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Plan de relance européen : quand l’artifice des petits pas se transforme en occasion manquée

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Plan de relance européen : quand l’artifice des petits pas se transforme en occasion manquée

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Sommaire

    Plan de relance européen : quand l’artifice des petits pas se transforme en occasion manquée

    Dans un éditorial du 12 avril dernier, l’Institut Rousseau alertait sur les mirages et les faux-semblants de l’idée en vogue des « Coronabonds »[1] et d’un mécanisme de financement européen. Nous écrivions : « le principal intérêt des Eurobonds serait alors de rajouter une capacité de financement budgétaire supérieure à celle de la totalité des États membres pris individuellement. On fait alors le pari que le tout dépasserait la somme des parties, et que davantage d’investissements seraient permis en Europe, en particulier au Sud, car les pays du Sud ne disposent pas de réserves budgétaires équivalentes à celle du Nord. ». Ce pari que le tout dépasserait la somme des parties est-il tenu dans le plan de relance européen qui vient d’être conclu ce mardi 21 juillet 2020 ? Assurément non, et ce n’est pas là le seul de ses défauts.

     

    I. La taille compte

     

    Le Président de la République en a fait lui-même l’aveu ce même jour lors de son intervention télévisuelle. Alors que la France devrait percevoir 40 milliards d’euros de subventions dans le cadre de ce plan, Emmanuel Macron a indiqué que cette somme couvrira 40 % des dépenses du plan de relance français envisagé à hauteur de 100 milliards d’euros en deux ans. Le plan de relance européen (390 milliards d’euros de subventions et 310 milliards d’euros de prêts potentiels sur trois ans) ne vient donc pas en complément du plan de relance français mais en substitution d’une partie de celui-ci. Il n’y a pas addition mais remplacement. Ceci est d’autant plus regrettable que le principal intérêt de percevoir des subventions issues d’un mécanisme européen mutualisé de financement tient précisément au fait que cela n’alourdit pas la dette publique nationale.

    Derrière ce problème d’additionnalité, se cache celui du volume. En matière de relance, la taille compte. 40 à 50 milliards d’euros par an, c’est la somme minimale qu’il faudrait ne fût-ce que pour mettre en place une véritable politique de reconstruction écologique au niveau national. Nous en sommes très loin puisqu’il s’agit de 40 milliards sur trois ans. Même constat au niveau européen : 390 milliards d’euros de subventions, soit 130 milliards par an sur trois ans, cela représente moins de 0,7 % du PIB européen. C’est très peu pour un plan de « relance ». D’autant que, selon les calculs de la Commission européenne, il faudrait investir au moins 260 milliards d’euros supplémentaires par an jusqu’en 2030 pour réussir la transition écologique, soit 2.600 milliards d’euros en dix ans. Si l’on ajoute à ce constat pré-pandémie, la chute drastique de l’investissement public et privé provoquée par le confinement, que la Commission estime elle-même à au moins 850 milliards d’euros pour les seules années 2020 et 2021, on comprend combien nous sommes loin de ce qui était et demeure nécessaire. Ce n’est pas pour rien que le Parlement européen et le commissaire européen Thierry Breton avaient plaidé pour un plan de relance d’au moins 2.000 milliards d’euros.

    Au-delà de la taille, le taux d’emprunt et la vitesse de remboursement comptent aussi. En l’occurrence, il faut investir le plus rapidement possible, en empruntant aux taux les plus faibles et retarder autant que possible le moment de rembourser. Déployer 390 milliards d’euros de subventions en trois ans, ce n’est déjà pas très rapide. Quant aux prêts, on ne sait même pas s’ils seront vraiment utilisés. En effet, une dette mutualisée doit permettre aux États les plus fragiles de réduire leur endettement individuel, lequel est exposé au risque de taux, et de compter sur un endettement collectif. Mais en réalité, la BCE permet déjà de conjurer le risque d’une remontée des taux d’intérêts des dettes souveraines des pays membres de la zone euro grâce à son pandemic emergency purchase program (PEPP), puisqu’elle a fait sauter la limitation qui consistait à ne pas racheter plus d’un tiers de la dette d’un État. Il n’est donc pas certain qu’avec une action forte de la BCE sur les taux, le recours à une dette mutualisée soit utile techniquement pour obtenir des taux plus bas. À ce titre, le prétendu “plan de relance européen” historique risque fort de n’être qu’une opération symbolique. On peut toutefois reconnaître que le tabou de l’endettement commun a été levé.

     

    II. Un calendrier et des ressources problématiques

     

    Mais c’est surtout l’échelonnement des remboursements qui pose question. Le diable se cache toujours dans les détails. En effet, ce qui a échappé à la quasi-totalité des commentateurs, c’est une petite phrase que l’on trouve à la quatrième page des conclusions du Conseil européen[2]. Il y est écrit que « les montants dus par l’Union au cours d’une année donnée pour le remboursement du principal ne dépassent pas 7,5 % du montant maximal de 390 milliards d’euros prévu pour des dépenses ». L’on trouve dans cette phrase une réponse à la question que l’on pouvait se poser en étudiant le plan de relance franco-allemand, puis celui de la Commission, qui prévoyait un remboursement échelonné de la dette mutualisée entre 2028 et 2057. Pourquoi une telle latitude dans les dates de remboursement ? En effet, il faut savoir qu’une obligation publique, c’est-à-dire un titre de dette émis par un État ou par une organisation internationale, se rembourse à l’échéance et que seuls les intérêts sont payés au fur et à mesure (et encore, pas toujours). Autrement dit, quand l’État français émet, par exemple, une obligation assimilable au Trésor (OAT) de 100 millions d’euros à 30 ans (il emprunte à 0,58% en juillet 2020), cela signifie qu’il versera un coupon de seulement 0,58 % de la valeur de l’obligation jusqu’à ce qu’il rembourse totalement la valeur de l’obligation (100 millions) en juillet 2050 (30 ans plus tard). Plus la durée est longue et plus l’échéance de remboursement est lointaine.

    Si l’on fait le pari d’une croissance positive de 1, 2 ou 3 % par an pendant cette période de 30 ans, la valeur (vue d’aujourd’hui) du principal à rembourser sera réduite d’une fraction comprise entre un quart et deux tiers. Il est donc tout à fait intéressant d’emprunter sur la durée la plus longue possible, surtout en période de taux faibles et même négatifs, y compris pour les 750 milliards du plan de relance. Certes, parier sur 2% de croissance annuelle moyenne sur les trois prochaines décennies est audacieux car les raisons sont nombreuses pour lesquelles l’économie européenne a peu de chance d’y parvenir : le piège déflationniste dans lequel l’austérité budgétaire (de la France, notamment) va l’enfoncer, la raréfaction croissante d’un certain nombre de ressources naturelles critiques (dont le cuivre et le pétrole), l’aggravation de l’impact des dérèglements écologiques sur les infrastructures de la planète, la fragilité de la sphère financière toujours au bord de l’implosion… Compte tenu de la très forte corrélation entre croissance du PIB et croissance des émissions de CO2, il est d’ailleurs sans doute préférable, d’un point de vue écologique, que l’Europe ne connaisse pas de tels taux de croissance tant qu’elle n’aura pas effectué sa mue bas-carbone. Mais ces considérations échappent pour la plupart aux calculs de la Commission et n’ont nullement été évoquées lors des dernières négociations européennes : tous nos pays continuent de tabler sur des taux de croissance annuels proches de 2%. Emmanuel Macron a lui-même souligné à plusieurs reprises qu’il compte promouvoir une “écologie humaniste », ce qui, à ses yeux, signifie promouvoir la croissance du PIB.

    Or avec la règle fixée dans le plan de relance, l’UE sera empêchée de rembourser chaque année plus de 29,25 milliards d’euros (7,5 % de 390 milliards d’euros). Impossible donc pour l’UE de rembourser 390 milliards d’euros d’un seul coup, dans 30 ans. L’accord impose un remboursement non pas à maturité mais en cours d’emprunt, y compris sur des durées qui devront parfois être très courtes pour respecter la limite de 29,25 milliards d’euros annuels. Beaucoup d’emprunts seront donc à court terme. D’où la première échéance possible de remboursement dès 2028.

    Cette logique est directement opposée à ce qu’exige le bon sens : il fallait profiter des taux bas pour émettre le maximum de dettes possibles dans l’immédiat et les rembourser le plus tard possible. À défaut, cela va forcer la Commission à faire appel rapidement à des ressources pour rembourser. Ceci va donc réduire le temps dont nous disposons pour élaborer des ressources propres, par exemple sous forme de taxe environnementale sur le plastique ou de taxe carbone aux frontières, de taxe sur les GAFAM ou sur les transactions financières. Reprenons là encore notre édito du 12 avril dernier : « En outre, cette dette, même mutualisée, devrait être remboursée. Avec quelles ressources ? On imagine déjà la suite : de nouvelles taxes (ce qui pourrait être positif s’il s’agissait de taxes environnementales) ou, plus vraisemblablement, une augmentation de la contribution des États membres à l’UE, voire de l’austérité. Dans ce cas, ce que les États dépenseront pour rembourser la dette mutualisée, ils ne le dépenseront plus chez eux. Le jeu serait alors presque à somme nulle. ». Nous y sommes. L’accord obtenu à l’arrachée par les 27 n’offre aucune garantie que de nouvelles ressources fiscales propres seront levées et, en raccourcissant le calendrier des prochaines négociations, rend même plus improbable qu’elles le soient. Le plus vraisemblable est que l’essentiel de la nouvelle dette mutualisée soit remboursée de manière anticipée, non par une taxe environnementale mais par une augmentation de la contribution nationale. La Commission risque donc fort de se tourner vers les États dont la contribution pourra être augmentée de 0,6 % dans le cadre du remboursement du plan de relance. Et plus la durée des emprunts sera courte, plus vite la Commission devra piocher dans les contributions nationales, au risque de pousser les États membres à continuer de désinvestir. Le tout n’aura pas réussi à dépasser la somme des parties. C’était pourtant l’unique intérêt de toute l’opération.

     

    III. Un jeu perdant pour beaucoup…

     

    Dans le cas de la France, on ne voit pas l’intérêt d’une telle démission : nous aurions aussi bien pu emprunter à 30 ans (à 0,58 % au 22 juillet 2020 !) pour investir sans risquer une hausse de notre contribution nationale. Sans compter que celle-ci peut s’avérer potentiellement plus élevée que ce que nous allons percevoir en subventions puisque la France contribue pour 17% au budget de l’UE, ce qui représente 66 milliards des 390 milliards d’euros de subventions totales. En l’absence de nouvelles ressources propres, si la contribution nationale est le seul mode de financement de la dette européenne mutualisée, nous perdrons davantage en remboursements que ce que nous aurons gagné en subventions. Or, avec une chute du PIB national d’au moins – 10 % en 2020 et un probable doublement (voire triplement) du chômage, la France n’avait pas besoin de s’amputer elle-même de ses maigres marges de manoeuvre budgétaires.

    En apparence, toutefois, tout le monde n’est pas aussi désavantagé : avec près de 140 milliards d’aides dont 72 milliards de subventions, un pays comme l’Espagne peut se réjouir : elle recevra plus que ce qu’elle devra rembourser in fine. Il en ira de même pour l’Italie (82 milliards de subventions). Mais il y avait moyen de faire beaucoup mieux, sans pénaliser quiconque, par exemple en recourant à une annulation conditionnelle des dettes publiques détenues par la BCE, en échange d’investissements verts[3].

    Nous perdons sur un autre tableau encore, celui du budget européen. Il est pour le moins étonnant de constater que le prochain cadre financier pluriannuel (CFP – c’est-à-dire le budget européen) prévoit la somme de 1.073 milliards d’euros de dépenses pour la période 2021-2027, alors que le précédent CFP pour la période 2014-2020 prévoyait la somme de 1.100 milliards d’euros entre 2014 et 2020, soit 0,96% du revenu national brut (RNB)[4]. , Même si les effets à moyen terme de la pandémie sont encore inconnus, l’Europe est globalement plus riche en 2020 qu’en 2014. Or le budget de l’UE régresse (hors plan de « relance »)[5]. Des politiques qui nous étaient présentées comme absolument essentielles il y a quelques semaines ou quelques mois disparaissent ou sont réduites de manière radicale.

    Parlons tout d’abord du Green deal. Il y a fort à parier qu’il se dissolve simplement dans ce nouvel amas du Fonds de résilience. D’ores et déjà, certains pans disparaissent : le fonds InvestUE devait être doté de 30 milliards d’euros dans la proposition de la Commission, ce qui devait permettre de mobiliser au moins 279 milliards d’euros d’investissements privés par le biais de l’effet de levier. Il n’en reste plus que 5 milliards. Cela concerne aussi l’instrument de solvabilité, doté de 26 milliards d’euros, qui devait venir en aide aux entreprises en manque de fonds propres. La Commission nous dit pourtant que le besoin en fonds propres d’entreprises habituellement solvables pourrait atteindre 1.200 milliards d’euros en 2021. Il en va de même pour le Fonds de transition juste qui passe de 40 milliards d’euros à seulement 10 milliards, alors qu’il doit venir en appui aux régions touchées par la nécessaire réorientation de leur activité économique dans une optique écologique. Le coup est tout aussi dur pour la recherche : le programme « HorizonEU » est doté de 81 milliards d’euros, et non des 100 milliards d’abord escomptés, alors que notre retard numérique par exemple continue de se creuser. Même sort, enfin, pour l’Instrument de voisinage, de développement et de coopération internationale (NDICI) qui visait à soutenir l’action de l’UE dans le domaine du développement, de la coopération internationale et des politiques de voisinage, et auquel la Confédération syndicale internationale (CSI) et la Confédération européenne des syndicats (CES) étaient très attachées. Dit autrement, les besoins à court terme ont pris le pas sur l’avenir. Là encore, au lieu d’additionner, on réoriente et on abandonne. L’Europe se gargarise aujourd’hui d’avoir conclu un accord historique qui, en réalité, contribue un peu plus à sacrifier son avenir.

     

    IV. … mais une victoire du court-termisme dogmatique ?

     

    Mais tout n’est pas perdu pour tout le monde car les pays qui ont le plus bloqué un accord ambitieux sont également ceux qui obtiennent les plus gros rabais pour leur contribution à l’UE : le Danemark obtient un rabais supplémentaire de 377 millions d’euros, les Pays-Bas de 2 milliards d’euros (alors qu’ils possèdent le second excédent commercial de la zone euro derrière l’Allemagne), l’Autriche de 565 millions d’euros et la Suède de 1 069 millions d’euros. Prime à l’égoïsme et au court-termisme ?

    Ce qui frappe surtout c’est la pauvreté du résultat final. Tant d’énergie diplomatique dépensée pour si peu. Nous ne dirons pas que le jeu est à somme nulle : force est de constater qu’au lieu de s’enfoncer complètement dans la voie de l’austérité comme en 2008, les pays européens ont cette fois compris l’intérêt de mesures de « résilience », pour reprendre le lexique du document-cadre qui — par pudeur ? – n’ose pas parler ouvertement de « relance ». Ainsi que nous l’avons montré, toutefois, les sommes qui seront investies sont inférieures à ce qui aurait été nécessaire, même avant le confinement, pour mettre en œuvre une véritable politique de reconstruction écologique et sociale. Avec la crise du Covid-19, il n’est même pas certain qu’elles permettront de compenser les pertes et le recul de l’activité. Il n’y a donc malheureusement pas de quoi se réjouir : l’Europe met en oeuvre aujourd’hui, à petite échelle, ce qu’elle aurait dû faire en 2009. Nous sommes une fois encore en retard d’une bataille et, à nouveau, une réticence suicidaire à investir dans l’avenir de l’Europe semble l’emporter. Le mur de la dette, publique et surtout privée, se dresse toujours devant nous et continuera de rendre de plus en plus difficile de relever le défi, autrement plus sévère encore que la pandémie du Covid-19, du dérèglement écologique. Si, en 2070, 20 % des terres actuellement peuplées deviennent inhabitables[6], les bouleversements géopolitiques qui se préparent seront sans commune mesure avec ce que l’humanité a expérimenté depuis treize millénaires. Ce n’est pas en maquillant des astuces dérisoires de calendrier de remboursement de dette derrière la rhétorique du “sommet de la dernière chance” que nous préparons le corps social européen, déjà très durement éprouvé, à y faire face et que nous contribuons à permettre au monde d’échapper à un tel sort.

    Qui plus est, même pour les sommes qui seront investies grâce à l’accord européen qui vient d’être obtenu, une forme de surveillance idéologique a été renforcée, à rebours du dialogue démocratique sans lequel il n’y a pas d’Europe. Le Conseil européen a en effet prévu que les plans nationaux pour la reprise et la résilience seront évalués par la Commission dans les deux mois qui suivront leur présentation. Les critères de cohérence avec les recommandations par pays, ainsi que de renforcement du potentiel de croissance, de la création d’emplois et de la résilience économique et sociale de l’État membre seront donc étudiés de près, avant un vote à la majorité qualifiée sur proposition de la Commission. Le cas de la Hongrie[7] a été abondamment commenté et critiqué pour son obstination à réduire au maximum le processus de conditionnalité des aides au respect des principes et valeurs de l’Union (« rule to law »). Cet attachement légitime aux valeurs démocratiques contraste toutefois fermement avec le dogmatisme imposé en matière économique : une fois de plus, ce sont les recommandations idéologiques de l’UE en matière économique qui serviront de grille d’analyse pour juger la légitimité des investissements décidés par les États. Surtout, un État pourra saisir le Conseil s’il estime un autre pays coupable d’« écart grave » entre ce qu’il a présenté dans son plan et l’emploi effectif de l’argent obtenu. Les versements seraient alors gelés jusqu’à ce qu’une décision finale soit prise.Cet “emergency brake” est une concession importante à la demande néerlandaise d’instaurer un contrôle plus strict de l’emploi des fonds, qui n’est pas sans rappeler les errements de la troïka en Grèce. Le parlement européen, seule instance démocratique, est exclu des négociations, bien qu’il devra donner son accord en fin d’année. Espérons qu’il force le Conseil à revoir à la hausse ses ambitions et sache s’affranchir du dogme des règles de la concurrence qui interdisent toute politique industrielle sectorialisée.

    Notons toutefois ce qui pourrait être une bonne nouvelle pour l’avenir : la BCE dispose d’ores et déjà du droit d’acheter de la dette émise par les institutions européennes, avec une limitation à 50 % du volume globale de la dette. Au lieu ou en sus d’annuler tout ou partie de la dette des États membres qu’elle détient, elle pourrait donc aussi annuler la dette des institutions européennes au fur et à mesure de leur acquisition, afin de financer immédiatement des réinvestissements de même hauteur. Francfort pourrait commencer dès à présent avec les 750 milliards que nous allons emprunter sur les marchés.

    On nous rétorquera peut-être que l’annulation des dettes ressemble à une idée fixe de l’Institut Rousseau. Le fait est que l’annulation ou la monétisation sont des mesures de bon sens s’agissant de dettes que les Européens se doivent à eux-mêmes et qu’ils ont déjà payées aux marchés privés (en autorisant leur Banque Centrale à racheter ces titres de créance). Et ce sont probablement les seules mesures qui peuvent nous éviter la « japonisation » d’une Europe déflationniste.

    Le projet politique européen joue en ce moment sa survie. Les satisfecits qui suivent immanquablement les longues nuits de négociations européennes, ne masqueront pas longtemps la vérité, à savoir que 1) le désastre économique et social du sud de l’Europe n’est nullement résolu par cet accord, 2) le défi écologique ne pourra pas être relevé si notre continent en reste à de tels faux-semblants.

     

     

    [1] https://institut-rousseau.fr/coronabonds-helicoptere-monnaie-annulation-de-dettes-eviter-les-contre-verites-et-distinguer-lessentiel-de-laccessoire/

    [2] https://www.consilium.europa.eu/media/45125/210720-euco-final-conclusions-fr.pdf

    [3] https://www.alternatives-economiques.fr/annulation-de-dette-publique-possible-juridiquement-necessaire-economiqu/00092745

    [4] https://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/29/cadre-financier-pluriannuel

    [5] Le calcul est cependant rendu plus compliqué du fait que le Brexit entraîne une diminution de 14 milliards par an dans le budget.

    [6] https://www.pnas.org/content/117/21/11350

    [7] Dont le jeu diplomatique, financé par Pékin, a contribué à paralyser les négociations.

    Publié le 22 juillet 2020

    Plan de relance européen : quand l’artifice des petits pas se transforme en occasion manquée

    Auteurs

    Gaël Giraud
    Gaël Giraud est économiste, directeur de recherche au CNRS, professeur à l’École nationale des ponts et chaussées et auteur. Il dirige le programme justice environnementale de Georgetown University. Spécialiste des interactions entre économie et écologie, il occupait les fonctions de chef économiste de l’Agence française de développement (AFD) jusqu’en juillet 2019. Il est président d'honneur de l'Institut Rousseau.

    Nicolas Dufrêne
    Nicolas Dufrêne est haut fonctionnaire à l'Assemblée nationale depuis 2012, économiste et directeur de l'Institut Rousseau depuis mars 2020. Il est co-auteur du livre "Une monnaie écologique" avec Alain Grandjean, paru aux éditions Odile Jacob en 2020 et auteur du livre "La dette au XXIe siècle, comment s'en libérer" (éditions Odile Jacob, 2023). Il est spécialiste des questions institutionnelles, monétaires et des outils de financement public. nicolas.dufrene@institut-rousseau.fr

    Dans un éditorial du 12 avril dernier, l’Institut Rousseau alertait sur les mirages et les faux-semblants de l’idée en vogue des « Coronabonds »[1] et d’un mécanisme de financement européen. Nous écrivions : « le principal intérêt des Eurobonds serait alors de rajouter une capacité de financement budgétaire supérieure à celle de la totalité des États membres pris individuellement. On fait alors le pari que le tout dépasserait la somme des parties, et que davantage d’investissements seraient permis en Europe, en particulier au Sud, car les pays du Sud ne disposent pas de réserves budgétaires équivalentes à celle du Nord. ». Ce pari que le tout dépasserait la somme des parties est-il tenu dans le plan de relance européen qui vient d’être conclu ce mardi 21 juillet 2020 ? Assurément non, et ce n’est pas là le seul de ses défauts.

     

    I. La taille compte

     

    Le Président de la République en a fait lui-même l’aveu ce même jour lors de son intervention télévisuelle. Alors que la France devrait percevoir 40 milliards d’euros de subventions dans le cadre de ce plan, Emmanuel Macron a indiqué que cette somme couvrira 40 % des dépenses du plan de relance français envisagé à hauteur de 100 milliards d’euros en deux ans. Le plan de relance européen (390 milliards d’euros de subventions et 310 milliards d’euros de prêts potentiels sur trois ans) ne vient donc pas en complément du plan de relance français mais en substitution d’une partie de celui-ci. Il n’y a pas addition mais remplacement. Ceci est d’autant plus regrettable que le principal intérêt de percevoir des subventions issues d’un mécanisme européen mutualisé de financement tient précisément au fait que cela n’alourdit pas la dette publique nationale.

    Derrière ce problème d’additionnalité, se cache celui du volume. En matière de relance, la taille compte. 40 à 50 milliards d’euros par an, c’est la somme minimale qu’il faudrait ne fût-ce que pour mettre en place une véritable politique de reconstruction écologique au niveau national. Nous en sommes très loin puisqu’il s’agit de 40 milliards sur trois ans. Même constat au niveau européen : 390 milliards d’euros de subventions, soit 130 milliards par an sur trois ans, cela représente moins de 0,7 % du PIB européen. C’est très peu pour un plan de « relance ». D’autant que, selon les calculs de la Commission européenne, il faudrait investir au moins 260 milliards d’euros supplémentaires par an jusqu’en 2030 pour réussir la transition écologique, soit 2.600 milliards d’euros en dix ans. Si l’on ajoute à ce constat pré-pandémie, la chute drastique de l’investissement public et privé provoquée par le confinement, que la Commission estime elle-même à au moins 850 milliards d’euros pour les seules années 2020 et 2021, on comprend combien nous sommes loin de ce qui était et demeure nécessaire. Ce n’est pas pour rien que le Parlement européen et le commissaire européen Thierry Breton avaient plaidé pour un plan de relance d’au moins 2.000 milliards d’euros.

    Au-delà de la taille, le taux d’emprunt et la vitesse de remboursement comptent aussi. En l’occurrence, il faut investir le plus rapidement possible, en empruntant aux taux les plus faibles et retarder autant que possible le moment de rembourser. Déployer 390 milliards d’euros de subventions en trois ans, ce n’est déjà pas très rapide. Quant aux prêts, on ne sait même pas s’ils seront vraiment utilisés. En effet, une dette mutualisée doit permettre aux États les plus fragiles de réduire leur endettement individuel, lequel est exposé au risque de taux, et de compter sur un endettement collectif. Mais en réalité, la BCE permet déjà de conjurer le risque d’une remontée des taux d’intérêts des dettes souveraines des pays membres de la zone euro grâce à son pandemic emergency purchase program (PEPP), puisqu’elle a fait sauter la limitation qui consistait à ne pas racheter plus d’un tiers de la dette d’un État. Il n’est donc pas certain qu’avec une action forte de la BCE sur les taux, le recours à une dette mutualisée soit utile techniquement pour obtenir des taux plus bas. À ce titre, le prétendu “plan de relance européen” historique risque fort de n’être qu’une opération symbolique. On peut toutefois reconnaître que le tabou de l’endettement commun a été levé.

     

    II. Un calendrier et des ressources problématiques

     

    Mais c’est surtout l’échelonnement des remboursements qui pose question. Le diable se cache toujours dans les détails. En effet, ce qui a échappé à la quasi-totalité des commentateurs, c’est une petite phrase que l’on trouve à la quatrième page des conclusions du Conseil européen[2]. Il y est écrit que « les montants dus par l’Union au cours d’une année donnée pour le remboursement du principal ne dépassent pas 7,5 % du montant maximal de 390 milliards d’euros prévu pour des dépenses ». L’on trouve dans cette phrase une réponse à la question que l’on pouvait se poser en étudiant le plan de relance franco-allemand, puis celui de la Commission, qui prévoyait un remboursement échelonné de la dette mutualisée entre 2028 et 2057. Pourquoi une telle latitude dans les dates de remboursement ? En effet, il faut savoir qu’une obligation publique, c’est-à-dire un titre de dette émis par un État ou par une organisation internationale, se rembourse à l’échéance et que seuls les intérêts sont payés au fur et à mesure (et encore, pas toujours). Autrement dit, quand l’État français émet, par exemple, une obligation assimilable au Trésor (OAT) de 100 millions d’euros à 30 ans (il emprunte à 0,58% en juillet 2020), cela signifie qu’il versera un coupon de seulement 0,58 % de la valeur de l’obligation jusqu’à ce qu’il rembourse totalement la valeur de l’obligation (100 millions) en juillet 2050 (30 ans plus tard). Plus la durée est longue et plus l’échéance de remboursement est lointaine.

    Si l’on fait le pari d’une croissance positive de 1, 2 ou 3 % par an pendant cette période de 30 ans, la valeur (vue d’aujourd’hui) du principal à rembourser sera réduite d’une fraction comprise entre un quart et deux tiers. Il est donc tout à fait intéressant d’emprunter sur la durée la plus longue possible, surtout en période de taux faibles et même négatifs, y compris pour les 750 milliards du plan de relance. Certes, parier sur 2% de croissance annuelle moyenne sur les trois prochaines décennies est audacieux car les raisons sont nombreuses pour lesquelles l’économie européenne a peu de chance d’y parvenir : le piège déflationniste dans lequel l’austérité budgétaire (de la France, notamment) va l’enfoncer, la raréfaction croissante d’un certain nombre de ressources naturelles critiques (dont le cuivre et le pétrole), l’aggravation de l’impact des dérèglements écologiques sur les infrastructures de la planète, la fragilité de la sphère financière toujours au bord de l’implosion… Compte tenu de la très forte corrélation entre croissance du PIB et croissance des émissions de CO2, il est d’ailleurs sans doute préférable, d’un point de vue écologique, que l’Europe ne connaisse pas de tels taux de croissance tant qu’elle n’aura pas effectué sa mue bas-carbone. Mais ces considérations échappent pour la plupart aux calculs de la Commission et n’ont nullement été évoquées lors des dernières négociations européennes : tous nos pays continuent de tabler sur des taux de croissance annuels proches de 2%. Emmanuel Macron a lui-même souligné à plusieurs reprises qu’il compte promouvoir une “écologie humaniste », ce qui, à ses yeux, signifie promouvoir la croissance du PIB.

    Or avec la règle fixée dans le plan de relance, l’UE sera empêchée de rembourser chaque année plus de 29,25 milliards d’euros (7,5 % de 390 milliards d’euros). Impossible donc pour l’UE de rembourser 390 milliards d’euros d’un seul coup, dans 30 ans. L’accord impose un remboursement non pas à maturité mais en cours d’emprunt, y compris sur des durées qui devront parfois être très courtes pour respecter la limite de 29,25 milliards d’euros annuels. Beaucoup d’emprunts seront donc à court terme. D’où la première échéance possible de remboursement dès 2028.

    Cette logique est directement opposée à ce qu’exige le bon sens : il fallait profiter des taux bas pour émettre le maximum de dettes possibles dans l’immédiat et les rembourser le plus tard possible. À défaut, cela va forcer la Commission à faire appel rapidement à des ressources pour rembourser. Ceci va donc réduire le temps dont nous disposons pour élaborer des ressources propres, par exemple sous forme de taxe environnementale sur le plastique ou de taxe carbone aux frontières, de taxe sur les GAFAM ou sur les transactions financières. Reprenons là encore notre édito du 12 avril dernier : « En outre, cette dette, même mutualisée, devrait être remboursée. Avec quelles ressources ? On imagine déjà la suite : de nouvelles taxes (ce qui pourrait être positif s’il s’agissait de taxes environnementales) ou, plus vraisemblablement, une augmentation de la contribution des États membres à l’UE, voire de l’austérité. Dans ce cas, ce que les États dépenseront pour rembourser la dette mutualisée, ils ne le dépenseront plus chez eux. Le jeu serait alors presque à somme nulle. ». Nous y sommes. L’accord obtenu à l’arrachée par les 27 n’offre aucune garantie que de nouvelles ressources fiscales propres seront levées et, en raccourcissant le calendrier des prochaines négociations, rend même plus improbable qu’elles le soient. Le plus vraisemblable est que l’essentiel de la nouvelle dette mutualisée soit remboursée de manière anticipée, non par une taxe environnementale mais par une augmentation de la contribution nationale. La Commission risque donc fort de se tourner vers les États dont la contribution pourra être augmentée de 0,6 % dans le cadre du remboursement du plan de relance. Et plus la durée des emprunts sera courte, plus vite la Commission devra piocher dans les contributions nationales, au risque de pousser les États membres à continuer de désinvestir. Le tout n’aura pas réussi à dépasser la somme des parties. C’était pourtant l’unique intérêt de toute l’opération.

     

    III. Un jeu perdant pour beaucoup…

     

    Dans le cas de la France, on ne voit pas l’intérêt d’une telle démission : nous aurions aussi bien pu emprunter à 30 ans (à 0,58 % au 22 juillet 2020 !) pour investir sans risquer une hausse de notre contribution nationale. Sans compter que celle-ci peut s’avérer potentiellement plus élevée que ce que nous allons percevoir en subventions puisque la France contribue pour 17% au budget de l’UE, ce qui représente 66 milliards des 390 milliards d’euros de subventions totales. En l’absence de nouvelles ressources propres, si la contribution nationale est le seul mode de financement de la dette européenne mutualisée, nous perdrons davantage en remboursements que ce que nous aurons gagné en subventions. Or, avec une chute du PIB national d’au moins – 10 % en 2020 et un probable doublement (voire triplement) du chômage, la France n’avait pas besoin de s’amputer elle-même de ses maigres marges de manoeuvre budgétaires.

    En apparence, toutefois, tout le monde n’est pas aussi désavantagé : avec près de 140 milliards d’aides dont 72 milliards de subventions, un pays comme l’Espagne peut se réjouir : elle recevra plus que ce qu’elle devra rembourser in fine. Il en ira de même pour l’Italie (82 milliards de subventions). Mais il y avait moyen de faire beaucoup mieux, sans pénaliser quiconque, par exemple en recourant à une annulation conditionnelle des dettes publiques détenues par la BCE, en échange d’investissements verts[3].

    Nous perdons sur un autre tableau encore, celui du budget européen. Il est pour le moins étonnant de constater que le prochain cadre financier pluriannuel (CFP – c’est-à-dire le budget européen) prévoit la somme de 1.073 milliards d’euros de dépenses pour la période 2021-2027, alors que le précédent CFP pour la période 2014-2020 prévoyait la somme de 1.100 milliards d’euros entre 2014 et 2020, soit 0,96% du revenu national brut (RNB)[4]. , Même si les effets à moyen terme de la pandémie sont encore inconnus, l’Europe est globalement plus riche en 2020 qu’en 2014. Or le budget de l’UE régresse (hors plan de « relance »)[5]. Des politiques qui nous étaient présentées comme absolument essentielles il y a quelques semaines ou quelques mois disparaissent ou sont réduites de manière radicale.

    Parlons tout d’abord du Green deal. Il y a fort à parier qu’il se dissolve simplement dans ce nouvel amas du Fonds de résilience. D’ores et déjà, certains pans disparaissent : le fonds InvestUE devait être doté de 30 milliards d’euros dans la proposition de la Commission, ce qui devait permettre de mobiliser au moins 279 milliards d’euros d’investissements privés par le biais de l’effet de levier. Il n’en reste plus que 5 milliards. Cela concerne aussi l’instrument de solvabilité, doté de 26 milliards d’euros, qui devait venir en aide aux entreprises en manque de fonds propres. La Commission nous dit pourtant que le besoin en fonds propres d’entreprises habituellement solvables pourrait atteindre 1.200 milliards d’euros en 2021. Il en va de même pour le Fonds de transition juste qui passe de 40 milliards d’euros à seulement 10 milliards, alors qu’il doit venir en appui aux régions touchées par la nécessaire réorientation de leur activité économique dans une optique écologique. Le coup est tout aussi dur pour la recherche : le programme « HorizonEU » est doté de 81 milliards d’euros, et non des 100 milliards d’abord escomptés, alors que notre retard numérique par exemple continue de se creuser. Même sort, enfin, pour l’Instrument de voisinage, de développement et de coopération internationale (NDICI) qui visait à soutenir l’action de l’UE dans le domaine du développement, de la coopération internationale et des politiques de voisinage, et auquel la Confédération syndicale internationale (CSI) et la Confédération européenne des syndicats (CES) étaient très attachées. Dit autrement, les besoins à court terme ont pris le pas sur l’avenir. Là encore, au lieu d’additionner, on réoriente et on abandonne. L’Europe se gargarise aujourd’hui d’avoir conclu un accord historique qui, en réalité, contribue un peu plus à sacrifier son avenir.

     

    IV. … mais une victoire du court-termisme dogmatique ?

     

    Mais tout n’est pas perdu pour tout le monde car les pays qui ont le plus bloqué un accord ambitieux sont également ceux qui obtiennent les plus gros rabais pour leur contribution à l’UE : le Danemark obtient un rabais supplémentaire de 377 millions d’euros, les Pays-Bas de 2 milliards d’euros (alors qu’ils possèdent le second excédent commercial de la zone euro derrière l’Allemagne), l’Autriche de 565 millions d’euros et la Suède de 1 069 millions d’euros. Prime à l’égoïsme et au court-termisme ?

    Ce qui frappe surtout c’est la pauvreté du résultat final. Tant d’énergie diplomatique dépensée pour si peu. Nous ne dirons pas que le jeu est à somme nulle : force est de constater qu’au lieu de s’enfoncer complètement dans la voie de l’austérité comme en 2008, les pays européens ont cette fois compris l’intérêt de mesures de « résilience », pour reprendre le lexique du document-cadre qui — par pudeur ? – n’ose pas parler ouvertement de « relance ». Ainsi que nous l’avons montré, toutefois, les sommes qui seront investies sont inférieures à ce qui aurait été nécessaire, même avant le confinement, pour mettre en œuvre une véritable politique de reconstruction écologique et sociale. Avec la crise du Covid-19, il n’est même pas certain qu’elles permettront de compenser les pertes et le recul de l’activité. Il n’y a donc malheureusement pas de quoi se réjouir : l’Europe met en oeuvre aujourd’hui, à petite échelle, ce qu’elle aurait dû faire en 2009. Nous sommes une fois encore en retard d’une bataille et, à nouveau, une réticence suicidaire à investir dans l’avenir de l’Europe semble l’emporter. Le mur de la dette, publique et surtout privée, se dresse toujours devant nous et continuera de rendre de plus en plus difficile de relever le défi, autrement plus sévère encore que la pandémie du Covid-19, du dérèglement écologique. Si, en 2070, 20 % des terres actuellement peuplées deviennent inhabitables[6], les bouleversements géopolitiques qui se préparent seront sans commune mesure avec ce que l’humanité a expérimenté depuis treize millénaires. Ce n’est pas en maquillant des astuces dérisoires de calendrier de remboursement de dette derrière la rhétorique du “sommet de la dernière chance” que nous préparons le corps social européen, déjà très durement éprouvé, à y faire face et que nous contribuons à permettre au monde d’échapper à un tel sort.

    Qui plus est, même pour les sommes qui seront investies grâce à l’accord européen qui vient d’être obtenu, une forme de surveillance idéologique a été renforcée, à rebours du dialogue démocratique sans lequel il n’y a pas d’Europe. Le Conseil européen a en effet prévu que les plans nationaux pour la reprise et la résilience seront évalués par la Commission dans les deux mois qui suivront leur présentation. Les critères de cohérence avec les recommandations par pays, ainsi que de renforcement du potentiel de croissance, de la création d’emplois et de la résilience économique et sociale de l’État membre seront donc étudiés de près, avant un vote à la majorité qualifiée sur proposition de la Commission. Le cas de la Hongrie[7] a été abondamment commenté et critiqué pour son obstination à réduire au maximum le processus de conditionnalité des aides au respect des principes et valeurs de l’Union (« rule to law »). Cet attachement légitime aux valeurs démocratiques contraste toutefois fermement avec le dogmatisme imposé en matière économique : une fois de plus, ce sont les recommandations idéologiques de l’UE en matière économique qui serviront de grille d’analyse pour juger la légitimité des investissements décidés par les États. Surtout, un État pourra saisir le Conseil s’il estime un autre pays coupable d’« écart grave » entre ce qu’il a présenté dans son plan et l’emploi effectif de l’argent obtenu. Les versements seraient alors gelés jusqu’à ce qu’une décision finale soit prise.Cet “emergency brake” est une concession importante à la demande néerlandaise d’instaurer un contrôle plus strict de l’emploi des fonds, qui n’est pas sans rappeler les errements de la troïka en Grèce. Le parlement européen, seule instance démocratique, est exclu des négociations, bien qu’il devra donner son accord en fin d’année. Espérons qu’il force le Conseil à revoir à la hausse ses ambitions et sache s’affranchir du dogme des règles de la concurrence qui interdisent toute politique industrielle sectorialisée.

    Notons toutefois ce qui pourrait être une bonne nouvelle pour l’avenir : la BCE dispose d’ores et déjà du droit d’acheter de la dette émise par les institutions européennes, avec une limitation à 50 % du volume globale de la dette. Au lieu ou en sus d’annuler tout ou partie de la dette des États membres qu’elle détient, elle pourrait donc aussi annuler la dette des institutions européennes au fur et à mesure de leur acquisition, afin de financer immédiatement des réinvestissements de même hauteur. Francfort pourrait commencer dès à présent avec les 750 milliards que nous allons emprunter sur les marchés.

    On nous rétorquera peut-être que l’annulation des dettes ressemble à une idée fixe de l’Institut Rousseau. Le fait est que l’annulation ou la monétisation sont des mesures de bon sens s’agissant de dettes que les Européens se doivent à eux-mêmes et qu’ils ont déjà payées aux marchés privés (en autorisant leur Banque Centrale à racheter ces titres de créance). Et ce sont probablement les seules mesures qui peuvent nous éviter la « japonisation » d’une Europe déflationniste.

    Le projet politique européen joue en ce moment sa survie. Les satisfecits qui suivent immanquablement les longues nuits de négociations européennes, ne masqueront pas longtemps la vérité, à savoir que 1) le désastre économique et social du sud de l’Europe n’est nullement résolu par cet accord, 2) le défi écologique ne pourra pas être relevé si notre continent en reste à de tels faux-semblants.

     

     

    [1] https://institut-rousseau.fr/coronabonds-helicoptere-monnaie-annulation-de-dettes-eviter-les-contre-verites-et-distinguer-lessentiel-de-laccessoire/

    [2] https://www.consilium.europa.eu/media/45125/210720-euco-final-conclusions-fr.pdf

    [3] https://www.alternatives-economiques.fr/annulation-de-dette-publique-possible-juridiquement-necessaire-economiqu/00092745

    [4] https://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/29/cadre-financier-pluriannuel

    [5] Le calcul est cependant rendu plus compliqué du fait que le Brexit entraîne une diminution de 14 milliards par an dans le budget.

    [6] https://www.pnas.org/content/117/21/11350

    [7] Dont le jeu diplomatique, financé par Pékin, a contribué à paralyser les négociations.

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