Après le laborieux accord entre les chefs d’États et de gouvernements sur le plan de relance, le 21 juillet dernier, les négociations budgétaires européennes continuent de patiner. En effet, cet accord n’engage pas le Parlement européen qui doit également, en tant que co-législateur, voter (sans pouvoir l’amender en séance toutefois) le règlement du cadre financier pluriannuel pour la période 2021-2027. Or ses demandes sur le volet financement et dépenses, où il a formulé quinze priorités, ou encore sur des conditionnalité liées à l’état de droit et aux objectifs climatiques, ne sont pas consensuelles au sein du Conseil européen, au sein duquel le consensus est requis pour l’adoption du budget pluriannuel européen.
La ligne de crête de la présidence allemande du Conseil est donc ténue : celle-ci doit faire des concessions aux parlementaires sans remettre en cause les grandes orientations des conclusions de l’accord de juillet. Elle n’est guère aidée par la radicalité de certaines positions à commencer par le tandem Hongrie-Pologne (refusant toute conditionnalité autre que symbolique sur l’état de droit) ou le groupe des frugal-four nordiques toujours aussi sceptiques sur le plan de relance et toujours aussi soucieux de ne pas augmenter leur contribution nationale au budget communautaire.
La députée européenne Renew Europe Valérie Hayer, rapporteure du volet financement du budget pluriannuel, estime que le meilleur moyen de dépasser le débat sur le juste retour et le chantage à la contribution déployé par les États frugaux est l’introduction de nouvelles ressources propres, c’est-à-dire d’une fiscalité propre à l’Union – à l’instar des droits de douanes sur les importations hors UE – et non dépendante des États membres. Le remboursement des 390 milliards d’euros de subventions du plan de relance, qui seront à rembourser en commun, aiguise cette tension. En effet, trois solutions sont susceptibles d’être mise en oeuvre au moment du premier remboursement en 2028 :
- rembourser dans les plafonds de dépenses environ 15 milliards d’euros par an, ce qui grèverait à concurrence les programmes du maigre budget européen (plafonné à un peu plus de 150 milliards d’euros d’euros par an soit 1 % du PIB européen) d’un dixième de son volume ;
- augmenter ces plafonds de dépenses d’autant et donc les contributions nationales, ce qui semble déjà inacceptable au regard des positions nordiques (rappelons que l’unanimité sera une nouvelle fois requise pour le vote du prochain cadre) ;
- trouver un financement alternatif et nouveau, c’est à dire des ressources propres, permettant de rembourser l’emprunt commun voire diminuant les contributions nationales.
Le Parlement européen, institution fédérale, penche pour les deux dernières alternatives. La France, depuis le discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron a défendu très clairement la troisième solution avec le peu de succès que l’on sait : pour l’instant, aucune vraie ressource propre – la ressource plastique introduite étant une contribution des États membres – n’est actée.
C’est dans ce contexte que le député européen du groupe Socialistes et Démocrates Pierre Larrouturou, rapporteur général du premier budget de la période 2021-2027, a mis à l’agenda une solution en apparence magique : l’introduction d’une taxe sur les transactions financières. S’appuyant sur l’étude d’impact de la Commission Barroso, qui sous l’impulsion du gouvernement français (ce gouvernement avait même fait voter en février 2012 la transcription de la proposition européenne en France), avait fait en 2011 une proposition de taxe européenne sur les transactions financières ambitieuse par son assiette (ensemble des transactions financières dont les transactions intraday et le trading haute fréquence, ensemble des actions dont les produits dérivés), le rapporteur général estime les recettes d’une telle ressource à 50 milliards d’euros par an, somme largement suffisante pour rembourser l’emprunt commun et même diminuer les contributions nationales.
La proposition de la Commission avait finalement été écartée en 2013 suite à l’opposition du Royaume-Uni, du Luxembourg, de la Suède, des Pays-Bas, de l’Irlande et de la France (qui avait entretemps changé de gouvernement). Le lobby bancaire, dont l’influence est particulièrement forte à Bercy du fait des nombreux allers retours des hauts fonctionnaires entre Trésor public et grandes banques, avait en effet réussi à éteindre le soutien français à cette proposition de taxe inspirée de l’économiste James Tobin, conçue comme un moyen de ralentir les flux financiers et de lutter contre la spéculation financière. Le ministre des finances de l’époque, Pierre Moscovici avait alors déclaré que « la taxe sur les transactions financières suscite des inquiétudes quant à l’avenir industriel de la place de Paris et quant au financement de l’économie française » : belle illustration de la lutte contre l’« ennemi » du président François Hollande.
Afin de limiter la déconvenue politique d’une suppression de la transcription française, Bercy avait créé une « fausse » taxe sur les transactions financières. Celle-ci comportait trois composantes :
- une taxe sur les acquisitions de titres de capital ou assimilés (essentiellement des actions) ;
- une taxe sur les ordres annulés dans le cadre d’opérations à haute fréquence ;
- une taxe sur les acquisitions de contrats d’échange sur défaut (credit default swap ou CDS) d’un État.
La Cour des Comptes, le 19 juin 2017, a, dans une note aux ministres Bruno Le Maire et Gérald Darmanin, estimé que « si le rendement budgétaire de la taxe est réel (environ un milliard d’euros), aucun des trois objectifs stratégiques (faire contribuer le secteur financier au redressement des finances publiques, exercer une action de régulation sur les marchés financiers, initier un mouvement d’adhésion des autres États au projet de la Commission) qui lui avaient été assignés n’a été atteint. ». Celle-ci ne pèse en effet plus sur le secteur financier : les prestataires de services d’investissement reportent les coûts sur leurs clients – c’est-à-dire les cadres supérieurs avec un portefeuille d’actions – et les activités les plus spéculatives (comme les produits dérivés) ne sont pas taxées. De même le trading haute fréquence est quasiment exclu de l’assiette : le seuil de déclenchement étant très élevé (la taxe ne se déclenche que si la proportion d’ordres annulés ou modifiés dépasse 80 % au cours d’une même journée), les activités de tenue de marché qui représentent l’essentiel des opérations à haute fréquence en sont exonérées. La troisième composante s’est retrouvée sans objet dès sa mise en œuvre puisque le règlement UE 236/2012 du 14 mars 2012 sur « la vente à découvert et certains aspects des contrats d’échange sur risque de crédit » a interdit ces achats « à nu », interdiction qui a permis ainsi d’atteindre directement l’objectif visé.
La France, dans un souci de rétablir l’attractivité de la place de Paris (selon l’Autorité des marchés financiers, l’instauration de la taxe en 2012 aurait entraîné une réduction d’environ 10 % du volume des transactions sur les titres concernés), et dans le contexte du Brexit, tente depuis lors d’exporter sa fausse TTF. Mais les recettes attendues au niveau européen, en cas de transposition de la formule française, ne seraient que de 3,5 milliards d’euros par an bien loin des besoins de financement du remboursement du plan de relance et des rendements espérés par certains, dont le rapporteur général du budget, qui se situent autour de 50 milliards d’euros. En outre, des États membres comme l’Autriche, par exemple, ont fait savoir que le « projet excluant 99% des transactions », ils ne souhaitaient pas s’y associer en l’état. Or, c’est toujours cette fausse TTF que la France a poussé au cours des négociations budgétaire pluriannuelles comme proposition de ressource propre.
Face à cela, le rapporteur général a rapidement constitué un groupe de soutien allant de la gauche radicale au Parti populaire européen et incluant plusieurs parlementaires nationaux (le Parlement de Wallonie a même adopté en octobre à une très large majorité une résolution de soutien à une TTF européenne) face à une opposition officielle affaiblie par le départ du Royaume-Uni. Si sa proposition a peu de chance d’aboutir aussi rapidement, elle a moins le mérite de révéler une des véritables oppositions à une taxation de la spéculation : la France, qui défend toujours la position de son lobby bancaire relayée par Bercy, mais qui s’en cache avec sa fausse TTF.
Dans ce contexte, nous ne pouvons que soutenir le combat pour que soit enfin instaurée une vraie taxe sur les transactions financières, et non la fausse taxe que la France tente de promouvoir.