Quelle que soit l’issue de la crise énergétique traversée par l’Europe, il est à espérer qu’elle aura au moins le mérite d’interroger sur les politiques publiques qui nous ont amenés là. Les auditions à l’Assemblée nationale de la Commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France apportent un éclairage saisissant sur le cas particulier de l’électricité. Un enjeu d’autant plus crucial que la décarbonation de nos modes de vie passera nécessairement par l’augmentation de la part de ce vecteur énergétique dans les usages finaux. Durant son audition à l’Assemblée nationale le 13 décembre 2022 en tant qu’ex-PDG d’Électricité de France (EDF), Proglio rappelle que l’entreprise publique se trouvait à l’aube de la libéralisation du secteur de l’électricité en position d’exportatrice nette, disposait des prix les plus compétitifs au niveau européen, offrait un contrat de service public qui faisait référence dans le monde et possédait une longueur d’avance avec son parc de production émettant peu de gaz à effet de serre. Avant d’ajouter laconiquement : « il n’y avait plus qu’à tout détruire. C’est chose faite ». Le contraste est en effet saisissant vis-à-vis de la situation actuelle du groupe qui termine l’année 2022 avec la production électronucléaire la plus basse enregistrée depuis 1988, des pertes historiques de 17,9 milliards d’euros et un endettement record de 64,5 milliards d’euros[1]. Au-delà des accusations croisées entre plusieurs des hauts dirigeants auditionnés et ayant probablement à cœur de se dédouaner de leurs responsabilités dans la crise ambiante, un thème revient en boucle : celui de l’introduction toute particulière de la concurrence dans le domaine électrique français.
Généalogie du dogme
Mais avant de se pencher sur ce point précis, il est utile de revenir sur les origines d’un mouvement qui brisera dans le monde entier l’organisation du secteur de l’électricité sous la forme d’entreprises verticalement intégrées. La première grande réforme visant à introduire la concurrence dans ce domaine est à l’actif du gouvernement de Pinochet dans le Chili de 1982. Les activités de production, de transport et de distribution d’électricité sont alors séparées préalablement à la privatisation des entreprises locales. Est venue ensuite l’ouverture du marché de l’électricité par le gouvernement de Thatcher dans la Grande-Bretagne en 1989, suivie de près par celle de l’Argentine en 1992, du Japon en 1995, de la Californie en 1998 et de nombreux autres pays par la suite. Le cas des États-Unis est intéressant dans le sens où aujourd’hui encore, environ la moitié des régions de ce pays continue de fonctionner avec le modèle du monopole régulé. Aux dernières nouvelles, celles-ci ont observé une moindre augmentation des tarifs de l’électricité par rapport à celles qui ont décidé de parier sur les supposées vertus de la concurrence[2].
Dans le cas de l’Union européenne, le coup d’envoi a été donné par la directive 96/92/CE du parlement européen et du conseil du 19 décembre 1996. Tous les pays membres sont alors sommés d’ouvrir à la concurrence la production et la fourniture d’électricité tandis que le transport et la distribution restent à part en tant que « monopole naturel »[3]. Pour ces deux derniers segments, on parle plutôt de concurrence pour le marché, c’est-à-dire de mettre en enchère pour des entreprises, privées de préférence, la concession de portions du réseau électrique. Comme dans les cas précédents, il a été mis en avant que la concurrence permettrait d’améliorer l’efficacité de la gestion du réseau électrique et que ces usagers se verraient bénéficier de prix plus compétitifs. C’était l’époque où le modèle de monopoles publics ou privés sous la supervision d’une institution publique de régulation était critiqué pour conduire à des surinvestissements. Rétrospectivement, on peut trouver cet argument particulièrement cocasse quand on sait qu’aujourd’hui on souffre d’un manque d’investissements dans les énergies décarbonées pour assurer la transition écologique. Les réformes ont donc été menées tambour battant en dépit des avertissements des économistes spécialistes de l’énergie (qui n’étaient d’ailleurs pas nécessairement réfractaires aux idées libérales)[4]. En effet, l’électricité n’est pas un bien comme les autres puisqu’à chaque instant l’offre doit être égale à la demande sous peine d’écroulement du réseau. Malgré le fait que facturer des électrons reste quelque chose de plutôt standard, on espérait aussi que la libéralisation permettrait des innovations dans la fourniture d’électricité à même de compenser les nouveaux coûts de marketing et de transaction qu’implique la création de nouveaux segments de marché[5].
Concernant la production d’électricité, l’introduction de la concurrence se traduit par la mise en place d’un marché spot où se confrontent les prix de chaque centrale, celle ayant le coût variable le plus haut définissant le prix rémunéré à toutes les autres. Ce système de fixation du prix au coût marginal de la dernière centrale appelée pour satisfaire la demande trouve son origine théorique dans les apports de Marcel Boiteux, pionnier de l’économie de l’électricité et historique dirigeant d’EDF. Cet économiste avait en effet démontré que sous certaines conditions ce système était le meilleur possible, car il incitait à bien dimensionner le parc de production dans une gestion centralisée. Il s’agissait cependant d’un mécanisme qui s’inscrivait dans le cadre d’un monopole public comme celui d’EDF et non pas dans celui d’un marché avec différents agents décentralisés en concurrence. En effet, pour cela il faudrait que ce dernier puisse soit être omniscient en connaissant parfaitement la demande d’électricité à venir ou parfaitement flexible en rajoutant ou retirant des unités de production selon les variations de la demande. Pour un secteur dont les coûts fixes sont énormes et les cycles de vie peuvent se compter en décennies, cela est évidemment impossible. Le marché ouvert à la concurrence ne satisfait pas non plus la condition de convexité du modèle théorique à cause des coûts de démarrage et d’arrêt des centrales, du fait que certaines d’entre elles ne peuvent descendre en dessous d’une puissance minimum ou bien dans le cas de l’hydraulique parce que l’ouverture des vannes d’un barrage se répercute sur ceux en aval. Il n’est toutefois pas rare de trouver des défenseurs acharnés de cette théorie se retrancher derrière leurs équations différentielles du premier degré si caractéristiques du courant économique marginaliste sans même se rendre compte que tout raisonnement se basant sur de fausses prémisses est caduc.
L’expérience pratique a par ailleurs montré qu’il a fallu retoucher de nombreuses fois le modèle théorique devant les échecs rencontrés suite à son application. On ne compte plus par exemple les réformes du système britannique qui dans sa dernière version indique même vouloir renationaliser son gestionnaire de réseau[6]. Plusieurs pays, dont la France, ont dû créer un marché de capacité pour pallier les insuffisances des différents marchés spot, à terme, de gré à gré[7], etc. En effet, contrairement à un monopole public, un agent décentralisé n’a aucune visibilité sur sa part de marché à long terme et n’est donc pas incité à investir dans des unités de production destinées à couvrir les consommations de pointe, par nature très incertaines. Il a fallu aussi rajouter des appels d’offres de long terme avec des prix garantis sur sept ans pour rajouter de la flexibilité, le signal-prix de ces différents marchés ne permettant pas de remplir cette fonction. Même la construction de centrales d’énergies renouvelables avec des soutiens publics a longtemps reçu l’hostilité de la Direction générale de la concurrence de la Commission européenne qui lui préférait un marché de certificats d’énergie renouvelable pour « ne pas créer de distorsions ». Enfin l’incorporation de l’électricité dans le marché des droits à émissions de carbone (EU ETS) reflète bien que la seule logique envisagée devant les externalités négatives et autres défaillances de marché consiste à créer sans cesse de nouveaux marchés. Dans ce dernier cas, de l’aveu même des défenseurs historiques de ce mécanisme, « l’ETS a jusqu’à présent largement échoué à inciter les développements de solutions pour réduire les émissions dans les secteurs industriels à forte intensité énergétique »[8]. En viendra-t-on à la conclusion que finalement le modèle du monopole régulé n’était pas si mal ? Rien n’est moins sûr.
EDF delenda est
Il[9] faudra cependant attendre les réunions du Conseil européen de Lisbonne tenu en mars 2000 puis celui de Barcelone en mars 2002 pour que la libéralisation de l’électricité se concrétise. Il est décidé lors de ce dernier sommet que l’ouverture du marché à la concurrence sera totale pour le secteur professionnel dès 2004. Les usagers résidentiels français devront quant à eux attendre 2007 pour pouvoir sortir du tarif réglementé de vente d’électricité (TRVE) d’EDF. Entre-temps, les professionnels ayant opté pour les tarifs de marché ont déjà demandé à pouvoir faire marche arrière devant la hausse des prix expérimentée. Le gouvernement français crée alors fin 2006 le Tarif réglementé et transitoire d’ajustement au marché (TARTAM) permettant aux repentis d’accéder à des prix plus avantageux que sur le marché de gros de l’électricité. Ce rabais sera financé par l’ensemble des usagers français avec la Contribution au service public de l’électricité, mais aussi par les producteurs électronucléaires et hydroélectriques, c’est-à-dire principalement EDF. Pour la Commission européenne, autant le TRVE comme le TARTAM ne respectent pas les directives communautaires européennes. Elle ouvre donc des procédures de désobéissance contre la France en 2006 puis en 2007. C’est dans ce contexte qu’est votée la loi Nome en novembre 2010 qui introduit le mécanisme d’Accès Régulé à l’Électricité Nucléaire Historique (ARENH).
Afin de satisfaire les exigences européennes en matière de concurrence, l’ARENH impose à EDF de vendre à ses compétiteurs 100 TWh de sa production électronucléaire (environ 25 % de la production annuelle de l’époque) à un prix de 42 €/MWh. Malgré le fait que l’opérateur historique devra affronter des coûts croissants, dus notamment au « grand carénage »[10], ce chiffre restera fixe et pèsera entre 3 et 4 milliards par an sur son endettement selon un rapport parlementaire de 2021[11]. Interrogé sur la détermination de ce prix, le directeur de la Commission de régulation de l’énergie (CRE) ira jusqu’à déclarer lors de son audition à l’Assemblée nationale le 4 avril 2019 : « Pourquoi 42 ? Parce que pas 43, voilà ». Pire encore, l’ARENH est en fait une option gratuite pour ces fournisseurs alternatifs qui peuvent choisir à leur guise de s’approvisionner sur le marché de gros lorsque les prix sont bas ou au guichet de l’ARENH lorsque ceux-ci montent. Le tout sans aucune obligation d’investir dans des unités de production. L’introduction à marche forcée de la concurrence aura donc consisté à obliger EDF à subventionner ses concurrents, simples traders, au moment précis où elle nécessitait le plus de réaliser d’importants investissements.
Comme la position dominante du monopole historique ne se réduisait pas suffisamment vite aux yeux de la CRE, celle-ci a implémenté en 2019 le tarif réglementé « contestable ». Il s’agit alors d’aligner le TRVE d’EDF sur les coûts affrontés par ses concurrents afin que ceux-ci puissent lui gagner des parts de marché plus facilement. Comme l’avait annoncé Boiteux : « Avec la suppression des tarifs régulés que demande Bruxelles, il ne s’agit donc plus, comme on pouvait le croire initialement, d’ouvrir la concurrence pour faire baisser les prix, mais d’élever les prix pour permettre la concurrence »[12].
Tout ceci n’est cependant pas suffisant pour la Commission européenne qui revient à la charge en 2015 puis en 2019 en mettant la France en demeure pour ne toujours pas avoir mis en concurrence les différentes concessions hydroélectriques dans les mains d’EDF. Le thème est délicat puisque les barrages sont un outil essentiel d’optimisation du réseau électrique difficilement évaluable économiquement pour une mise aux enchères. En retenant de l’eau, ils permettent indirectement de stocker de l’électricité et la rapidité de leurs turbines pour entrer en action est un atout indéniable pour compenser les déséquilibres du réseau. L’aspect multi-usage de l’eau (irrigation, activités touristiques et hydroélectricité) en fait un sujet d’autant plus sensible puisqu’il régule l’activité de nombreux territoires se trouvant dans différents bassins hydrauliques. Officiellement ce point n’est toujours pas tranché entre Paris et Bruxelles même si le gouvernement de Macron avait tenté dans son projet de réorganisation d’EDF de répondre aux exigences européennes en termes de concurrence[13]. Ce projet dénommé « Hercule », puis « Grand EDF » prévoyait ainsi la séparation entre d’un côté, le transport, la production thermique et nucléaire et de l’autre, les activités d’EDF dans le renouvelable, les services énergétiques et la distribution, l’hydraulique restant en pomme de discorde. Tandis que le premier paquet deviendrait un Service d’intérêt économique général à la charge de l’État avec pour objectif d’étendre l’accès de toute la production nucléaire et thermique à « prix coûtant » aux fournisseurs en concurrence, le second paquet caractérisé par les flux de trésorerie les plus juteux serait destiné à être ouvert au capital privé.
La montée des prix de l’électricité sur le marché de gros à partir de 2021 a mis tout ce petit monde à rude épreuve. Après le cas de Leclerc « invitant » ses clients à bien vouloir changer de fournisseur, on assiste à une série de mise en faillite pour plusieurs de ces traders d’électricité. Le cas d’Hydroption est particulièrement frappant puisqu’il avait été choisi comme fournisseur par de nombreux établissements publics de l’État qui est, rappelons-le, actionnaire majoritaire d’EDF ! Le ministère de la Transition écologique a alors désigné l’opérateur historique comme fournisseur de secours des consommateurs laissés sur le carreau par ses concurrents. Devant l’aggravation de la crise énergétique en 2022, le gouvernement français décide d’établir un bouclier tarifaire qui met une fois de plus EDF à contribution en passant à 120 TWh sa production destinée à l’ARENH (les 20 TWh supplémentaires sont cependant fixés à 46 €/MWh). La mesure est prise au pire moment pour l’électricien français déjà affecté par la mise à l’arrêt de plusieurs de ces réacteurs nucléaires sur lesquels ont été détectés des problèmes de corrosion. Contraint de racheter sur le marché de gros où les prix dépassent les 200 €/MWh l’énergie qu’il lui manque pour respecter cette nouvelle obligation, EDF a estimé devoir essuyer une perte sèche d’entre 7,7 et 8,4 milliards d’euros[14]. Cerise sur le gâteau, l’Association nationale de défense des consommateurs et usagers « a pu constater le démarchage de clients au printemps (avril) et constater que ces mêmes fournisseurs mettent leurs clients à la porte en août, directement ou indirectement, par le biais de fortes augmentations »[15]. En effet, ce comportement de certains fournisseurs alternatifs permet, en jouant de la sorte avec les modalités de calcul qui attribuent leur part d’ARENH en fonction de leur clientèle en été, de revendre en toute légalité sur le marché de gros une énergie acquise à seulement 42 €/MWh. La complexité de la libéralisation de l’électricité, c’est aussi le terrain de jeu favori des spéculateurs en tout genre. Au moment d’écrire ces lignes, la CRE, d’ordinaire si prompt à se féliciter des pertes de marché d’EDF, n’a toujours pas sanctionné de fournisseur ni corrigé sa méthode de calcul d’attribution des parts d’ARENH.
Pistes de sortie
Devant l’impact des prix du gaz sur les marchés de gros de l’électricité puisque ceux-ci se basent sur le coût marginal de la dernière centrale appelée, qui bien souvent utilise ce combustible, plusieurs dirigeants européens ont appelé à revoir le market design. Le 14 septembre 2022, la présidente de la Commission européenne a promis une réforme profonde du fonctionnement du marché de l’électricité qui à ce jour, n’a toujours pas été dévoilée. En attendant, celle-ci a cependant autorisé à titre provisoire la captation des revenus de vente des producteurs par les États membres à partir de 180 €/MWh. Notons au passage que ce prix est bien plus élevé que le coût de production électronucléaire qui selon la ministre de la Transition énergétique se situe à 58 €/MWh. Certains experts du sujet ont cependant déjà fait d’autres propositions plus abouties. C’est le cas de Percebois et Pommeret qui ont calculé[16] que les prix du marché de gros entre octobre 2021 et mars 2022 auraient pu être sensiblement inférieurs s’ils avaient été basés sur la moyenne pondérée des coûts marginaux et non sur le coût marginal de la dernière centrale appelée. Avec cette hypothèse, le bouclier tarifaire mis en place dans cette période en France aurait pu coûter environ 2 milliards[17] au lieu de 16 milliards d’euros. Il faudra le rappeler si la décision de vendre les actifs les plus rentables d’EDF revient au grand jour au nom de « la gestion saine » des comptes de l’entreprise. Au-delà du fait que la proposition de Percebois et Pommeret cherche une solution pragmatique en minimisant les besoins de réforme, elle met quand même en évidence un cas précis où le système actuel est loin de l’optimum social prétendu dans sa version théorique.
Le gouvernement grec a lui aussi considéré que le marché de l’électricité tel qu’on le connait est défaillant. Il a donc proposé à la Commission européenne en juillet 2022 une réforme en profondeur. Arguant du fait que les énergies décarbonées comme le nucléaire et les renouvelables ont un coût variable faible, mais d’importants coûts fixes, elles devraient évoluer dans un marché scindé de celui des technologies aux coûts variables élevés, mais rapides à agir pour équilibrer le réseau. Dans le premier cas, elles seraient couvertes par des contrats fixés sur leur coût moyen de long terme tandis que dans le second cas le mécanisme actuel persisterait. Le prix du marché de gros serait établi par la moyenne pondérée de ces deux segments. Si tel avait été le cas durant les années 2021 et 2022, les consommateurs européens auraient vu intégrer dans leur facture[18] un prix de la production électrique inférieur de 45 % en moyenne à ce qui a été pratiqué selon les auteurs de cette proposition[19]. Là aussi, l’étude de cas dévoile bien le divorce existant entre les prix de marché et les coûts réels de production. Cela reste cependant un schéma assez complexe à mettre en œuvre et qui n’est pas exempt de la possibilité pour certains acteurs de jouer avec les différences de prix entre les deux marchés.
Parmi les propositions visant à corriger les multiples défaillances du marché actuel de l’électricité sans rompre totalement avec les règles européennes, celle de Finon et Beeker est peut-être la plus intéressante. Partant du constat que durant les quinze dernières années en Europe, « aucun investissement ne s’est fait par le marché, mais uniquement par des politiques publiques de subvention de long terme », les auteurs proposent de « passer du régime de marché à un régime hybride alliant planification et marché »[20]. Celui-ci consisterait en l’établissement d’une agence publique ayant à charge la planification du mix électrique pour ensuite négocier des contrats de long terme avec les producteurs. L’agence centraliserait l’achat de la production électrique sur le marché spot et les rémunèrerait en fonction de la différence avec les prix de référence des contrats de long terme (on parle de contrat pour différence ou CfD). Cette articulation entre le court terme et le long terme permettrait aux consommateurs de bénéficier de prix lissés et en correspondance avec les coûts complets des différentes technologies du mix électrique. Ceci favoriserait donc aussi les investissements dans les énergies décarbonées à fortes proportions de coûts fixes. Le principal problème selon les auteurs est que la planification de l’acheteur central se faisant au niveau national (tout en respectant les objectifs européens de neutralité carbone), il pourrait y avoir des divergences durables sur le marché de gros avec les pays voisins ayant fait des choix moins efficaces. Problème : cela entrerait alors en contradiction avec l’application de la doctrine européenne de la concurrence.
Finon et Beeker déclarent s’être inspirés de modèles existants tels que ceux de l’Ontario ou du Brésil. On pourrait rajouter le modèle de l’Uruguay dans lequel une entreprise étatique (UTE), en position de monopole sur la distribution et le transport électrique, produit et joue un rôle d’acheteur central tout à la fois. Son market design a pourtant été modifié à la fin des années 90 sous la pression de ses voisins pour permettre l’ouverture de son marché de l’électricité à la concurrence. Devant la succession de sécheresses au début des années 2000, provoquant d’énormes difficultés pour le fonctionnement du mix électrique uruguayen historiquement basé sur l’hydraulique, le gouvernement progressiste du Frente Amplio a lancé un vaste programme de planification énergétique en collaboration avec UTE. Ceci a permis un ajout rapide et significatif d’énergies renouvelables au point que le pays caracole en tête dans le classement des mix intégrant des sources d’énergie variable (plus de 50 % de la production sur l’année 2020 à base d’éolien et de photovoltaïque)[21]. Non seulement la sécurité d’approvisionnement a pu être rétablie tout en assurant la décarbonation du mix électrique, mais les tarifs basés sur les coûts de long terme ont aussi pu être stabilisés. La réussite est telle que même l’opposition conservatrice au pouvoir depuis 2020 n’a pas remis en question ce modèle peu orthodoxe.
Ceci nous amène alors à l’option de revenir au système du monopole public qui dans le cas de la France a fait ses preuves. Il est d’ailleurs parfois évoqué dans les débats qu’il faudrait « sortir du marché de l’électricité » ce à quoi d’autres répondent que cela aurait été catastrophique pour la France en 2022, car elle n’aurait pu importer massivement de l’électricité devant la baisse historique de la production nucléaire (problèmes de corrosion) et hydraulique (sècheresse). Ce dernier point est évidemment faux puisque les interconnexions électriques entre pays existent depuis bien des décennies avant l’ouverture à la concurrence du secteur. Précisons aussi qu’il y a en fait plusieurs marchés électriques nationaux qui sont couplés entre eux par le marché spot sur des bourses d’électricité (Epex spot dans le cas de la France et plusieurs autres pays d’Europe occidentale et du Nord) tant que les interconnexions ne sont pas saturées. L’idée derrière était d’optimiser les coûts en mutualisant la production au niveau européen. Le problème est qu’il n’y a pas de planification du mix électrique à cette échelle et lorsque des pays comme la Belgique ou l’Allemagne privilégient la sortie du nucléaire à celle des fossiles comme le gaz ou le charbon, ce choix impacte tous les autres à travers le couplage des prix au coût marginal. Il faut bien noter que même lorsque la France exporte avec une production à faible coût, si la dernière centrale appelée dans la bourse Epex spot a un coût marginal supérieur, ce sera celle-ci qui fixera le prix sur toute la zone couplée. Il existe pourtant d’autres mécanismes de comptabilisation des échanges transfrontaliers de par le monde cherchant à éviter ce phénomène en plus de celui proposé par Finon et Beeker.
Après avoir constaté que le gouvernement français n’avait toujours pas abandonné le projet de démantèlement d’EDF[22], le député Philippe Brun a réussi à rallier les différents groupes d’opposition au sein de l’Assemblée nationale sur sa proposition de loi visant à empêcher la cession des différentes activités de l’entreprise publique ainsi que l’extension du TRVE (bien que de manières provisoires jusqu’au 31 décembre 2023) aux entreprises ayant moins de 5000 salariés et 1,5 milliard de chiffre d’affaires. Il s’agit là du premier coup d’arrêt au processus de libéralisation de l’électricité engagée il y a vingt ans en France. C’est aussi une manœuvre habile qui met les parlementaires face à leurs responsabilités devant le décuplement d’entreprises acculées par des tarifs d’électricité parfois multipliés par un facteur dix ! Cependant, tout comme les différentes propositions de court terme telles que la limitation de la « rente infra-marginale » proposée par la Commission européenne ou la taxation des superprofits qui aurait été préférable, mais qui a rapidement été évacuée par l’exécutif français, rien n’est réglé sur le fond. Il faut bien prendre conscience que tant l’organisation d’EDF que les parts de marché qu’elle détient sont incompatibles avec les directives européennes en matière d’énergie. Même en cas de validation par le Sénat de cette proposition de loi, il n’est pas impossible qu’elle soit invalidée par le Conseil constitutionnel et dans tous les cas elle ne mettra certainement pas fin au conflit de longue date avec Bruxelles sur le sujet.
Par ailleurs, l’explosion des prix du gaz naturel liquéfié (dont les importations par l’Union européenne ont augmenté de plus de 60 % en 2022 pour remplacer le gaz russe) et son impact sur les marchés de gros de l’électricité pourraient se reproduire cette année du fait d’une éventuelle reprise économique chinoise après la fin de sa politique « zéro COVID »[23]. Ces circonstances exceptionnelles donnent une occasion historique de s’attaquer en profondeur aux dysfonctionnements du marché de l’électricité plutôt que d’imaginer de nouvelles rustines prolongeant une situation qui n’a freiné que trop longtemps la transition écologique. En ce sens, l’épreuve de force avec les institutions de l’Union européenne est inéluctable si l’on souhaite mettre fin aux applications délétères de la doctrine de « la concurrence libre et non faussée » dans ce secteur clé qu’est l’électricité.
Après la concurrence
Même si la Commission européenne cédait, allant jusqu’à ouvrir la possibilité de créer un pôle public de l’énergie (intégrant EDF, mais aussi Engie), d’autres défis seraient encore à relever. Tout d’abord, le parc nucléaire historique n’est pas éternel et même en prolongeant entre 50 et 60 ans la durée de vie des réacteurs existants, nous assisterons inévitablement à une baisse brutale de sa production (effet falaise) à partir de 2035. Ceci au moment même où il faudra électrifier massivement les usages énergétiques avec des technologies neutres en carbone afin de réduire la part des énergies fossiles qui composent encore plus de 60 % de la consommation énergétique française. Il va de soi qu’il sera indispensable de progresser tant en efficacité comme en sobriété énergétique tout en sachant qu’actuellement la France est (ex æquo avec la Grèce) le pays le plus désindustrialisé de l’Union européenne[24]. C’est-à-dire qu’une réelle transition écologique impliquant le retour en France d’activités intensives en énergie jusqu’à présent délocalisées pèsera d’autant plus sur la nécessité de rajouter des moyens de production électrique qui n’émettent pas de gaz à effet de serre. Tout cela représente donc un « mur d’investissements » auquel nous devons faire face le plus tôt possible. Là-dessus, l’Institut Rousseau a remédié à l’absence de chiffrage global des investissements publics et privés par la France pour respecter ses ambitions climatiques en estimant qu’il faudrait investir dès à présent environ 2 % du PIB en plus par an[25]. Ce rapport montre également les moyens à mettre en œuvre pour atteindre cet objectif ainsi que ses effets positifs en termes de création d’emplois, de balance commerciale et de récupérations des activités stratégiques pour le pays.
Finalement, il subsiste un problème de fond, et non des moindres, toujours pas résolu : l’orientation du mix énergétique français pour les prochaines décennies. Cela fait plus de dix ans déjà que les discussions se crispent sur les positions les plus extrêmes à propos de telle ou telle technologie décarbonée. L’annulation des réunions publiques sur les projets d’EPR causée par l’interruption de ces derniers mois de militants antinucléaire bloquant tout débat, ou encore la récente loi d’accélération des énergies renouvelables qui in fine pourrait bien freiner leur développement[26] en sont la triste démonstration. La décision inopinée du gouvernement de remettre en cause l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) au moment même où il prétend que le parlement avance sur ses projets de relance du nucléaire n’est pas non plus de nature à calmer les esprits.
Il devient donc urgent de sortir de cette impasse en intégrant mieux les Français dans cette discussion puisque, quelle que soit l’option retenue en termes de bouquet énergétique, il sera nécessaire de compter sur une forte légitimité pour affronter les différents obstacles qui ne manqueront pas de s’ajouter. Dernièrement, plusieurs études détaillées de scénarios de transition écologique ont été publiées que ce soit celle de RTE, de l’Ademe, de NégaWatt, du Shift Project, etc. Dans sa note #22[27], le laboratoire d’idées Intérêt général proposait la réalisation d’un référendum consistant à choisir entre 4 à 6 propositions de mix énergétique issues de ces scénarios avec un vote au jugement majoritaire[28]. Cette option n’étant pas disponible dans les institutions de la Ve République, elle pourrait cependant être saisie par les différents partis et organisations politiques souhaitant réellement démocratiser cette thématique. Il serait en effet plus aisé pour les Français d’évaluer les implications sous-jacentes de chaque scénario dans un débat structuré pour aller plus loin que les écueils du « nucléaire versus renouvelables » qui jusqu’à présent a surtout bénéficié à l’industrie fossile. La réappropriation par les citoyens de ces sujets rendrait d’ailleurs plus naturel leur engagement lorsque reviendra sur la table le futur d’EDF[29]. Car après tout, à quoi bon se lancer dans une bataille homérique tant au niveau national qu’européen si nous ne savons toujours pas dans quelle direction aller en cas de victoire ?
[1] Voir le communiqué de presse d’EDF : « Résultats annuels 2002 », 17 février 2023. https://www.edf.fr/groupe-edf/espaces-dedies/journalistes/tous-les-communiques-de-presse/resultats-annuels-2022
[2] Voir Penn, I. « Why Are Energy Prices So High? Some Experts Blame Deregulation», The New York Times, 4 janvier 2023. https://www.nytimes.com/2023/01/04/business/energy-environment/electricity-deregulation-energy-markets.html
[3] Les monopoles naturels concernent les biens dont la production par plusieurs entreprises est plus coûteuse que par une seule du fait d’importantes économies d’échelle. C’est par exemple le cas des réseaux de transport et de distribution électrique ainsi que des chemins de fer.
[4] Boiteux : « En théorie économique, l’électricité cumule pratiquement toutes les exceptions aux heureux effets de l’économie de marché. D’où suit qu’on peut militer avec conviction pour la régulation par le marché, et en exclure l’électricité ». Voir Boiteux, M. « Les ambiguïtés de la concurrence », Futuribles, juin 2007. Du côté américain, voir Michaels, R. J. « Vertical Integration and the Restructuring of the U.S. Electricity Industry », CATO Institute Policy Analysis Series, 2006.
[5] Boiteux rappelle par ailleurs que découpler les appareils commerciaux d’EDF de GDF « aura coûté en trois ans plus de trois milliards d’euros. Voir Boiteux, M. “Les ambiguïtés de la concurrence”, Futuribles, juin 2007.
[6] Voir Davies, R. « National Grid to be partly nationalised to help reach net zero targets », The Guardian, 6 avril 2022. https://www.theguardian.com/business/2022/apr/06/national-grid-to-be-partially-nationalised-to-help-reach-net-zero-targets
[7] Pour compléter le marché spot (échanges infrajournaliers et le jour d’avant), il existe (entre autres) des marchés à terme de contrats financiers avec différentes modalités (forward, future). Aucun n’a de liquidité significative allant au-delà de trois ans alors que les centrales de technologie décarbonée (hydraulique, nucléaire, renouvelables) nécessitent de contrats sur plusieurs décennies. Par contre cette financiarisation de l’électricité n’est pas sans rajouter des primes de risque…
[8] Voir Lehne, J., Moro, E., Nguyen, P. et Pellerin-Carlin, P. « The EU ETS from cornerstone to catalyst: the role of carbon pricing in driving green innovation», E3G, Jacques Delors Institute, 2021.
[9] Dans la Rome antique, le sénateur Caton aurait eu pour habitude de terminer tous ses discours par « Carthago delenda est » ce qui signifie « il faut détruire Carthage ». Celle-ci avait pourtant été déjà vaincue deux fois par Rome et dépecée de son empire. L’obsession de Caton sera néanmoins exaucée et Carthage sera rasée. Vingt-cinq ans plus tard, Rome estima nécessaire reconstruire ce qu’elle avait elle-même détruit avec tant d’acharnement…
[10] Programme d’EDF visant à allonger la durée de vie de ses réacteurs nucléaires ainsi qu’à l’amélioration de leur sûreté en intégrant notamment les modifications « post-Fukushima ».
[11] Voir Thillaye, S., Rapport d’information sur l’évolution du cadre juridique européen applicable à la production d’électricité, Commission des affaires européennes, 3 juin 2021.
[12] Voir Boiteux, M. « Les ambiguïtés de la concurrence », Futuribles, juin 2007.
[13] Voir Tarcoiz, Y. « Le treizième travail d’Hercule : privatiser l’électricité française », Institut Rousseau, 25 novembre 2020. https://institut-rousseau.fr/le-treizieme-travail-dhercule-privatiser-lelectricite-francaise/
[14] Voir le communiqué de presse d’EDF : « Mesures exceptionnelles annoncées par le gouvernement français », 13 janvier 2022. https://www.edf.fr/groupe-edf/espaces-dedies/journalistes/tous-les-communiques-de-presse/mesures-exceptionnelles-annoncees-par-le-gouvernement-francais
[15] Voir le communiqué de presse de l’Association nationale de défense des consommateurs et usagers : « Abus d’Arenh — Des fournisseurs d’énergie qui réalisent des plus-values spéculatives sur le dos des consommateurs », 13 septembre 2022. https://www.clcv.org/communiques-de-presse/abus-darenh-des-fournisseurs-denergie-qui-realisent-des-plus-values-speculatives-sur-le-dos-des-consommateurs
[16] Voir Percebois, J. et Pommeret, S. « Marché de l’électricité : comment faire face aux épisodes de prix extrêmes ? », La revue de l’énergie nº662, mai-juin 2022.
[17] Calcul réalisé sur la base des chiffres avancés par Percebois, J. et Solier, B. « Électricité : Qui va payer le “bouclier tarifaire” ? Et après ? », Connaissance des énergies, 18 janvier 2022.
[18] Rappelons que dans la facture d’électricité s’ajoute le prix de la production à celui de l’usage des réseaux (transport et distribution), différentes taxes et la marge du fournisseur, bien entendu !
[19] Voir le papier de la délégation grecque « Proposal for a power market design in order to decouple electricity prices from soaring gas prices », 26 juillet 2022. https://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST-11398-2022-INIT/en/pdf
[20] Voir Finon, D. et Beeker, E. « Le modèle d’acheteur central, une réponse aux défauts du marché électrique actuel », La revue de l’énergie nº 662, mai-juin 2022.
[21] Voir Sergent, A. « Los mercados eléctricos en perspectiva comparada a la hora de la transición energética », Revista economía y desafíos del desarrollo, 2022.
[22] Voir l’interview de Lévy, E. « Philippe Brun : “Tous les documents de Bercy prévoient bien un démantèlement d’EDF” », Marianne, 8 novembre 2022. https://www.marianne.net/economie/finance/philippe-brun-tous-les-documents-de-bercy-prevoient-bien-un-demantelement-dedf
[23] Politique de confinements stricts face aux cas de Covid-19 qui a provoqué un ralentissement économique de la Chine ainsi que la diminution de ses importations de gaz naturel liquéfié et par ce fait mitigé la crise énergétique en Europe durant 2022.
[24] Voir Calignon, G. « Une industrie européenne fragilisée par de multiples chocs », Les Échos, 2 février 2023. https://www.lesechos.fr/monde/europe/une-industrie-europeenne-fragilisee-par-de-multiples-chocs-1902762
[25] Voir Institut Rousseau : « 2 % pour 2 °C ! », mars 2022. https://institut-rousseau.fr/2-pour-2c-resume-executif/
[26] Voir Philibert, C. « Énergies renouvelables : pourquoi la loi d’accélération est un ratage complet », Révolution énergétique, 10 février 2023. https://www.revolution-energetique.com/energies-renouvelables-pourquoi-la-loi-dacceleration-est-un-ratage-complet/
[27] Voir Intérêt général : « Planifier l’avenir de notre système électrique — Épisode II : planifier un système électrique au service d’impératifs sociaux, écologiques et démocratiques », février 2022.
[28] Ce type de scrutin permet de limiter les votes stratégiques de type « vote utile » et d’obtenir une meilleure image de l’opinion des électeurs. Voir Ridel, C. et Laraki, R. « Et si les élections présidentielles se jouaient au jugement majoritaire ? », Institut Rousseau, 17 décembre 2021. https://institut-rousseau.fr/et-si-les-elections-presidentielles-se-jouaient-au-jugement-majoritaire/
[29] Rappelons qu’en Uruguay, UTE n’a pu échapper de peu à son démantèlement et privatisation que grâce à un référendum en 1992 au moment où sévissait pourtant le Consensus de Washington dans toute la région.