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Quelques réflexions sur les transitions climatiques et environnementales des entreprises et des banques, étroitement liées et imbriquées

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Quelques réflexions sur les transitions climatiques et environnementales des entreprises et des banques, étroitement liées et imbriquées

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Sommaire

    Quelques réflexions sur les transitions climatiques et environnementales des entreprises et des banques, étroitement liées et imbriquées

    Auteurs

    Dans le contexte des multiples dégradations de l’environnement, de l’effondrement de la biodiversité, du changement climatique et de l’objectif de neutralité climatique en 2050, les entreprises sont confrontées à de nombreux risques – risques de transition(s), risques physiques, risques juridiques – qu’elles doivent anticiper pour s’adapter à un monde qui se réchauffe et qui est fortement impacté par les activités humaines.

    Les banques, du fait des engagements de leurs clients, des risques qu’ils encourent et des difficultés qu’ils peuvent (et pour certaines vont) rencontrer doivent de même anticiper ces problématiques et accompagner ces changements.

    LA TRANSITION DES ENTREPRISES

    Les entreprises œuvrant dans les filières du charbon, du pétrole et du gaz (tant conventionnels que non-conventionnels), ou qui en sont dépendantes sont extrêmement nombreuses ; elles se situent dans de très nombreux secteurs d’activité. Il y a celles situées en amont de ces filières (prospection, extraction et soutien à l’extraction de ces combustibles fossiles) ; celles en aval (production d’électricité à partir de ces énergies fossiles, transformation, stockage, distribution et commercialisation) ; celles fabriquant des dérivés qui en sont directement issus (plastiques, engrais, détergents, produits cosmétiques, vêtements en synthétique, etc.) ; celles pour qui les énergies fossiles constituent la principale source d’énergie (transport routier, aérien, maritime) ; celles pour qui elles représentent une matière première indispensable (sidérurgie). Pourtant, aux yeux du public, toutes ces entreprises sont essentiellement – voire exclusivement – symbolisées par les grandes majors pétrolières et gazières.

    De très nombreux facteurs vont directement impacter l’ensemble de ces entreprises : les politiques publiques de tous ordres mises en œuvre pour réduire les émissions de gaz à effets de serre pour atteindre les objectifs fixés par l’Accord de Paris à l’horizon 2050 ; celles pour lutter contre les pollutions et les destructions de notre environnement ; les actions pour limiter les impacts et réparer les dégâts sur la nature et sur la biodiversité ; les avancées techniques et technologiques y contribuant ; les évolutions nécessaires pour réaliser et contribuer à leur niveau aux transitions climatiques et environnementales ; les adaptations indispensables à ces évolutions… Ces impacts vont concerner tant l’activité, les process, les approvisionnements, les ventes de ces sociétés, que leurs investissements, dont certains vont devoir être mis hors service avant la fin de leur durée de vie économique. On parle là d’« actifs échoués ».

    Les entreprises doivent donc évaluer ce que l’on appelle leur « vulnérabilité climatique et environnementale » et qui résulte de l’analyse de leurs risques dans ces domaines. Un critère de plus à prendre en compte lors de la détermination de leurs orientations stratégiques et de leurs choix d’investissements.

    L’ensemble des études menées  montre que, selon que la transition est effectuée d’une manière ordonnée ou, à l’inverse, de manière trop tardive ou trop abrupte, les probabilités de défaut de ces entreprises (i.e. leurs incapacités de faire face à leurs engagements financiers) augmentent parfois sensiblement. Avec des répercussions possiblement notables, par ce canal, sur la stabilité financière dans l’ensemble de l’économie.

    On ne peut pas dire aujourd’hui que, dans ce domaine, « tous les voyants sont au vert ». Dès le début de la guerre en Ukraine, de nombreux pays, y compris en Europe, se sont engagés dans une recherche effrénée de nouveaux approvisionnements en gaz et pétrole pour remplacer leurs importations russes, confortant ainsi leur dépendance aux combustibles fossiles. Parallèlement, insistant sur l’urgence due au contexte actuel, les entreprises du pétrole et du gaz accélèrent dans la recherche et l’exploitation de nouveaux gisements, en particulier ceux en eaux profondes et dans l’Arctique ou ceux de gaz et de pétrole de schiste qui, faut-il le rappeler, sont désastreux pour les nappes phréatiques et pour le climat. Ils s’impliquent aussi fortement dans la construction de nouvelles infrastructures destinées au transport et aux importations tels que les terminaux de gaz naturel liquéfié.

    Au niveau mondial, les ministres de l’Energie des pays du G20 n’ont pas réussi fin juillet 2023 en Inde à s’accorder sur un calendrier permettant de réduire progressivement le recours aux énergies fossiles. Le charbon, qui est l’une des principales sources d’énergie de nombreux pays dont la Chine et l’Inde, n’est même pas mentionné dans le rapport final alors même qu’il est l’un des principaux contributeurs au réchauffement climatique. La réticence de certains pays producteurs de pétrole, Arabie Saoudite et Russie en tête, à une sortie rapide des combustibles fossiles est aussi pointée par les ONG présentes à Goa. D’ailleurs, dans son tout récent scénario (octobre 2023), l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) prévoit une hausse de 16,5 % de la demande de pétrole d’ici 2045 par rapport à 2022. Elle estime que 14 000 milliards de dollars d’investissements – soit environ 610 milliards de dollars en moyenne par an – sont nécessaires dans le secteur pétrolier pour combler cette demande. L’organisation argue que ses membres ne font ainsi que répondre à la demande de leurs clients. Même si cela est en totale contradiction avec les préconisations de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) qui prône depuis des années l’arrêt de ces investissements pour permettre au monde d’atteindre la neutralité climatique d’ici à 2050.

    Le rapport de synthèse du GIEC publié en mars 2023 (dont le résumé à l’intention des décideurs a été adopté par 195 pays) appelle à un sursaut international immédiat pour saisir l’espoir, maintenant très tenu, de limiter le réchauffement à 1.5°C ; objectif que toutefois, de plus en plus de scientifiques s’accordent à considérer comme inatteignable. Notamment, le GIEC appelle à des réductions profondes, rapides et soutenues des émissions de gaz à effet de serre ; autrement dit, en filigrane, à la réduction rapide et soutenue des émissions liées aux énergies fossiles. Et outre, il indique qu’en cas de poursuite des politiques actuelles, la planète se dirige vers un réchauffement d’au moins 2.8°C à la fin du siècle.

    Ainsi de la conférence des Nations unies sur la biodiversité (COP 15) qui s’est tenue à Montréal du 7 au 19 décembre 2022. Son objectif était de freiner un aspect crucial de la crise écologique : l’effondrement de la biodiversité ; ceci tant au niveau de la diversité écologique – les écosystèmes – que de celle des espèces – ce que l’on appelle la « sixième extinction des espèces », crise causée par une seule espèce, la nôtre, alors que les cinq extinctions précédentes dans l’histoire de la Terre avaient des facteurs exogènes. L’accord qui en est issu est assez largement critiqué comme n’allant pas assez loin pour sauvegarder la nature et la biodiversité ; en particulier, il ne vise à protéger, d’ici à 2030, ‘que’ 30 % des terres et des mers de la Terre. Et pourtant, les scientifiques sont formels, le temps presse. 75% de la surface terrestre est déjà altérée par l’activité humaine et la prospérité du monde est en jeu : plus de la moitié du PIB mondial dépend de la nature et de ses services.

    Le premier rapport de l’IPBES, l’équivalent du GIEC pour la biodiversité, publié en mai 2019, alertait déjà sur l’effondrement du vivant. Il pointait que l’agriculture industrielle et la consommation de viande étaient les causes majeures de ce déclin. Dans son rapport de juillet 2022, l’IPBES observe que la nature n’est protégée que si elle rapporte de l’argent et qu’à l’inverse, certains services, certes plus indirects comme la régulation du climat ou le sentiment d’appartenance culturelle qu’elle nous rend, ne sont pas pris en compte.

    Après avoir pris haut et fort des engagements pour contribuer activement à la lutte contre le réchauffement climatique, les entreprises du secteur du pétrole et du gaz – notamment les trois majors européennes, BP, Shell et TotalEnergies – sont en train de revenir sur leurs engagements. La crise énergétique et les conséquences de la guerre en Ukraine ont fait exploser les prix du gaz et du pétrole. En 2023, en totale contradiction avec l’impératif de se passer de plus en plus des énergies fossiles, la consommation mondiale de pétrole devrait battre des records. Ces entreprises préfèrent ainsi miser sur des profits à court terme, quitte à reporter à plus tard leur transition vers la neutralité climatique, ainsi que celle de toutes les sociétés en aval.

    Les appels à effectuer une pause dans la réglementation environnementale européenne ou à la rendre moins contraignante se multiplient ; et ce, jusqu’à être repris au plus haut niveau de certains États (dont la France) et au Parlement européen. On ne peut que craindre que cela ne survienne quand on voit que les demandes de réduction de la portée de la stratégie « de la ferme à la fourchette », volet agricole du Pacte vert pour l’Europe – Green Deal – porté par la Commission européenne et visant à mettre en place un système alimentaire plus durable à l’horizon 2030, ont été satisfaites dès le début du conflit ukrainien. En effet, à la fin du premier trimestre 2022, la Commission européenne a accepté de déroger temporairement à certaines de ces règles, notamment celles régissant les terres à laisser en jachère.

    Les entreprises sont par ailleurs de plus en plus confrontées aux risques de litige via les procès dits climatiques. Ces initiatives, au nombre de 2180 en 2022 selon le comptage effectué par le Programme des Nations Unis pour l’environnement (PNUE), visent surtout les états, avec succès parfois. À preuve, en France, l’« Affaire du siècle » dans laquelle des ONG ont réussi à faire condamner l’État pour son inaction climatique  ; ou le récent procès (juin 2023) sur la biodiversité et contre « l’effondrement du vivant » qui s’est conclu par la condamnation de l’État pour le préjudice écologique engendré par les pesticides dont il ne fait pas respecter les obligations de réduction ; ou encore plus récente (juillet 2023), la décision du tribunal administratif de Rennes imposant à l’Etat de renforcer la lutte contre les algues vertes dans un délai de quatre mois. Ainsi en Allemagne, la Cour constitutionnelle a obligé le gouvernement à revoir ses objectifs climatiques à la hausse, au motif que les libertés des « générations futures » – et en particulier leurs droits fondamentaux à la vie et à la santé – étaient menacées par le « fardeau écrasant » de la réduction des émissions de gaz à effet de serre envisagée après 2030 ; celle-ci reportait sur les épaules des générations à venir le gros des efforts à fournir pour freiner le changement climatique. De même aux Pays-Bas où, dans le cadre du procès « Urgenda », l’État néerlandais a été jugé responsable pour ses carences en matière d’action climatique au nom de son devoir de vigilance envers ses concitoyens.

    Mais ces procédures sont de plus en plus orientées vers les multinationales dans le but d’obtenir de la justice des condamnations les contraignant à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, à stopper et à réparer leurs atteintes à l’environnement et à la biodiversité – voire à demander des compensations pour les victimes -, à respecter les engagements qu’ils ont pris en matière environnementale et climatique ou à dénoncer certaines de leurs assertions et déclarations dans ces domaines. En 2021, sur 200 procès climatiques intentés, 10 % ciblent des entreprises. Les entreprises productrices de pétrole (ExxonMobil, BP, Shell, TotalÉnergies, Perenco…) et de charbon (American Electric Power, RWE…) sont majoritairement visées ; mais des constructeurs automobiles (Volkswagen, BMW, Mercedes), des compagnies aériennes (dont Air France), des banques (BNP Paribas), des industriels (Arcelor-Mittal, Nestlé/Nespresso, Danone/Evian) et des groupes de distribution alimentaire (Casino) sont également visés.

    Un nouveau front judiciaire a en outre été ouvert tout récemment (octobre 2023) avec la plainte déposée contre TotalEnergies, non pas devant une juridiction civile comme c’était le cas antérieurement mais devant une juridiction pénale. Cette plainte vise des faits qui s’apparentent à un climaticide ; elle ne compte pas moins de quatre infractions graves.

    Le risque réputationnel est évident. Pour une entreprise, être attaqué en justice pour ces motifs alors que sa communication fait état de ses efforts conséquents en matière écologique, environnementale et climatique est du plus mauvais effet. La presse suit de près ces procédures et relaye les expertises des ONG les engageant et leurs arguments sur les conséquences environnementales ; elle en assure ainsi la médiatisation. Cela porte ces affaires devant le grand public et en explique les enjeux. Cela permet aussi de désigner des « responsables », si ce n’est des « coupables », parfois même avant que la Justice n’ait statué. Cela incite (ou devrait inciter) ces multinationales à faire une plus grande part à leurs responsabilités, à leurs actions et à leurs allégations d’ordre climatique et environnemental.

    Le risque juridique est, à ce jour, relativement faible. Sur les procédures engagées, seule une a débouché sur la condamnation de l’entreprise visée (en l’occurrence, Shell à La Haye en mai 2021) à renforcer ses mesures de réduction d’émissions de gaz à effet de serre. Mais plusieurs affaires doivent encore être jugées en première instance ou en appel. En outre, de multiples actions se profilent sur la base de griefs de plus en plus variés sur les politiques climatiques, les communications qu’elles en font et les pratiques antiécologiques (pour ne pas dire écocides) des multinationales.

    Une étude  du Grantham Research Institute on climate change and environment de la London School of Economics montre que les litiges climatiques présentent un risque financier pour les entreprises cotées dans la mesure où ils font baisser le cours de leurs actions. Le dépôt d’une plainte ou la publication d’une décision de justice a une conséquence négative sur leur valeur boursière. Selon cette étude, la valeur attendue des actions est en baisse de 0,41 %, avec des variations selon les étapes du processus : – 0,57 % en moyenne après le dépôt d’une plainte et -1,5 % après un jugement défavorable.

    A titre d’exemple, quand Shell est condamné à La Haye en mai 2021, son action recule de 3.8 %. Lorsque TotalEnergies est assigné en justice en janvier 2020 par une quinzaine de collectivités et plusieurs ONG pour son inaction climatique, le cours de son action baisse de 1.4 %. Nouveau recul de 3.6% en novembre 2021 lorsqu’en appel, la compétence du tribunal de Nanterre est confirmée. Et le 31 mai 2023, jour d’une audience devant le juge sur ce dossier, nouvelle baisse de 1.4 % ; après 3.4 % la veille.

    On doit mentionner aussi les actions et les procès plus locaux, souvent moins médiatisés, portés contre des entreprises en vue de les amener à modifier ou à annuler leurs projets ou à mettre fin à des nuisances. Ainsi, à titre d’exemple, de la contestation en Serbie contre la création par le géant anglo-australien Rio Tinto d’une mine de lithium  ; ainsi de la lutte contre l’extension par RWE de la mine de charbon de Lützerath dans l’ouest de l’Allemagne ; ainsi de la fermeture administrative temporaire d’une partie de l’usine Arcelor Mittal de Fos-sur-Mer, l’un des sites les plus émetteurs de CO2 de France, du fait de rejet de produits toxiques et de poussières supérieurs aux seuils légaux. Ainsi des très nombreux projets destructeurs de l’environnement et fortement contributeurs à l’émission de gaz à effet de serre partout en France et qui sont souvent trop peu connus.

    LA TRANSITION DES BANQUES

    Les enjeux financiers liés à la réalisation des objectifs de l’Accord de Paris et à la prévention et la réparation des dégâts environnementaux (passés, présents et futurs), doivent ainsi être envisagés sous un double aspect. Le premier, qui concerne les communautés financières publique et privée dans leur ensemble, est celui de l’accompagnement de la transition environnementale et climatique jusqu’aux niveaux fins que sont celui de l’entreprise, de la plus grande à la plus petite et celui du particulier. Mais cela n’est pas l’objet de la présente note. Le second concerne la gestion par les établissements bancaires des relations avec leurs clients et de leur accompagnement, au quotidien et à moyen et long terme, tant en financements qu’en investissements, dans leurs évolutions et leurs transformations imposées par ces enjeux et objectifs.

    Pour reprendre l’adage populaire : « les promesses n’engagent que ceux qui y croient et pas ceux qui les font ». La majorité des grands établissements bancaires se sont engagés en ce sens en tant que membres des alliances de la Glasgow Financial Alliance For Net Zero (GFANZ) et signataires de l’initiative onusienne Race to Zero. Toutefois, les banques – tout comme les sociétés d’assurances et les sociétés d’investissement et de services financiers, parfois filiales de groupes bancaires – continuent de financer massivement les énergies fossiles. Le rapport « Banking on climate chaos 2023 » de Reclaim Finance montre ainsi que « le financement des énergies fossiles par les 60 plus grandes banques mondiales a atteint 5500 milliards de dollars américains au cours des sept années suivant l’adoption de l’Accord de Paris, avec un financement de 673 milliards de dollars uniquement pour les énergies fossiles en 2022 ». On est loin des engagements pris.

    Loin derrière leurs homologues américaines et canadiennes, les banques françaises sont particulièrement actives en matière de soutien aux énergies fossiles, notamment au niveau européen. L’an passé, BNP Paribas a mis en place 20 milliards de dollars de financements auprès des entreprises de ces filières, montant en augmentation de plus de 20 % sur 2021, dont 5,5 milliards de dollars en Europe. Le Crédit Agricole (11,7 milliards de dollars globalement et 6,1 milliards en Europe) a aussi enregistré une augmentation de ses concours (6 %). La Société Générale (11,1 milliards de dollars globalement et 3,4 milliards en Europe) connaît en revanche un repli de ses nouveaux prêts pour la deuxième année consécutive. Dans son rapport « A safer transition for fossil banking », Finance Watch chiffre à 1354 milliards de dollars l’exposition des 60 plus grandes banques mondiales aux actifs fossiles. Les engagements des 22 banques européennes dont les états financiers consolidés ont été analysés se montent à 239 milliards de dollars, dont près de 60% sont détenus par les 6 banques françaises.

    Tous les financements et les investissements mis en place par les banques contribuent inévitablement, par les moyens de prospecter, d’investir, d’opérer mis à la disposition de ces entreprises, à de colossales émissions supplémentaires de gaz à effets de serre et à de nouvelles atteintes à l’environnement et à la biodiversité. Ils retardent d’autant la décarbonation de ces filières et, par ricochet, de tous les secteurs dépendant de ses produits. Tous les actifs fossiles des banques basés sur ce qui risque de devenir des « actifs échoués » des entreprises constituent un risque très important pour les établissements bancaires. Et plus les établissements financiers tardent à en prendre conscience, plus ces risques augmentent. Car plus ces établissements et leurs clients tardent à s’engager dans une transition ordonnée, plus cette transition s’effectuera de façon désordonnée, et plus les risques de défaut (i.e. de difficultés à honorer leurs engagements) et de défaillance (i.e. d’incapacité à les honorer) augmenteront. Et plus les risques de fragilisation des établissements financiers seront importants, y compris ceux qualifiés de systémiques qui sont aussi les plus engagés dans les énergies fossiles. Cela pourrait déboucher sur des crises financières et monétaires de grande ampleur. Faut-il rappeler que toutes les études montrent qu’il y a urgence ?

    La Banque centrale européenne, soucieuse de « soutenir la transition écologique de l’économie » et de « réduire le risque financier lié au changement climatique dans le bilan de l’Eurosystème », a ainsi décidé d’intégrer le changement climatique dans ses opérations de politique monétaire. Certaines dispositions vont indéniablement dans le bon sens ; on peut notamment citer la limitation des titres des entreprises liées aux énergies fossiles admis en garantie de ses opérations de refinancement. Cela pourrait faciliter la réorientation des flux financiers vers des produits soutenables du point de vue écologique. Néanmoins, le caractère limité des dispositions annoncées et la volonté affichée de laisser du temps aux établissements bancaires de s’adapter à ces nouvelles contraintes, repoussant certaines mesures à 2027, font craindre que ces dernières n’aient qu’un impact limité et décalé sur les financements concernés.

    Cela est d’autant plus regrettable que le dernier test de résistance prudentiel (stress test) réalisé auprès de 104 banques importantes par la Banque centrale européenne et à vocation essentiellement « pédagogique », souligne que les établissements bancaires de la zone euro doivent se concentrer davantage sur les risques liés au climat. La BCE les invite à intensifier urgemment leurs efforts pour mesurer et gérer les risques climatiques. Ce stress test a montré que « 60 % des banques n’ont pas de dispositif adéquat de gestion des risques liés au climat » et que seuls 20 % des établissements « prennent en compte le climat comme une variable lorsqu’elles accordent un prêt ». Ce qui n’est pas sans susciter quelques inquiétudes dans la mesure où cet exercice met aussi en exergue que, « en termes agrégés, près des deux tiers des revenus que les banques tirent de leur clientèle de sociétés non financières proviennent de secteurs à fortes émissions de gaz à effet de serre. Dans bien des cas, les « émissions financées » sont produites par un nombre limité de contreparties importantes, ce qui accroît l’exposition des banques aux risques de transition ». Le test de résistance montre par ailleurs que, dans le scénario de transition à court terme et dans les deux scénarios de risques physiques retenus, les pertes de crédit et de marché s’élèvent à environ 70 milliards d’euros, en termes agrégés, pour les 41 banques européennes concernées. La BCE relève néanmoins que ce montant pourrait très certainement être supérieur dans la mesure où le risque climatique tel que retenu par les modèles est considérablement sous-évalué par rapport au risque réel et qu’il ne reflète donc qu’une fraction du danger réel.

    Un signe positif toutefois ! La Banque de France a annoncé que la cotation qu’elle attribue aux entreprises et qui permet d’évaluer leur santé financière va intégrer des critères environnementaux ; d’abord à une population d’entreprises-test dès 2024 puis étendue progressivement à la totalité des entités cotées. Cette cotation est déjà utilisée par les banques dans leurs décisions d’octroi de crédit et dans les conditions dans lesquelles ils sont consentis. Si la mesure de la vulnérabilité climatique et environnementale des entreprises, et donc les critères de l’attribution de cette composante, est suffisamment pertinente, rigoureuse et poussée, cette évolution pourrait conduire à des augmentations du coût des crédits. Celles-ci devraient être de plus en plus importantes au fil du temps si les risques climatiques et environnementaux ne sont pas pris en compte, i.e. en cas d’immobilisme face au changement climatique. Un motif supplémentaire pour que les entreprises fassent une transition de façon volontaire et ordonnée et non pas subie et dans l’urgence.

    Une régulation politique est absolument indispensable pour arriver à une transformation réelle et rapide du modèle des banques. Car on ne peut que constater qu’à ce jour, les engagements volontaires de ces établissements financiers ne sont le plus souvent que des opérations de greenwashing qui ne se reflètent que partiellement, voire pas du tout, dans les politiques de financement et d’investissement mises en place. Il doit être imposé des obligations légales et/ou réglementaires, et donc contraignantes et sanctionnables, à tous les acteurs financiers – les banques mais aussi les compagnies d’assurance et les sociétés d’investissement et de service financiers – pour qu’ils s’inscrivent sur une sortie ordonnée de leurs activités à destination des entreprises portant atteinte, de quelque façon que ce soit, à l’environnement. Elles doivent ainsi se positionner sur une trajectoire quantifiée de réduction de leur empreinte carbone, à savoir s’engager sur une diminution des émissions de gaz à effet de serre issues de leurs activités de financement et d’investissement. Par exemple, cela pourrait passer par l’obligation pour tous les prêteurs, les assureurs et les investisseurs que leurs opérations soient conditionnées (covenants, accords de prêt, clauses de sauvegarde, etc.) à des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre des entreprises bénéficiaires et/ou à des engagements de non-pollution de l’eau, des sols et de l’air. Toutefois, il semble quelque peu illusoire d’espérer de telles décisions de la part de nos dirigeants actuels. Jusqu’à aujourd’hui, leurs actions se sont limitées le plus souvent au strict minimum, voire à de simples et inefficaces « appels à mieux faire ».

    Un levier sur lequel il est plus aisé d’intervenir est celui de la réglementation bancaire. Nombre d’analyses vont dans le même sens : il faut renchérir le coût des financements aux entreprises les plus destructrices de l’environnement et du climat.

    L’Institut Rousseau, dans sa réponse à la consultation du Comité de Bâle en matière de réglementation bancaire écologique, a proposé d’attribuer à ces entreprises, du seul fait de leur activité dans certaines filières ou certains secteurs, une notation exprimant au minimum des réserves, sans dérogation possible. Cela exclurait les titres de créances sur ces entités du collatéral demandé pour un refinancement par la Banque centrale européenne. Cela aurait comme impact d’augmenter le coût des financements mis en place et, en en diminuant la rentabilité, aurait un impact dissuasif supplémentaire sur les entreprises polluantes bénéficiaires. Au niveau des établissements bancaires, cela permettrait de renforcer leur solidité par les allocations en fonds propres supplémentaires que cela induirait et par le renforcement de leur liquidité à court terme. Il est proposé, dans un premier temps, en attendant que soient développés des outils robustes de mesure du risque climatique, de s’appuyer sur les travaux de l’ONG Urgewald et notamment sur la « Global Oil and Gas Exit List » (GOGEL) qui recense plus de 900 entreprises liées à l’industrie du pétrole et du gaz et qui couvre ainsi plus de 95 % du secteur et la « Global Coal Exit List » (GCEL) qui compte plus de 1000 entreprises du secteur du charbon.

    Finance Watch, dans son rapport « A safer transition for fossil banking », constate qu’en moyenne, l’application d’un coefficient de pondération des risques de 150 % aux banques actuellement exposées à des actifs fossiles exigerait une augmentation de leurs fonds propres équivalente à environ 3 à 5 mois de bénéfices de ces banques en 2021. Cela est relativement peu au regard des enjeux. Il convient de noter que globalement, l’effort des banques européennes (4,75 mois de bénéfice) serait supérieur à celui des établissements nord-américains et asiatiques analysés dans cette étude.

    La proposition de Nicolas Dufrêne et d’Alain Grandjean, dans leur livre Une monnaie écologique, de décoter automatiquement les titres les plus vulnérables au changement climatique, va dans le même sens. Il convient selon les auteurs d’assumer, entre autres outils de politique économique, une politique monétaire libérée des dogmes qui la restreignent et qui repose sur des choix, plutôt qu’une « gestion » monétaire toute entière tournée vers la préservation de la stabilité des prix.

    CONCLUSION

    Risques de transition(s) pouvant conduire à bouleversement de leur activité, de leurs conditions d’exercice, de leur environnement et de leurs marchés ; risques physiques liés à l’augmentation de la fréquence et de l’ampleur des évènements climatiques et des catastrophes naturelles ; risques de litige dans leurs volets réputationnel, juridique et financier : les risques auxquels font face aujourd’hui – et feront face demain – les entreprises sont nombreux et ne peuvent qu’aller croissants s’ils ne sont pas bien anticipés. Il en est de même pour les banques qui sont impactées du fait de leurs relations commerciales et financières avec ces entreprises – clientes. Le risque pour les établissements financiers – mais aussi pour les sociétés d’assurances et pour les sociétés d’investissement et de services financiers – qui n’ont pas anticipé et préparé ces évolutions, est d’être confronté à des difficultés, voire des faillites, d’entreprises dont elles sont créancières et/ou actionnaires. Cela pourrait conduire à une crise financière et accentuerait les problématiques à affronter pour lutter contre le réchauffement climatique et  préserver la nature.

    Il y a donc urgence à ce que, dès aujourd’hui, entreprises et banques s’engagent résolument dans cette voie et ce, avec un appui ferme des pouvoirs publics.

    Publié le 2 novembre 2023

    Quelques réflexions sur les transitions climatiques et environnementales des entreprises et des banques, étroitement liées et imbriquées

    Auteurs

    Laurent Dicale
    Laurent Dicale est un ancien directeur départemental de la Banque de France.

    Dans le contexte des multiples dégradations de l’environnement, de l’effondrement de la biodiversité, du changement climatique et de l’objectif de neutralité climatique en 2050, les entreprises sont confrontées à de nombreux risques – risques de transition(s), risques physiques, risques juridiques – qu’elles doivent anticiper pour s’adapter à un monde qui se réchauffe et qui est fortement impacté par les activités humaines.

    Les banques, du fait des engagements de leurs clients, des risques qu’ils encourent et des difficultés qu’ils peuvent (et pour certaines vont) rencontrer doivent de même anticiper ces problématiques et accompagner ces changements.

    LA TRANSITION DES ENTREPRISES

    Les entreprises œuvrant dans les filières du charbon, du pétrole et du gaz (tant conventionnels que non-conventionnels), ou qui en sont dépendantes sont extrêmement nombreuses ; elles se situent dans de très nombreux secteurs d’activité. Il y a celles situées en amont de ces filières (prospection, extraction et soutien à l’extraction de ces combustibles fossiles) ; celles en aval (production d’électricité à partir de ces énergies fossiles, transformation, stockage, distribution et commercialisation) ; celles fabriquant des dérivés qui en sont directement issus (plastiques, engrais, détergents, produits cosmétiques, vêtements en synthétique, etc.) ; celles pour qui les énergies fossiles constituent la principale source d’énergie (transport routier, aérien, maritime) ; celles pour qui elles représentent une matière première indispensable (sidérurgie). Pourtant, aux yeux du public, toutes ces entreprises sont essentiellement – voire exclusivement – symbolisées par les grandes majors pétrolières et gazières.

    De très nombreux facteurs vont directement impacter l’ensemble de ces entreprises : les politiques publiques de tous ordres mises en œuvre pour réduire les émissions de gaz à effets de serre pour atteindre les objectifs fixés par l’Accord de Paris à l’horizon 2050 ; celles pour lutter contre les pollutions et les destructions de notre environnement ; les actions pour limiter les impacts et réparer les dégâts sur la nature et sur la biodiversité ; les avancées techniques et technologiques y contribuant ; les évolutions nécessaires pour réaliser et contribuer à leur niveau aux transitions climatiques et environnementales ; les adaptations indispensables à ces évolutions… Ces impacts vont concerner tant l’activité, les process, les approvisionnements, les ventes de ces sociétés, que leurs investissements, dont certains vont devoir être mis hors service avant la fin de leur durée de vie économique. On parle là d’« actifs échoués ».

    Les entreprises doivent donc évaluer ce que l’on appelle leur « vulnérabilité climatique et environnementale » et qui résulte de l’analyse de leurs risques dans ces domaines. Un critère de plus à prendre en compte lors de la détermination de leurs orientations stratégiques et de leurs choix d’investissements.

    L’ensemble des études menées  montre que, selon que la transition est effectuée d’une manière ordonnée ou, à l’inverse, de manière trop tardive ou trop abrupte, les probabilités de défaut de ces entreprises (i.e. leurs incapacités de faire face à leurs engagements financiers) augmentent parfois sensiblement. Avec des répercussions possiblement notables, par ce canal, sur la stabilité financière dans l’ensemble de l’économie.

    On ne peut pas dire aujourd’hui que, dans ce domaine, « tous les voyants sont au vert ». Dès le début de la guerre en Ukraine, de nombreux pays, y compris en Europe, se sont engagés dans une recherche effrénée de nouveaux approvisionnements en gaz et pétrole pour remplacer leurs importations russes, confortant ainsi leur dépendance aux combustibles fossiles. Parallèlement, insistant sur l’urgence due au contexte actuel, les entreprises du pétrole et du gaz accélèrent dans la recherche et l’exploitation de nouveaux gisements, en particulier ceux en eaux profondes et dans l’Arctique ou ceux de gaz et de pétrole de schiste qui, faut-il le rappeler, sont désastreux pour les nappes phréatiques et pour le climat. Ils s’impliquent aussi fortement dans la construction de nouvelles infrastructures destinées au transport et aux importations tels que les terminaux de gaz naturel liquéfié.

    Au niveau mondial, les ministres de l’Energie des pays du G20 n’ont pas réussi fin juillet 2023 en Inde à s’accorder sur un calendrier permettant de réduire progressivement le recours aux énergies fossiles. Le charbon, qui est l’une des principales sources d’énergie de nombreux pays dont la Chine et l’Inde, n’est même pas mentionné dans le rapport final alors même qu’il est l’un des principaux contributeurs au réchauffement climatique. La réticence de certains pays producteurs de pétrole, Arabie Saoudite et Russie en tête, à une sortie rapide des combustibles fossiles est aussi pointée par les ONG présentes à Goa. D’ailleurs, dans son tout récent scénario (octobre 2023), l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) prévoit une hausse de 16,5 % de la demande de pétrole d’ici 2045 par rapport à 2022. Elle estime que 14 000 milliards de dollars d’investissements – soit environ 610 milliards de dollars en moyenne par an – sont nécessaires dans le secteur pétrolier pour combler cette demande. L’organisation argue que ses membres ne font ainsi que répondre à la demande de leurs clients. Même si cela est en totale contradiction avec les préconisations de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) qui prône depuis des années l’arrêt de ces investissements pour permettre au monde d’atteindre la neutralité climatique d’ici à 2050.

    Le rapport de synthèse du GIEC publié en mars 2023 (dont le résumé à l’intention des décideurs a été adopté par 195 pays) appelle à un sursaut international immédiat pour saisir l’espoir, maintenant très tenu, de limiter le réchauffement à 1.5°C ; objectif que toutefois, de plus en plus de scientifiques s’accordent à considérer comme inatteignable. Notamment, le GIEC appelle à des réductions profondes, rapides et soutenues des émissions de gaz à effet de serre ; autrement dit, en filigrane, à la réduction rapide et soutenue des émissions liées aux énergies fossiles. Et outre, il indique qu’en cas de poursuite des politiques actuelles, la planète se dirige vers un réchauffement d’au moins 2.8°C à la fin du siècle.

    Ainsi de la conférence des Nations unies sur la biodiversité (COP 15) qui s’est tenue à Montréal du 7 au 19 décembre 2022. Son objectif était de freiner un aspect crucial de la crise écologique : l’effondrement de la biodiversité ; ceci tant au niveau de la diversité écologique – les écosystèmes – que de celle des espèces – ce que l’on appelle la « sixième extinction des espèces », crise causée par une seule espèce, la nôtre, alors que les cinq extinctions précédentes dans l’histoire de la Terre avaient des facteurs exogènes. L’accord qui en est issu est assez largement critiqué comme n’allant pas assez loin pour sauvegarder la nature et la biodiversité ; en particulier, il ne vise à protéger, d’ici à 2030, ‘que’ 30 % des terres et des mers de la Terre. Et pourtant, les scientifiques sont formels, le temps presse. 75% de la surface terrestre est déjà altérée par l’activité humaine et la prospérité du monde est en jeu : plus de la moitié du PIB mondial dépend de la nature et de ses services.

    Le premier rapport de l’IPBES, l’équivalent du GIEC pour la biodiversité, publié en mai 2019, alertait déjà sur l’effondrement du vivant. Il pointait que l’agriculture industrielle et la consommation de viande étaient les causes majeures de ce déclin. Dans son rapport de juillet 2022, l’IPBES observe que la nature n’est protégée que si elle rapporte de l’argent et qu’à l’inverse, certains services, certes plus indirects comme la régulation du climat ou le sentiment d’appartenance culturelle qu’elle nous rend, ne sont pas pris en compte.

    Après avoir pris haut et fort des engagements pour contribuer activement à la lutte contre le réchauffement climatique, les entreprises du secteur du pétrole et du gaz – notamment les trois majors européennes, BP, Shell et TotalEnergies – sont en train de revenir sur leurs engagements. La crise énergétique et les conséquences de la guerre en Ukraine ont fait exploser les prix du gaz et du pétrole. En 2023, en totale contradiction avec l’impératif de se passer de plus en plus des énergies fossiles, la consommation mondiale de pétrole devrait battre des records. Ces entreprises préfèrent ainsi miser sur des profits à court terme, quitte à reporter à plus tard leur transition vers la neutralité climatique, ainsi que celle de toutes les sociétés en aval.

    Les appels à effectuer une pause dans la réglementation environnementale européenne ou à la rendre moins contraignante se multiplient ; et ce, jusqu’à être repris au plus haut niveau de certains États (dont la France) et au Parlement européen. On ne peut que craindre que cela ne survienne quand on voit que les demandes de réduction de la portée de la stratégie « de la ferme à la fourchette », volet agricole du Pacte vert pour l’Europe – Green Deal – porté par la Commission européenne et visant à mettre en place un système alimentaire plus durable à l’horizon 2030, ont été satisfaites dès le début du conflit ukrainien. En effet, à la fin du premier trimestre 2022, la Commission européenne a accepté de déroger temporairement à certaines de ces règles, notamment celles régissant les terres à laisser en jachère.

    Les entreprises sont par ailleurs de plus en plus confrontées aux risques de litige via les procès dits climatiques. Ces initiatives, au nombre de 2180 en 2022 selon le comptage effectué par le Programme des Nations Unis pour l’environnement (PNUE), visent surtout les états, avec succès parfois. À preuve, en France, l’« Affaire du siècle » dans laquelle des ONG ont réussi à faire condamner l’État pour son inaction climatique  ; ou le récent procès (juin 2023) sur la biodiversité et contre « l’effondrement du vivant » qui s’est conclu par la condamnation de l’État pour le préjudice écologique engendré par les pesticides dont il ne fait pas respecter les obligations de réduction ; ou encore plus récente (juillet 2023), la décision du tribunal administratif de Rennes imposant à l’Etat de renforcer la lutte contre les algues vertes dans un délai de quatre mois. Ainsi en Allemagne, la Cour constitutionnelle a obligé le gouvernement à revoir ses objectifs climatiques à la hausse, au motif que les libertés des « générations futures » – et en particulier leurs droits fondamentaux à la vie et à la santé – étaient menacées par le « fardeau écrasant » de la réduction des émissions de gaz à effet de serre envisagée après 2030 ; celle-ci reportait sur les épaules des générations à venir le gros des efforts à fournir pour freiner le changement climatique. De même aux Pays-Bas où, dans le cadre du procès « Urgenda », l’État néerlandais a été jugé responsable pour ses carences en matière d’action climatique au nom de son devoir de vigilance envers ses concitoyens.

    Mais ces procédures sont de plus en plus orientées vers les multinationales dans le but d’obtenir de la justice des condamnations les contraignant à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, à stopper et à réparer leurs atteintes à l’environnement et à la biodiversité – voire à demander des compensations pour les victimes -, à respecter les engagements qu’ils ont pris en matière environnementale et climatique ou à dénoncer certaines de leurs assertions et déclarations dans ces domaines. En 2021, sur 200 procès climatiques intentés, 10 % ciblent des entreprises. Les entreprises productrices de pétrole (ExxonMobil, BP, Shell, TotalÉnergies, Perenco…) et de charbon (American Electric Power, RWE…) sont majoritairement visées ; mais des constructeurs automobiles (Volkswagen, BMW, Mercedes), des compagnies aériennes (dont Air France), des banques (BNP Paribas), des industriels (Arcelor-Mittal, Nestlé/Nespresso, Danone/Evian) et des groupes de distribution alimentaire (Casino) sont également visés.

    Un nouveau front judiciaire a en outre été ouvert tout récemment (octobre 2023) avec la plainte déposée contre TotalEnergies, non pas devant une juridiction civile comme c’était le cas antérieurement mais devant une juridiction pénale. Cette plainte vise des faits qui s’apparentent à un climaticide ; elle ne compte pas moins de quatre infractions graves.

    Le risque réputationnel est évident. Pour une entreprise, être attaqué en justice pour ces motifs alors que sa communication fait état de ses efforts conséquents en matière écologique, environnementale et climatique est du plus mauvais effet. La presse suit de près ces procédures et relaye les expertises des ONG les engageant et leurs arguments sur les conséquences environnementales ; elle en assure ainsi la médiatisation. Cela porte ces affaires devant le grand public et en explique les enjeux. Cela permet aussi de désigner des « responsables », si ce n’est des « coupables », parfois même avant que la Justice n’ait statué. Cela incite (ou devrait inciter) ces multinationales à faire une plus grande part à leurs responsabilités, à leurs actions et à leurs allégations d’ordre climatique et environnemental.

    Le risque juridique est, à ce jour, relativement faible. Sur les procédures engagées, seule une a débouché sur la condamnation de l’entreprise visée (en l’occurrence, Shell à La Haye en mai 2021) à renforcer ses mesures de réduction d’émissions de gaz à effet de serre. Mais plusieurs affaires doivent encore être jugées en première instance ou en appel. En outre, de multiples actions se profilent sur la base de griefs de plus en plus variés sur les politiques climatiques, les communications qu’elles en font et les pratiques antiécologiques (pour ne pas dire écocides) des multinationales.

    Une étude  du Grantham Research Institute on climate change and environment de la London School of Economics montre que les litiges climatiques présentent un risque financier pour les entreprises cotées dans la mesure où ils font baisser le cours de leurs actions. Le dépôt d’une plainte ou la publication d’une décision de justice a une conséquence négative sur leur valeur boursière. Selon cette étude, la valeur attendue des actions est en baisse de 0,41 %, avec des variations selon les étapes du processus : – 0,57 % en moyenne après le dépôt d’une plainte et -1,5 % après un jugement défavorable.

    A titre d’exemple, quand Shell est condamné à La Haye en mai 2021, son action recule de 3.8 %. Lorsque TotalEnergies est assigné en justice en janvier 2020 par une quinzaine de collectivités et plusieurs ONG pour son inaction climatique, le cours de son action baisse de 1.4 %. Nouveau recul de 3.6% en novembre 2021 lorsqu’en appel, la compétence du tribunal de Nanterre est confirmée. Et le 31 mai 2023, jour d’une audience devant le juge sur ce dossier, nouvelle baisse de 1.4 % ; après 3.4 % la veille.

    On doit mentionner aussi les actions et les procès plus locaux, souvent moins médiatisés, portés contre des entreprises en vue de les amener à modifier ou à annuler leurs projets ou à mettre fin à des nuisances. Ainsi, à titre d’exemple, de la contestation en Serbie contre la création par le géant anglo-australien Rio Tinto d’une mine de lithium  ; ainsi de la lutte contre l’extension par RWE de la mine de charbon de Lützerath dans l’ouest de l’Allemagne ; ainsi de la fermeture administrative temporaire d’une partie de l’usine Arcelor Mittal de Fos-sur-Mer, l’un des sites les plus émetteurs de CO2 de France, du fait de rejet de produits toxiques et de poussières supérieurs aux seuils légaux. Ainsi des très nombreux projets destructeurs de l’environnement et fortement contributeurs à l’émission de gaz à effet de serre partout en France et qui sont souvent trop peu connus.

    LA TRANSITION DES BANQUES

    Les enjeux financiers liés à la réalisation des objectifs de l’Accord de Paris et à la prévention et la réparation des dégâts environnementaux (passés, présents et futurs), doivent ainsi être envisagés sous un double aspect. Le premier, qui concerne les communautés financières publique et privée dans leur ensemble, est celui de l’accompagnement de la transition environnementale et climatique jusqu’aux niveaux fins que sont celui de l’entreprise, de la plus grande à la plus petite et celui du particulier. Mais cela n’est pas l’objet de la présente note. Le second concerne la gestion par les établissements bancaires des relations avec leurs clients et de leur accompagnement, au quotidien et à moyen et long terme, tant en financements qu’en investissements, dans leurs évolutions et leurs transformations imposées par ces enjeux et objectifs.

    Pour reprendre l’adage populaire : « les promesses n’engagent que ceux qui y croient et pas ceux qui les font ». La majorité des grands établissements bancaires se sont engagés en ce sens en tant que membres des alliances de la Glasgow Financial Alliance For Net Zero (GFANZ) et signataires de l’initiative onusienne Race to Zero. Toutefois, les banques – tout comme les sociétés d’assurances et les sociétés d’investissement et de services financiers, parfois filiales de groupes bancaires – continuent de financer massivement les énergies fossiles. Le rapport « Banking on climate chaos 2023 » de Reclaim Finance montre ainsi que « le financement des énergies fossiles par les 60 plus grandes banques mondiales a atteint 5500 milliards de dollars américains au cours des sept années suivant l’adoption de l’Accord de Paris, avec un financement de 673 milliards de dollars uniquement pour les énergies fossiles en 2022 ». On est loin des engagements pris.

    Loin derrière leurs homologues américaines et canadiennes, les banques françaises sont particulièrement actives en matière de soutien aux énergies fossiles, notamment au niveau européen. L’an passé, BNP Paribas a mis en place 20 milliards de dollars de financements auprès des entreprises de ces filières, montant en augmentation de plus de 20 % sur 2021, dont 5,5 milliards de dollars en Europe. Le Crédit Agricole (11,7 milliards de dollars globalement et 6,1 milliards en Europe) a aussi enregistré une augmentation de ses concours (6 %). La Société Générale (11,1 milliards de dollars globalement et 3,4 milliards en Europe) connaît en revanche un repli de ses nouveaux prêts pour la deuxième année consécutive. Dans son rapport « A safer transition for fossil banking », Finance Watch chiffre à 1354 milliards de dollars l’exposition des 60 plus grandes banques mondiales aux actifs fossiles. Les engagements des 22 banques européennes dont les états financiers consolidés ont été analysés se montent à 239 milliards de dollars, dont près de 60% sont détenus par les 6 banques françaises.

    Tous les financements et les investissements mis en place par les banques contribuent inévitablement, par les moyens de prospecter, d’investir, d’opérer mis à la disposition de ces entreprises, à de colossales émissions supplémentaires de gaz à effets de serre et à de nouvelles atteintes à l’environnement et à la biodiversité. Ils retardent d’autant la décarbonation de ces filières et, par ricochet, de tous les secteurs dépendant de ses produits. Tous les actifs fossiles des banques basés sur ce qui risque de devenir des « actifs échoués » des entreprises constituent un risque très important pour les établissements bancaires. Et plus les établissements financiers tardent à en prendre conscience, plus ces risques augmentent. Car plus ces établissements et leurs clients tardent à s’engager dans une transition ordonnée, plus cette transition s’effectuera de façon désordonnée, et plus les risques de défaut (i.e. de difficultés à honorer leurs engagements) et de défaillance (i.e. d’incapacité à les honorer) augmenteront. Et plus les risques de fragilisation des établissements financiers seront importants, y compris ceux qualifiés de systémiques qui sont aussi les plus engagés dans les énergies fossiles. Cela pourrait déboucher sur des crises financières et monétaires de grande ampleur. Faut-il rappeler que toutes les études montrent qu’il y a urgence ?

    La Banque centrale européenne, soucieuse de « soutenir la transition écologique de l’économie » et de « réduire le risque financier lié au changement climatique dans le bilan de l’Eurosystème », a ainsi décidé d’intégrer le changement climatique dans ses opérations de politique monétaire. Certaines dispositions vont indéniablement dans le bon sens ; on peut notamment citer la limitation des titres des entreprises liées aux énergies fossiles admis en garantie de ses opérations de refinancement. Cela pourrait faciliter la réorientation des flux financiers vers des produits soutenables du point de vue écologique. Néanmoins, le caractère limité des dispositions annoncées et la volonté affichée de laisser du temps aux établissements bancaires de s’adapter à ces nouvelles contraintes, repoussant certaines mesures à 2027, font craindre que ces dernières n’aient qu’un impact limité et décalé sur les financements concernés.

    Cela est d’autant plus regrettable que le dernier test de résistance prudentiel (stress test) réalisé auprès de 104 banques importantes par la Banque centrale européenne et à vocation essentiellement « pédagogique », souligne que les établissements bancaires de la zone euro doivent se concentrer davantage sur les risques liés au climat. La BCE les invite à intensifier urgemment leurs efforts pour mesurer et gérer les risques climatiques. Ce stress test a montré que « 60 % des banques n’ont pas de dispositif adéquat de gestion des risques liés au climat » et que seuls 20 % des établissements « prennent en compte le climat comme une variable lorsqu’elles accordent un prêt ». Ce qui n’est pas sans susciter quelques inquiétudes dans la mesure où cet exercice met aussi en exergue que, « en termes agrégés, près des deux tiers des revenus que les banques tirent de leur clientèle de sociétés non financières proviennent de secteurs à fortes émissions de gaz à effet de serre. Dans bien des cas, les « émissions financées » sont produites par un nombre limité de contreparties importantes, ce qui accroît l’exposition des banques aux risques de transition ». Le test de résistance montre par ailleurs que, dans le scénario de transition à court terme et dans les deux scénarios de risques physiques retenus, les pertes de crédit et de marché s’élèvent à environ 70 milliards d’euros, en termes agrégés, pour les 41 banques européennes concernées. La BCE relève néanmoins que ce montant pourrait très certainement être supérieur dans la mesure où le risque climatique tel que retenu par les modèles est considérablement sous-évalué par rapport au risque réel et qu’il ne reflète donc qu’une fraction du danger réel.

    Un signe positif toutefois ! La Banque de France a annoncé que la cotation qu’elle attribue aux entreprises et qui permet d’évaluer leur santé financière va intégrer des critères environnementaux ; d’abord à une population d’entreprises-test dès 2024 puis étendue progressivement à la totalité des entités cotées. Cette cotation est déjà utilisée par les banques dans leurs décisions d’octroi de crédit et dans les conditions dans lesquelles ils sont consentis. Si la mesure de la vulnérabilité climatique et environnementale des entreprises, et donc les critères de l’attribution de cette composante, est suffisamment pertinente, rigoureuse et poussée, cette évolution pourrait conduire à des augmentations du coût des crédits. Celles-ci devraient être de plus en plus importantes au fil du temps si les risques climatiques et environnementaux ne sont pas pris en compte, i.e. en cas d’immobilisme face au changement climatique. Un motif supplémentaire pour que les entreprises fassent une transition de façon volontaire et ordonnée et non pas subie et dans l’urgence.

    Une régulation politique est absolument indispensable pour arriver à une transformation réelle et rapide du modèle des banques. Car on ne peut que constater qu’à ce jour, les engagements volontaires de ces établissements financiers ne sont le plus souvent que des opérations de greenwashing qui ne se reflètent que partiellement, voire pas du tout, dans les politiques de financement et d’investissement mises en place. Il doit être imposé des obligations légales et/ou réglementaires, et donc contraignantes et sanctionnables, à tous les acteurs financiers – les banques mais aussi les compagnies d’assurance et les sociétés d’investissement et de service financiers – pour qu’ils s’inscrivent sur une sortie ordonnée de leurs activités à destination des entreprises portant atteinte, de quelque façon que ce soit, à l’environnement. Elles doivent ainsi se positionner sur une trajectoire quantifiée de réduction de leur empreinte carbone, à savoir s’engager sur une diminution des émissions de gaz à effet de serre issues de leurs activités de financement et d’investissement. Par exemple, cela pourrait passer par l’obligation pour tous les prêteurs, les assureurs et les investisseurs que leurs opérations soient conditionnées (covenants, accords de prêt, clauses de sauvegarde, etc.) à des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre des entreprises bénéficiaires et/ou à des engagements de non-pollution de l’eau, des sols et de l’air. Toutefois, il semble quelque peu illusoire d’espérer de telles décisions de la part de nos dirigeants actuels. Jusqu’à aujourd’hui, leurs actions se sont limitées le plus souvent au strict minimum, voire à de simples et inefficaces « appels à mieux faire ».

    Un levier sur lequel il est plus aisé d’intervenir est celui de la réglementation bancaire. Nombre d’analyses vont dans le même sens : il faut renchérir le coût des financements aux entreprises les plus destructrices de l’environnement et du climat.

    L’Institut Rousseau, dans sa réponse à la consultation du Comité de Bâle en matière de réglementation bancaire écologique, a proposé d’attribuer à ces entreprises, du seul fait de leur activité dans certaines filières ou certains secteurs, une notation exprimant au minimum des réserves, sans dérogation possible. Cela exclurait les titres de créances sur ces entités du collatéral demandé pour un refinancement par la Banque centrale européenne. Cela aurait comme impact d’augmenter le coût des financements mis en place et, en en diminuant la rentabilité, aurait un impact dissuasif supplémentaire sur les entreprises polluantes bénéficiaires. Au niveau des établissements bancaires, cela permettrait de renforcer leur solidité par les allocations en fonds propres supplémentaires que cela induirait et par le renforcement de leur liquidité à court terme. Il est proposé, dans un premier temps, en attendant que soient développés des outils robustes de mesure du risque climatique, de s’appuyer sur les travaux de l’ONG Urgewald et notamment sur la « Global Oil and Gas Exit List » (GOGEL) qui recense plus de 900 entreprises liées à l’industrie du pétrole et du gaz et qui couvre ainsi plus de 95 % du secteur et la « Global Coal Exit List » (GCEL) qui compte plus de 1000 entreprises du secteur du charbon.

    Finance Watch, dans son rapport « A safer transition for fossil banking », constate qu’en moyenne, l’application d’un coefficient de pondération des risques de 150 % aux banques actuellement exposées à des actifs fossiles exigerait une augmentation de leurs fonds propres équivalente à environ 3 à 5 mois de bénéfices de ces banques en 2021. Cela est relativement peu au regard des enjeux. Il convient de noter que globalement, l’effort des banques européennes (4,75 mois de bénéfice) serait supérieur à celui des établissements nord-américains et asiatiques analysés dans cette étude.

    La proposition de Nicolas Dufrêne et d’Alain Grandjean, dans leur livre Une monnaie écologique, de décoter automatiquement les titres les plus vulnérables au changement climatique, va dans le même sens. Il convient selon les auteurs d’assumer, entre autres outils de politique économique, une politique monétaire libérée des dogmes qui la restreignent et qui repose sur des choix, plutôt qu’une « gestion » monétaire toute entière tournée vers la préservation de la stabilité des prix.

    CONCLUSION

    Risques de transition(s) pouvant conduire à bouleversement de leur activité, de leurs conditions d’exercice, de leur environnement et de leurs marchés ; risques physiques liés à l’augmentation de la fréquence et de l’ampleur des évènements climatiques et des catastrophes naturelles ; risques de litige dans leurs volets réputationnel, juridique et financier : les risques auxquels font face aujourd’hui – et feront face demain – les entreprises sont nombreux et ne peuvent qu’aller croissants s’ils ne sont pas bien anticipés. Il en est de même pour les banques qui sont impactées du fait de leurs relations commerciales et financières avec ces entreprises – clientes. Le risque pour les établissements financiers – mais aussi pour les sociétés d’assurances et pour les sociétés d’investissement et de services financiers – qui n’ont pas anticipé et préparé ces évolutions, est d’être confronté à des difficultés, voire des faillites, d’entreprises dont elles sont créancières et/ou actionnaires. Cela pourrait conduire à une crise financière et accentuerait les problématiques à affronter pour lutter contre le réchauffement climatique et  préserver la nature.

    Il y a donc urgence à ce que, dès aujourd’hui, entreprises et banques s’engagent résolument dans cette voie et ce, avec un appui ferme des pouvoirs publics.

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