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Ce qui doit échapper à la logique de la mondialisation

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Sommaire

    Ce qui doit échapper à la logique de la mondialisationQuelle méthode pour identifier les secteurs stratégiques de l’économie ?

    Auteurs

    Depuis l’éclatement de la crise sanitaire, l’idée que la France doit s’émanciper de chaînes de valeur mondialisées pour son approvisionnement en biens vitaux fait brusquement consensus. La pénurie criante de masques de protection qui a obéré la réponse française à l’épidémie s’est accompagnée d’autres fragilités dans le domaine des respirateurs ou encore des médicaments. De telles circonstances expliquent pourquoi des politiques ayant fait leur métier de porter des recettes libérales dissertent désormais sur la souveraineté économique, de Dominique Strauss-Kahn [1] à Emmanuel Macron, qui le 12 mars a déclaré : « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie » [2].

    Dès lors que la nécessité de « reprendre le contrôle » – autre expression présidentielle récente – sur certains biens et services stratégiques est admise, comment procéder ? Quelles sont les activités qui mériteraient ce qualitatif de stratégique ? Comment déterminer, au sein de ces activités, les premières priorités ? Quels moyens mettre en œuvre pour maintenir ces activités sur le territoire, pour les faire croître, pour les sanctuariser vis-à-vis de fluctuations de marché ou d’offres d’achat venues de l’extérieur ?

     

    Table des matières 

    I. La France n’a pas de doctrine cohérente sur la question des secteurs stratégiques

    II. Vers une doctrine viable : une méthode en deux temps

    a. Trois grandes catégories de secteurs stratégiques

    b. Trois types d’interventions à mettre en œuvre

     

     

    I. La France n’a pas de doctrine cohérente sur la question des secteurs stratégiques

    Force est de constater qu’il manque à ce jour à la collectivité un cadre de pensée cohérent en la matière. Pire, la méthode de raisonnement même qui permettrait d’établir un tel cadre fait défaut. Derrière certaines expressions invoquées à répétition par les acteurs politiques – l’« État stratège », le « patriotisme économique » – se cache une absence de réflexion globale sur les enjeux qu’elles recouvrent.

    Les errements du discours officiel au sujet de l’État actionnaire illustrent parfaitement cette indigence – qui est tout autant intellectuelle que pratique. En mars 2018, au moment de communiquer sur le programme de privatisations du gouvernement, Bruno Le Maire explique que « [l]‘État actionnaire doit être présent dans des secteurs stratégiques, où notre souveraineté est en jeu. Pour le reste, ce n’est pas le rôle de l’État que de recueillir régulièrement des dividendes » [3]. Outre l’amalgame entre deux questions distinctes – la participation au capital d’une part, l’appropriation et l’usage de dividendes de l’autre –, le ministre ne daigne pas énumérer les domaines où la souveraineté du pays serait en jeu. Trois mois plus tard, dans une interview aux Échos à l’occasion de la présentation du projet de loi Pacte en Conseil des ministres, il affirme que « [l]’État, pour sa part, doit être un État stratège. Il n’a pas vocation à diriger des entreprises concurrentielles […] Il doit garder la main sur des activités de souveraineté nationale, comme le nucléaire ou la défense ainsi que sur les grands services publics nationaux comme la SNCF » [4]. Au-delà de l’observation que le rail, le nucléaire et l’armement sont de facto des secteurs concurrentiels, ne serait-ce qu’à l’international, cette liste est bien trop courte, et bien trop vague, pour constituer un socle pouvant guider les pratiques de l’État actionnaire.

    Malheureusement, aucun éclairage probant sur le sujet n’est apporté par les rapports annuels et les autres communications de l’Agence des Participations de l’État (APE), sise à Bercy. Dans la « doctrine de l’actionnariat public » que l’APE met en avant, ne sont mentionnées que « les entreprises stratégiques qui contribuent à la souveraineté de notre pays (défense et nucléaire) » – comme si la souveraineté économique pouvait se limiter à ces deux activités – et les entreprises œuvrant au « service public » et à l’« intérêt général national ou local » [5]. « Stratégique », « souveraineté », « service public », « intérêt général » : autant de termes dont l’institution s’abstient pudiquement de préciser le périmètre.

    Au reste, la réflexion sur les secteurs stratégiques de l’économie et les manières de les préserver doit dépasser la seule question de l’actionnariat public. Par sa réglementation des entreprises privées, par ses interventions financières, par ses commandes, l’État dispose en principe d’une panoplie de moyens pour promouvoir les activités jugées essentielles. Encore faut-il déterminer quelles sont ces activités, et adapter à chaque fois les instruments déployés à leurs caractéristiques. Pourtant, pas plus que l’APE, les autres organes de la puissance publique n’offrent aujourd’hui un cadre de pensée cohérent face à ce sujet, qu’il s’agisse de la Caisse des Dépôts, de Bpifrance, du Conseil économique, social et environnemental, ou encore de France Stratégie (organisme de réflexion rattaché à Matignon, mais qui porte parfois bien mal son nom).

    L’absence de cadre cohérent pouvant servir de repère pour orienter des décisions particulières, ainsi que l’absence de méthode intellectuelle pour arriver à un tel cadre, expliquent pourquoi la gestion française des dossiers industriels majeurs de ces dernières années a été avant tout réactive, pour ne pas dire improvisée. Souvent, ce n’est qu’après coup, et déjà pris de court, que l’État a fait mine de découvrir qu’une activité vitale avait échappé à son champ d’intervention : aujourd’hui les masques de protection, hier les données personnelles ou encore les batteries de véhicules électriques.

    Dans d’autres cas, face à l’urgence de certaines situations, les dirigeants français ont surtout tâtonné. C’est ce qui s’est visiblement passé au moment du rachat d’Alstom Énergie par General Electric. À en croire un témoignage d’Arnaud Montebourg dans Le Monde, une réunion le 21 juin 2014 aurait opposé celui-ci, favorable à une solution alternative impliquant l’allemand Siemens, à Emmanuel Macron, alors secrétaire général adjoint de l’Élysée, qui se serait opposé à un blocage de General Electric au motif qu’« on n’est quand même pas au Venezuela ! » [6]. Si le parti pris idéologique du futur président peut choquer, le plus grave n’est sans doute pas là, mais bien dans le fait qu’un argument si déconnecté de l’enjeu concret ait pu avoir eu droit de cité dans le contexte de la prise de décision. Cette anecdote illustre surtout le prix payé par la collectivité lorsque la puissance publique se dispense d’une conception stratégique de l’économie et d’une doctrine digne de ce nom pour guider sa conduite.

    Afin d’offrir un contraste saisissant au tableau qui vient d’être dessiné, il peut être utile d’évoquer brièvement la façon dont la Chine catégorise les différents secteurs de son économie – non pour faire croire que le schéma chinois serait aisément transposable ailleurs, mais simplement pour mettre en lumière l’approche autrement plus systématique qui prévaut dans ce pays. Depuis la fin des années 1990, la Chine assigne des rôles particuliers à deux catégories distinctes d’activités, qu’elle appelle d’une part les « lignes vitales économiques » 经济命脉 (énergie, télécommunications, transports, ressources naturelles, défense et sécurité nationale) et de l’autre les « industries piliers » 支柱产业 (métallurgie, chimie, équipements, électronique, construction, automobile) [7]. Selon une doctrine formulée par la Commission de supervision et de gestion des actifs de l’État en 2006, la puissance publique se réserve un « contrôle absolu » sur les lignes vitales et un « contrôle relativement étendu » dans les industries piliers [8]. Ces listes sectorielles sont par nature évolutives, mais entre deux révisions du schéma la conduite des affaires économiques se doit d’être en cohérence avec la dernière version en date. De plus, les autorités chinoises disposent d’une liste de plusieurs dizaines d’entreprises publiques – qualifiées d’« épine dorsale » 骨干 de l’économie – dans les secteurs qui viennent d’être nommés ainsi que dans la finance, dont les dirigeants jouissent d’un rang assimilable à celui de ministre. Dans le même temps, la Commission nationale de développement et de réforme, qui a pour mission d’établir les grands plans industriels et technologiques du pays, identifie régulièrement des secteurs d’avenir vis-à-vis desquels des mesures de soutien prioritaire (participations, subventions, crédits) sont appliquées.

     

    II. Vers une doctrine viable : une méthode en deux temps

     

    Sur quelle base formuler une conception stratégique de l’économie qui soit adaptée aux réalités françaises d’aujourd’hui ? Il ne s’agit pas ici de proposer un schéma systématique qui donnerait clés en main, à la manière chinoise, des listes de secteurs, chacune assortie d’un éventail de mesures particulières. Un travail de ce type ne peut être que de longue haleine, collectif, ouvert à une expertise plurielle et sujet à la délibération démocratique. Ce n’est pas l’ambition de cette note de prendre les devants sur une telle entreprise. En revanche, il est possible d’offrir dès à présent les éléments d’une méthode pouvant servir de préalable à un tel exercice.

    Cette méthode que nous proposons a deux composantes. Premièrement, elle consiste à identifier des critères essentiels permettant d’évaluer la valeur stratégique d’une activité économique donnée pour la collectivité. À cette fin, il faut sans doute se départir de l’habitude prise par nos politiques d’invoquer des concepts nobles – « souveraineté », « intérêt général », « service public » – dont les frontières, pour le sujet qui nous occupe, restent trop souvent floues. Deuxièmement, il s’agit d’établir les différents types d’interventions que la puissance publique doit pouvoir mettre en jeu pour préserver et développer ces activités stratégiques. On imagine bien qu’il n’y a pas de recette administrative s’appliquant uniformément et avec les mêmes chances de succès à des secteurs très variés. Au contraire, il existe tout un nuancier de mesures, souvent complémentaires, dont les politiques devraient pouvoir estimer les mérites au cas par cas, sans ornières et sans interdits.

     

    a. Trois grandes catégories de secteurs stratégiques

    Trois critères peuvent être avancés pour identifier les activités qui doivent d’être considérées comme stratégiques :

    1. Les activités les plus en amont du paysage économique

    Il faut rappeler ici que les interdépendances entre entreprises sont en général asymétriques. Certains secteurs ont la particularité de fournir des biens et services indispensables au bon fonctionnement des autres firmes. Par exemple, n’importe quel PME s’appuie sur le réseau électrique pour éclairer ses bureaux, sur un opérateur télécom pour accéder à Internet, sur une banque pour mettre en dépôt sa trésorerie. Des changements dans la stabilité, la qualité, le coût de ces biens et services essentiels sont susceptibles de se répercuter sur l’ensemble du système productif. Les secteurs les plus décisifs à cet égard sont donc l’énergie, les infrastructures, les transports, les télécommunications, la finance. Ces activités, qui dans certains cas relèvent de monopoles naturels, ont une valence stratégique ou, si l’on veut, une prééminence qualitative qui ne saurait se résumer à des indicateurs quantitatifs de performance. Ainsi ce n’est pas parce que l’action d’EDF a perdu les deux tiers de sa valeur entre 2014 et 2020 que son rôle de premier fournisseur en électricité du pays a perdu quoi que ce soit en importance. Ces secteurs en amont correspondent à ce que dénote l’expression anglaise commanding heights (hauteurs stratégiques) – une métaphore tout à la fois géographique et militaire pour se représenter l’économie, et dont l’usage remonte à Lénine [9].

    2. Les activités contribuant à la protection de la société

    L’idée de protection est étroitement liée à celle de sécurité, et ces deux notions doivent s’entendre ici dans le sens le plus large. Il faut y ranger non seulement la dimension militaire (industries de défense) mais aussi la sécurité sanitaire (équipements et produits médicaux), ainsi que la sécurité alimentaire et environnementale. Un autre domaine à y adjoindre est la sécurité de l’information (protection des données des administrations, des entreprises et des personnes).

    3. Les activités les plus décisives vis-à-vis de l’avenir

    Des paris sur la transformation potentielle de l’économie servent de prémisses à toute politique industrielle, qu’il s’agisse de faciliter le rattrapage technologique ou d’encourager les innovations de pointe. La collectivité peut décider d’investir ses ressources dans un secteur d’avenir pour toute une série de raisons, dont beaucoup doivent relever des choix démocratiques de la société. Ces motifs vont de l’accumulation de richesses grâce aux exportations, à la promotion de modes de vie plus écologiquement soutenables. Cela nous rappelle que l’avenir est pour partie tributaire de nous-mêmes. Dans tous les cas il incombe à la puissance publique de définir des stratégies vis-à-vis de l’avenir et de se donner les moyens de les mettre en œuvre. La France peut se prévaloir d’antécédents assez remarquables en la matière, où quelques succès (TGV) ont côtoyé des échecs (Plan Calcul) ainsi que de nombreux choix contestables. Aujourd’hui, l’ensemble des pays occidentaux, sans oublier l’Union européenne, formulent des politiques industrielles et technologiques. Sans être insignifiants, ces plans sont loin d’être à la hauteur des enjeux de transformation de notre époque.

    Les trois critères qui viennent d’être énoncés appelleraient à être débattus plus avant. On pourrait peut-être estimer qu’ils ne suffisent pas, que d’autres considérations devraient entrer en ligne de compte. Cependant, à eux seuls, ces quelques critères simples vont déjà au-delà de ce qui tient lieu de « doctrine » à l’État sur le sujet. En vérité, toute discussion rigoureuse autour de la problématique des secteurs stratégiques serait la bienvenue – elle n’a que trop manqué jusqu’ici.

    b. Trois types d’interventions à mettre en œuvre

    Quant aux mesures permettant de protéger et de promouvoir les secteurs stratégiques qui viennent d’être évoqués, nous pouvons les classer dans trois grandes catégories, le plus souvent complémentaires :

    1. La propriété et l’actionnariat publics

    Au sujet de la participation publique dans le capital des entreprises, il faut prendre acte aussi bien de la diversité des acteurs publics détenteurs de titres (État, institutions financières publiques telles que Bpifrance, collectivités locales) que des différents degrés de contrôle envisageables (propriété de l’intégralité du capital, d’une majorité ou d’une minorité des actions). Cette variabilité peut être une chance, car elle permet l’adaptation des pratiques de l’État à des réalités économiques très différentes d’un secteur à l’autre.

    Il faut souligner aussi que la propriété publique ne saurait suffire en elle-même : tout dépend de ce que l’État en fait, autrement dit, de la stratégie dans laquelle le capital public s’insère. La passivité dont les représentants de l’État font preuve au sein des conseils d’administration de la plupart des entreprises du portefeuille de l’APE tend à vider de son sens la propriété publique. À contre-courant de cette passivité, la loi Florange avait tenté de renforcer la voix de l’État dans certaines entreprises (comme Renault) en instituant des droits de vote doubles pour les actionnaires de longue durée. Un autre instrument en place dans certaines entreprises (comme Thales ou Engie) est l’action spécifique ou golden share, dont le champ d’application a été récemment étendu par la loi Pacte. Une golden share peut conférer à l’État certaines prérogatives dans une entreprise, par exemple bloquer des cessions d’actifs ou empêcher qu’un autre actionnaire franchisse un seuil de participations donné. Des pactes d’actionnaires sont également envisageables pour peser sur des entreprises dont la puissance publique serait actionnaire minoritaire. Il faut cependant aller encore plus loin dans le sens d’un actionnariat public actif. Toute nouvelle entrée de l’État dans le capital d’une entreprise pourrait ainsi donner lieu à un régime de conditionnalité, qui verrait la direction de cette entreprise prendre une série d’engagements ayant trait aux investissements, aux rémunérations, aux dividendes, etc.

    2 . Le soutien financier

    De nombreux outils sont concevables en dehors de l’entrée au capital pour apporter un soutien matériel aux acteurs économiques stratégiques, qu’ils soient privés ou publics : prêts garantis, prêts bonifiés, subventions, crédits d’impôt, commandes publiques. En outre, l’existence d’entités bancaires publiques robustes pour servir d’intermédiaires à ces aides peut parfois éviter aux budgets des administrations d’en supporter le poids. Cela étant dit, comme dans le cas de l’actionnariat public, le soutien financier extérieur accordé aux entreprises se doit d’être sélectif et assorti de contreparties, faute de quoi il peut trop facilement dériver vers un simple transfert de richesse dans les mains du capital : de nombreuses niches fiscales françaises en témoignent, tout comme les sommes englouties chaque année, au prétexte de l’innovation, dans le crédit d’impôt recherche. Des mécanismes institutionnels adaptés doivent au contraire assurer que tout soutien se traduise en surplus d’influence de la puissance publique sur l’entreprise bénéficiaire.

    Par ailleurs, pour certaines formes de soutien aux entreprises (apports de capitaux, mesures de capital investissement), un obstacle à reconnaître dans le contexte actuel est le cadre juridique européen qui, dans l’article 107 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), interdit les aides d’État qui faussent ou qui sont susceptibles de fausser la concurrence au sein du marché unique en favorisant certaines entreprises ou certaines productions. Cette interdiction ne concerne pas les aides en deçà d’un certain seuil (fixé à 200 000 euros pour les apports en capitaux, subventions) et connaît quelques exceptions (catastrophes naturelles, régions moins développées), mais elle empêche de soutenir budgétairement à grande ampleur presque toutes les activités stratégiques évoquées plus haut, et ne fait pas de différence entre les monopoles de fait ou les services publics et les autres activités économiques. Gaël Giraud, Nicolas Dufrêne et Pierre Gilbert de l’Institut Rousseau ont déjà proposé d’introduire une exception dans le TFUE pour les dépenses en faveur de la transition écologique. De façon plus large, il faut sans doute extraire du domaine d’application de cet interdit européen les secteurs relevant des trois critères que nous avons établis.

    Proposition n°1 : Imposer un principe de conditionnalité dans les cas où la puissance publique (État, collectivités locales, banques publiques) entre au capital d’une entreprise ou lui apporte un soutien financier extérieur. Une aide reçue doit être accompagnée d’engagements formels de la part de l’entreprise bénéficiaire sur ses investissements et leur localisation, ainsi que sur la limitation des dividendes et des rachats d’actions.

    Proposition n°2 : Revoir le cadre juridique européen (article 107 du TFUE) de façon à permettre les aides d’État envers les activités les plus en amont du paysage productif, les activités contribuant à la protection de la société et les secteurs d’avenir.

    3. La réglementation

    Le pouvoir politique peut également peser sur le comportement des acteurs économiques en s’appuyant sur son autorité réglementaire. Si les réformes opérées dans l’ordre de la réglementation ces dernières décennies ont surtout servi à imposer des normes de gouvernance néo-libérales, une réglementation vigoureuse et volontariste peut, a contrario, favoriser une convergence entre la conduite des entreprises et les fins de la collectivité. La réglementation a également l’avantage fréquent de ne pas engager directement les finances publiques – elle peut être, autrement dit, budgétairement neutre. Il faut souligner que les champs possiblement concernés sont nombreux : les processus de production, les caractéristiques des produits, les conditions d’emploi, les modalités de distribution, même les prix (en France il existe par exemple des tarifs réglementés pour l’électricité et le gaz).

    La réglementation a notamment un rôle central à jouer pour sanctuariser certaines des activités stratégiques mentionnées plus haut, en imposant des contraintes sur la nationalité des actionnaires et sur la localisation des chaînes de production. Un point sur lequel on observe plusieurs décisions allant dans le bon sens ces dernières années est le principe de l’autorisation préalable à l’investissement étranger dans certains secteurs. Porté par Dominique de Villepin à l’occasion d’un décret de 2005, ce principe a vu son périmètre d’application étendu par Arnaud Montebourg en 2014, puis par Bruno Le Maire en 2018, avant d’être encore renforcé en 2019 par la loi Pacte. Les acquéreurs étrangers extra-européens doivent désormais solliciter l’autorisation du ministre de l’Économie avant d’investir dans une vingtaine d’activités, lorsque leur participation porte sur plus d’un tiers du capital ou des droits de vote [10]. Pour autant, ce dispositif reste sans doute insuffisant, en particulier au vu des prérogatives autrement plus étendues du Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS), qui fait travailler ensemble seize départements et agences du gouvernement fédéral américain, et qui dispose d’un droit de regard sur les investissements minoritaires (parfois jusqu’à moins de 10 % du capital), sur le secteur immobilier, et sur les participations indirectes via des fonds déjà domiciliés aux États-Unis [11]. Qui plus est, les entreprises dont les investissements aux États-Unis sont bloqués n’ont pas la possibilité de contester les décisions de CFIUS devant la justice américaine.

    Proposition n°3 : Étendre le champ d’application de l’autorisation préalable à l’investissement étranger en France aux prises de participation minoritaire (au-dessus d’un seuil de 10 %) et indirectes.

    Une situation qui n’a pas été évoquée jusqu’ici est celle où l’État se donnerait pour mission de faire naître, ou renaître, des activités productrices jugées stratégiques qui seraient absentes sur le territoire national. On peut penser par exemple au projet gaulliste de mettre sur pied dans les années 1960 un nouveau major du pétrole avec Elf Aquitaine. Dans la période actuelle, on peut noter le programme européen en cours de réalisation pour établir une filière compétitive de batteries de véhicules électriques sur le continent [12]. La naissance d’activités nouvelles entraîne des défis particuliers – et accessoirement une part inévitable d’échecs. Pour autant, la puissance publique ne doit pas s’interdire de s’avancer sur le terrain de la création économique. De telles initiatives appellent la même panoplie d’interventions possibles que vis-à-vis des secteurs déjà existants : participation publique, soutien financier, réglementation. Le coinvestissement ou le cofinancement avec des acteurs privés peut être recherché dans ce contexte, mais l’absence de tels partenaires privés ne doit pas constituer un facteur de blocage de l’action publique.

    Ces différents modes d’intervention, de plus, se doivent dans chaque cas d’être étudiés et déterminés conjointement par un seul centre d’évaluation et de décision, autrement dit une source d’autorité autonome au sommet. Faute de quoi, la conduite économique de l’État se voit tiraillée entre plusieurs administrations et institutions disparates. La préservation des secteurs stratégiques de l’économie relève ainsi en partie aujourd’hui du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) à Matignon, mais aussi du Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE), qui se trouve lui-même au sein de la Direction générale des Entreprises au Ministère de l’Économie et des Finances. À quoi s’ajoutent les rôles de l’APE, de la Caisse des Dépôts et de Bpifrance, qui incarnent directement l’État actionnaire et le soutien financier aux entreprises – mais dont les horizons sont partiels et les moyens d’action spécifiques. Si la complexité de la problématique des secteurs stratégiques rend indispensables des acteurs spécialisés, elle nécessite aussi la présence d’un pilote qui puisse arbitrer entre mesures alternatives, et ajuster entre mesures complémentaires. Il ne s’agirait pas là de recréer un Commissariat général du Plan, mais plutôt de constituer un pôle de coordination, en dehors de l’orbite de Bercy, auquel reviendrait le dernier mot.

    Proposition n°4 : Confier la mission de préserver et de développer les secteurs stratégiques de l’économie à un nouvel organe, rattaché au Premier Ministre, qui soit capable de fixer les priorités, de décider les moyens et de répartir les tâches entre acteurs publics concernés.

    Conclusion

    Nous nous sommes limités dans ce qui précède à esquisser un cadre élémentaire pour identifier les activités les plus stratégiques de l’économie, ainsi que les instruments que la puissance publique aurait à sa disposition pour préserver, développer et le cas échéant faire naître ces activités. Comme déjà remarqué, l’élaboration d’un schéma d’ensemble, recensant ces secteurs et leurs entreprises afin d’en cerner précisément la valeur stratégique pour la collectivité, nécessiterait un travail collectif de grande ampleur, mobilisant des experts pluridisciplinaires ainsi que des acteurs politiques et économiques. Au cours d’un tel travail, un des aspects à examiner, et non des moindres, serait les implications législatives des outils d’intervention envisagés, aux niveaux national et européen.

    Il faut cependant souligner que les obstacles sur le chemin d’un « État stratège » digne de ce qualificatif ne seront pas seulement juridiques. Il manque à ce jour en France une culture suffisante de la prise d’initiative économique parmi les élites administratives, tout particulièrement dans le domaine industriel. Il manque également, sans doute, parmi ces mêmes élites, la sensibilité intellectuelle nécessaire pour se représenter le paysage économique comme champ d’action stratégique, fait d’aspérités et de dénivellations, où il reviendrait à des agents du bien commun d’occuper les positions dominantes. En l’absence de la diffusion d’une telle sensibilité au sein de nos couches dirigeantes, il y a fort à parier que l’on continuera de déplorer, avec de plus en plus d’emphase, « la folie » qu’il y a à déléguer notre cadre de vie à d’autres tout en demeurant incapable d’en tirer les leçons.

     

     

    [1] Dominique Strauss-Kahn, « L’être, l’avoir et le pouvoir dans la crise », ​Politique internationale​, 5 avril 2020.

    [2] Le verbatim de ce discours d’Emmanuel Macron est disponible à l’adresse suivante https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/03/12/adresse-aux-francais

    [3] « Privatisations : l’exécutif va demander des “autorisations législatives” », Le Point, 8 mars 2018.

    [4] ​« Bruno Le Maire dévoile le plan de privatisations », Les Échos,​13 juin 2018.

    [5] Voir https://www.economie.gouv.fr/agence-participations-État/notre-mission-statement

    [6] Arnaud Montebourg, « Il n’est pas trop tard pour nationaliser Alstom », ​Le Monde​, 28 septembre 2017.

    [7] Voir notamment sur ce point le travail doctoral de Sarah Eaton : « China’s state capitalist turn: Political economy of the advancing state », Université de Toronto, 2011.

    [8] 新华社 [Agence Xinhua], « 国资委:国有经济应保持对七个行业的绝对控制力 » [« Commission de supervision et de gestion des actifs de l’État : l’économie publique doit maintenir un contrôle absolu sur sept industries »], 18 décembre 2006.

    [9] Pour le passage exact, voir Vladimir Lénine, « Notes préparatoires d’un rapport au Quatrième Congrès du Komintern sur les cinq ans de la Révolution russe et les perspectives de la révolution mondiale
    (13 novembre 1922) », ​in​ ​Œuvres complètes,​ vol. 36, Moscou, 1971.

    [10] Les domaines concernés par l’autorisation préalable sont assez variés : défense nationale, ordre public, systèmes informatiques, énergie, eau, transports, santé ou encore jeux d’argent. À noter l’absence dans la liste de la finance et de l’agroalimentaire.

    [11] « US moves to expand sweep of foreign deal review powers », ​Financial Times​, 17 septembre 2019. Pour plus de détails sur CFIUS, voir directement https://home.treasury.gov/policy-issues/international/the-committee-on-foreign-investment-in-the-united-states-cfius

    [12] ​« Europe first: How Brussels is retooling industrial policy », Financial Times​, 2 décembre 2019.

     

    Publié le 3 mai 2020

    Ce qui doit échapper à la logique de la mondialisation
    Quelle méthode pour identifier les secteurs stratégiques de l’économie ?

    Auteurs

    Nathan Sperber
    Nathan Sperber est chercheur post-doctorant à l'Université Fudan à Shanghai et docteur associé au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP). Il a fait ses études de master à l'Université d'Oxford et il est titulaire d'une thèse en sociologie à l'EHESS. Sa recherche porte, entre autres, sur l'économie politique de la Chine, sur la financiarisation en perspective comparée et sur l'histoire de la pensée marxiste. Il est le co-auteur d'une Introduction à Antonio Gramsci (La Découverte).

    Depuis l’éclatement de la crise sanitaire, l’idée que la France doit s’émanciper de chaînes de valeur mondialisées pour son approvisionnement en biens vitaux fait brusquement consensus. La pénurie criante de masques de protection qui a obéré la réponse française à l’épidémie s’est accompagnée d’autres fragilités dans le domaine des respirateurs ou encore des médicaments. De telles circonstances expliquent pourquoi des politiques ayant fait leur métier de porter des recettes libérales dissertent désormais sur la souveraineté économique, de Dominique Strauss-Kahn [1] à Emmanuel Macron, qui le 12 mars a déclaré : « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie » [2].

    Dès lors que la nécessité de « reprendre le contrôle » – autre expression présidentielle récente – sur certains biens et services stratégiques est admise, comment procéder ? Quelles sont les activités qui mériteraient ce qualitatif de stratégique ? Comment déterminer, au sein de ces activités, les premières priorités ? Quels moyens mettre en œuvre pour maintenir ces activités sur le territoire, pour les faire croître, pour les sanctuariser vis-à-vis de fluctuations de marché ou d’offres d’achat venues de l’extérieur ?

     

    Table des matières 

    I. La France n’a pas de doctrine cohérente sur la question des secteurs stratégiques

    II. Vers une doctrine viable : une méthode en deux temps

    a. Trois grandes catégories de secteurs stratégiques

    b. Trois types d’interventions à mettre en œuvre

     

     

    I. La France n’a pas de doctrine cohérente sur la question des secteurs stratégiques

    Force est de constater qu’il manque à ce jour à la collectivité un cadre de pensée cohérent en la matière. Pire, la méthode de raisonnement même qui permettrait d’établir un tel cadre fait défaut. Derrière certaines expressions invoquées à répétition par les acteurs politiques – l’« État stratège », le « patriotisme économique » – se cache une absence de réflexion globale sur les enjeux qu’elles recouvrent.

    Les errements du discours officiel au sujet de l’État actionnaire illustrent parfaitement cette indigence – qui est tout autant intellectuelle que pratique. En mars 2018, au moment de communiquer sur le programme de privatisations du gouvernement, Bruno Le Maire explique que « [l]‘État actionnaire doit être présent dans des secteurs stratégiques, où notre souveraineté est en jeu. Pour le reste, ce n’est pas le rôle de l’État que de recueillir régulièrement des dividendes » [3]. Outre l’amalgame entre deux questions distinctes – la participation au capital d’une part, l’appropriation et l’usage de dividendes de l’autre –, le ministre ne daigne pas énumérer les domaines où la souveraineté du pays serait en jeu. Trois mois plus tard, dans une interview aux Échos à l’occasion de la présentation du projet de loi Pacte en Conseil des ministres, il affirme que « [l]’État, pour sa part, doit être un État stratège. Il n’a pas vocation à diriger des entreprises concurrentielles […] Il doit garder la main sur des activités de souveraineté nationale, comme le nucléaire ou la défense ainsi que sur les grands services publics nationaux comme la SNCF » [4]. Au-delà de l’observation que le rail, le nucléaire et l’armement sont de facto des secteurs concurrentiels, ne serait-ce qu’à l’international, cette liste est bien trop courte, et bien trop vague, pour constituer un socle pouvant guider les pratiques de l’État actionnaire.

    Malheureusement, aucun éclairage probant sur le sujet n’est apporté par les rapports annuels et les autres communications de l’Agence des Participations de l’État (APE), sise à Bercy. Dans la « doctrine de l’actionnariat public » que l’APE met en avant, ne sont mentionnées que « les entreprises stratégiques qui contribuent à la souveraineté de notre pays (défense et nucléaire) » – comme si la souveraineté économique pouvait se limiter à ces deux activités – et les entreprises œuvrant au « service public » et à l’« intérêt général national ou local » [5]. « Stratégique », « souveraineté », « service public », « intérêt général » : autant de termes dont l’institution s’abstient pudiquement de préciser le périmètre.

    Au reste, la réflexion sur les secteurs stratégiques de l’économie et les manières de les préserver doit dépasser la seule question de l’actionnariat public. Par sa réglementation des entreprises privées, par ses interventions financières, par ses commandes, l’État dispose en principe d’une panoplie de moyens pour promouvoir les activités jugées essentielles. Encore faut-il déterminer quelles sont ces activités, et adapter à chaque fois les instruments déployés à leurs caractéristiques. Pourtant, pas plus que l’APE, les autres organes de la puissance publique n’offrent aujourd’hui un cadre de pensée cohérent face à ce sujet, qu’il s’agisse de la Caisse des Dépôts, de Bpifrance, du Conseil économique, social et environnemental, ou encore de France Stratégie (organisme de réflexion rattaché à Matignon, mais qui porte parfois bien mal son nom).

    L’absence de cadre cohérent pouvant servir de repère pour orienter des décisions particulières, ainsi que l’absence de méthode intellectuelle pour arriver à un tel cadre, expliquent pourquoi la gestion française des dossiers industriels majeurs de ces dernières années a été avant tout réactive, pour ne pas dire improvisée. Souvent, ce n’est qu’après coup, et déjà pris de court, que l’État a fait mine de découvrir qu’une activité vitale avait échappé à son champ d’intervention : aujourd’hui les masques de protection, hier les données personnelles ou encore les batteries de véhicules électriques.

    Dans d’autres cas, face à l’urgence de certaines situations, les dirigeants français ont surtout tâtonné. C’est ce qui s’est visiblement passé au moment du rachat d’Alstom Énergie par General Electric. À en croire un témoignage d’Arnaud Montebourg dans Le Monde, une réunion le 21 juin 2014 aurait opposé celui-ci, favorable à une solution alternative impliquant l’allemand Siemens, à Emmanuel Macron, alors secrétaire général adjoint de l’Élysée, qui se serait opposé à un blocage de General Electric au motif qu’« on n’est quand même pas au Venezuela ! » [6]. Si le parti pris idéologique du futur président peut choquer, le plus grave n’est sans doute pas là, mais bien dans le fait qu’un argument si déconnecté de l’enjeu concret ait pu avoir eu droit de cité dans le contexte de la prise de décision. Cette anecdote illustre surtout le prix payé par la collectivité lorsque la puissance publique se dispense d’une conception stratégique de l’économie et d’une doctrine digne de ce nom pour guider sa conduite.

    Afin d’offrir un contraste saisissant au tableau qui vient d’être dessiné, il peut être utile d’évoquer brièvement la façon dont la Chine catégorise les différents secteurs de son économie – non pour faire croire que le schéma chinois serait aisément transposable ailleurs, mais simplement pour mettre en lumière l’approche autrement plus systématique qui prévaut dans ce pays. Depuis la fin des années 1990, la Chine assigne des rôles particuliers à deux catégories distinctes d’activités, qu’elle appelle d’une part les « lignes vitales économiques » 经济命脉 (énergie, télécommunications, transports, ressources naturelles, défense et sécurité nationale) et de l’autre les « industries piliers » 支柱产业 (métallurgie, chimie, équipements, électronique, construction, automobile) [7]. Selon une doctrine formulée par la Commission de supervision et de gestion des actifs de l’État en 2006, la puissance publique se réserve un « contrôle absolu » sur les lignes vitales et un « contrôle relativement étendu » dans les industries piliers [8]. Ces listes sectorielles sont par nature évolutives, mais entre deux révisions du schéma la conduite des affaires économiques se doit d’être en cohérence avec la dernière version en date. De plus, les autorités chinoises disposent d’une liste de plusieurs dizaines d’entreprises publiques – qualifiées d’« épine dorsale » 骨干 de l’économie – dans les secteurs qui viennent d’être nommés ainsi que dans la finance, dont les dirigeants jouissent d’un rang assimilable à celui de ministre. Dans le même temps, la Commission nationale de développement et de réforme, qui a pour mission d’établir les grands plans industriels et technologiques du pays, identifie régulièrement des secteurs d’avenir vis-à-vis desquels des mesures de soutien prioritaire (participations, subventions, crédits) sont appliquées.

     

    II. Vers une doctrine viable : une méthode en deux temps

     

    Sur quelle base formuler une conception stratégique de l’économie qui soit adaptée aux réalités françaises d’aujourd’hui ? Il ne s’agit pas ici de proposer un schéma systématique qui donnerait clés en main, à la manière chinoise, des listes de secteurs, chacune assortie d’un éventail de mesures particulières. Un travail de ce type ne peut être que de longue haleine, collectif, ouvert à une expertise plurielle et sujet à la délibération démocratique. Ce n’est pas l’ambition de cette note de prendre les devants sur une telle entreprise. En revanche, il est possible d’offrir dès à présent les éléments d’une méthode pouvant servir de préalable à un tel exercice.

    Cette méthode que nous proposons a deux composantes. Premièrement, elle consiste à identifier des critères essentiels permettant d’évaluer la valeur stratégique d’une activité économique donnée pour la collectivité. À cette fin, il faut sans doute se départir de l’habitude prise par nos politiques d’invoquer des concepts nobles – « souveraineté », « intérêt général », « service public » – dont les frontières, pour le sujet qui nous occupe, restent trop souvent floues. Deuxièmement, il s’agit d’établir les différents types d’interventions que la puissance publique doit pouvoir mettre en jeu pour préserver et développer ces activités stratégiques. On imagine bien qu’il n’y a pas de recette administrative s’appliquant uniformément et avec les mêmes chances de succès à des secteurs très variés. Au contraire, il existe tout un nuancier de mesures, souvent complémentaires, dont les politiques devraient pouvoir estimer les mérites au cas par cas, sans ornières et sans interdits.

     

    a. Trois grandes catégories de secteurs stratégiques

    Trois critères peuvent être avancés pour identifier les activités qui doivent d’être considérées comme stratégiques :

    1. Les activités les plus en amont du paysage économique

    Il faut rappeler ici que les interdépendances entre entreprises sont en général asymétriques. Certains secteurs ont la particularité de fournir des biens et services indispensables au bon fonctionnement des autres firmes. Par exemple, n’importe quel PME s’appuie sur le réseau électrique pour éclairer ses bureaux, sur un opérateur télécom pour accéder à Internet, sur une banque pour mettre en dépôt sa trésorerie. Des changements dans la stabilité, la qualité, le coût de ces biens et services essentiels sont susceptibles de se répercuter sur l’ensemble du système productif. Les secteurs les plus décisifs à cet égard sont donc l’énergie, les infrastructures, les transports, les télécommunications, la finance. Ces activités, qui dans certains cas relèvent de monopoles naturels, ont une valence stratégique ou, si l’on veut, une prééminence qualitative qui ne saurait se résumer à des indicateurs quantitatifs de performance. Ainsi ce n’est pas parce que l’action d’EDF a perdu les deux tiers de sa valeur entre 2014 et 2020 que son rôle de premier fournisseur en électricité du pays a perdu quoi que ce soit en importance. Ces secteurs en amont correspondent à ce que dénote l’expression anglaise commanding heights (hauteurs stratégiques) – une métaphore tout à la fois géographique et militaire pour se représenter l’économie, et dont l’usage remonte à Lénine [9].

    2. Les activités contribuant à la protection de la société

    L’idée de protection est étroitement liée à celle de sécurité, et ces deux notions doivent s’entendre ici dans le sens le plus large. Il faut y ranger non seulement la dimension militaire (industries de défense) mais aussi la sécurité sanitaire (équipements et produits médicaux), ainsi que la sécurité alimentaire et environnementale. Un autre domaine à y adjoindre est la sécurité de l’information (protection des données des administrations, des entreprises et des personnes).

    3. Les activités les plus décisives vis-à-vis de l’avenir

    Des paris sur la transformation potentielle de l’économie servent de prémisses à toute politique industrielle, qu’il s’agisse de faciliter le rattrapage technologique ou d’encourager les innovations de pointe. La collectivité peut décider d’investir ses ressources dans un secteur d’avenir pour toute une série de raisons, dont beaucoup doivent relever des choix démocratiques de la société. Ces motifs vont de l’accumulation de richesses grâce aux exportations, à la promotion de modes de vie plus écologiquement soutenables. Cela nous rappelle que l’avenir est pour partie tributaire de nous-mêmes. Dans tous les cas il incombe à la puissance publique de définir des stratégies vis-à-vis de l’avenir et de se donner les moyens de les mettre en œuvre. La France peut se prévaloir d’antécédents assez remarquables en la matière, où quelques succès (TGV) ont côtoyé des échecs (Plan Calcul) ainsi que de nombreux choix contestables. Aujourd’hui, l’ensemble des pays occidentaux, sans oublier l’Union européenne, formulent des politiques industrielles et technologiques. Sans être insignifiants, ces plans sont loin d’être à la hauteur des enjeux de transformation de notre époque.

    Les trois critères qui viennent d’être énoncés appelleraient à être débattus plus avant. On pourrait peut-être estimer qu’ils ne suffisent pas, que d’autres considérations devraient entrer en ligne de compte. Cependant, à eux seuls, ces quelques critères simples vont déjà au-delà de ce qui tient lieu de « doctrine » à l’État sur le sujet. En vérité, toute discussion rigoureuse autour de la problématique des secteurs stratégiques serait la bienvenue – elle n’a que trop manqué jusqu’ici.

    b. Trois types d’interventions à mettre en œuvre

    Quant aux mesures permettant de protéger et de promouvoir les secteurs stratégiques qui viennent d’être évoqués, nous pouvons les classer dans trois grandes catégories, le plus souvent complémentaires :

    1. La propriété et l’actionnariat publics

    Au sujet de la participation publique dans le capital des entreprises, il faut prendre acte aussi bien de la diversité des acteurs publics détenteurs de titres (État, institutions financières publiques telles que Bpifrance, collectivités locales) que des différents degrés de contrôle envisageables (propriété de l’intégralité du capital, d’une majorité ou d’une minorité des actions). Cette variabilité peut être une chance, car elle permet l’adaptation des pratiques de l’État à des réalités économiques très différentes d’un secteur à l’autre.

    Il faut souligner aussi que la propriété publique ne saurait suffire en elle-même : tout dépend de ce que l’État en fait, autrement dit, de la stratégie dans laquelle le capital public s’insère. La passivité dont les représentants de l’État font preuve au sein des conseils d’administration de la plupart des entreprises du portefeuille de l’APE tend à vider de son sens la propriété publique. À contre-courant de cette passivité, la loi Florange avait tenté de renforcer la voix de l’État dans certaines entreprises (comme Renault) en instituant des droits de vote doubles pour les actionnaires de longue durée. Un autre instrument en place dans certaines entreprises (comme Thales ou Engie) est l’action spécifique ou golden share, dont le champ d’application a été récemment étendu par la loi Pacte. Une golden share peut conférer à l’État certaines prérogatives dans une entreprise, par exemple bloquer des cessions d’actifs ou empêcher qu’un autre actionnaire franchisse un seuil de participations donné. Des pactes d’actionnaires sont également envisageables pour peser sur des entreprises dont la puissance publique serait actionnaire minoritaire. Il faut cependant aller encore plus loin dans le sens d’un actionnariat public actif. Toute nouvelle entrée de l’État dans le capital d’une entreprise pourrait ainsi donner lieu à un régime de conditionnalité, qui verrait la direction de cette entreprise prendre une série d’engagements ayant trait aux investissements, aux rémunérations, aux dividendes, etc.

    2 . Le soutien financier

    De nombreux outils sont concevables en dehors de l’entrée au capital pour apporter un soutien matériel aux acteurs économiques stratégiques, qu’ils soient privés ou publics : prêts garantis, prêts bonifiés, subventions, crédits d’impôt, commandes publiques. En outre, l’existence d’entités bancaires publiques robustes pour servir d’intermédiaires à ces aides peut parfois éviter aux budgets des administrations d’en supporter le poids. Cela étant dit, comme dans le cas de l’actionnariat public, le soutien financier extérieur accordé aux entreprises se doit d’être sélectif et assorti de contreparties, faute de quoi il peut trop facilement dériver vers un simple transfert de richesse dans les mains du capital : de nombreuses niches fiscales françaises en témoignent, tout comme les sommes englouties chaque année, au prétexte de l’innovation, dans le crédit d’impôt recherche. Des mécanismes institutionnels adaptés doivent au contraire assurer que tout soutien se traduise en surplus d’influence de la puissance publique sur l’entreprise bénéficiaire.

    Par ailleurs, pour certaines formes de soutien aux entreprises (apports de capitaux, mesures de capital investissement), un obstacle à reconnaître dans le contexte actuel est le cadre juridique européen qui, dans l’article 107 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), interdit les aides d’État qui faussent ou qui sont susceptibles de fausser la concurrence au sein du marché unique en favorisant certaines entreprises ou certaines productions. Cette interdiction ne concerne pas les aides en deçà d’un certain seuil (fixé à 200 000 euros pour les apports en capitaux, subventions) et connaît quelques exceptions (catastrophes naturelles, régions moins développées), mais elle empêche de soutenir budgétairement à grande ampleur presque toutes les activités stratégiques évoquées plus haut, et ne fait pas de différence entre les monopoles de fait ou les services publics et les autres activités économiques. Gaël Giraud, Nicolas Dufrêne et Pierre Gilbert de l’Institut Rousseau ont déjà proposé d’introduire une exception dans le TFUE pour les dépenses en faveur de la transition écologique. De façon plus large, il faut sans doute extraire du domaine d’application de cet interdit européen les secteurs relevant des trois critères que nous avons établis.

    Proposition n°1 : Imposer un principe de conditionnalité dans les cas où la puissance publique (État, collectivités locales, banques publiques) entre au capital d’une entreprise ou lui apporte un soutien financier extérieur. Une aide reçue doit être accompagnée d’engagements formels de la part de l’entreprise bénéficiaire sur ses investissements et leur localisation, ainsi que sur la limitation des dividendes et des rachats d’actions.

    Proposition n°2 : Revoir le cadre juridique européen (article 107 du TFUE) de façon à permettre les aides d’État envers les activités les plus en amont du paysage productif, les activités contribuant à la protection de la société et les secteurs d’avenir.

    3. La réglementation

    Le pouvoir politique peut également peser sur le comportement des acteurs économiques en s’appuyant sur son autorité réglementaire. Si les réformes opérées dans l’ordre de la réglementation ces dernières décennies ont surtout servi à imposer des normes de gouvernance néo-libérales, une réglementation vigoureuse et volontariste peut, a contrario, favoriser une convergence entre la conduite des entreprises et les fins de la collectivité. La réglementation a également l’avantage fréquent de ne pas engager directement les finances publiques – elle peut être, autrement dit, budgétairement neutre. Il faut souligner que les champs possiblement concernés sont nombreux : les processus de production, les caractéristiques des produits, les conditions d’emploi, les modalités de distribution, même les prix (en France il existe par exemple des tarifs réglementés pour l’électricité et le gaz).

    La réglementation a notamment un rôle central à jouer pour sanctuariser certaines des activités stratégiques mentionnées plus haut, en imposant des contraintes sur la nationalité des actionnaires et sur la localisation des chaînes de production. Un point sur lequel on observe plusieurs décisions allant dans le bon sens ces dernières années est le principe de l’autorisation préalable à l’investissement étranger dans certains secteurs. Porté par Dominique de Villepin à l’occasion d’un décret de 2005, ce principe a vu son périmètre d’application étendu par Arnaud Montebourg en 2014, puis par Bruno Le Maire en 2018, avant d’être encore renforcé en 2019 par la loi Pacte. Les acquéreurs étrangers extra-européens doivent désormais solliciter l’autorisation du ministre de l’Économie avant d’investir dans une vingtaine d’activités, lorsque leur participation porte sur plus d’un tiers du capital ou des droits de vote [10]. Pour autant, ce dispositif reste sans doute insuffisant, en particulier au vu des prérogatives autrement plus étendues du Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS), qui fait travailler ensemble seize départements et agences du gouvernement fédéral américain, et qui dispose d’un droit de regard sur les investissements minoritaires (parfois jusqu’à moins de 10 % du capital), sur le secteur immobilier, et sur les participations indirectes via des fonds déjà domiciliés aux États-Unis [11]. Qui plus est, les entreprises dont les investissements aux États-Unis sont bloqués n’ont pas la possibilité de contester les décisions de CFIUS devant la justice américaine.

    Proposition n°3 : Étendre le champ d’application de l’autorisation préalable à l’investissement étranger en France aux prises de participation minoritaire (au-dessus d’un seuil de 10 %) et indirectes.

    Une situation qui n’a pas été évoquée jusqu’ici est celle où l’État se donnerait pour mission de faire naître, ou renaître, des activités productrices jugées stratégiques qui seraient absentes sur le territoire national. On peut penser par exemple au projet gaulliste de mettre sur pied dans les années 1960 un nouveau major du pétrole avec Elf Aquitaine. Dans la période actuelle, on peut noter le programme européen en cours de réalisation pour établir une filière compétitive de batteries de véhicules électriques sur le continent [12]. La naissance d’activités nouvelles entraîne des défis particuliers – et accessoirement une part inévitable d’échecs. Pour autant, la puissance publique ne doit pas s’interdire de s’avancer sur le terrain de la création économique. De telles initiatives appellent la même panoplie d’interventions possibles que vis-à-vis des secteurs déjà existants : participation publique, soutien financier, réglementation. Le coinvestissement ou le cofinancement avec des acteurs privés peut être recherché dans ce contexte, mais l’absence de tels partenaires privés ne doit pas constituer un facteur de blocage de l’action publique.

    Ces différents modes d’intervention, de plus, se doivent dans chaque cas d’être étudiés et déterminés conjointement par un seul centre d’évaluation et de décision, autrement dit une source d’autorité autonome au sommet. Faute de quoi, la conduite économique de l’État se voit tiraillée entre plusieurs administrations et institutions disparates. La préservation des secteurs stratégiques de l’économie relève ainsi en partie aujourd’hui du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) à Matignon, mais aussi du Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE), qui se trouve lui-même au sein de la Direction générale des Entreprises au Ministère de l’Économie et des Finances. À quoi s’ajoutent les rôles de l’APE, de la Caisse des Dépôts et de Bpifrance, qui incarnent directement l’État actionnaire et le soutien financier aux entreprises – mais dont les horizons sont partiels et les moyens d’action spécifiques. Si la complexité de la problématique des secteurs stratégiques rend indispensables des acteurs spécialisés, elle nécessite aussi la présence d’un pilote qui puisse arbitrer entre mesures alternatives, et ajuster entre mesures complémentaires. Il ne s’agirait pas là de recréer un Commissariat général du Plan, mais plutôt de constituer un pôle de coordination, en dehors de l’orbite de Bercy, auquel reviendrait le dernier mot.

    Proposition n°4 : Confier la mission de préserver et de développer les secteurs stratégiques de l’économie à un nouvel organe, rattaché au Premier Ministre, qui soit capable de fixer les priorités, de décider les moyens et de répartir les tâches entre acteurs publics concernés.

    Conclusion

    Nous nous sommes limités dans ce qui précède à esquisser un cadre élémentaire pour identifier les activités les plus stratégiques de l’économie, ainsi que les instruments que la puissance publique aurait à sa disposition pour préserver, développer et le cas échéant faire naître ces activités. Comme déjà remarqué, l’élaboration d’un schéma d’ensemble, recensant ces secteurs et leurs entreprises afin d’en cerner précisément la valeur stratégique pour la collectivité, nécessiterait un travail collectif de grande ampleur, mobilisant des experts pluridisciplinaires ainsi que des acteurs politiques et économiques. Au cours d’un tel travail, un des aspects à examiner, et non des moindres, serait les implications législatives des outils d’intervention envisagés, aux niveaux national et européen.

    Il faut cependant souligner que les obstacles sur le chemin d’un « État stratège » digne de ce qualificatif ne seront pas seulement juridiques. Il manque à ce jour en France une culture suffisante de la prise d’initiative économique parmi les élites administratives, tout particulièrement dans le domaine industriel. Il manque également, sans doute, parmi ces mêmes élites, la sensibilité intellectuelle nécessaire pour se représenter le paysage économique comme champ d’action stratégique, fait d’aspérités et de dénivellations, où il reviendrait à des agents du bien commun d’occuper les positions dominantes. En l’absence de la diffusion d’une telle sensibilité au sein de nos couches dirigeantes, il y a fort à parier que l’on continuera de déplorer, avec de plus en plus d’emphase, « la folie » qu’il y a à déléguer notre cadre de vie à d’autres tout en demeurant incapable d’en tirer les leçons.

     

     

    [1] Dominique Strauss-Kahn, « L’être, l’avoir et le pouvoir dans la crise », ​Politique internationale​, 5 avril 2020.

    [2] Le verbatim de ce discours d’Emmanuel Macron est disponible à l’adresse suivante https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/03/12/adresse-aux-francais

    [3] « Privatisations : l’exécutif va demander des “autorisations législatives” », Le Point, 8 mars 2018.

    [4] ​« Bruno Le Maire dévoile le plan de privatisations », Les Échos,​13 juin 2018.

    [5] Voir https://www.economie.gouv.fr/agence-participations-État/notre-mission-statement

    [6] Arnaud Montebourg, « Il n’est pas trop tard pour nationaliser Alstom », ​Le Monde​, 28 septembre 2017.

    [7] Voir notamment sur ce point le travail doctoral de Sarah Eaton : « China’s state capitalist turn: Political economy of the advancing state », Université de Toronto, 2011.

    [8] 新华社 [Agence Xinhua], « 国资委:国有经济应保持对七个行业的绝对控制力 » [« Commission de supervision et de gestion des actifs de l’État : l’économie publique doit maintenir un contrôle absolu sur sept industries »], 18 décembre 2006.

    [9] Pour le passage exact, voir Vladimir Lénine, « Notes préparatoires d’un rapport au Quatrième Congrès du Komintern sur les cinq ans de la Révolution russe et les perspectives de la révolution mondiale
    (13 novembre 1922) », ​in​ ​Œuvres complètes,​ vol. 36, Moscou, 1971.

    [10] Les domaines concernés par l’autorisation préalable sont assez variés : défense nationale, ordre public, systèmes informatiques, énergie, eau, transports, santé ou encore jeux d’argent. À noter l’absence dans la liste de la finance et de l’agroalimentaire.

    [11] « US moves to expand sweep of foreign deal review powers », ​Financial Times​, 17 septembre 2019. Pour plus de détails sur CFIUS, voir directement https://home.treasury.gov/policy-issues/international/the-committee-on-foreign-investment-in-the-united-states-cfius

    [12] ​« Europe first: How Brussels is retooling industrial policy », Financial Times​, 2 décembre 2019.

     

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