C’est sur une ligne de crête que nous avançons désormais. Sur ce chemin, les « premiers de corvées » ont été salués pour les risques pris pour assurer la continuité de la vie de la Nation. Quant aux « premiers de cordées », ils en appellent à notre sens des responsabilités.
La séquence de la sortie du confinement s’est ouverte au Parlement lorsque, tout en prorogeant l’état d’exception et les restrictions à nos libertés qui l’accompagnent, nos élus ont cherché à organiser l’atténuation de leur responsabilité pénale. Les maires ne veulent pas porter le chapeau des décisions prises par les ministres, lesquels bénéficient d’une justice d’exception pour les infractions commises pendant leur mandat : sur les quinze « juges » qui composent la Cour de justice de la République, douze sont des parlementaires. Les membres du gouvernement pourront toujours souligner qu’ils n’ont fait qu’exécuter une décision prise par celui qui marche devant, le chef de l’État, dont l’irresponsabilité pénale est constitutionnellement consacrée.
De ces débats, suintait une impression de décalage. D’autant que, dans le même temps, nos gouvernants s’attachaient à reconnaître la maturité du corps social, les citoyens ayant indéniablement fait preuve de cohésion, de discipline et de force morale.
Chacun a bien saisi les enjeux sanitaires et l’importance des mesures de distanciation physique. Il n’y avait nul besoin des milices de chasseurs de Seine-et-Marne, ni de tenir des propos infantilisants ou culpabilisateurs. Ceux du Préfet de police de Paris ont laissé des traces. Plutôt que des drones et des amendes, ce sont de tests, d’équipements de protection et d’informations fiables dont la population avait besoin.
Les sondages révèlent combien la confiance dans ceux que nous avons porté au pouvoir est abîmée par le constat de leur impréparation face à la crise, comme par la nature torve de leur discours sur les masques.
Si la confiance se nourrit de l’efficacité et de l’exemplarité, la responsabilité est le corollaire nécessaire du pouvoir. Et le pouvoir est actuellement exorbitant. Face à des circonstances inédites, nos gouvernants ont fait basculer notre droit tout entier dans un état d’exception.
Conçu par Hans Kelsen comme « un État dans lequel les normes juridiques sont hiérarchisées de telle sorte que sa puissance s’en trouve limitée », notre État de droit a été largement perturbé par la loi d’urgence du 23 mars 2020 qui est prorogée au moins jusqu’au 10 juillet. Jamais un état d’exception n’aura aussi massivement restreint nos libertés fondamentales. Or les droits humains sont si interdépendants que nul ne saurait, à la façon d’un mikado, extraire un droit, une liberté, sans faire bouger tous les autres.
Dans ce nouveau décor où la dérogation chasse la règle, notre liberté d’aller et venir a été massivement restreinte. La liberté de manifestation est suspendue. Les injures racistes et les discriminations se banalisent. Le droit au respect de la vie privée se trouve menacé par les projets de suivi numérique des personnes.
L’urgence est devenue un ciseau dans les mains de l’exécutif. Pourtant, le curseur des libertés n’est pas censé pouvoir s’abaisser sans que s’exerce un contrôle robuste du juge. Il lui revient de veiller à ce que la pleine puissance de l’État ne déborde des limites à ne pas franchir. C’est là la seconde condition de l’État de droit.
Sans surprise, nous assistons à une forte attente des citoyens vis-à-vis du contrôle juridictionnel. Les référés devant la justice administrative se multiplient, tandis que pas moins de 63 plaintes sont déjà déposées contre les ministres. Pourtant, la justice est sortie affaiblie du confinement.
Dans ce contexte, il y a une forme d’impudeur à déshabiller les contre-pouvoirs. Tandis que se raréfient nos espaces démocratiques, le pouvoir exécutif préfère recourir aux ordonnances et y voyager sans escorte. Le parlement est relégué à une fonction d’information et de contrôle. Dans un fond de sauce guerrier, la rhétorique du chef de l’État somme les oppositions de se joindre à l’union sacrée. Les corps intermédiaires, fragilisés, sont devenus peu audibles.
Que les gouvernants s’impatientent devant les lourdeurs des débats parlementaires et les entraves posées par le contrôle des magistrats de tous ordres, n’a rien de nouveau. Or, l’État de droit constitue un entrelacs de responsabilités où se dessinent les pleins et les déliés des procédures et mécanismes de contrôle. L’article 15 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen avait ainsi donné du sens à la transparence et à l’esprit de responsabilité : « La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration. »
Dans les espaces désertés par l’affaiblissement des contre-pouvoirs, s’élève, déjà puissante, la voix de la société civile pour rappeler que c’est à la source vive qu’il faut revenir, au tout premier message que les rédacteurs de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 nous ont laissé en héritage : « l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements ».
Les circonstances exceptionnelles que nous traversons ont conduit à la mise en place de pouvoirs exorbitants au prix d’une nouvelle érosion de nos libertés, elles commandent aussi de questionner l’existence d’une justice d’exception pour les membres du gouvernement. À tout le moins, une cour composée de jurés citoyens et présidée par un magistrat du siège, assisté de deux magistrats assesseurs, sur le modèle de la cour d’assises, serait davantage de nature à rappeler qu’entre le village et le château, le lien de confiance procède du sens des responsabilités, claires et assumées. Et que celui-ci ne saurait être à sens unique.