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Rousseau, la guerre et l’État dans les relations internationales.

Sommaire

    Rousseau, la guerre et l’État dans les relations internationales.

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    Rousseau, la guerre et l’État dans les relations internationales.

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    Sommaire

      Rousseau, la guerre et l’État dans les relations internationales.

      « J’ouvre les livres de droit et de morale, j’écoute les savants et les jurisconsultes et pénétré de leurs discours insinuants, je déplore les misères de la nature, j’admire la paix et la justice établies par l’ordre civil, je bénis la sagesse des institutions publiques et me console d’être homme en me voyant citoyen. Bien instruit de mes devoirs et de mon bonheur, je ferme le livre, sors de la classe, et regarde autour de moi ; je vois des peuples infortunés gémissants sous un joug de fer, le genre humain écrasé par une poignée d’oppresseurs, une force affamée, accablée de peine et de faim, dont le riche boit en paix le sang et les larmes, et partout le fort armé contre le faible du redoutable pouvoir des lois[1] ».

       

      La guerre, cœur tragique et intemporel des relations entre États, entre entités politiques, est également au centre des considérations rousseauistes sur l’État en tant qu’acteur des relations internationales. Si une théorie des relations internationales à proprement parler demeure un manque du corpus de Rousseau, qui ne put jamais construire un pendant de politique extérieure en bonne et due forme au Contrat social, de nombreux éléments disséminés dans son œuvre permettent de comprendre et d’évaluer les grands enjeux contemporains à l’aune de sa pensée.

      Dans son Extrait du Projet de Paix perpétuelle, dans son Jugement, dans son Que l’état de guerre naît de l’état social ou encore dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne ou dans son Projet de Constitution pour la Corse, il ressort une vraie préoccupation quant aux moyens d’atteindre la paix dans les relations internationales, c’est-à-dire essentiellement dans le cadre du continent européen, dans ses conflits internes comme avec des tierces parties, comme l’Empire ottoman.

      Deux siècles et demi, deux guerres mondiales, deux organisations internationales – la Société des Nations et l’Organisation des Nations unies – et une construction supranationale unique dans l’histoire de l’Humanité – l’Union européenne – plus tard, il serait aisé de rejeter les considérations rousseauistes comme inaptes à saisir la complexité d’un monde dont les États ne se font généralement plus la guerre pour résoudre leurs différends.

      La pensée rousseauiste sur les relations internationales a suscité une riche bibliographie et de nombreux commentaires, y compris dès le XVIIIe siècle sous la plume de Kant, principalement en raison de son aporie sur l’impossibilité de concilier l’expression de la volonté générale à l’intérieur d’un État et l’autonomie de cet État par rapport à un ordre international qui devrait s’imposer à lui pour être juridiquement crédible et créer les conditions d’une paix universelle.

      Rousseau et l’inévitabilité néfaste de la guerre

      L’insistance de Rousseau sur la question de l’inévitabilité de la guerre entre des États qui vivent « dans l’état de nature » et sont régis par leurs intérêts et leur sécurité propres a pu faire qu’on le désigne comme un des pères de l’école dite « réaliste ». Toutefois, cette classification est moins importante que les conclusions qu’il en tire, à savoir que la guerre et la force seront probablement utilisées par des États dont les princes ont des visées illimitées, en particulier ceux n’ayant pas de compte à rendre à leurs sujets. Dans ce cadre, la contribution principale de Rousseau est de réclamer, au-delà des réflexions sur les droits des gens, que les guerres soient a minima organisées, officielles et ne touchent pas les populations civiles. Cela est valable pour les conflits de son époque, pour d’innombrables conflits dans de multiples géographies et a fortiori pour les grands conflits de notre temps.

      Rousseau lui-même aurait sans doute dit d’un prince qui mènerait une « opération spéciale » sans déclarer la guerre de manière officielle qu’il était un « brigand » [2]. Il aurait, à juste titre, prédit les crimes de guerre, les massacres de civils qu’une guerre entre États, entre forces militaires constituées, devrait pourtant proscrire. Il aurait vu une telle guerre non déclarée pour ce qu’elle était : une manifestation de l’arbitraire d’un État puissant vis-à-vis d’un État plus faible, mû par l’esprit de conquête, et prêt à rechercher tout prétexte pour commencer les hostilités.

      De plus, s’il est vrai que Rousseau abhorre la guerre, il ne recule pas devant la nécessité militaire, devant l’engagement du citoyen à servir sa patrie. Selon lui, « tout homme doit être soldat pour la défense de sa liberté ; nul ne doit l’être pour envahir celle d’autrui » [3]. Il n’y a donc aucune ambiguïté rousseauiste sur les conflits contemporains. Comme il le rappelle parfaitement, le « droit de conquête […] n’a d’autre fondement que la loi du plus fort. Si la guerre ne donne point au vainqueur le droit de massacrer les peuples vaincus, ce droit qu’il n’a pas ne peut fonder celui de les asservir » [4].

      De plus, Rousseau montre bien que la logique de conquête est au cœur de la logique de l’État despotique : faire la guerre permet de manière certaine au tyran de se renforcer. Et pour les sujets d’un tel prince mû par l’esprit de conquête « on dira que le despote [leur] assure (…) la tranquillité civile ; soit : mais qu’y gagnent-ils, si les guerres que son ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les vexations de son ministère les désolent plus que ne feraient leurs dissensions ? Qu’y gagnent-ils, si cette tranquillité même est une de leurs misères ? On vit tranquille aussi dans les cachots : en est-ce assez pour s’y trouver bien ? Les Grecs enfermés dans l’antre du Cyclope y vivaient tranquilles, en attendant que leur tour vînt d’être dévorés » [5].

      Il ne faut pas se tromper, il n’existe pas de prétexte valable pour une guerre de conquête et les prétextes que se donnent les puissances pour déclencher des guerres non provoquées ne sont que des prétextes. Il n’y a pas de relation de cause à effet entre la décision d’un autocrate de lancer une guerre pour accroître l’emprise sur ses sujets et les affronts ou défis auxquels ce dernier est confronté.

      Rousseau et l’ordre international

      L’inévitabilité de la guerre et ses ressorts consubstantiels à l’état social font que Rousseau n’a pas d’espoir pour les projets de paix perpétuels décrits dans les réflexions de l’abbé Saint-Pierre. La Société des Nations, puis l’Organisation des Nations unies auraient été perçues comme des constructions utopiques, admirables, mais vérifiant ses théories sur l’impossibilité de faire respecter une quelconque loi internationale au regard des divergences d’intérêts entre les États les plus puissants. Rousseau, comme d’autres avant lui et après lui, avait anticipé les difficultés créées par la violation de la Charte des Nations unies par un État puissant, qui plus est un État membre permanent du Conseil de sécurité et disposant d’un droit de veto.

      Cette issue aurait été considérée comme condamnable mais absolument inévitable. De fait, en raison de la nature même des États, il n’existe pas de solution à l’équation des relations internationales, sauf dans le cas d’un hegemon incontesté à même de dissuader toute déviation de la loi internationale par la force. Mais alors, la paix ainsi obtenue ne serait que l’autre nom de la force d’un seul.

      Comme nous l’indiquions déjà dans une précédente contribution, sur Rousseau et le retour au local, le philosophe ne croit pas à la possibilité d’un « doux commerce » qui adoucirait les relations entre États au point de rendre la guerre inutile et non profitable. Le déséquilibre des besoins en tel ou tel domaine peut toujours conduire à un rapport de force dont l’issue prévisible est un conflit armé ou un conflit économique visant à résoudre un déséquilibre tel que perçu par un puissant qui a les moyens et la volonté de contester sa position de faiblesse conjoncturelle. Quoi qu’il en soit « le négoce de l’un étant libre et celui de l’autre forcé, le premier fera toujours la loi au second, rapport qui rompant l’équilibre ne peut faire un état solide et permanent »[6].

      La solution proposée est bien celle de l’indépendance, de l’autarcie, car comme il l’explique bien, « la nation la plus heureuse est celle qui peut le plus aisément se passer de toutes les autres, et que la plus florissante est celle dont les autres peuvent le moins se passer »[7]. Cependant, son analyse réaliste du contexte international l’amène à ne pas négliger la probabilité d’une conquête par une puissance voisine, devant laquelle l’autarcie n’a que peu de poids. L’idéal est de bâtir une nation difficile à conquérir, non par la puissance de ses armes mais par la force de son patriotisme dont la guérilla dissuadera l’agresseur. À défaut et en toute hypothèse, Rousseau évalue également favorablement le modèle des alliances défensives de petites républiques à travers l’Histoire.

      Rousseau et la solution confédérative

      Ainsi écrit Rousseau paraphrasant l’abbé de Saint-Pierre : « les Grecs eurent leurs Amphictyons, les Étrusques leurs Lucumonies, les Latins leurs féries, les Gaules leurs cités ; et les derniers soupirs de la Grèce devinrent encore illustres dans la Ligue achéenne. Mais nulle de ces confédérations n’approchèrent, pour la sagesse, de celle du corps germanique et de la ligue Helvétique, et des États généraux »[8]. Mais là où certains ont voulu cantonner la solution rousseauiste à une alliance de petits États, Rousseau remarque que « le gouvernement [confédératif] paraît d’ailleurs préférable à tout autre en ce qu’il comprend à la fois les grands et les petits États, qu’il est redoutable au dehors par sa puissance, que les lois y sont en vigueur, et qu’il est le seul propre à contenir également les sujets, les chefs et les étrangers »[9].

      La réflexion de Rousseau est actuelle car elle partage des points communs avec ce que nous appelons aujourd’hui Union européenne et qui, telle que nous la connaissons, est ce qui se rapproche le plus d’un projet pacifique d’États confédérés sur le continent européen, avec des institutions solides qui régulent les relations des États membres entre eux. Cela est d’autant plus vrai que l’Union européenne a marqué le début d’un période de paix sans précédent sur le continent européen. Sans prétendre assurer avec certitude quel type de structure interétatique le philosophe genevois aurait défendu, il est néanmoins possible de proposer quelques pistes.

      Les étapes successives de la construction européenne ont permis d’étendre et d’approfondir le projet européen, non sans créer de tensions entre les partisans d’un transfert de souveraineté vers l’Union européenne et ceux qui considèrent que les États doivent avoir le dernier mot. Tout en soutenant le principe d’une confédération pacifique, Rousseau aurait été de ces derniers. Si l’on se place au niveau des relations entre États au niveau de l’Union européenne, Rousseau aurait défendu la méthode intergouvernementale contre la méthode communautaire, qu’il aurait perçue comme un écrasement des volontés générales exprimées par les populations de chaque État. La méthode communautaire n’aurait pu être acceptable aux yeux de Rousseau probablement qu’à la condition d’un renforcement substantiel des mécanismes démocratiques sous-jacents et d’une transformation des peuples européens en un seul peuple à même de faire émerger une volonté générale pour lui-même.

      Il est aisé de comprendre comment une Union européenne rousseauiste aurait eu grand mal à dépasser la question des abandons de souveraineté, mais c’est sans doute parce que la nature même du projet n’aurait eu d’intérêt que dans le domaine de la protection des États confédérés contre une menace extérieure tangible. En ce sens, le principal souci de Rousseau aurait été de construire une politique étrangère et de sécurité commune robuste et profitable à l’ensemble des membres de la Confédération. Puisque la politique étrangère de sécurité commune (PESC) suit la méthode intergouvernementale, il est donc possible de considérer en première analyse que cette dernière passe le test rousseauiste d’une construction internationale qui respecte l’expression des volontés de chaque État sans empêcher la construction d’une dissuasion à l’égard des États tiers susceptibles de menacer l’existence des plus petits États de l’ensemble.

      Conclusion

      La pensée de Rousseau dans le domaine des relations internationales est incontestablement inachevée, sauf à considérer que le système philosophique général exposé dans le Contrat social conduit nécessairement à une aporie dans le domaine des relations internationales. Les principaux enseignements pour la période contemporaine sont pourtant clairs : le refus et la condamnation de la conquête, dont les ressorts sont nécessairement néfastes à la vie démocratique des États, l’impossibilité quasi-structurelle de parvenir à un ordre international aussi juste que durable et enfin la nécessité subséquente de construire des alliances défensives et dissuasives, fondées sur les valeurs et les intérêts communs, face aux ennemis extérieurs susceptibles de les menacer. En filigrane, c’est d’ailleurs bien la solution confédérative qui est le seul espoir d’un ordre international stabilisé par la force de la dissuasion qu’elle peut exercer.

      Si l’on choisit de suivre ces enseignements, la suite logique en est le renforcement de la posture défensive de l’Union européenne, l’accroissement de son autonomie stratégique et l’élargissement de la confédération aux États volontaires partageant nos valeurs et nos intérêts.

      [1] ROUSSEAU Jean-Jacques, Que l’état de guerre naît de l’état social. Œuvres complètes, Vol. III, Paris, la Pléiade, 1964, p. 608-609.

      [2] ROUSSEAU Jean-Jacques, Du Contrat social, Chapitre I.4

      [3] ROUSSEAU Jean-Jacques, Discours sur les Sciences et les Arts, Dernière réponse de J.-J. Rousseau au discours de M. Bordes, académicien de Lyon

      [4] ROUSSEAU Jean-Jacques, Du Contrat social, Chapitre I.4

      [5] Ibid.

      [6] ROUSSEAU Jean-Jacques, Projet de constitution pour la Corse, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. III, p. 899-950.

      [7] ROUSSEAU Jean-Jacques, Fragments politiques.

      [8] ROUSSEAU Jean-Jacques, Extrait du projet de paix perpétuelle de M. l’abbé de Saint-Pierre, 1761.

      [9] Ibid.

      Publié le 4 septembre 2024

      Rousseau, la guerre et l’État dans les relations internationales.

      Auteurs

      Matthieu Abgrall
      Docteur en histoire ancienne, diplômé de l'Université de Stanford.

      « J’ouvre les livres de droit et de morale, j’écoute les savants et les jurisconsultes et pénétré de leurs discours insinuants, je déplore les misères de la nature, j’admire la paix et la justice établies par l’ordre civil, je bénis la sagesse des institutions publiques et me console d’être homme en me voyant citoyen. Bien instruit de mes devoirs et de mon bonheur, je ferme le livre, sors de la classe, et regarde autour de moi ; je vois des peuples infortunés gémissants sous un joug de fer, le genre humain écrasé par une poignée d’oppresseurs, une force affamée, accablée de peine et de faim, dont le riche boit en paix le sang et les larmes, et partout le fort armé contre le faible du redoutable pouvoir des lois[1] ».

       

      La guerre, cœur tragique et intemporel des relations entre États, entre entités politiques, est également au centre des considérations rousseauistes sur l’État en tant qu’acteur des relations internationales. Si une théorie des relations internationales à proprement parler demeure un manque du corpus de Rousseau, qui ne put jamais construire un pendant de politique extérieure en bonne et due forme au Contrat social, de nombreux éléments disséminés dans son œuvre permettent de comprendre et d’évaluer les grands enjeux contemporains à l’aune de sa pensée.

      Dans son Extrait du Projet de Paix perpétuelle, dans son Jugement, dans son Que l’état de guerre naît de l’état social ou encore dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne ou dans son Projet de Constitution pour la Corse, il ressort une vraie préoccupation quant aux moyens d’atteindre la paix dans les relations internationales, c’est-à-dire essentiellement dans le cadre du continent européen, dans ses conflits internes comme avec des tierces parties, comme l’Empire ottoman.

      Deux siècles et demi, deux guerres mondiales, deux organisations internationales – la Société des Nations et l’Organisation des Nations unies – et une construction supranationale unique dans l’histoire de l’Humanité – l’Union européenne – plus tard, il serait aisé de rejeter les considérations rousseauistes comme inaptes à saisir la complexité d’un monde dont les États ne se font généralement plus la guerre pour résoudre leurs différends.

      La pensée rousseauiste sur les relations internationales a suscité une riche bibliographie et de nombreux commentaires, y compris dès le XVIIIe siècle sous la plume de Kant, principalement en raison de son aporie sur l’impossibilité de concilier l’expression de la volonté générale à l’intérieur d’un État et l’autonomie de cet État par rapport à un ordre international qui devrait s’imposer à lui pour être juridiquement crédible et créer les conditions d’une paix universelle.

      Rousseau et l’inévitabilité néfaste de la guerre

      L’insistance de Rousseau sur la question de l’inévitabilité de la guerre entre des États qui vivent « dans l’état de nature » et sont régis par leurs intérêts et leur sécurité propres a pu faire qu’on le désigne comme un des pères de l’école dite « réaliste ». Toutefois, cette classification est moins importante que les conclusions qu’il en tire, à savoir que la guerre et la force seront probablement utilisées par des États dont les princes ont des visées illimitées, en particulier ceux n’ayant pas de compte à rendre à leurs sujets. Dans ce cadre, la contribution principale de Rousseau est de réclamer, au-delà des réflexions sur les droits des gens, que les guerres soient a minima organisées, officielles et ne touchent pas les populations civiles. Cela est valable pour les conflits de son époque, pour d’innombrables conflits dans de multiples géographies et a fortiori pour les grands conflits de notre temps.

      Rousseau lui-même aurait sans doute dit d’un prince qui mènerait une « opération spéciale » sans déclarer la guerre de manière officielle qu’il était un « brigand » [2]. Il aurait, à juste titre, prédit les crimes de guerre, les massacres de civils qu’une guerre entre États, entre forces militaires constituées, devrait pourtant proscrire. Il aurait vu une telle guerre non déclarée pour ce qu’elle était : une manifestation de l’arbitraire d’un État puissant vis-à-vis d’un État plus faible, mû par l’esprit de conquête, et prêt à rechercher tout prétexte pour commencer les hostilités.

      De plus, s’il est vrai que Rousseau abhorre la guerre, il ne recule pas devant la nécessité militaire, devant l’engagement du citoyen à servir sa patrie. Selon lui, « tout homme doit être soldat pour la défense de sa liberté ; nul ne doit l’être pour envahir celle d’autrui » [3]. Il n’y a donc aucune ambiguïté rousseauiste sur les conflits contemporains. Comme il le rappelle parfaitement, le « droit de conquête […] n’a d’autre fondement que la loi du plus fort. Si la guerre ne donne point au vainqueur le droit de massacrer les peuples vaincus, ce droit qu’il n’a pas ne peut fonder celui de les asservir » [4].

      De plus, Rousseau montre bien que la logique de conquête est au cœur de la logique de l’État despotique : faire la guerre permet de manière certaine au tyran de se renforcer. Et pour les sujets d’un tel prince mû par l’esprit de conquête « on dira que le despote [leur] assure (…) la tranquillité civile ; soit : mais qu’y gagnent-ils, si les guerres que son ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les vexations de son ministère les désolent plus que ne feraient leurs dissensions ? Qu’y gagnent-ils, si cette tranquillité même est une de leurs misères ? On vit tranquille aussi dans les cachots : en est-ce assez pour s’y trouver bien ? Les Grecs enfermés dans l’antre du Cyclope y vivaient tranquilles, en attendant que leur tour vînt d’être dévorés » [5].

      Il ne faut pas se tromper, il n’existe pas de prétexte valable pour une guerre de conquête et les prétextes que se donnent les puissances pour déclencher des guerres non provoquées ne sont que des prétextes. Il n’y a pas de relation de cause à effet entre la décision d’un autocrate de lancer une guerre pour accroître l’emprise sur ses sujets et les affronts ou défis auxquels ce dernier est confronté.

      Rousseau et l’ordre international

      L’inévitabilité de la guerre et ses ressorts consubstantiels à l’état social font que Rousseau n’a pas d’espoir pour les projets de paix perpétuels décrits dans les réflexions de l’abbé Saint-Pierre. La Société des Nations, puis l’Organisation des Nations unies auraient été perçues comme des constructions utopiques, admirables, mais vérifiant ses théories sur l’impossibilité de faire respecter une quelconque loi internationale au regard des divergences d’intérêts entre les États les plus puissants. Rousseau, comme d’autres avant lui et après lui, avait anticipé les difficultés créées par la violation de la Charte des Nations unies par un État puissant, qui plus est un État membre permanent du Conseil de sécurité et disposant d’un droit de veto.

      Cette issue aurait été considérée comme condamnable mais absolument inévitable. De fait, en raison de la nature même des États, il n’existe pas de solution à l’équation des relations internationales, sauf dans le cas d’un hegemon incontesté à même de dissuader toute déviation de la loi internationale par la force. Mais alors, la paix ainsi obtenue ne serait que l’autre nom de la force d’un seul.

      Comme nous l’indiquions déjà dans une précédente contribution, sur Rousseau et le retour au local, le philosophe ne croit pas à la possibilité d’un « doux commerce » qui adoucirait les relations entre États au point de rendre la guerre inutile et non profitable. Le déséquilibre des besoins en tel ou tel domaine peut toujours conduire à un rapport de force dont l’issue prévisible est un conflit armé ou un conflit économique visant à résoudre un déséquilibre tel que perçu par un puissant qui a les moyens et la volonté de contester sa position de faiblesse conjoncturelle. Quoi qu’il en soit « le négoce de l’un étant libre et celui de l’autre forcé, le premier fera toujours la loi au second, rapport qui rompant l’équilibre ne peut faire un état solide et permanent »[6].

      La solution proposée est bien celle de l’indépendance, de l’autarcie, car comme il l’explique bien, « la nation la plus heureuse est celle qui peut le plus aisément se passer de toutes les autres, et que la plus florissante est celle dont les autres peuvent le moins se passer »[7]. Cependant, son analyse réaliste du contexte international l’amène à ne pas négliger la probabilité d’une conquête par une puissance voisine, devant laquelle l’autarcie n’a que peu de poids. L’idéal est de bâtir une nation difficile à conquérir, non par la puissance de ses armes mais par la force de son patriotisme dont la guérilla dissuadera l’agresseur. À défaut et en toute hypothèse, Rousseau évalue également favorablement le modèle des alliances défensives de petites républiques à travers l’Histoire.

      Rousseau et la solution confédérative

      Ainsi écrit Rousseau paraphrasant l’abbé de Saint-Pierre : « les Grecs eurent leurs Amphictyons, les Étrusques leurs Lucumonies, les Latins leurs féries, les Gaules leurs cités ; et les derniers soupirs de la Grèce devinrent encore illustres dans la Ligue achéenne. Mais nulle de ces confédérations n’approchèrent, pour la sagesse, de celle du corps germanique et de la ligue Helvétique, et des États généraux »[8]. Mais là où certains ont voulu cantonner la solution rousseauiste à une alliance de petits États, Rousseau remarque que « le gouvernement [confédératif] paraît d’ailleurs préférable à tout autre en ce qu’il comprend à la fois les grands et les petits États, qu’il est redoutable au dehors par sa puissance, que les lois y sont en vigueur, et qu’il est le seul propre à contenir également les sujets, les chefs et les étrangers »[9].

      La réflexion de Rousseau est actuelle car elle partage des points communs avec ce que nous appelons aujourd’hui Union européenne et qui, telle que nous la connaissons, est ce qui se rapproche le plus d’un projet pacifique d’États confédérés sur le continent européen, avec des institutions solides qui régulent les relations des États membres entre eux. Cela est d’autant plus vrai que l’Union européenne a marqué le début d’un période de paix sans précédent sur le continent européen. Sans prétendre assurer avec certitude quel type de structure interétatique le philosophe genevois aurait défendu, il est néanmoins possible de proposer quelques pistes.

      Les étapes successives de la construction européenne ont permis d’étendre et d’approfondir le projet européen, non sans créer de tensions entre les partisans d’un transfert de souveraineté vers l’Union européenne et ceux qui considèrent que les États doivent avoir le dernier mot. Tout en soutenant le principe d’une confédération pacifique, Rousseau aurait été de ces derniers. Si l’on se place au niveau des relations entre États au niveau de l’Union européenne, Rousseau aurait défendu la méthode intergouvernementale contre la méthode communautaire, qu’il aurait perçue comme un écrasement des volontés générales exprimées par les populations de chaque État. La méthode communautaire n’aurait pu être acceptable aux yeux de Rousseau probablement qu’à la condition d’un renforcement substantiel des mécanismes démocratiques sous-jacents et d’une transformation des peuples européens en un seul peuple à même de faire émerger une volonté générale pour lui-même.

      Il est aisé de comprendre comment une Union européenne rousseauiste aurait eu grand mal à dépasser la question des abandons de souveraineté, mais c’est sans doute parce que la nature même du projet n’aurait eu d’intérêt que dans le domaine de la protection des États confédérés contre une menace extérieure tangible. En ce sens, le principal souci de Rousseau aurait été de construire une politique étrangère et de sécurité commune robuste et profitable à l’ensemble des membres de la Confédération. Puisque la politique étrangère de sécurité commune (PESC) suit la méthode intergouvernementale, il est donc possible de considérer en première analyse que cette dernière passe le test rousseauiste d’une construction internationale qui respecte l’expression des volontés de chaque État sans empêcher la construction d’une dissuasion à l’égard des États tiers susceptibles de menacer l’existence des plus petits États de l’ensemble.

      Conclusion

      La pensée de Rousseau dans le domaine des relations internationales est incontestablement inachevée, sauf à considérer que le système philosophique général exposé dans le Contrat social conduit nécessairement à une aporie dans le domaine des relations internationales. Les principaux enseignements pour la période contemporaine sont pourtant clairs : le refus et la condamnation de la conquête, dont les ressorts sont nécessairement néfastes à la vie démocratique des États, l’impossibilité quasi-structurelle de parvenir à un ordre international aussi juste que durable et enfin la nécessité subséquente de construire des alliances défensives et dissuasives, fondées sur les valeurs et les intérêts communs, face aux ennemis extérieurs susceptibles de les menacer. En filigrane, c’est d’ailleurs bien la solution confédérative qui est le seul espoir d’un ordre international stabilisé par la force de la dissuasion qu’elle peut exercer.

      Si l’on choisit de suivre ces enseignements, la suite logique en est le renforcement de la posture défensive de l’Union européenne, l’accroissement de son autonomie stratégique et l’élargissement de la confédération aux États volontaires partageant nos valeurs et nos intérêts.

      [1] ROUSSEAU Jean-Jacques, Que l’état de guerre naît de l’état social. Œuvres complètes, Vol. III, Paris, la Pléiade, 1964, p. 608-609.

      [2] ROUSSEAU Jean-Jacques, Du Contrat social, Chapitre I.4

      [3] ROUSSEAU Jean-Jacques, Discours sur les Sciences et les Arts, Dernière réponse de J.-J. Rousseau au discours de M. Bordes, académicien de Lyon

      [4] ROUSSEAU Jean-Jacques, Du Contrat social, Chapitre I.4

      [5] Ibid.

      [6] ROUSSEAU Jean-Jacques, Projet de constitution pour la Corse, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. III, p. 899-950.

      [7] ROUSSEAU Jean-Jacques, Fragments politiques.

      [8] ROUSSEAU Jean-Jacques, Extrait du projet de paix perpétuelle de M. l’abbé de Saint-Pierre, 1761.

      [9] Ibid.

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