Nicolas Dufrêne, directeur de l‘Institut Rousseau, un des six initiateurs de la tribune collective publiée dans Le Monde (150 économistes européens) en faveur de l’annulation des dettes publiques de la BCE répond à Christine Lagarde, Présidente de l’Institution et fermement opposée à cette idée.
Madame la Présidente de la BCE,
Dans votre entretien avec le JDD du 8 février, vous semblez opposer une fin de non-recevoir à notre tribune collective publiée le 5 février concernant l’annulation des dettes publiques de la BCE, en arguant notamment de l’illégalité de cette proposition.
Pourtant la BCE n’a pas à « dire » le droit. Dans l’Union européenne, seule la Cour de justice de l’Union (CJUE) possède cette prérogative. C’est d’ailleurs cette dernière qui a validé la politique de quantitative easing courageusement mise en place par votre prédécesseur. Ainsi, quand des titres de dette publique sont achetés par des banques et revendus dans la seconde qui suit à la BCE, cela n’est pas contraire à l’article 123 qui prohibe le financement monétaire des États par la BCE. En revanche, annuler les titres de dette publique que la BCE détient et qui ont déjà fait l’objet d’un double financement, d’abord par les marchés puis par la BCE, serait contraire, selon vos propos, à ce même article.
Ce serait là une étrange géométrie variable. Nous le répétons : une annulation n’a rien à voir avec un financement nouveau. Sinon nous ne demanderions pas aux États bénéficiaires de cette annulation de réinvestir les mêmes sommes en passant un « pacte » (annulation contre investissements) avec la BCE. En outre, toutes les institutions financières au monde peuvent procéder à un abandon de créances : et seule la BCE ne le pourrait pas ? Quel est ce mystère ?
Vous déclarez par ailleurs qu’une annulation des dettes détenues par les banques centrales nationales affecterait les finances publiques pour compenser cette perte. Or l’article 32.4 du protocole n°4 associé au Traité indique explicitement que la BCE « peut décider d’indemniser les banques centrales nationales […] pour des pertes particulières afférentes aux opérations de politique monétaire […] L’indemnisation prend la forme que le conseil des gouverneurs juge appropriée ». La BCE a donc le pouvoir de préserver les banques centrales nationales de toutes pertes, comme celles liées à un défaut ou à une annulation par exemple, en utilisant son pouvoir de création monétaire. Les fonds propres des banques centrales nationales ne seraient nullement affectés.
Admettons néanmoins de laisser de côté les arguments juridiques. Vous affirmez vous-même qu’il ne « faut pas commettre les erreurs d’autrefois, comme serrer d’un coup tous les robinets des politiques budgétaires et de politique monétaire » en cas de reprise. Allusion bienvenue aux erreurs de politique économique des Gouvernements auxquels vous apparteniez jusqu’en juin 2011, et de votre prédécesseur Jean-Claude Trichet, que nous payons encore aujourd’hui.
Mais aujourd’hui, comment la BCE assurera-t-elle aux États qu’elle ne réduira jamais son bilan ? N’avez-vous pas dit avec raison : « les dettes se gèrent dans le temps long » ? On ne pilote pas des États ou des investissements à vue, en étant soumis au bon vouloir d’une institution indépendante des pouvoirs politiques mais dépendante des marchés financiers et du niveau d’inflation. Par conséquent, la BCE prendra-t-elle l’engagement solennel de ne jamais réduire son bilan afin que les États n’aient pas à craindre une réduction de leur capacité de financement ?
Notre proposition perdrait de son intérêt si cet engagement solennel était formulé et que toute inquiétude sur l’avenir des dettes publiques était dissipée. Mais pour l’instant la BCE affirme vouloir stopper son programme d’achat d’actifs en mars 2022 : c’est demain ! La crise sera très loin d’être finie…Pour compenser ce manque de visibilité, la BCE pourrait-elle prendre l’engagement formel de ne pas réduire son bilan et de continuer sa politique d’achat d’actifs jusqu’en 2040 ou 2050, au moins, afin d’enlever toute crainte aux États d’investir massivement dans la reconstruction écologique et sociale ? À noter que cela serait conforme à l’article 127 du TFUE qui indique que la BCE « apporte son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union ».