pourraient alléger la charge administrative qu’elle représente.

    • Proposition 8 : Imposer une rétribution minimale du travail des prestataires et sous-traitants alignée sur les minima applicables en matière de rémunération salariale.

    Un autre garde-fou pourrait concerner la rétribution minimale du travail des prestataires ou sous-traitants. Le principe est le suivant : il s’agit d’obliger les donneurs d’ordres à respecter un niveau de rétribution du travail des sous-traitants correspondant aux minima légaux applicables en matière de salaire incluant les charges sociales. En d’autres termes, le prix des prestations pratiqué doit permettre de respecter ces minima.

    Il ne s’agit pas d’une idée nouvelle. Par exemple, dans le secteur de la sécurité privée, une charte prévoit le respect d’un coût horaire du travail minimal[64]. Dans le domaine des transports routiers, le code des transports prévoit l’obligation légale de pratiquer des prix permettant de couvrir l’ensemble des charges, notamment les coûts salariaux et la rémunération de l’entrepreneur[65]. Même s’agissant des travailleurs des plateformes, le Code du travail préconise l’application d’un « prix décent » pour les transactions[66]. Dans l’agriculture, des tentatives de détermination d’un prix minimal existent également. Le problème est qu’aucun de ces dispositifs ne fonctionne réellement faute de disposition contraignante. En outre, personne n’a déterminé quelle était la rétribution minimale acceptable. Nous préconisons pour notre part qu’elle ne soit pas inférieure au coût horaire du travail calculé sur la base du SMIC horaire en intégrant les droits minimaux reconnus par le droit du travail (par exemple l’indemnité de congés payés). S’agissant des salariés employés par une entreprise sous-traitante, il s’agit de toute façon du minimum légal absolu qui aurait dû être appliqué. Pour des travailleurs indépendants, on voit difficilement pourquoi ils gagneraient moins que ce minimum alors qu’ils assument plus de responsabilités et qu’ils encourent plus de risques.

    L’une des difficultés que présente cette proposition tient au fait que le prix du travail est difficile à isoler dans le prix global de la prestation pour le donneur d’ordre. Cela est par exemple plus facile pour la prestation d’un agent de sécurité, facturée à l’heure de travail, que pour l’intervention d’un prestataire du bâtiment. Cette difficulté pourrait être résolue par l’isolation dans la facturation du nombre d’heures de travail qu’a représenté la prestation et du coût correspondant.

    Il pourrait être envisagé des négociations collectives par branche d’activité pour calculer la rétribution minimale applicable au secteur et les modalités pour déterminer la part qu’elle représente dans le prix d’une prestation.

     

    Conclusion

     

    Le non-droit du travail n’est que l’une des modalités par lesquelles le droit du travail est remis en cause depuis des décennies. Il s’agit sans doute de la modalité la plus radicale mais elle concerne pour l’instant une portion limitée de l’ensemble des travailleurs. Deux autres mécanismes de sape sont en action : d’une part, les politiques de précarisation et de flexibilisation du droit du travail concernant l’ensemble du salariat ; d’autre part, les atteintes au principe de territorialité découlant de la globalisation dérégulée des échanges économiques et du détachement des travailleurs.

    Ces différents mécanismes se renforcent les uns les autres : en contribuant à la dualisation du marché du travail, ils accroissent la division des collectifs de travail, affaiblissent encore davantage la syndicalisation et amenuisent ainsi la résistance au démantèlement du droit du travail.

    Ils procèdent en fait d’une même doxa économique selon laquelle le droit du travail serait l’ennemi de l’emploi et, sous ce prétexte, constituerait un mal qu’il faudrait éradiquer. Ce raisonnement et ses soubassements théoriques mériteraient d’être davantage questionnés qu’ils ne le sont aujourd’hui. Par exemple, ils tendent à privilégier une approche purement quantitative de la création d’emploi, comme si celle-ci devait se faire à n’importe quel prix pour les travailleurs. Mais est-ce que cela peut aller jusqu’à justifier la création d’emplois indignes ? C’est très précisément la question soulevée par le non-droit du travail. Si la réponse est négative, il convient alors de déterminer à quelles conditions minimales une création d’emploi peut être considérée comme acceptable. En cherchant à le faire, on entre dans une approche plus qualitative de la création d’emploi qui est du même ordre que celle qu’on adopte pour les exigences environnementales en matière de développement économique[67].

    La protection de l’environnement et les conditions de travail et d’emploi sont d’ailleurs beaucoup plus imbriquées qu’il n’y paraît. Pour intégrer les préoccupations environnementales dans les processus de production, il est indispensable de faire appel à une main-d’œuvre qualifiée dont l’activité s’inscrit dans la durée. Comment espérer par exemple mener une politique de rénovation énergétique de l’habitat véritablement efficiente avec des sous-traitants éphémères dépourvus de technicité et de professionnalisme ?

    Cette question illustre, à notre sens, l’importance d’intégrer davantage le droit du travail dans la réflexion d’ensemble sur l’évolution de nos sociétés.

     

    [1] Chronique de Jean-Emmanuel Ray au journal Le Monde du 3 mars 2021.

    [2] On peut la trouver explicitée dans son manuel « Droit du travail, droit vivant  – 2022 », 30è édition, 2021, Liaisons. Il y écrit notamment, p.23 : « Au pays de la Liberté et de l’Egalité, sans même évoquer Karl Marx et son « abolition du salariat », faut-il crier victoire car un chauffeur d’Uber s’est vu reconnaître le statut de salarié car il ne correspondait pas aux critères d’un travailleur « indépendant » ? Et qu’il sera donc désormais subordonné à son ex-donneur d’ordre devenu son employeur, qui va pouvoir lui fixer des jours de travail, et des horaires, percevoir toutes ses recettes et lui en reverser une partie. »

    [3] Seules les formes d’organisation de type coopératif permettent, dans une certaine mesure, d’échapper à cet état de fait.

    [4] Par exemple, protégé par le droit du travail, le salarié n’est pas obligé d’accepter les exigences de son employeur qui dépassent les limites (par ex., disponibilité à tout moment, révisions à la baisse unilatérales de la rémunération de son travail, rupture de contrats sans tenir compte des contraintes, etc.). Il n’en va pas de même d’un travailleur faussement indépendant.

    [5] Cette idée d’un droit du travail plus mort que vivant a également été avancée par des sociologues : v. L’Humanité Dimanche, 16 au 22 septembre 2021, entretien avec Stéphane Le Lay et Fabien Lemozy : « Les plateformes, c’est la victoire du travail mort sur le travail vivant »

    [6] V. par ex. Sarah Abdenour, Dominique Méda, Les nouveaux travailleurs des applis, PUF, 2019 ; Barbara Gomes, Le droit du travail à l’épreuve des plateformes numériques, Thèse de doctorat en Droit privé et sciences criminelles sous la direction d’Antoine Lyon-Caen ; Pétronille Rème-Harney « Comment les plateformes numériques accroissent la dépendance dans les relations de sous-traitance : le cas de la livraison à vélo », La Revue française de socio-économie n°25, 2020.

    [7] V. par ex. : Thomas Grandrémy, documentaire Les délivrés, diffusé sur LCP le 22 avril 2021, Gurvan Kristanadjadja Enquête sur les livraisons en sous-location, pour le journal Libération, 2020 ; Aurélie Colas, entretien avec Karim Amellal, « Les travailleurs ubérisés sont les prolétaires du XXIe siècle » ; https://actu.fr/nouvelle-aquitaine/bordeaux_33063/deliveroo-uber-eats-a-bordeaux-comme-d-autres-livreurs-j-sous-loue-son-compte-a-un-sans-papiers-en-toute-illegalite_38077876.html

    [8] Préface d’Alain Supiot à l’édition 2016 du rapport Au-delà de l’emploi, Flammarion, 2016.

    [9] Claude Didry, « Au-delà de la subordination, les enjeux d’une définition légale du contrat de travail » Droit social n°3, mars 2018.

    [10] Le droit du travail est certes ambivalent quant à ses finalités mais la protection des salariés demeure la seule qui en fasse véritablement la spécificité. V. Alain Supiot, « Pourquoi un droit du travail ? », Droit Social n°6, juin 1990.

    [11] La notion inventée par Robert Merton en 1968 est tirée d’un verset de l’évangile selon saint Matthieu lu au pied de la lettre (verset 25-29 : « À celui qui a, on donnera encore, et il sera dans l’abondance ; mais celui qui n’a rien se verra enlever même ce qu’il a. »). Alain Supiot y fait par exemple référence au sujet de la jurisprudence Nettoitout de la Cour de cassation avalisant les pratiques d’extériorisation de la main d’œuvre (Alain Supiot, « Pourquoi un droit du travail » Droit Social n°6, juin 1990).

    [12] L’idée de « zone de non-droit » en droit du travail a déjà été évoquée par Anne-Chantal Hardy Dubernet dans la conclusion de son analyse sociologique très fine de la notion de subordination. « La subordination dans le travail », Jean-Pierre Chauchard et Anne-Chantal Hardy-Dubernet (dir.), La Documentation française, 2003, p.55.

    [13] V. notes 5 et 6

    [14] Résolution du Parlement européen du 16 septembre 2021 sur des conditions de travail, des droits et une protection sociale justes pour les travailleurs de plateformes – nouvelles formes d’emploi liées au développement numérique (2019/2186 (INI)).

    [15] Opinionway, « Bifurcations : l’heure des choix », Le Printemps de l’économie, septembre 2021.

    [16] V. l’ex. des livreurs UBER EATS de Saint-Etienne qui, fin 2020, ont obtenu de haute lutte des garanties pour que le créneau entre 11h30 et 13h30 soit payé au minimum 10€ de l’heure, et celui entre 19h et 21h, 12€ de l’heure. Cela signifie que les autres créneaux peuvent être payés en dessous de 10€. Le SMIC horaire brut était de 10,25€ de l’heure à l’époque. En outre, un salarié au SMIC a également droit à d’autres avantages minimaux (indemnité de congés payés de 10 %, majorations pour heures supplémentaires, etc.). Or les sommes versées aux livreurs ne correspondent même pas à leur rémunération effective car il faut encore défalquer les différentes charges (par ex. le carburant pour les livreurs en scooter).

    [17] On observera qu’avant l’apparition du droit du travail moderne, fondé sur le contrat de travail, les travailleurs n’étaient soumis à aucune réglementation contraignante sur la durée du travail et se voyaient pourtant imposer des durées du travail tellement extrêmes que leur caractère inhumain a conduit à l’adoption des premières lois sur le travail.

    [18] Voir notamment : Chambre Sociale de la Cour de Cassation, 4 mars 2020 ; Cour suprême britannique 19 février 2021 ; décision du Parquet de Milan 21 février 2021 ; Cour d’appel de Californie, 22 octobre 2020.

    [19] La notion de travail déguisé, comme celle de travail dissimulé sont employées par l’OIT : https://www.ilo.org/global/topics/non-standard-employment/WCMS_536623/lang–fr/index.htm

    [20] https://www.herveguichaoua.fr/jurisprudence/faux-travail-independant/secteurs-d-activite-non-exhaustif/transport/taxi-vtc/article/taxi-10420

    [21] Arrêt Guégan, C. Cass, 29 octobre 1985, n°84-95559

    [22] Nous reviendrons sur les obligations qui leur ont peu à peu été progressivement imposées et sur leur portée limitée.

    [23] V. Gurvan Kristanadjadja, Enquête sur les livraisons en sous-location pour le journal Libération, 2020, ou https://actu.fr/nouvelle-aquitaine/bordeaux_33063/deliveroo-uber-eats-a-bordeaux-comme-d-autres-livreurs-j-sous-loue-son-compte-a-un-sans-papiers-en-toute-illegalite_38077876.html

    [24] Conseil d’orientation pour l’emploi, « Le travail non déclaré », France stratégie, février 2019.

    [25] INSEE « Un nouveau record de création d’entreprises en 2020 malgré la crise sanitaire », INSEE Première, N°1837, février 2021.

    [26] Bruno Tinel, Corinne Perraudin, Nadine Thévenot, Julie Valentin, « La sous-traitance comme moyen de subordination réelle de la force de travail. » Actuel Marx, 2007/1 (n°41).

    [27] Pétronille Rème-Harney, Cécilia Cruz, Laetitia Dablanc, La sous-traitance de la messagerie urbaine : logiques économiques et rapports de dépendance, 2014 ; Pétronille Rème-Harney « Dépendance économique dans les relations de sous-traitance : quels critères ? Le cas des chauffeurs livreurs de la messagerie. » DROIT et Société Lextenso 2020/1 n°104

    [28] Voir notamment Nicolas Jounin, Chantier interdit au public, La découverte, 2009

    [29] Dans le secteur des transports routiers la problématique est assez ancienne : voir Stéphane Carré « Les artisans-chauffeurs : l’allégeance dans l’indépendance » in La subordination dans le travail, Jean-Pierre Chauchard et Anne-Chantal Hardy-Dubernet (Dir.), La Documentation française, 2003

    [30] https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/dossier_de_presse_-_cnlti_-_8_juillet_2019.pdf

    [31] Voir notamment les articles L.8221-1 et suivants du Code du travail

    [32] Martine Robert, « La Sécurité Privée dénonce un « rendez-vous manqué » au Parlement », Les Echos, 17 mars 2021 ; Valentin Bertrand, « Travail illégal dans le BTP : une charte rappelle leurs responsabilités aux maîtres d’ouvrage », France Bleue Hérault, 9 juillet 2021

    [33] Les Echos indiquent que les plateformes de VTC et de livraisons de marchandises représentent à elles seules près de 100 000 travailleurs indépendants « Vers une représentation des travailleurs de plateformes », Les Echos du 25 juin 2021. Selon un document de consultation des partenaires sociaux par la Commission européenne (15 juin 2021), 11 % des travailleurs européens travailleraient d’une manière ou d’une autre pour des plateformes numériques.

    [34] Selon le recensement réalisé par Mathieu Lépine, 6 livreurs de repas ont été victimes d’un accident mortel au premier semestre 2021, ce qui, étant donné le mode de collecte des informations et rapporté aux effectifs de l’activité, apparaît comme un chiffre élevé.  https://matthieulepine.wordpress.com/2021/07/12/bilan-apres-6-mois-de-recensement-des-accidents-du-travail-1er-semestre-2021/

    [35] David Thesmar et Augustin Landier, avril 2016

    [36] Romain Reinier, « Uber : le mirage entrepreneurial » Alternatives économiques n°360, 1er septembre 2016

    [37] Le rapport du Docteur Villermé de 1840 est la meilleure illustration des préoccupations d’ordre public à l’origine du droit du travail. On peut en citer l’extrait suivant : « Les enfants employés dans les manufactures de coton de l’Alsace, y étant admis dès l’âge où ils peuvent commencer à peine à recevoir les bienfaits de l’instruction primaire, doivent presque toujours en rester privés. Quelques fabricants cependant ont établi chez eux des écoles où ils font passer, chaque jour et les uns après les autres, les plus jeunes ouvriers. Mais ceux-ci n’en profitent que difficilement, presque toutes leurs facultés physiques et intellectuelles étant absorbées dans l’atelier. Le plus grand avantage qu’ils retirent de l’école est peut-être de se reposer de leur travail pendant une heure ou deux. ».

    [38] Il convient de rappeler qu’avant l’intervention des premières lois d’ordre public, les travailleurs pouvaient être subordonnés à l’extrême mais ils ne bénéficiaient pas des règles protectrices du droit du travail tel qu’il s’est construit par la suite. Ils étaient supposés être des travailleurs indépendants qui louaient leurs services. On voit par là à quel point il convient de dissocier la subordination du travailleur de l’application du droit du travail, entendu comme droit protecteur.

    [39] Jean-Yves Frouin (avec le concours de Jean-Baptiste Barfety) « Réguler les plateformes numériques de travail », Rapport au Premier Ministre, 1er décembre 2020.

    [40] Cass civ. 6 juillet 1931, Bardou

    [41] Article L8221-6 du code du travail.

    [42] Paul Cuche : « La définition du salarié et le critérium de la dépendance économique » D.H. 1932, Chronique p. 101-104, cité par Jean-Pierre Le Crom dans son article « Retour sur une vaine querelle : le débat subordination juridique- dépendance économique dans la première moitié du XXè siècle » in « La subordination dans le travail », Jean-Pierre Chauchard et Anne-Chantal Hardy-Dubernet (Dir.), La Documentation française, 2003

    [43] Que ce soit en France ou à l’étranger, v. note n°12

    [44] Alain Supiot (Dir.) Rapport Au-delà de l’emploi, p.33,  Flammarion, 2016

    [45] Patrick Fridenson, « La subordination dans le travail : les questions de l’historien » in La subordination dans le travail, Jean-Pierre Chauchard et Anne-Chantal Hardy-Dubernet (Dir.), La Documentation française, 2003.

    [46] V. notamment L. 11-3, L.11-4 et L.11-5 du Code du travail proposé par le GR-PACT.

    [47] On peut citer l’affaire suivante car elle est particulièrement illustrative de la réalité du non-droit du travail : https://www.herveguichaoua.fr/IMG/pdf/affaire_laposte_fst_atm_ca_versailles_300920-2.pdf

    Mais elle est un peu comme l’arbre qui cache le désert car c’est une décision isolée intervenue suite à un accident du travail mortel qui avait été à l’époque relayé par les médias.

    [48] Article L8221-6 du Code du travail. Expression d’un clivage idéologique assez profond, cette présomption introduite par la loi Madelin de 1994, a été supprimée en 2000 puis rétablie en 2003. Son champ a été étendu en 2008 au statut d’autoentrepreneur. Une loi de 2014 a supprimé la présomption de non-salariat pour les seuls autoentrepreneurs. Le groupe Socialiste, Écologiste et républicain au Sénat a fait une proposition pour la supprimer en mai 2021.

    [49] Cass Ass Plen, 4 mars 2003.

    [50] V. par exemple Alain Supiot, « Les nouveaux visages de la subordination » Droit Social, n°2 février 2000

    [51] Loi du 6 juillet 1964 sur l’économie contractuelle en agriculture, mentionnée par Alain Supiot, « Les nouveaux visages de la subordination » Droit Social, n°2 février 2000.

    [52] V. jurisprudences citées Stéphane Carré « Les artisans-chauffeurs : l’allégeance dans l’indépendance » p.272 in La subordination dans le travail, Jean-Pierre Chauchard et Anne-Chantal Hardy-Dubernet (Dir.), La Documentation française, 2003

    [53] Décret n°2003-1295

    [54] Pétronille Rème-Harney, « Dépendance économique dans les relations de sous-traitance : quels critères ? Le cas des chauffeurs livreurs de la messagerie », Droit et société 104/2020 (p. 196).

    [55] La tribune publiée le 23 novembre 2021 dans Le Monde par des magistrats et des greffiers illustre à quel point l’action de l’Etat est paralysée par des coupes budgétaires et des réorganisations visant prétendument à renforcer son efficacité.

    [56] Didier Deniel : « Un pilote chez Ryanair : Difficile de faire grève quand on est auto-entrepreneur » Le Télégramme du 8 août 2018.

    [57] Voir note 30 Romain Reinier, « Uber : le mirage entrepreneurial » ; Alternatives économiques n°360, 1er septembre 2016

    [58] Alain Supiot (Dir.) Rapport Au-delà de l’emploi, p.33, Flammarion, 2016 .

    [59] Proposition de loi du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain au Sénat, mai 2021.

    [60] Article L.7311-1 du Code du travail.

    [61] Résolution du Parlement européen du 16 septembre 2021 sur des conditions de travail, des droits et une protection sociale justes pour les travailleurs de plateformes – nouvelles formes d’emploi liées au développement numérique (2019/2186(INI)). V. en particulier le point 5 concernant le cadre juridique européen.

    [62] L’idée d’un faisceau de présomptions était déjà présente dans un projet de loi de 1996 dans les länder de Hesse et de Rhénanie-Westphalie : il proposait de considérer que si au moins deux indices sur quatre énumérés étaient rassemblés, il convenait de procéder à la requalification en contrat de travail. V. Alain Supiot (Dir.) Rapport Au-delà de l’emploi, p.34, Flammarion, 2016.

     

    [63] Loi n° 75-1334 du 31 décembre 1975 relative à la sous-traitance.

    [64] Syndicat National des Entreprises de Sécurité : « Coût de revient horaire d’un agent de sécurité » 2018.

    [65] Article L3221-4 du Code des transports.

    [66] Article L.7342-9 du Code du travail.

    [67] Préface d’Alain Supiot à l’édition 2016 du rapport Au-delà de l’emploi, p.XLIV, Flammarion, 2016.

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