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Éduquer la volonté : Rousseau, penseur actuel du consentement

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      Éduquer la volonté : Rousseau, penseur actuel du consentement

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      Faire de Rousseau un penseur du consentement : voilà qui paraît une contradiction dans les termes. N’a t-il pas déclaré que l’acceptation d’un acte sexuel peut se « lire dans les yeux… malgré le refus de la bouche » (Lettre à d’Alembert) ? L’Émile affirme également que « la bouche dit toujours non, et doit le dire ; mais l’accent qu’elle y joint n’est pas toujours le même » et que « cet accent ne sait point mentir. » Cette dernière phrase, choisie par Manon Garcia en épigraphe de La Conversation des sexes, paraît bien ambiguë : n’est-ce pas là en réalité ouvrir la voie à tous les abus ? La qualité d’un « accent » reste invérifiable. Tout prédateur pourrait prétendre avoir entendu « l’accent » du « oui » dans le « non » le plus clair.
      Le procès de Rousseau ne semble donc plus à faire. Et pourtant, si l’on veut comprendre profondément les développements les plus récents du féminisme, et les interventions qui, de Vanessa Springora en 2020 à Judith Godrèche en 2024, ont réveillé la conscience d’une société entière, il faut, sans doute, en revenir à lui. Mais pour cela il ne faut pas oublier que l’auteur de la Lettre à d’Alembert et de l’Émile est aussi celui du Contrat social.

      Le problème : les mœurs et l’opinion

      Rappelons d’abord le retournement qui a eu lieu depuis #Metoo en 2016.  Là où la révolution sexuelle des années 1970 prônait une sexualité débridée comme voie de l’émancipation, le débat public de ces dernières années a mis en lumière la part d’ombre de ces pratiques. L’injonction de la jouissance réduit les femmes à n’être rien de plus que des « consommatrices du sexe », comme le dit si bien Alice Zeniter dans quelques pages lumineuses de L’Art de perdre. Ce même danger est déjà résumé dans le mot terrible que Laclos prête, dans Les Liaisons dangereuses, à son personnage la marquise de Merteuil : elle désigne une jeune fille de quinze ans, comme une « machine à plaisir ».
      L’aliénation qui résulte d’une initiation sexuelle imposée et prématurée a été exposée par plusieurs œuvres retentissantes : Le Consentement de Vanessa Springora (2020), La Famiglia grande de Camille Kouchner (2021), Triste tigre de Neige Sinno (2023). À ces ouvrages que l’on aurait, il n’y a encore que dix ans, balayés d’un revers de main comme rabat- joie et peine-à-jouir, #Metoo a enfin donné l’audience qu’ils méritent. L’idée du consentement semble désormais primer sur celle de jouissance – en tous cas dans l’opinion majoritaire de la sphère médiatique éclairée, ou qui se croit telle. Car, dans le quotidien de la majorité de la population, la domination des sites de rencontre et pornographiques donne lieu à une réalité assez différente.
      C’est bien là un problème majeur : la surmédiatisation des « affaires » Matzneff, Duhamel, Jacquot, n’empêche en rien la détérioration des rapports hommes-femmes. Le rapport annuel 2023 du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes dresse un constat sans appel : loin de reculer, le sexisme s’aggrave, surtout chez les jeunes générations – comme en témoigne l’augmentation de 21% du nombre des victimes de violences conjugales entre 2020 et 2021. Le martelage médiatique ne suffit donc pas.
      Alors, que faire ? Comment inscrire dans la réalité des mœurs la prise de conscience de l’opinion ? C’est là que Rousseau peut nous être utile.

      Rousseau, inventeur du consentement sexuel ?

      Il faut tout d’abord rappeler un point qui mérite d’être souligné : Rousseau, quoique misogyne notoire, est un des rares auteurs classiques à employer le terme de « consentement » dans le sens aujourd’hui courant de consentement sexuel. Je dis ici « un des rares » par simple prudence, parce que l’énormité du corpus rend la vérification difficile, mais, de fait, aucun autre auteur de son époque ou des précédentes n’est connu pour un usage similaire. Il n’est donc pas impossible que Rousseau soit le seul de ses contemporains, et le premier dans l’histoire de la pensée, à transférer explicitement le concept politique de consentement dans le domaine de la sexualité. (À titre de comparaison, Diderot par exemple dans l’Encyclopédie propose une définition générale du consentement sans allusion à la sexualité).
      Rousseau définit en effet l’acte sexuel comme « le plus libre et le plus doux de tous les actes ». Cette expression remarquable de l’Émile est déjà amplement commentée, à la suite de Patrick Hochart, par Claude Habib dans son ouvrage Le Consentement amoureux (1997). À juste titre, elle souligne la radicalité de l’érotique de Rousseau, à ses yeux égalée seulement par celle de Platon : en forgeant des liens durables par-delà une différence irréductible, l’amour conjugal profond constitue le ciment d’une démocratie nouvelle où liberté et égalité peuvent se réaliser sans avoir besoin de recourir au patriotisme féroce des cités antiques. Cependant, Claude Habib ne reconnaît pas que cette perméabilité entre privé et public puisse également fonctionner dans l’autre sens – le modèle civique donnant l’image de l’égalité dans la relation amoureuse. « Les rapports homme-femme ne sont pas régis par les droits de l’homme », affirme-t-elle. Selon elle, si Rousseau reconnaît que les femmes éprouvent du désir, il serait insensé de penser ce désir en termes d’une volonté qui pourrait s’exprimer par oui ou non : « Présenter le désir féminin comme une volonté, c’est une image sommaire, et bonne pour les enfants. »
      C’est oublier la formulation étonnante employée par Rousseau dans la Lettre àd’Alembert : « Ce n’est pas encore assez d’être aimé ; les désirs partagés ne donnent pas seuls le droit de les satisfaire ; il faut de plus le consentement de la volonté » (je souligne). Cette fameuse note si souvent incriminée évoque, comme nous l’avons rappelé au début de cet article, le « consentement tacite » que l’homme devrait savoir « lire » dans les manières de la femme lorsqu’elle ne dispose pas de la liberté de dire « oui » : « le lire dans les yeux, le voir dans les manières, malgré le refus de la bouche, c’est l’art de celui qui sait aimer. » Il revient donc aux hommes de supporter les conséquences d’un ordre inégalitaire bâti à leur profit : tant que les femmes ne disposeront pas d’une liberté d’expression pleine et entière, les hommes pourront être tenus pour responsables de les avoir mal comprises. Bien sûr, cela n’efface pas tout risque ni toute ambiguïté : où finit la compréhension intime de la complicité physique, qui peut se passer de paroles ? Où commence la manipulation, le gaslighting qui consiste, selon le titre du bel ouvrage récent d’Hélène Frappat, à « faire taire les femmes » en dépréciant systématiquement ce qu’elles disent ?
      C’est sur ce point que nous avons beaucoup à apprendre de Rousseau. Il ne suffit pas que la femme clame haut et fort son envie de « jouir sans entraves ». Encore faut-il s’assurer que les formes de cette jouissance ne lui sont point imposées, et que son désir même ne soit pas le résultat d’une manipulation. Ici il faut revenir sur cette expression frappante de « consentement de la volonté ». « Le cœur accorde en vain ce que la volonté refuse » : la femme peut donc avoir ses raisons pour ne pas céder, même si elle est amoureuse – on pense bien sûr à la princesse de Clèves, que Jennifer Tamas met magnifiquement en lumière dans son récent ouvrage Au NON des femmes (2023), et dont il faut rappeler qu’elle fut un des modèles avoués de La Nouvelle Héloïse.

      Désir et volonté : comment sortir de la manipulation

      Mais ce désaccord possible entre désir et volonté ouvre également une possibilité plus sinistre. Si l’on peut, par désir de préserver sa liberté, volontairement refuser de satisfaire son désir, l’inverse est également vrai : si elle n’est pas suffisamment consciente d’elle-même, la volonté peut s’exercer sur un objet qui ne parle pas au cœur. Par ignorance de soi, par imitation des autres, sous l’effet d’une manipulation, on peut choisir un partenaire pour lequel on n’éprouve aucun désir sincère.
      C’est ce que montrent les histoires de Vanessa Springora et de Judith Godrèche. Certes, elles ont revendiqué, à quinze ans, de vivre des liaisons asymétriques qu’elles dénoncent ensuite avec le recul de plusieurs décennies : lorsqu’on ne connaît rien à la sexualité féminine ni à la situation des femmes dans la société actuelle, on peut trouver cela trop facile. Mais, comme l’a bien dit Godrèche sur le plateau de « Quotidien », « à quatorze ans, le consentement n’existe pas » – c’est également l’enjeu même de l’ouvrage de Springora : comment gagne-t-on les moyens émotionnels et intellectuels de consentir à sa propre sexualité ?
      La fiction nous offre une illustration parfaite du problème dans L’amie prodigieuse d’Elena Ferrante. La narratrice, Lenù, voit à douze ans, un soir de vacances, le père du garçon dont elle est amoureuse surgir dans sa chambre et provoquer par attouchement « un accès de plaisir contre [sa] volonté ». Lorsque, quelques années plus tard, elle perd à dix-huit ans sa virginité avec le même homme un soir de tristesse et de solitude, certes, elle consent sur le moment. Mais il lui faudra plusieurs années de recul pour comprendre que cette première expérience avait été « dégradante » – au point que, lorsqu’elle cherche à mettre par écrit ce qu’elle a vécu, cela provoque en elle « de longues crises de larmes ».
      Comment donc cela est-il possible ? Comment peut-on vouloir quelque chose – ou quelqu’un – dont on n’a pas envie ? À quel degré d’aliénation faut-il être parvenu pour se dégrader volontairement ? Est-ce du mimétisme, une curiosité autodestructrice, un défaut d’éducation ? C’est précisément sur ce point que la pensée de Rousseau nous est précieuse – à condition de se tourner vers son œuvre politique. On sait que le concept de « volonté générale » est central dans Du Contrat social. Mais, contrairement à ce qu’affirme une lecture courante et superficielle, la « volonté générale » du peuple n’est pas ce qu’il plaît à un leader de proclamer. Comme le montre le début du livre IV, le mécanisme de la tyrannie consiste à manipuler les volontés des citoyens afin de leur faire servir les intérêts du plus puissant sous couvert de respecter la volonté générale. Tout le problème de la politique selon Rousseau est donc l’accord entre l’intérêt et la volonté : comment puis-je vouloir ce qui m’intéresse réellement (dans les deux sens du terme : ce qui m’apporte un bénéfice réel, et ce qui me touche ou m’émeut) ? Comment puis-je être amené à discerner où réside mon véritable intérêt ?
      La volonté se trouve en effet aisément manipulée parce que le désir, comme le montre la seconde partie du second Discours sur l’origine de l’inégalité, se construit mimétiquement, par imitation des préférences de nos semblables. Suivant une formule marquante du chapitre « De l’état civil » du Contrat social, si la liberté consiste en « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite », « l’impulsion du seul appétit est esclavage ». Elle l’est doublement : suivre aveuglément les aléas de ses désirs, ce n’est pas seulement se laisser aller à une règle sans direction, c’est surtout, le plus souvent, suivre en réalité les prescriptions dictées par le collectif. L’insouciance apparente de la jouissance sans entrave est peut-être bien le plus véridique visage de la discipline totalitaire – ce qu’ont bien compris les prédateurs qui s’en réclament pour appâter leurs proies.
      Est-ce si difficile de transposer ce modèle politique aux relations entre les sexes, et surtout à l’idée que se font les femmes de leur propre désir ? À l’échelle individuelle, il est relativement aisé de nous faire vouloir ce dont, en réalité, nous n’avons pas envie ; parce que la volonté s’apprend. Mais alors une éducation adéquate peut nous mettre sur le chemin de la vraie liberté, en réconciliant désir, volonté et dignité.

      Conclusion

      Parce qu’il formule le désir en termes de volonté, Rousseau offre un puissant correctif contre ceux qui, à l’instar de Michel Foucault en son temps, prétendent que même les enfants ont les moyens de consentir à un acte sexuel (!). Le point aveugle de cette thèse aberrante est de ne pas reconnaître que l’intelligence a besoin de temps pour se former, de croire qu’elle descend directement toute armée du ciel des idées dans l’esprit du sujet individuel. En dehors de la pédophilie, dans le cas des relations entre adultes et adolescents, on a parfois entendu qu’il ne s’agirait pas d’abus sexuels sous prétexte d’un consentement verbal. Mais on voit combien il serait absurde de minimiser la violence de ces situations en prétendant qu’il s’agit d’un rite de passage, de mauvaises expériences désagréables mais nécessaires à la formation du sujet. Que gagne-t-on à n’exister que comme objet du désir d’un plus puissant que soi ? Faut-il encourir le risque d’être anéanti pour obtenir le droit de vivre ? Est-ce vraiment là l’éducation morale qui convient dans une démocratie moderne ?
      Nous voici donc ramenés à la fameuse question : que faire ? Il ne s’agit pas, bien sûr, de prétendre que Rousseau détient « la » solution miracle au problème. Mais on peut trouver chez lui une contribution décisive aux débats actuels sur le consentement : il faut sortir de la dénonciation immédiate et des « affaires » à sensation pour œuvrer au long cours sur l’éducation de la volonté. À l’école par exemple, multiplier les journées, les actions, les événements, les campagnes ponctuelles contre le harcèlement ou le sexisme n’est pas entièrement inutile – mais cela ne saurait remplacer le travail nécessaire sur le long terme. Il faudrait même veiller à ce que ces initiatives ne masquent pas la gravité des enjeux sous des formules faciles. Si l’éducation des filles doit être particulièrement soignée sur ce point, celle des garçons ne peut pas être en reste : il n’est pas inutile de leur montrer que leur intérêt profond ne réside pas dans le paradigme commercial de la jouissance éphémère. Il en va de la responsabilité morale des enseignants, et surtout des parents, d’apprendre aux enfants dont ils ont la charge une économie qui n’impose pas la satisfaction du désir immédiat comme modèle dominant de la vie privée. On aurait tort cependant de croire que cette éducation doive s’arrêter avec l’enfance – tout au long de la vie, on ferait bien de prendre de temps en temps ses distances avec les images qui nous sont continuellement offertes en satisfaction de nos envies.
      Enfin, et surtout, il ne faut pas oublier le volet légal et juridique de la question. Tous les efforts pour ramener la question du consentement au centre des débats publics resteront vains si sa violation demeure légèrement punie. Quel lecteur de Triste tigre peut ne pas sortir écœuré de sa lecture en apprenant que le beau-père pédophile n’a passé que cinq ans en prison ? Rappelons ici un des plus profonds préceptes du Contrat social : « C’est précisément parce que la force des choses tend toujours à détruire l’égalité, que la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir. »
      Ce qui est vrai en économie l’est aussi, et peut-être plus encore, en matière d’égalité des sexes. Il ne s’agit pas de faire de Rousseau un féministe, ce qu’il n’est pas. Mais sa pensée nous permet de construire ce qu’il n’aurait pu concevoir : des femmes dont la liberté réside dans la conscience de leur propre valeur plutôt que dans le gaspillage de soi. À ces conditions, la conversation entre les sexes peut fournir à notre société le moteur affectif indispensable à toute démocratie digne de ce nom.

      Publié le 25 août 2024

      Éduquer la volonté : Rousseau, penseur actuel du consentement

      Auteurs

      Flora Champy

      Flora Champy est professeur associé à l’université de Princeton, spécialiste de Rousseau et des Lumières. Ancienne élève de l’École Normale Supérieure, elle est agrégée de lettres classiques et docteur en littérature française.

      Faire de Rousseau un penseur du consentement : voilà qui paraît une contradiction dans les termes. N’a t-il pas déclaré que l’acceptation d’un acte sexuel peut se « lire dans les yeux… malgré le refus de la bouche » (Lettre à d’Alembert) ? L’Émile affirme également que « la bouche dit toujours non, et doit le dire ; mais l’accent qu’elle y joint n’est pas toujours le même » et que « cet accent ne sait point mentir. » Cette dernière phrase, choisie par Manon Garcia en épigraphe de La Conversation des sexes, paraît bien ambiguë : n’est-ce pas là en réalité ouvrir la voie à tous les abus ? La qualité d’un « accent » reste invérifiable. Tout prédateur pourrait prétendre avoir entendu « l’accent » du « oui » dans le « non » le plus clair.
      Le procès de Rousseau ne semble donc plus à faire. Et pourtant, si l’on veut comprendre profondément les développements les plus récents du féminisme, et les interventions qui, de Vanessa Springora en 2020 à Judith Godrèche en 2024, ont réveillé la conscience d’une société entière, il faut, sans doute, en revenir à lui. Mais pour cela il ne faut pas oublier que l’auteur de la Lettre à d’Alembert et de l’Émile est aussi celui du Contrat social.

      Le problème : les mœurs et l’opinion

      Rappelons d’abord le retournement qui a eu lieu depuis #Metoo en 2016.  Là où la révolution sexuelle des années 1970 prônait une sexualité débridée comme voie de l’émancipation, le débat public de ces dernières années a mis en lumière la part d’ombre de ces pratiques. L’injonction de la jouissance réduit les femmes à n’être rien de plus que des « consommatrices du sexe », comme le dit si bien Alice Zeniter dans quelques pages lumineuses de L’Art de perdre. Ce même danger est déjà résumé dans le mot terrible que Laclos prête, dans Les Liaisons dangereuses, à son personnage la marquise de Merteuil : elle désigne une jeune fille de quinze ans, comme une « machine à plaisir ».
      L’aliénation qui résulte d’une initiation sexuelle imposée et prématurée a été exposée par plusieurs œuvres retentissantes : Le Consentement de Vanessa Springora (2020), La Famiglia grande de Camille Kouchner (2021), Triste tigre de Neige Sinno (2023). À ces ouvrages que l’on aurait, il n’y a encore que dix ans, balayés d’un revers de main comme rabat- joie et peine-à-jouir, #Metoo a enfin donné l’audience qu’ils méritent. L’idée du consentement semble désormais primer sur celle de jouissance – en tous cas dans l’opinion majoritaire de la sphère médiatique éclairée, ou qui se croit telle. Car, dans le quotidien de la majorité de la population, la domination des sites de rencontre et pornographiques donne lieu à une réalité assez différente.
      C’est bien là un problème majeur : la surmédiatisation des « affaires » Matzneff, Duhamel, Jacquot, n’empêche en rien la détérioration des rapports hommes-femmes. Le rapport annuel 2023 du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes dresse un constat sans appel : loin de reculer, le sexisme s’aggrave, surtout chez les jeunes générations – comme en témoigne l’augmentation de 21% du nombre des victimes de violences conjugales entre 2020 et 2021. Le martelage médiatique ne suffit donc pas.
      Alors, que faire ? Comment inscrire dans la réalité des mœurs la prise de conscience de l’opinion ? C’est là que Rousseau peut nous être utile.

      Rousseau, inventeur du consentement sexuel ?

      Il faut tout d’abord rappeler un point qui mérite d’être souligné : Rousseau, quoique misogyne notoire, est un des rares auteurs classiques à employer le terme de « consentement » dans le sens aujourd’hui courant de consentement sexuel. Je dis ici « un des rares » par simple prudence, parce que l’énormité du corpus rend la vérification difficile, mais, de fait, aucun autre auteur de son époque ou des précédentes n’est connu pour un usage similaire. Il n’est donc pas impossible que Rousseau soit le seul de ses contemporains, et le premier dans l’histoire de la pensée, à transférer explicitement le concept politique de consentement dans le domaine de la sexualité. (À titre de comparaison, Diderot par exemple dans l’Encyclopédie propose une définition générale du consentement sans allusion à la sexualité).
      Rousseau définit en effet l’acte sexuel comme « le plus libre et le plus doux de tous les actes ». Cette expression remarquable de l’Émile est déjà amplement commentée, à la suite de Patrick Hochart, par Claude Habib dans son ouvrage Le Consentement amoureux (1997). À juste titre, elle souligne la radicalité de l’érotique de Rousseau, à ses yeux égalée seulement par celle de Platon : en forgeant des liens durables par-delà une différence irréductible, l’amour conjugal profond constitue le ciment d’une démocratie nouvelle où liberté et égalité peuvent se réaliser sans avoir besoin de recourir au patriotisme féroce des cités antiques. Cependant, Claude Habib ne reconnaît pas que cette perméabilité entre privé et public puisse également fonctionner dans l’autre sens – le modèle civique donnant l’image de l’égalité dans la relation amoureuse. « Les rapports homme-femme ne sont pas régis par les droits de l’homme », affirme-t-elle. Selon elle, si Rousseau reconnaît que les femmes éprouvent du désir, il serait insensé de penser ce désir en termes d’une volonté qui pourrait s’exprimer par oui ou non : « Présenter le désir féminin comme une volonté, c’est une image sommaire, et bonne pour les enfants. »
      C’est oublier la formulation étonnante employée par Rousseau dans la Lettre àd’Alembert : « Ce n’est pas encore assez d’être aimé ; les désirs partagés ne donnent pas seuls le droit de les satisfaire ; il faut de plus le consentement de la volonté » (je souligne). Cette fameuse note si souvent incriminée évoque, comme nous l’avons rappelé au début de cet article, le « consentement tacite » que l’homme devrait savoir « lire » dans les manières de la femme lorsqu’elle ne dispose pas de la liberté de dire « oui » : « le lire dans les yeux, le voir dans les manières, malgré le refus de la bouche, c’est l’art de celui qui sait aimer. » Il revient donc aux hommes de supporter les conséquences d’un ordre inégalitaire bâti à leur profit : tant que les femmes ne disposeront pas d’une liberté d’expression pleine et entière, les hommes pourront être tenus pour responsables de les avoir mal comprises. Bien sûr, cela n’efface pas tout risque ni toute ambiguïté : où finit la compréhension intime de la complicité physique, qui peut se passer de paroles ? Où commence la manipulation, le gaslighting qui consiste, selon le titre du bel ouvrage récent d’Hélène Frappat, à « faire taire les femmes » en dépréciant systématiquement ce qu’elles disent ?
      C’est sur ce point que nous avons beaucoup à apprendre de Rousseau. Il ne suffit pas que la femme clame haut et fort son envie de « jouir sans entraves ». Encore faut-il s’assurer que les formes de cette jouissance ne lui sont point imposées, et que son désir même ne soit pas le résultat d’une manipulation. Ici il faut revenir sur cette expression frappante de « consentement de la volonté ». « Le cœur accorde en vain ce que la volonté refuse » : la femme peut donc avoir ses raisons pour ne pas céder, même si elle est amoureuse – on pense bien sûr à la princesse de Clèves, que Jennifer Tamas met magnifiquement en lumière dans son récent ouvrage Au NON des femmes (2023), et dont il faut rappeler qu’elle fut un des modèles avoués de La Nouvelle Héloïse.

      Désir et volonté : comment sortir de la manipulation

      Mais ce désaccord possible entre désir et volonté ouvre également une possibilité plus sinistre. Si l’on peut, par désir de préserver sa liberté, volontairement refuser de satisfaire son désir, l’inverse est également vrai : si elle n’est pas suffisamment consciente d’elle-même, la volonté peut s’exercer sur un objet qui ne parle pas au cœur. Par ignorance de soi, par imitation des autres, sous l’effet d’une manipulation, on peut choisir un partenaire pour lequel on n’éprouve aucun désir sincère.
      C’est ce que montrent les histoires de Vanessa Springora et de Judith Godrèche. Certes, elles ont revendiqué, à quinze ans, de vivre des liaisons asymétriques qu’elles dénoncent ensuite avec le recul de plusieurs décennies : lorsqu’on ne connaît rien à la sexualité féminine ni à la situation des femmes dans la société actuelle, on peut trouver cela trop facile. Mais, comme l’a bien dit Godrèche sur le plateau de « Quotidien », « à quatorze ans, le consentement n’existe pas » – c’est également l’enjeu même de l’ouvrage de Springora : comment gagne-t-on les moyens émotionnels et intellectuels de consentir à sa propre sexualité ?
      La fiction nous offre une illustration parfaite du problème dans L’amie prodigieuse d’Elena Ferrante. La narratrice, Lenù, voit à douze ans, un soir de vacances, le père du garçon dont elle est amoureuse surgir dans sa chambre et provoquer par attouchement « un accès de plaisir contre [sa] volonté ». Lorsque, quelques années plus tard, elle perd à dix-huit ans sa virginité avec le même homme un soir de tristesse et de solitude, certes, elle consent sur le moment. Mais il lui faudra plusieurs années de recul pour comprendre que cette première expérience avait été « dégradante » – au point que, lorsqu’elle cherche à mettre par écrit ce qu’elle a vécu, cela provoque en elle « de longues crises de larmes ».
      Comment donc cela est-il possible ? Comment peut-on vouloir quelque chose – ou quelqu’un – dont on n’a pas envie ? À quel degré d’aliénation faut-il être parvenu pour se dégrader volontairement ? Est-ce du mimétisme, une curiosité autodestructrice, un défaut d’éducation ? C’est précisément sur ce point que la pensée de Rousseau nous est précieuse – à condition de se tourner vers son œuvre politique. On sait que le concept de « volonté générale » est central dans Du Contrat social. Mais, contrairement à ce qu’affirme une lecture courante et superficielle, la « volonté générale » du peuple n’est pas ce qu’il plaît à un leader de proclamer. Comme le montre le début du livre IV, le mécanisme de la tyrannie consiste à manipuler les volontés des citoyens afin de leur faire servir les intérêts du plus puissant sous couvert de respecter la volonté générale. Tout le problème de la politique selon Rousseau est donc l’accord entre l’intérêt et la volonté : comment puis-je vouloir ce qui m’intéresse réellement (dans les deux sens du terme : ce qui m’apporte un bénéfice réel, et ce qui me touche ou m’émeut) ? Comment puis-je être amené à discerner où réside mon véritable intérêt ?
      La volonté se trouve en effet aisément manipulée parce que le désir, comme le montre la seconde partie du second Discours sur l’origine de l’inégalité, se construit mimétiquement, par imitation des préférences de nos semblables. Suivant une formule marquante du chapitre « De l’état civil » du Contrat social, si la liberté consiste en « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite », « l’impulsion du seul appétit est esclavage ». Elle l’est doublement : suivre aveuglément les aléas de ses désirs, ce n’est pas seulement se laisser aller à une règle sans direction, c’est surtout, le plus souvent, suivre en réalité les prescriptions dictées par le collectif. L’insouciance apparente de la jouissance sans entrave est peut-être bien le plus véridique visage de la discipline totalitaire – ce qu’ont bien compris les prédateurs qui s’en réclament pour appâter leurs proies.
      Est-ce si difficile de transposer ce modèle politique aux relations entre les sexes, et surtout à l’idée que se font les femmes de leur propre désir ? À l’échelle individuelle, il est relativement aisé de nous faire vouloir ce dont, en réalité, nous n’avons pas envie ; parce que la volonté s’apprend. Mais alors une éducation adéquate peut nous mettre sur le chemin de la vraie liberté, en réconciliant désir, volonté et dignité.

      Conclusion

      Parce qu’il formule le désir en termes de volonté, Rousseau offre un puissant correctif contre ceux qui, à l’instar de Michel Foucault en son temps, prétendent que même les enfants ont les moyens de consentir à un acte sexuel (!). Le point aveugle de cette thèse aberrante est de ne pas reconnaître que l’intelligence a besoin de temps pour se former, de croire qu’elle descend directement toute armée du ciel des idées dans l’esprit du sujet individuel. En dehors de la pédophilie, dans le cas des relations entre adultes et adolescents, on a parfois entendu qu’il ne s’agirait pas d’abus sexuels sous prétexte d’un consentement verbal. Mais on voit combien il serait absurde de minimiser la violence de ces situations en prétendant qu’il s’agit d’un rite de passage, de mauvaises expériences désagréables mais nécessaires à la formation du sujet. Que gagne-t-on à n’exister que comme objet du désir d’un plus puissant que soi ? Faut-il encourir le risque d’être anéanti pour obtenir le droit de vivre ? Est-ce vraiment là l’éducation morale qui convient dans une démocratie moderne ?
      Nous voici donc ramenés à la fameuse question : que faire ? Il ne s’agit pas, bien sûr, de prétendre que Rousseau détient « la » solution miracle au problème. Mais on peut trouver chez lui une contribution décisive aux débats actuels sur le consentement : il faut sortir de la dénonciation immédiate et des « affaires » à sensation pour œuvrer au long cours sur l’éducation de la volonté. À l’école par exemple, multiplier les journées, les actions, les événements, les campagnes ponctuelles contre le harcèlement ou le sexisme n’est pas entièrement inutile – mais cela ne saurait remplacer le travail nécessaire sur le long terme. Il faudrait même veiller à ce que ces initiatives ne masquent pas la gravité des enjeux sous des formules faciles. Si l’éducation des filles doit être particulièrement soignée sur ce point, celle des garçons ne peut pas être en reste : il n’est pas inutile de leur montrer que leur intérêt profond ne réside pas dans le paradigme commercial de la jouissance éphémère. Il en va de la responsabilité morale des enseignants, et surtout des parents, d’apprendre aux enfants dont ils ont la charge une économie qui n’impose pas la satisfaction du désir immédiat comme modèle dominant de la vie privée. On aurait tort cependant de croire que cette éducation doive s’arrêter avec l’enfance – tout au long de la vie, on ferait bien de prendre de temps en temps ses distances avec les images qui nous sont continuellement offertes en satisfaction de nos envies.
      Enfin, et surtout, il ne faut pas oublier le volet légal et juridique de la question. Tous les efforts pour ramener la question du consentement au centre des débats publics resteront vains si sa violation demeure légèrement punie. Quel lecteur de Triste tigre peut ne pas sortir écœuré de sa lecture en apprenant que le beau-père pédophile n’a passé que cinq ans en prison ? Rappelons ici un des plus profonds préceptes du Contrat social : « C’est précisément parce que la force des choses tend toujours à détruire l’égalité, que la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir. »
      Ce qui est vrai en économie l’est aussi, et peut-être plus encore, en matière d’égalité des sexes. Il ne s’agit pas de faire de Rousseau un féministe, ce qu’il n’est pas. Mais sa pensée nous permet de construire ce qu’il n’aurait pu concevoir : des femmes dont la liberté réside dans la conscience de leur propre valeur plutôt que dans le gaspillage de soi. À ces conditions, la conversation entre les sexes peut fournir à notre société le moteur affectif indispensable à toute démocratie digne de ce nom.

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