La mort de Samuel Paty tué par un criminel islamiste a excessivement choqué l’ensemble des citoyens français car, outre son caractère ignoble quant au mode de perpétration, elle atteint comme jamais auparavant l’institution qui incarne ce qui reste du sacré républicain, c’est-à-dire l’école. Ce qui demeure en outre tout à fait choquant c’est que le déroulement de cette sinistre séquence d’une barbarie incroyable semble concentrer tous les maux qui demeuraient à l’état latent au sein de l’institution scolaire, comme si un ensemble de forces jamais émergées, mais présentes de manière invisible, avaient trouvé en cet événement un point nodal pour se manifester. Si l’islamisme radical est naturellement le coupable, il faut nous interroger sur comment il peut avoir autant d’emprise, sur comment une vision religieuse fondamentaliste du monde a pu acquérir tant de légitimité dans la jeunesse. Paradoxalement, l’un de ses facteurs est le relativisme moral.
Lorsqu’on est professeur de philosophie dans un lycée de banlieue et que l’on a la responsabilité considérable d’évoquer la religion et d’autres sujets cruciaux comme le désir et donc l’amour, le premier constat que l’on dresse n’est pas celui du règne du dogmatisme et de l’intolérance : c’est tout l’inverse. Il règne en effet au contraire dans les classes une forme de relativisme absolu tout à fait déroutant, car ce relativisme n’épargne ni les choix moraux ni les affirmations scientifiques. Toutes les croyances se valent, mais ma croyance a une valeur absolue et nul ne peut la discuter, la juger. Elle appartient à l’individu, elle le définit par ailleurs. Rien n’est absolu si ce n’est ce « rien n’est absolu ». Ce qui est devenu tout à fait scandaleux pour nos élèves c’est l’idée de vérité[1] qui s’imposerait universellement. On pourrait penser dans un premier temps que cette attitude permet de résister à l’embrigadement et aux certitudes, mais, bien au contraire, elle nourrit en réalité une possibilité de déformer les faits à sa convenance, car elle n’a rien d’un scepticisme distancié comme Montaigne le recommandait. Hannah Arendt rappelait dans Du mensonge à la violence le caractère violent de la vérité qui s’impose à tous sans discussion possible. La vérité est « fasciste » comme la langue chez Barthes. Cette violence inhérente à la vérité est aujourd’hui perçue comme dictatoriale et c’est la figure de Socrate qui est vilipendée comme dogmatique pour vouloir rechercher cette vérité. Socrate ose dire que certains choses ne dépendent pas de mon opinion ou de mon bon plaisir, que le sujet n’est pas la source de toute vérité. Une découverte qui laisse sans voix beaucoup de jeunes.
Arendt nous rappelait, quant à elle, que la vérité est au contraire ce qui résiste à l’opinion, ce qui résiste aussi aux pouvoirs et donc que la vérité est haïe des dictatures, car elle est une contrainte bienheureuse avec laquelle les tyrannies doivent composer ou qu’elles doivent dissimuler pour étendre leur pouvoir. Le rejet contemporain massif de la notion même de vérité prépare le triomphe de la sophistique et des discours flatteurs, elle prépare une victoire massive de tous les Protagoras modernes, cette fois réunis sous l’étendard du triomphe de l’individu. Parmi ces individus se glissent des idéologues et des monstres. Nous tentons d’opposer le goût de la discussion rationnelle, le doute sur les préjugés comme passage obligé vers le sommet de la Caverne. On constate cependant que, une fois le goût de la vérité perdu, c’est la possibilité même de s’opposer à des grands récits autoritaires qui s’évapore.
Le prix politique de ce relativisme envahissant, nous sommes certainement en train d’en payer les premières traites puisqu’il a deux effets : le premier est de privilégier la croyance au savoir, le second est d’absolutiser cette croyance par le principe même que j’en suis au fondement. Il est d’ailleurs parfois cognitivement impossible à des élèves d’admettre une vérité qui ne soit pas d’abord la leur, tant l’écart avec leurs habitudes de pensée est immense. On le devine, cet état d’esprit que nous avons parfois créé au nom d’un concept de tolérance ramolli et informe est un excellent allié pour les intégristes et extrémistes de tous bords car il permet de faire d’une opinion même scandaleuse, par exemple, une opinion avant tout. La nouveauté est qu’elle prend la valeur du savoir qu’elle n’est certes pas, mais que celui qui s’en réclame demande qu’on la reconnaisse pour telle, et surtout, qu’on le reconnaisse à travers elle. Notons que ce processus a envahi les milieux militants et les sciences sociales où l’on fait de l’expérience un savoir. Dans un tel monde, les croyances ont une valeur absolue car il n’y a qu’elles. Elles ont désertifié le paysage mental, totalement minéralisé et dévitalisé. Il nous devient alors très difficile d’atteindre ces croyances et de créer un raisonnement commun. Nous avons par imprévoyance et maladresse contribué à la dissolution du commun et laissé s’ériger un polythéisme de valeurs inconciliables. L’idéologie islamiste ne fait que se répandre dans le bunker imprenable de la subjectivité érigée en absolu. Ce qui nous arrive est la rencontre d’une pathologie de l’islam avec une pathologie sociale.
Il est urgent de reprendre à l’école un discours capable de nommer les choses et de ne plus craindre de poser des vérités, de réaffirmer qu’aussi respectable soit la foi, par exemple, elle ne fournit aucune certitude et qu’elle demeure un mode second de connaissance qui ne peut revendiquer la moindre égalité avec la raison, ce qui était tout l’objet de l’œuvre entière de Spinoza.
Contre ce relativisme, l’invocation pavlovienne de la liberté d’expression sera de peu de poids puisqu’elle reprend l’argument de l’égale valeur des opinions. Lorsque les attentats de Charlie Hebdo ont eu lieu, beaucoup ont constaté que des élèves justifiaient ce qui s’était passé et retournaient comme un gant le problème de la liberté d’expression avec l’exemple de Dieudonné. On a ainsi vu des enseignants perdre pied et demander littéralement de l’aide face à un argument aussi retournable. La conviction que l’on peut développer ici est que l’angle de la liberté d’expression n’est plus celui par lequel il faut prendre le problème, car l’un des ressorts du succès des idées islamistes est de répondre à un désir de loi et d’ordre et de s’insérer dans une logique autoritaire pour en faire une logique d’émancipation. Il faut dialoguer avec cette jeunesse sous un angle différent qui est celui de l’impossibilité de l’usage de la force pour régler les désaccords. On peut rappeler à un élève la valeur de la réciprocité, lui montrer que ses croyances seraient tout à fait offensantes pour un très grand nombre de personnes, que des chrétiens pourraient lui reprocher, par exemple, de ne pas croire en la divinité de Jésus s’il est musulman. Que dirait-il si demain on exerçait une contrainte ou une violence sur lui de ce fait ? Il semble indispensable de rappeler à ces jeunes que leur propre liberté de croire, que nous garantissons, dépend étroitement de la liberté de ne pas croire d’autrui, qu’un groupe, quelle que soit sa nature, pourrait tout à fait et légitimement demander à ce que leur propre croyance soit muselée et censurée en ce qu’elle peut avoir d’offensant (par exemple une association de défense des homosexuels). Plutôt que d’évoquer une règle abstraite qu’ils ne comprennent guère, il apparaît plutôt souhaitable de faire appel au fait, pour eux vertigineux, que leur croyance ne bénéficie d’aucun privilège politique et épistémique et de rappeler qu’ils sont, comme tout un chacun, blasphémateurs et hérétiques pour d’autres qu’eux. Partir de ce point permet par ailleurs de leur prouver qu’il vaut sans doute mieux abandonner un tel point de vue et adopter une attitude de neutralité. Enfin, il faut rappeler tout simplement que les pressions, les insultes, sont une pratique insupportable du point de vue de la loi. Il est presque certain que si nous repartons comme en 2015 avec une exaltation indistincte de la liberté, on échouera. Il nous faudra faire appel à des interdits, par exemple expliquer que toute relativisation du meurtre est irrecevable du point de vue moral et du point de vue de la loi, qu’il ne s’agira jamais d’une simple opinion parmi d’autres. Un tel revirement ne sera possible qu’avec une forte lucidité sur les enjeux et les causes du mal.
[1] Dans le domaine de la vie en société, réhabiliter la notion de « vérité » exclut bien entendu qu’il s’agisse d’une vérité révélée : il s’agit davantage d’une vérité comme idéal régulateur de la société. Cette vérité est celle qui correspond, en République, à une vision de l’intérêt général : elle est nécessairement négociée et soumise à l’examen de la raison, en conservant l’idée kantienne de la nécessité de la communication dans l’élaboration du jugement.