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La suppression de l’ENA, réforme de fond ou simple ravalement de façade ?

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      La suppression de l’ENA, réforme de fond ou simple ravalement de façade ?

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      Le 8 avril 2021, le Président Emmanuel Macron annonçait la suppression de l’École nationale d’administration (ENA), symbole de la méritocratie et de l’élitisme à la française dont de nombreux pays se sont inspirés, notamment en Afrique francophone et certains pays européens comme la Pologne.

      Créée en 1945, l’ENA avait pour vocation de former des cadres intermédiaires capables de transmettre et de faire appliquer les ordres venus du sommet de l’État et d’établir des rapports clairs pour les décideurs politiques. Dans un contexte de reconstruction économique après cinq années d’une guerre particulièrement meurtrière et destructrice, il était nécessaire de former des hauts fonctionnaires compétents et de grande qualité.

      La création d’une école d’administration était justifiée par le fait que les hauts fonctionnaires sortaient majoritairement diplômés de l’École Libre des Sciences Politiques (c’est à dire Sciences-Po) qui s’était discréditée durant l’occupation allemande. Il n’existait pas à cette époque de formation unique des hauts fonctionnaires. Chaque corps ou ministère organisait son propre concours. Le système qui avait prévalu jusqu’en 1945 était fortement critiqué, en ce qu’il était suspecté de corporatisme voire de népotisme. L’ENA a donc été cette école d’application formant des techniciens au nom de l’intérêt général. L’idée d’une école d’administration avait déjà  été évoquée en 1936 par Jean Zay mais n’avait pu être mise en œuvre en raison de la Guerre.

      L’ENA a formé plus de  6 500 hauts fonctionnaires depuis 1945, dont quatre présidents de la République, neuf premiers ministres et quelques dirigeants de sociétés du CAC 40.  Le nombre d’élèves par promotion se situe entre 80 et 100 dont plusieurs dizaines  d’élèves  étrangers, déjà fonctionnaires dans leur pays. Bien qu’elle ait joué un rôle essentiel jusqu’à la fin des années 1970 dans la « fabrication d’une élite administrative », capable d’inspirer les grandes décisions sur le plan économique, cette grande école du service public suscita de vives critiques dès le milieu des années 1960. Le sociologue Pierre Bourdieu évoque « les héritiers de la pensée dominante ». Jean Pierre Chevènement, lui-même diplômé de cette école,  pointa également les imperfections de cette institution et la culture de l’entre-soi dans son ouvrage «L’Énarchie ou les mandarins de la société bourgeoise » paru en 1967.

      D’autres anciens élèves en ont depuis lors dénoncé à la fois le conservatisme, le manque de culture critique, l’obsession du classement ainsi que l’éloignement de ceux qui en sont issus de la réalité du terrain.

      Face à ce flot de critiques, l’ENA s’est malgré tout réformée et a tenté de se démocratiser, en réformant son concours d’accès ou ses programmes pédagogiques. Mais force est de constater que trop peu de fils d’ouvriers ou d’agriculteurs y sont présents (environ 5 % contre plus de 70 % de fils et filles de cadres et de professeurs majoritairement de la Région Ile de France et diplômés de grandes écoles parisiennes).

      Est-ce à dire que l’ENA est la seule école à reproduire ce modèle ? Certainement pas. D’autres grandes écoles sont autant  concernées : Polytechnique, l’Ecole Normale Supérieure, HEC, l’ESSEC et Sciences-Po Paris malgré la réforme entreprise par Richard Descoing pour favoriser la « discrimination positive ».

      Face à cet échec dans la démocratisation de l’accès à ces formations d’excellence, la suppression de l’ENA a été évoquée à plusieurs reprises, notamment en 2007 par le candidat à l’élection présidentielle François Bayrou, ou encore par Bruno Le Maire en 2017. Avant eux, Laurent Fabius.

      Le mouvement des Gilets Jaunes a conduit Emmanuel Macron à franchir le pas en annonçant la suppression de l’ENA le 25 avril 2019, laquelle avait été suspendue dans l’attente d’un rapport confié à Frédéric Thiriez, conseiller d’État, dont les conclusions et les propositions n’avaient guère suscité l’enthousiasme escompté ni même convaincu le plus haut sommet de l’État.

      Depuis lors, la France a été durement frappée par la pandémie de la covid 19, à l’instar de la majorité des pays du monde. Des millions de français ont pu constater les défaillances des décideurs politiques dans la gestion de la crise sanitaire.

      De ce triste constat, sont réapparues les critiques contre l’élite politico-administrative, jugée trop technocratique, éloignée du terrain et prisonnière d’une pensée dominante.

      Nul ne contestera que l’ENA devait être réformée. Pour autant, sa suppression est  l’arbre qui cache la forêt. Au lieu de sacrifier l’ENA, c’est plutôt le pluralisme des idées qu’il fallait réintroduire, notamment dans les sciences économiques et les sciences sociales. Le formatage des esprits commence bien avant l’ENA qui n’est qu’une école d’application. Il se poursuivra avec ou sans elle. On peut supprimer cette institution et la rebaptiser « Institut du Service Public », si la même idéologie néolibérale continue d’y être enseignée, une mesure aussi radicale sera au final totalement inutile.

      La suppression de l’ENA, totalement inattendue dans ce contexte de crise sanitaire, au demeurant décidée par un seul homme, le chef de l’État, dans sa sphère jupitérienne, sans aucune concertation, est un autre révélateur de l’essoufflement de la cinquième République. C’est également une ironie. Il convient de rappeler que le Président de la République a été inspecteur des finances durant 4 ans après sa sortie de l’ENA et qu’il a quitté la haute fonction publique pour être recruté à la Banque Rothschild avant de revenir pour servir l’État. Le même qui dénonce le pantouflage, l’entre-soi et une formation qui n’est plus adaptée à l’évolution de notre société a suivi le parcours complet du pantouflage et de l’intérêt individuel, loin des milliers d’énarques anonymes qui œuvrent dans les ministères ou dans les directions à maintenir le pays.

      Il est facile de trouver un bouc émissaire, responsable de tous nos maux, pour frapper un grand coup dans l’opinion publique. Cette mesure apparaît non seulement démagogique mais elle a également des relents de populisme, dans le cadre d’une stratégie politicienne visant à retrouver la confiance des français, alors que le divorce d’avec le peuple est largement consommé. La suppression de l’ENA annoncée le 8 avril 2021 ne sera pas le grand soir tant attendu. Bien au contraire ! Elle laissera plus de place aux arrangements privés au sommet de l’État, plus de place à la collusion et aux “revolving doors”. L’Institut Rousseau avait formulé des propositions en sens inverse : imposer une durée incompressible de service de l’État à la sortie de l’école, interdire le pantouflage et réorienter les programmes de l’école. Le Gouvernement profite du ressentiment populaire pour se débarrasser d’une épine dans le pied du programme néolibéral qu’il veut imposer. La pandémie une fois terminée, nos dirigeants en reviendront  au logiciel habituel, celui consistant au démantèlement des services publics et au désengagement de l’État dans certains domaines au nom de la rigueur budgétaire. Était-il vraiment nécessaire de supprimer une institution qui pouvait changer pour mieux masquer l’absence de changement du logiciel économique et social qui inspire le Gouvernement ?

       

      Publié le 16 avril 2021

      La suppression de l’ENA, réforme de fond ou simple ravalement de façade ?

      Auteurs

      Franck Pallet
      Consultant juridique auprès de cabinets d’avocats français et monégasque, actuellement doctorant en sciences de gestion à l’Institut d’Administration des Entreprises de Nice Sophia Antipolis. 

      Le 8 avril 2021, le Président Emmanuel Macron annonçait la suppression de l’École nationale d’administration (ENA), symbole de la méritocratie et de l’élitisme à la française dont de nombreux pays se sont inspirés, notamment en Afrique francophone et certains pays européens comme la Pologne.

      Créée en 1945, l’ENA avait pour vocation de former des cadres intermédiaires capables de transmettre et de faire appliquer les ordres venus du sommet de l’État et d’établir des rapports clairs pour les décideurs politiques. Dans un contexte de reconstruction économique après cinq années d’une guerre particulièrement meurtrière et destructrice, il était nécessaire de former des hauts fonctionnaires compétents et de grande qualité.

      La création d’une école d’administration était justifiée par le fait que les hauts fonctionnaires sortaient majoritairement diplômés de l’École Libre des Sciences Politiques (c’est à dire Sciences-Po) qui s’était discréditée durant l’occupation allemande. Il n’existait pas à cette époque de formation unique des hauts fonctionnaires. Chaque corps ou ministère organisait son propre concours. Le système qui avait prévalu jusqu’en 1945 était fortement critiqué, en ce qu’il était suspecté de corporatisme voire de népotisme. L’ENA a donc été cette école d’application formant des techniciens au nom de l’intérêt général. L’idée d’une école d’administration avait déjà  été évoquée en 1936 par Jean Zay mais n’avait pu être mise en œuvre en raison de la Guerre.

      L’ENA a formé plus de  6 500 hauts fonctionnaires depuis 1945, dont quatre présidents de la République, neuf premiers ministres et quelques dirigeants de sociétés du CAC 40.  Le nombre d’élèves par promotion se situe entre 80 et 100 dont plusieurs dizaines  d’élèves  étrangers, déjà fonctionnaires dans leur pays. Bien qu’elle ait joué un rôle essentiel jusqu’à la fin des années 1970 dans la « fabrication d’une élite administrative », capable d’inspirer les grandes décisions sur le plan économique, cette grande école du service public suscita de vives critiques dès le milieu des années 1960. Le sociologue Pierre Bourdieu évoque « les héritiers de la pensée dominante ». Jean Pierre Chevènement, lui-même diplômé de cette école,  pointa également les imperfections de cette institution et la culture de l’entre-soi dans son ouvrage «L’Énarchie ou les mandarins de la société bourgeoise » paru en 1967.

      D’autres anciens élèves en ont depuis lors dénoncé à la fois le conservatisme, le manque de culture critique, l’obsession du classement ainsi que l’éloignement de ceux qui en sont issus de la réalité du terrain.

      Face à ce flot de critiques, l’ENA s’est malgré tout réformée et a tenté de se démocratiser, en réformant son concours d’accès ou ses programmes pédagogiques. Mais force est de constater que trop peu de fils d’ouvriers ou d’agriculteurs y sont présents (environ 5 % contre plus de 70 % de fils et filles de cadres et de professeurs majoritairement de la Région Ile de France et diplômés de grandes écoles parisiennes).

      Est-ce à dire que l’ENA est la seule école à reproduire ce modèle ? Certainement pas. D’autres grandes écoles sont autant  concernées : Polytechnique, l’Ecole Normale Supérieure, HEC, l’ESSEC et Sciences-Po Paris malgré la réforme entreprise par Richard Descoing pour favoriser la « discrimination positive ».

      Face à cet échec dans la démocratisation de l’accès à ces formations d’excellence, la suppression de l’ENA a été évoquée à plusieurs reprises, notamment en 2007 par le candidat à l’élection présidentielle François Bayrou, ou encore par Bruno Le Maire en 2017. Avant eux, Laurent Fabius.

      Le mouvement des Gilets Jaunes a conduit Emmanuel Macron à franchir le pas en annonçant la suppression de l’ENA le 25 avril 2019, laquelle avait été suspendue dans l’attente d’un rapport confié à Frédéric Thiriez, conseiller d’État, dont les conclusions et les propositions n’avaient guère suscité l’enthousiasme escompté ni même convaincu le plus haut sommet de l’État.

      Depuis lors, la France a été durement frappée par la pandémie de la covid 19, à l’instar de la majorité des pays du monde. Des millions de français ont pu constater les défaillances des décideurs politiques dans la gestion de la crise sanitaire.

      De ce triste constat, sont réapparues les critiques contre l’élite politico-administrative, jugée trop technocratique, éloignée du terrain et prisonnière d’une pensée dominante.

      Nul ne contestera que l’ENA devait être réformée. Pour autant, sa suppression est  l’arbre qui cache la forêt. Au lieu de sacrifier l’ENA, c’est plutôt le pluralisme des idées qu’il fallait réintroduire, notamment dans les sciences économiques et les sciences sociales. Le formatage des esprits commence bien avant l’ENA qui n’est qu’une école d’application. Il se poursuivra avec ou sans elle. On peut supprimer cette institution et la rebaptiser « Institut du Service Public », si la même idéologie néolibérale continue d’y être enseignée, une mesure aussi radicale sera au final totalement inutile.

      La suppression de l’ENA, totalement inattendue dans ce contexte de crise sanitaire, au demeurant décidée par un seul homme, le chef de l’État, dans sa sphère jupitérienne, sans aucune concertation, est un autre révélateur de l’essoufflement de la cinquième République. C’est également une ironie. Il convient de rappeler que le Président de la République a été inspecteur des finances durant 4 ans après sa sortie de l’ENA et qu’il a quitté la haute fonction publique pour être recruté à la Banque Rothschild avant de revenir pour servir l’État. Le même qui dénonce le pantouflage, l’entre-soi et une formation qui n’est plus adaptée à l’évolution de notre société a suivi le parcours complet du pantouflage et de l’intérêt individuel, loin des milliers d’énarques anonymes qui œuvrent dans les ministères ou dans les directions à maintenir le pays.

      Il est facile de trouver un bouc émissaire, responsable de tous nos maux, pour frapper un grand coup dans l’opinion publique. Cette mesure apparaît non seulement démagogique mais elle a également des relents de populisme, dans le cadre d’une stratégie politicienne visant à retrouver la confiance des français, alors que le divorce d’avec le peuple est largement consommé. La suppression de l’ENA annoncée le 8 avril 2021 ne sera pas le grand soir tant attendu. Bien au contraire ! Elle laissera plus de place aux arrangements privés au sommet de l’État, plus de place à la collusion et aux “revolving doors”. L’Institut Rousseau avait formulé des propositions en sens inverse : imposer une durée incompressible de service de l’État à la sortie de l’école, interdire le pantouflage et réorienter les programmes de l’école. Le Gouvernement profite du ressentiment populaire pour se débarrasser d’une épine dans le pied du programme néolibéral qu’il veut imposer. La pandémie une fois terminée, nos dirigeants en reviendront  au logiciel habituel, celui consistant au démantèlement des services publics et au désengagement de l’État dans certains domaines au nom de la rigueur budgétaire. Était-il vraiment nécessaire de supprimer une institution qui pouvait changer pour mieux masquer l’absence de changement du logiciel économique et social qui inspire le Gouvernement ?

       

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