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Une finance aux ordres

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      Une finance aux ordresComment le pouvoir chinois met le secteur financier au service de ses ambitions

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      Alors que Huawei et TikTok ont défrayé la chronique cette année, alors que les ambitions commerciales, technologiques et militaires de la Chine sont devenues des enjeux de premier plan, le secteur financier chinois reste curieusement sous les radars. Sait-on, par exemple, que le système bancaire chinois est depuis 2016 le plus grand du monde par actifs, dépassant celui de la zone euro ? Sait-on que China Development Bank et Export-Import Bank of China détiennent à elles deux plus de créances à l’international que la Banque mondiale ? Au-delà de sa taille et de sa croissance accélérée, c’est le fonctionnement qualitatif du système financier chinois qui gagne à être connu. Car les grandes institutions financières chinoises ont cela de particulier qu’elles sont des entités hybrides, mi-économique mi-politiques, à la fois organes du Parti-État et acteurs de marché. La finance chinoise dans son ensemble est assujettie à des mécanismes de contrôle multiples qui en font avant tout un instrument au service du pouvoir. Alors que ces dernières décennies nous ont habitués, en Europe, à des secteurs financiers plus prompts à imposer leurs priorités aux États que l’inverse, il peut être instructif de décentrer la perspective pour faire voir comment un ordre financier tout autre est en train de monter en puissance en Chine.

      Introduction

      Certaines statistiques financières chinoises sont susceptibles de donner le tournis. Gongshang Yinhang 工商银行, plus connue à l’étranger sous le nom d’Industrial and Commercial Bank of China (ICBC), disposait en début d’année de 30 100 milliards de yuans d’actifs (l’équivalent de 3 900 milliards d’euros). Cette somme, égale à plus d’une fois et demi le PIB français, fait d’ICBC la plus grande banque du monde, et de loin (à titre de comparaison, BNP Paribas, plus grande banque française et deuxième plus grande banque d’Europe, ne pèse que 2 400 milliards d’euros). Le bilan d’ICBC, cependant, ne représente que 10 % des actifs bancaires chinois. Le montant total de ces derniers s’élevait en juin 2020 à 309 000 milliards de yuan (39 000 milliards d’euros) – soit 17 fois le PIB français, deux fois le PIB américain… et trois fois le PIB chinois[1].

      Autre fait notable, l’actionnaire majoritaire d’ICBC est le gouvernement central. C’est également le cas de la deuxième plus grande banque du pays (China Construction Bank), de la troisième (Agricultural Bank of China), la quatrième (Bank of China), la cinquième (China Development Bank) – et même chose pour les quelques suivantes. La Chine nous présente donc ce qui, vu d’Occident, a tout l’air d’un paradoxe : une expansion financière accélérée, une financiarisation de plus en plus poussée de l’économie, mais dans l’orbite de la puissance publique. En somme, une dynamique historique inverse de celle qui a vu les secteurs financiers de nombreux pays occidentaux – États-Unis, Grande-Bretagne, France notamment – grossir et s’internationaliser depuis un demi-siècle en s’émancipant de plus en plus des contraintes réglementaires imposées par les États.

      Cette note propose un aperçu des caractéristiques principales du système financier chinois. Il s’agit en particulier de montrer les mécanismes qui entérinent le contrôle politique sur la finance, ainsi que les façons dont le capital financier est mobilisé par le pouvoir comme vecteur essentiel de sa politique de développement et de puissance. Le secteur financier est devenu un outil indispensable au Parti-État pour réaliser ses ambitions dans différents domaines, qu’il s’agisse de la macroéconomie (croissance, emploi), de la politique industrielle et technologique, du développement local ou des relations internationales (investissements à l’étranger, « Nouvelles Routes de la Soie »). Dans tous ces champs d’intervention, le déploiement du capital financier se substitue aux ressources fiscales des administrations, émancipant la politique économique des contraintes budgétaires dont on connaît la pesanteur dans les pays occidentaux. Un tel modèle financier, nous l’évoquerons aussi, n’est pas sans risques et sans travers, entre une addiction croissante à la dette, des opportunités multiples de corruption, et un degré d’arbitraire à la mesure de l’autoritarisme du pays.

      I. Un paysage financier sous domination étatique

      I. A. Une omniprésence du capital financier public

      La finance chinoise est principalement axée sur le secteur bancaire et les activités de prêt. Les marchés de capitaux et la « finance de marché » (actions, obligations, titres divers) y jouent un rôle de complément dans le financement de la vie économique. Ainsi, selon les données de la banque centrale, les prêts en cours en monnaie locale représentent aujourd’hui 60,3 % du « financement agrégé de l’économie réelle », comparé à 9,8 % pour les obligations à destination d’entreprises non-financières[2].

      Le système bancaire lui-même est divisé depuis le milieu des années 1990 en plusieurs segments qu’il s’agit de savoir distinguer[3].

      Il existe d’abord trois banques de développement publiques dont les activités sont en principe entièrement guidées par les objectifs de la politique nationale : China Development Bank (CDB), Export-Import Bank of China (Exim Bankpour faire court) et Agricultural Development Bank of China (ADBC)[4].

      On trouve ensuite quatre banques commerciales étatiques, parfois désignées sous le nom de « Big Four », qui sont aussi les quatre plus grandes banques chinoises par actifs : Industrial and Commercial Bank of China (ICBC), China Construction Bank (CCB), Agricultural Bank of China (ABC ou AgBank) et Bank of China (BOC) – il faut éviter de confondre cette dernière avec la banque centrale chinoise, qui se dénomme People’s Bank of China ou Banque populaire de Chine en français. À ces quatre banques commerciales, on en ajoute parfois deux autres, tout aussi étatiques, passant donc des « Big Four » aux « Big Six » : Bank of Communications (Bofcom) et Postal Savings Bank of China (PSBC). Ces « Big Six » sont toutes cotées en bourse, à Shanghai, Hong Kong ou New York, alors même que le gouvernement central y garde des participations majoritaires.

      Le segment suivant est constitué d’une douzaine de banques d’envergure nationale dites « à capitaux mixtes ». Ces banques sont toutes sous contrôle politique également, leurs principaux actionnaires étant des entités publiques. La seule exception est Minsheng Bank, dont les actionnaires sont privés – mais dont les dirigeants seraient nommés par le Parti communiste, selon plusieurs sources concordantes[5].

      D’autres segments moins significatifs du système bancaire chinois sont les « banques commerciales urbaines » et les « banques commerciales rurales » (à périmètre infra-national, en général sous le contrôle d’autorités locales), les « coopératives de crédit » (ciblant en particulier les PME) et enfin les banques à capitaux étrangers. Ces dernières ne représentent que 1,4 % des actifs du secteur, un chiffre stable depuis une décennie qui suggère la difficulté des banques étrangères à s’implanter en terrain chinois[6].

      S’agissant du secteur des assurances, en expansion assez rapide depuis une dizaine d’années, il faut noter que les acteurs les plus établis – tels que China Life Insurance et People’s Insurance Company of China – sont aussi pour la plupart des groupes publics. Ping An Insurance, un assureur géant dont le siège est à Shenzhen, fait exception. Son actionnariat est dispersé et privé mais, de façon similaire à Minsheng Bank, ses dirigeants seraient nommés par le Parti communiste, à en croire une étude des juristes Curtis Milhaupt et Wentong Zheng[7].

      Évoquons enfin le rôle joué par les acteurs publics sur les marchés de capitaux, dont les formes en Chine sont diverses : bourses, marchés obligataires, activités de shadow banking (autres formes de crédits non bancaires) ou encore produits dérivés. Alors que l’on pourrait penser que cette « finance de marché » est par nature moins perméable au contrôle politique que les activités bancaires, ce n’est qu’à moitié vrai pour plusieurs raisons :

      • les bourses chinoises ne sont pas des entreprises lucratives à l’image d’Euronext (propriétaire de la bourse de Paris), mais des institutions subordonnées au gouvernement central. Les principales entreprises cotées à la bourse de Shanghai – la plus grande place boursière de Chine continentale – restent pour la plupart des entreprises publiques, dont seule une minorité des actions ont été mises sur le marché par l’État ;
      • les marchés obligataires sont dominés par des acteurs publics, à la fois du côté des principaux émetteurs (banques de développement, entreprises publiques, véhicules de financement des autorités locales) et des principaux détenteurs de titres (grandes banques commerciales en premier lieu)[8] ;
      • quant aux produits plus ou moins exotiques du shadow banking, s’ils servent souvent à financer des firmes privées dont l’accès aux prêts bancaires est limité, ce sont à nouveau les banques publiques qui en assurent l’essentiel de la promotion et de la distribution auprès des épargnants[9] ;
      • enfin, dans d’autres cas, des plateformes en ligne comme Alipay (associée à Alibaba) jouent un rôle d’intermédiaire entre le public et le privé, permettant aux particuliers d’investir leurs économies sur le marché interbancaire via des fonds de placement ou distribuant des prêts émanant de banques publiques aux ménages et aux entreprises en échange d’une commission.

      I. B. Un cadre réglementaire autoritaire

      Nous venons de prendre acte de la place prépondérante du capital étatique dans le secteur financier chinois. Il ne faudrait pas pour autant réduire l’influence du politique sur la finance en Chine à ce seul phénomène de la propriété publique des grandes institutions financières. En effet, au-delà de ce facteur, les autorités peuvent se prévaloir d’un ensemble de dispositions réglementaires et de mécanismes de contrôle vis-à-vis du secteur financier.

      Concernant la politique monétaire, il faut remarquer que la banque centrale chinoise, la Banque populaire de Chine (BPC), n’est ni en droit ni en fait indépendante du pouvoir politique. Administrativement, la BPC est une institution de rang ministériel subordonnée au Conseil des affaires de l’État (la dénomination officielle du gouvernement central). La Loi sur la banque centrale, qui date de 1995, précise que la BPC doit recevoir l’approbation du gouvernement avant toute « décision importante » ayant trait à l’émission monétaire, aux taux d’intérêt ou au taux de change. Il faut voir dans ces dispositions un contraste majeur avec le paradigme monétaire aujourd’hui en vigueur en Occident, qui s’appuie sur l’indépendance statutaire des banques centrales. Au reste, on peut faire la remarque que l’organe décisionnaire principal dédié à la politique économique et monétaire en Chine n’est d’ailleurs ni la banque centrale, ni le ministère des Finances, ni même le Conseil des affaires de l’État, mais plutôt la Commission centrale des affaires financières et économiques du Comité central du Parti communiste, qui est – sans surprise – actuellement dirigée par Xi Jinping.

      L’autonomie de la politique monétaire chinoise est, de surcroît, rendue possible par une étanchéité relative du système financier vis-à-vis du monde extérieur. Contrairement à l’ensemble des pays occidentaux depuis les années 1990, la Chine s’appuie sur des contrôles de capitaux pour limiter les flux transfrontaliers. Cela implique que les capitaux entrants ou sortants sont par défaut prohibés à moins qu’ils relèvent d’une série d’exemptions, parmi lesquelles on trouve : le financement du commerce international (importations et exportations de biens et de services) ; un système d’autorisation préalable pour les entreprises chinoises investissant à l’étranger ; des programmes spécifiques pour certains capitaux à court terme (permettant par exemple à des fonds étrangers pré-sélectionnés d’accéder aux bourses chinoises) ; ou encore la possibilité pour les particuliers de financer leurs voyages à l’étranger ou leurs projets d’émigration. Il serait impossible de sous-estimer l’importance des contrôles de capitaux dans l’équilibre d’ensemble du système financier chinois. Ce sont bien ces contrôles qui permettent à la banque centrale d’influencer conjointement les taux d’intérêt et le taux de change, sans craindre d’être réduite à l’impuissance par des entrées ou sorties de capitaux massives et non contrôlées.

      Il faut souligner cependant que ces restrictions officielles sur les flux transfrontaliers ne suffisent pas à empêcher entièrement les fuites illégales de capitaux. Les entreprises et les particuliers peuvent mobiliser divers stratagèmes permettant d’échapper aux règles, y compris la falsification de factures d’exportation et d’importation, l’achat d’actifs à l’étranger sous couvert de séjours touristiques ou encore l’usage de cryptomonnaies. Une croissance explosive des transactions en bitcoin en Chine courant 2016 a ainsi coïncidé avec des fuites de capitaux importantes, amenant les autorités à bannir entièrement, l’année suivante, les plateformes d’échange de bitcoin ainsi que l’émission de nouvelles cryptomonnaies. Par ailleurs, la banque centrale chinoise travaille depuis plusieurs années à un projet de yuan digital, dont la mise en œuvre s’est accélérée en 2020, donnant lieu à des loteries distribuant des yuans digitaux directement sur les smartphones des habitants[10]. On peut faire l’hypothèse qu’à terme, du point de vue du pouvoir chinois, un bénéfice significatif de la généralisation du yuan digital serait d’assurer une traçabilité améliorée des mouvements de fonds transfrontaliers, renforçant l’efficacité des contrôles de capitaux.

      S’agissant des autorités de régulation du secteur financier, deux institutions, également de rang ministériel et subordonnées au Conseil des affaires de l’État, se partagent les rôles : la Commission de régulation de la banque et de l’assurance (CRBA) d’un côté et la Commission de régulation des marchés financiers (CRMF) de l’autre. Il faut souligner ici l’ampleur des prérogatives de ces deux commissions, sans commune mesure avec celles, par exemple, de la Securities and Exchange Commission (SEC) aux États-Unis ou de l’Autorité des marchés financiers (AMF) en France. Comme nous l’illustrerons plus bas, la CRBA et la CRMF se comportent en général à la manière de supérieurs hiérarchiques vis-à-vis des institutions financières situées dans leurs champs d’intervention respectifs, n’hésitant pas à leur envoyer des instructions opérationnelles ad hoc ou à remplacer leurs dirigeants. Précisons de plus que dans le contexte politique propre à la Chine, un recours juridique à l’encontre d’une décision prise par la CRBA ou la CRMF est en pratique impossible pour un acteur financier qui s’estimerait lésé. Comme souvent dans les systèmes autoritaires, le seul recours à l’arbitraire d’un échelon donné de l’État est de mobiliser l’arbitraire d’un échelon supérieur : par exemple faire appel, en coulisse, à un organe ou à une personne encore plus haut placée dans le système politique pour obliger la CRBA ou la CRMF à revenir sur telle ou telle décision.

      I. C. Le Parti communiste : une hiérarchie parallèle dans la finance

      À ce cadre réglementaire contraignant que nous venons d’esquisser, il faut encore ajouter le rôle incontournable joué par les comités, branches, cellules, groupes dirigeants et autres commissions du Parti communiste chinois (PCC) au sein du système financier. Le PCC n’est pas une simple composante de l’État chinois, mais bien une hiérarchie parallèle, établie de façon à exercer un contrôle en dernier ressort sur l’administration et les institutions publiques[11]. Dans le cadre du secteur financier, la présence et l’influence du Parti s’incarnent avant tout de trois manières.

      Premièrement, chaque institution financière chinoise, publique comme privée, a un ou plusieurs comités, branches ou cellules du Parti en son sein. Dans le cas d’une firme publique, même cotée, c’est bien le comité du Parti qui détient le pouvoir décisionnaire sur les orientations stratégiques, et non le conseil d’administration[12]. Dans une grande banque, par exemple ICBC, le directeur général est souvent en même temps le secrétaire du comité du Parti de l’institution. Dans des organes de rang ministériel comme la BPC, la CRBA et la CRMF, en revanche, il peut arriver que le secrétaire du Parti soit une personne différente du dirigeant nominal de l’institution. À la banque centrale, par exemple, Yi Gang occupe actuellement la fonction de gouverneur, alors que le secrétaire du comité du Parti est Guo Shuqing – qui dans le même temps préside la CRBA. Il fait peu de doute que pour toute décision majeure affectant la politique monétaire ou le système bancaire, l’autorité de Guo Shuqing doit l’emporter sur celle de Yi Gang, la hiérarchie du Parti primant sur celle de l’État.

      Deuxièmement, le PCC se réserve le pouvoir de nomination sur tous les dirigeants des principales institutions financières du pays. Cette prérogative qui échoit au Parti dans la finance n’est qu’une traduction d’un principe plus général du système politique chinois, selon lequel « le Parti contrôle les cadres » 党管干部. En pratique, chaque position de dirigeant dans une banque, une compagnie d’assurance, une place boursière, jusqu’au rôle de gouverneur de la banque centrale, se voit assigner un rang qui détermine l’échelon du Parti ayant pour charge le processus de nomination. Pour illustrer, les directeurs généraux des « Big Four » jouissent d’un rang vice-ministériel, qui réserve leur nomination directement au Comité central du PCC. Les dirigeants des « banques à capitaux mixtes », en revanche, étant un rang en-dessous, sont nommés par le Comité du Parti de la CRBA. Cette relation d’autorité s’applique aussi, on l’a déjà évoqué, à Minsheng Bank – la seule banque à capitaux mixtes dont l’actionnariat est privé. Quant aux dirigeants de la banque centrale, de la CRBA et de la CRMF, ils ont un rang ministériel de plein exercice – les plaçant accessoirement au-dessus de tous les directeurs de banques dans la hiérarchie des cadres du Parti.

      Troisièmement, le Parti exerce un monopole sur la lutte anti-corruption et plus généralement sur la disciplineau sein des institutions financières. La Commission centrale d’inspection disciplinaire (CCID), un organe du Comité central du PCC, supervise un réseau de commissions disciplinaires situées à l’intérieur de chaque grande institution financière – et aussi au sein de la banque centrale, de la CRBA et de la CRMF. À strictement parler, les agents de la CCID ne sont pas des policiers ayant pour objet de faire appliquer la loi chinoise, mais des représentants du Parti missionnés pour faire respecter les règlements internes du PCC au sein des cadres. En cas de soupçon d’actes de corruption, ils prennent les devants sur le système judiciaire pour enquêter et détenir les personnes mises en cause, quitte à les remettre dans les mains des tribunaux par la suite. À partir de 2015, dans le contexte de la campagne anti-corruption décrétée par Xi Jinping, les arrestations et les purges se sont multipliées dans le secteur financier, conduisant à la détention par la CCID de nombreuses personnalités financières de premier plan, jusqu’au président de la CRMF, Liu Shiyu, démis de ses fonctions en mai 2019[13].

      II. Le modus operandi du complexe stato-financier chinois

      Nous avons vu que le Parti-État traverse de part en part le système financier. Non seulement la puissance publique est actionnaire majoritaire de la plupart des grandes institutions financières, le Parti communiste dispose de canaux hiérarchiques parallèles susceptibles de couvrir tous les acteurs du secteur, publics comme privés. À quoi il faut ajouter un cadre réglementaire particulièrement autoritaire et contraignant.

      Il faut désormais aborder la manière dont le capital financier est mobilisé concrètement pour servir les objectifs de la politique de développement aux échelles macro, méso et microéconomiques, ainsi que dans l’arène internationale.

      II. A. Échelle macro : politique du crédit et window guidance

      La politique monétaire chinoise, loin de se cantonner au contrôle de l’inflation et à la supervision prudentielle, vise en pratique un équilibre entre différentes priorités : la stabilité des prix et du taux de change, les comptes extérieurs, la croissance et l’emploi. Cette politique monétaire aux objectifs multiples traduit un concept économique propre à la Chine : le « contrôle macroscopique » 宏观调控. Cette expression, introduite par le Comité central du PCC au début des années 1990, est depuis fréquemment invoquée par les officiels de la BPC pour justifier leurs décisions[14]. Elle illustre l’intention du pouvoir chinois d’imposer certaines bornes aux activités de marché, en particulier pour ce qui touche aux grands agrégats économiques. Cette notion de contrôle macroscopique dessine donc un contraste idéologique marqué avec les doctrines monétaires dominantes dans les pays occidentaux aujourd’hui.

      Dans ce cadre, il faut savoir que la politique monétaire chinoise opère davantage par des formes de contrôles directs sur les agrégats (politique du crédit en particulier) que par des mesures visant à influencer le prix du capital ou des liquidités sur les marchés (ajustement des taux d’intérêt, opérations d’open market) à la manière des banques centrales occidentales dans la période actuelle[15]. Pour faire court, le levier d’action principal que la BPC actionne pour influencer la trajectoire de l’économie chinoise consiste en des instructions ad hoc transmises aux institutions bancaires, exigeant d’elles qu’elles augmentent ou qu’elles réduisent les prêts accordés aux entreprises. Cette pratique prend depuis le début des années 2000 en chinois le nom de chuangkou zhidao 窗口指导, en anglais window guidance – une traduction française possible serait « instructions aux guichets ».

      Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, le window guidance ne trouve pas ses origines dans l’économie administrée maoïste. Cette expression vient du japonais madoguchi-shidō, terme qui servait à dénoter jusqu’aux années 1990 les quotas de crédit que la Banque du Japon avait alors l’habitude d’imposer aux banques commerciales de l’Archipel. Dans le contexte chinois, ces « instructions aux guichets » commencent à être utilisées intensément par la BPC quelques années après le démantèlement, en 1998, du Plan national du crédit, auquel elles se substituent donc.

      En pratique, les officiels de la banque centrale, que ce soit à Pékin ou dans les branches régionales de l’institution, organisent régulièrement des réunions avec les dirigeants des banques, à l’occasion desquelles des instructions leur sont transmises par voie orale ou écrite. Ce processus est par nature opaque : les instructions sont par défaut non-publiques, à moins bien sûr que la BPC souhaite les faire connaître ou qu’elles soient divulguées dans les médias ou sur Internet. Au reste, le window guidance chinois est autrement plus polyvalent et diversifié que son ancêtre japonais. Comme nous le verrons par la suite, les instructions de la BPC ne se limitent pas à attribuer aux banques des quotas de crédit agrégé : elles peuvent aussi exiger que des prêts soient orientés vers un secteur, une branche d’activité ou une localité particulière, comme elles peuvent imposer un assèchement du crédit bancaire pour certains secteurs ou entités en défaveur. Notons aussi que ce type d’instructions ne se limite pas à la BPC : les deux commissions de régulation du secteur financier que nous avons mentionnées plus haut, la CRBA et la CRMF, sont également adeptes du window guidance.

      Un bref aperçu de l’évolution du crédit bancaire chinois dans la période récente suffit à établir la capacité sans égale des « instructions aux guichets » de la BPC à informer la trajectoire de croissance de l’économie toute entière. Fin 2008, on s’en rappelle peut-être, le gouvernement chinois annonce un plan de relance ambitieux pour contrecarrer les effets récessifs de la crise financière mondiale. Ce plan est financé par le crédit bancaire plus que par les budgets des administrations. La BPC intime alors aux banques, en premier lieu les « Big Four », d’orienter des crédits massifs vers des projets d’investissement locaux (construction, infrastructures). En 2009, les prêts en cours en Chine augmentent de 33 % – un chiffre exceptionnel, qui explique pourquoi cette année-là l’économie chinoise enregistre 9,4 % de croissance au milieu de la crise mondiale[16]. Début 2010, le gouvernement s’inquiète des risques de surchauffe et la BPC a de nouveau recours au window guidance, cette fois pour obliger les banques à restreindre les crédits à l’économie réelle. Plus récemment, en 2016, la BPC a rejoué le même scénario, exigeant des banques qu’elles ouvrent les vannes du crédit pour éviter un ralentissement trop net de la croissance après une série de turbulences financières en 2015[17]. Et début 2020, en période de coronavirus, la BPC a de nouveau fait appel au window guidance pour demander aux banques d’accorder des prêts aux entreprises en difficulté[18].

      Le contrôle du pouvoir politique sur le crédit bancaire par l’intermédiaire de la banque centrale demeure donc le levier privilégié de la politique monétaire, et accessoirement de la politique de croissance, en Chine. Il n’est pourtant pas le seul, la BPC ayant, comme d’autres banques centrales, plusieurs outils d’intervention à sa disposition. On peut ainsi mentionner les opérations de la BPC sur le marché interbancaire, ou encore l’ajustement du taux des réserves obligatoires des banques, qui passe de 6 % à 20 % dans les années 2000 (quand la BPC veut stériliser les surplus commerciaux géants du pays) avant d’être revus à la baisse dans les années 2010.

      Quant aux taux d’intérêt, ils ne sont qu’assez rarement employés par la BPC pour calibrer sa politique monétaire dans la période récente. Il y a dix ans encore, un plafond maximum était imposé à tout le secteur bancaire pour la rémunération des dépôts, ainsi qu’un seuil minimum pour les taux des prêts aux entreprises. Ces règles avaient pour effet de favoriser les débiteurs vis-à-vis des créanciers, et donc de promouvoir l’investissement au détriment de l’épargne. Alors que la BPC a en principe aboli ces contraintes formelles entre 2013 et 2015, elle a depuis continué d’instruire les grandes banques de ne pas réviser à la hausse la rémunération de l’épargne[19]. Où l’on voit que le recours constant au window guidance a largement neutralisé à ce jour les effets possibles de la libéralisation des taux d’intérêts en Chine.

      II. B. Échelle méso : la finance au service de la politique industrielle

      Au-delà du « contrôle macroscopique » porté par les autorités chinoises, le système financier joue un rôle charnière au service des priorités du politique à l’échelle mésoéconomique ou sectorielle. La mise à contribution de la finance est systématique dans le déploiement de la planification chinoise, qu’il s’agisse des plans quinquennaux ou d’autres plans industriels axés sur des secteurs ou des technologies spécifiques. Les documents programmatiques émanant de la Commission nationale du développement et de la réforme (CNDR) – l’organisme principal en charge de la planification – évoquent immanquablement la nécessité de combiner les leviers fiscaux et financiers. C’est ainsi le cas du document directeur du treizième Plan quinquennal (2016–2020) qui arrive à son terme en fin d’année, comme du programme décennal Made in China 2025, lancé en 2015, qui cible dix secteurs industriels.

      Cette subordination des circuits financiers à la planification prend plusieurs formes, du crédit bancaire aux marchés de capitaux. En toute logique, China Development Bank joue un rôle de premier plan pour financer les priorités de la politique industrielle. Le bilan de CDB représentait, fin 2018, 16 200 milliards de yuans d’actifs (soit 2 000 milliards d’euros) qui sont en principe intégralement mis au service des objectifs de développement du pays. Pour leur part, les grandes banques commerciales sont également mobilisées pour servir ces ambitions. À ce sujet, la Loi sur les banques commerciales de 1995 laisse peu de place à l’ambiguïté : on lit dans son article 34 que « conformément aux besoins de l’économie nationale et du développement social, les banques commerciales accordent des prêts sous l’autorité de la politique industrielle de l’État ».

      En pratique, la CNDR s’associe fréquemment à la banque centrale pour transmettre aux banques les « instructions aux guichets » nécessaires pour orienter des prêts – souvent à maturités longues et à des taux favorables – vers des activités priorisées telles que les énergies renouvelables, les véhicules électriques ou l’intelligence artificielle. La CNDR, la BPC, la CRBA et la CRMF ont ainsi pu lancer en mars 2017 une initiative conjointe pour financer le programme Made in China 2025 via le crédit bancaire et les marchés de capitaux[20]. Par ailleurs, il est courant qu’une entreprise stratégique pour l’État se voit octroyer des conditions d’emprunt généreuses à la suite d’instructions ad hoc à l’adresse des banques. C’est par exemple le cas de Huawei, qui selon une enquête du Wall Street Journal aurait obtenu par le passé l’équivalent de 41 milliards d’euros de prêts et de lignes de crédit émanant de banques publiques pour financer ses activités[21]. Dans le domaine de la transition écologique, des entreprises dédiées aux énergies renouvelables – telles que Jinko Solar (solaire) ou Goldwind (éolien) – ont pu bénéficier non seulement de subventions sous forme de tarifs d’achat garantis, mais aussi de prêts bancaires importants. Jinko Solar a ainsi conclu en 2011 un partenariat stratégique avec Bank of China, lui donnant accès à des facilités de crédit jusqu’à 50 milliards de yuans (5,5 milliards d’euros)[22].

      Il est fréquent également de voir des institutions financières publiques se coordonner avec des administrations pour mettre sur pied des fonds d’investissement dédiés. Un des plus importants de ces fonds aujourd’hui est le China Integrated Circuit Fund, abondé par CDB et par une série d’acteurs industriels et voué aux semi-conducteurs. Ce phénomène se décline aussi à l’échelon infra-national, en particulier depuis le lancement du treizième Plan quinquennal. En avril 2016, la presse financière chinoise faisait ainsi état de 780 « fonds de pilotage » établis par des autorités provinciales ou municipales, remplissant un rôle de capital-risque public à destination de start-ups et totalisant déjà 2 200 milliards de yuans d’actifs (environ 270 milliards d’euros)[23]. Observons au passage que des initiatives semblables ne sont pas inconnues en Europe – on pense par exemple au « Lac d’Argent » annoncé par Bpifrance cette année pour stabiliser le capital de certaines entreprises françaises[24]. Encore faut-il souligner que les sommes engagées dans le cas chinois sont d’un tout autre ordre.

      Au-delà de ces formes de capital-investissement étatique, les marchés obligataires et boursiers sont également mis à contribution pour servir la stratégie de développement chinoise. Le cas de China Development Bank est instructif à cet égard : forte, on l’a vu, de 2 000 milliards d’euros d’actifs, CDB n’accepte pas de dépôts des particuliers, et ne peut donc pas – contrairement aux banques commerciales – se financer par ce moyen. À défaut de l’épargne des ménages, CDB se finance donc en émettant des obligations à très grande échelle, au point d’être le deuxième émetteur d’obligations du pays après le ministère des Finances. En outre, ces titres de dette bénéficient de taux d’intérêt quasi identiques à ceux du gouvernement central et sont acquis en masse par les « Big Four »[25]. Quant aux titres émis par des entreprises publiques ou privées qui investissent dans le cadre de la politique industrielle, ils relèvent d’un segment distinct du marché obligataire, où la CNDR examine en amont l’intérêt des projets avant d’autoriser les émissions et où les conditions de financement sont plus favorables que sur les autres segments du marché[26].

      Des examens préalables du même ordre sont en place sur les places boursières. Ainsi, par exemple, pour qu’une entreprise ait le droit d’être cotée à la bourse de Shanghai, il faut d’abord que la CRMF se soit assurée de la conformité de ses activités avec – à nouveau – « la politique industrielle de l’État »[27]. De manière générale, les places boursières sont directement subordonnées à la CRMF qui est, rappelons-le, non une agence indépendante de régulation mais un organe de rang ministériel du gouvernement central. À quoi s’ajoute le fait que les principaux investisseurs institutionnels et entreprises cotées sur les bourses chinoises sont des entités publiques. Dans un tel contexte, on comprend comment, durant l’été 2015, à la suite d’une chute brutale de la bourse de Shanghai, une « équipe nationale » 国家队 d’acteurs financiers publics a pu stabiliser le cours de l’indice en achetant en masse des actions, y consacrant l’équivalent de 129 milliards d’euros en l’espace de deux mois[28]. En début d’année, au moment d’un passage à vide des bourses chinoises causé par le coronavirus, la même « équipe nationale » d’actionnaires publics est à nouveau intervenue pour enrayer la chute des cours.

      II. C. Échelle micro : une finance politisée au plus près du terrain, avec des abus multiples

      Si la finance est mobilisée au service d’objectifs macro-économique et des ambitions industrielles et technologiques du gouvernement central, il est tout aussi vrai que le capital financier en Chine est souvent orienté vers des visées beaucoup plus locales ou individualisées. Nous avons déjà évoqué, avec l’exemple de Huawei, la possibilité d’instructions conférant à des acteurs économiques particuliers un accès privilégié aux prêts bancaires. Dans les faits, de telles instructions individuelles concernent moins souvent des champions nationaux tels que Huawei, et plus souvent des projets d’investissement ou des entreprises ayant la faveur d’autorités politiques infra-nationales.

      Il faut faire l’observation ici que l’ordre politique chinois est fortement décentralisé, au sens où les milliers de « gouvernements locaux » que compte le pays dans les provinces, les préfectures, les municipalités, les districts, etc., disposent d’importantes marges de manœuvre pour concevoir et appliquer des stratégies économiques à leur échelle respective. C’est notamment le cas dans le domaine financier. Les « banques commerciales urbaines » et les « banques commerciales rurales », que nous avons déjà mentionnées sont en général sous le contrôle de ces autorités locales. S’y ajoute la possibilité pour une province ou une municipalité de solliciter les branches locales des grandes banques commerciales ou des « banques à capitaux mixtes » pour financer leurs projets de développement. Au-delà des banques, on note un véritable foisonnement d’acteurs financiers publics locaux en Chine, tels que des « sociétés d’investissement » dévolues à la construction urbaine, ou encore les « fonds de pilotage » pour l’innovation que nous avons évoqués plus haut.

      L’effort national de relance par le crédit à la suite de la crise mondiale de 2008 a ainsi mis en exergue le rôle des autorités locales dans la financiarisation de l’économie. Début 2009, la banque centrale encourage les gouvernements infra-nationaux à mettre en place des « plateformes de financement locales » 地方融资平台 – expression traduite en anglais par local government financing vehicle (LGFV). La raison d’être de ces plateformes est alors de recevoir des prêts bancaires ou d’émettre des titres de dette sur les marchés de capitaux afin de financer des projets divers (construction et infrastructures en particulier) susceptibles de stimuler l’activité économique[29].

      On l’a déjà vu, cette stratégie a été couronnée de succès à court terme, poussant la croissance chinoise près de la barre des 10 % en 2009. Les années suivantes, en revanche, ont rendu de plus en plus visibles les travers d’une finance politisée entre les mains d’autorités locales assez peu soucieuses de transparence ou d’équité. De nombreux crédits alloués aux LGFV en 2009 et durant les années suivantes ont ainsi été engloutis dans des projets dispendieux dont les futurs usagers ont fait défaut : aéroports peu fréquentés, zones industrielles moribondes et même « villes fantômes » (c’est-à-dire des quartiers ou des villes nouvelles dont les appartements demeurent vides faute d’acquéreurs). Dans le pire des cas, des ententes opaques entre bureaucrates, entreprises locales et cadres des banques n’ont fait que nourrir la corruption.

      II. D. Échelle internationale : un rôle charnière de China Development Bank et d’Exim Bank

      La principale aire d’opération du capital financier chinois demeure l’économie nationale du pays. Même si la finance chinoise s’exporte désormais bien plus qu’il y a une vingtaine d’années, il faut garder à l’esprit que comparé aux secteurs financiers américain ou français, et à proportion de sa taille totale, le secteur financier chinois reste peu internationalisé. La raison essentielle à cela est l’existence des contrôles de capitaux qui, malgré des exemptions et des cas de fuites illégales, conduit de très nombreux acteurs économiques chinois à renoncer à sortir leurs actifs du pays. Pour donner un ordre de grandeur, l’économie chinoise a généré en 2019 l’équivalent de 5 300 milliards d’euros d’épargne brute (des ménages, des entreprises et des administrations), mais à en croire les données de la balance des paiements, l’augmentation du stock d’actifs détenus à l’étranger (investissements directs, titres financiers, prêts) n’a représenté cette année-là que 3 % de cette somme[30].

      Quand bien même le capital financier chinois s’exporte peu si on le rapporte à la taille de l’économie, il a malgré tout un impact de plus en plus tangible sur le reste du monde. Cet impact est d’autant plus significatif que les logiques, parfois très politiques, qui président à son déploiement à l’étranger sont qualitativement différentes des logiques, essentiellement lucratives et privées, qui motivent la circulation du capital entre les économies occidentales. Selon une estimation récente de Sebastian Horn et de ses collègues, la puissance publique chinoise détiendrait aujourd’hui plus de 4 000 milliards d’euros de créances à l’international, sous forme de titres de dette et de prêts bancaires, faisant de la Chine le premier créancier public du monde, très loin devant des institutions multilatérales telles que la Banque mondiale ou le FMI[31].

      De façon plus précise, la plupart des capitaux financiers chinois alloués à l’international entrent dans deux catégories bien distinctes. On trouve, premièrement, des acquisitions de titres sur les marchés financiers étrangers, qui sont avant tout réalisées par l’Administration nationale des changes (en anglais State Administration of Foreign Exchange ou SAFE) comme moyen de recycler les importantes réserves de devises du pays (3 100 milliards de dollars en septembre 2020)[32]. Sous la supervision directe de la BPC, SAFE investit la majeure partie de ces réserves dans des bons du Trésor américains, même si elle réalise également, dans une certaine opacité, d’autres types d’investissements tels que des rachats d’actions via sa filiale SAFE Investment Company. Au-delà de SAFE, d’autres organismes du gouvernement central chinois fonctionnent à la manière de fonds souverains en investissant sur les marchés financiers occidentaux à une échelle plus réduite. On peut mentionner China Investment Corporation International – une filiale hongkongaise de China Investment Corporation (CIC), elle-même une holding associée au ministère des Finances[33] – et le fonds de pension national, le National Council for Social Security Fund (NCSSF) dont 10 % des actifs sont actuellement investis à l’étranger[34].

      Le second vecteur principal d’internationalisation du capital financier public chinois consiste en des prêts qui sont accordés soit à des entreprises (pour l’achat de biens et de services et pour l’investissement direct à l’étranger), soit à des pays tiers dans le cadre d’accords de coopération bilatéraux. Toujours selon Sebastian Horn et ses collègues, les prêts en cours de ce type s’élevaient en 2018 à environ 1 400 milliards d’euros. C’est ici qu’il faut souligner la place incontournable de China Development Bank et d’Exim Bank dans ces dernières activités de financement, en particulier pour ce qui concerne ce qu’on appelle parfois la « diplomatie de la dette » chinoise à l’égard de nombreux pays en développement. Accompagnant le lancement des « Nouvelles Routes de la Soie » (en anglais Belt and Road Initiative ou BRI), de telles dettes se sont multipliées ces dernières années, le plus souvent pour financer la construction d’infrastructures par la Chine dans le pays hôte. Pour illustrer, le schéma le plus courant pour la construction d’un port ou d’une voie ferrée par la Chine à l’étranger s’appuie sur un ou plusieurs prêts de la part de CDB ou d’Exim Bank, éventuellement garantis par le gouvernement hôte, qui servent à payer les entreprises industrielles chinoises auxquelles la réalisation du projet est confiée. Les « Big Four » ont jusqu’à récemment été largement tenues à l’écart de ce type d’accord bilatéraux, le gouvernement chinois ayant choisi de faire de CDB et d’Exim Bank les principaux bras armés du versant financier des Nouvelles Routes de la Soie. En avril 2015, invoquant justement leurs responsabilités nouvelles dans le cadre de la BRI, la banque centrale a annoncé des injections dans CDB et dans Exim Bank de 32 milliards et 30 milliards de dollars respectivement, ouvrant la voie à une croissance accélérée de leurs bilans[35].

      III. Les leçons de l’expérience chinoise

      III. A. Une hégémonie étatique multidimensionnelle

      Le contrôle exercé par le Parti-État sur le monde de la finance en Chine ne saurait se réduire à un facteur unique. L’actionnariat public dans les grandes banques, par exemple, aurait des effets bien plus limités s’il n’était pas accompagné de mécanismes spécifiques capables d’influencer leurs opérations, à l’image du window guidance, et de subordonner étroitement leurs dirigeants comme le fait le monopole du Parti communiste sur les nominations. L’autorité du politique sur le milieu bancaire serait également mise à mal en l’absence de contrôles de capitaux, puisque les acteurs économiques (entreprises, ménages) pourraient dès lors drainer le secteur de ses ressources en plaçant une partie de leurs fonds à l’étranger, soit pour obtenir un meilleur rendement, soit pour protéger leurs avoirs des interventions arbitraires dont le PCC a l’habitude. L’autoritarisme politique qui caractérise la Chine est d’ailleurs loin d’être un élément anodin dans le système financier. La possibilité pour la banque centrale, la CRBA ou la CRMF d’imposer aux institutions financières des décisions sans recours possible, ainsi que la latitude dont jouit la Commission centrale d’inspection disciplinaire pour faire « disparaître » temporairement des cadres de la finance soupçonnés de corruption, ne font que magnifier la suprématie du politique sur le capital financier.

      Il y a donc une certaine cohérence dans la finance chinoise, au sens où les différents leviers de contrôle à la disposition du Parti-État se complètent mutuellement – et ce, malgré la décentralisation de l’ordre politique et les nombreux risques financiers qui traversent le système. Cette cohérence de l’ensemble sous contrôle étatique peut rappeler le fonctionnement du secteur financier français au siècle dernier, à l’heure de l’« encadrement du crédit » et du « circuit du Trésor », de la fin des années 1940 au milieu des années 1980[36]. Durant cette période, le système financier en France donnait lieu à un ajustement des conditions de prêt aux priorités de la politique économique, par l’intermédiaire d’un réseau d’organismes financiers para-publics (Crédit National, Crédit Agricole, Crédit Hôtelier, etc.) orchestré par la Direction du Trésor. La Banque de France n’était pas statutairement indépendante du politique, les principales banques de dépôt (BNP, Société générale, Crédit lyonnais) étaient publiques et l’intégrité de la politique du crédit était conditionnée par des contrôles de capitaux. L’État fixait lui-même le volume et le taux des emprunts qu’il effectuait auprès des banques privées. Ce système dirigiste des décennies d’après-guerre a été démantelé durant les années 1980 et 1990 à l’initiative de politiques et de hauts-fonctionnaires partisans d’une finance libéralisée et internationalisée, qui est devenue à la même époque le modèle dominant à l’échelle mondiale.

      S’agissant de la Chine aujourd’hui, on peut remarquer que l’avenir du secteur financier est l’objet de débats et de rivalités, à caractère à la fois idéologique et politique, qui se manifestent parfois jusqu’au sommet du Parti-État. Zhou Xiaochuan, le gouverneur de la BPC de 2002 à 2018, a ainsi longtemps incarné une ligne favorable à la libéralisation financière. En 2013, quelques mois après l’accession de Xi Jinping au pouvoir, plusieurs cadres de la banque centrale se sont même permis de préconiser ouvertement une convertibilité totale du yuan, autrement dit une élimination des contrôles de capitaux[37]. Or une conséquence notable d’une architecture financière politisée à la manière de la Chine est qu’il est difficile d’en modifier une partie sans risquer de remettre en cause le tout : une mesure telle que lever les contrôles de capitaux peut retirer au politique un levier de contrôle décisif, en l’absence duquel ses capacités d’influence sont affaiblies.

      À ce jour, cependant, il semble que de telles velléités libéralisatrices dans les cercles du pouvoir en Chine soient durablement contenues. Une crise boursière durant l’été 2015, suivie de sorties importantes de capitaux – légales et illégales – fin 2015 et courant 2016, a fait oublier à la BPC ses promesses de dérégulation des flux transfrontaliers. Les personnalités les plus influentes en matière de politique financière en Chine aujourd’hui, tels Liu He et Guo Shuqing, ont démontré jusqu’ici leur capacité à promouvoir des réformes de marché tout en maintenant un contrôle politique strict en dernier ressort sur les activités économiques. Surtout, Xi Jinping lui-même n’a cessé de réitérer ces dernières années la nécessité de renforcer la direction du Parti communiste sur la vie économique, tout en faisant de la prévention des risques financiers un leitmotiv de ses discours. Il est donc peu probable que nous assistions à une refonte ou à une dépolitisation de la finance chinoise à moyen terme.

      III. B. Des institutions financières à la Janus

      Une autre conséquence majeure de la finance politisée à la chinoise a trait à l’identité des institutions qui composent le secteur. Pour le dire simplement, les banques chinoises ne sont pas des banques comme les autres ; ou du moins, elles ne sont pas des banques comme on l’entend aujourd’hui en Occident. Il s’ensuit que certains classements financiers internationaux peuvent produire des illusions d’optique. Selon le dernier classement en date du magazine Forbes, la première banque du monde par actifs est Industrial and Commercial Bank of China, la deuxième China Construction Bank, la troisième Agricultural Bank of China et la quatrième JP Morgan, une banque américaine[38]. Placer de telles entités côte à côte pourrait faire croire qu’ICBC, CCB et ABC sont des entreprises autonomes mues avant tout par le profit au même titre que JP Morgan, alors que c’est très loin d’être le cas. Ayant un seul et même actionnaire, le gouvernement central chinois, ICBC, CCB et ABC pourraient d’ailleurs aussi bien être vues comme des composantes d’un grand groupe financier unique que Forbes aurait omis de classifier comme tel.

      Loin de constituer des centres décisionnaires autonomes, les grandes institutions financières chinoises sont des entités hybrides. Comme Janus, elles ont deux visages : l’un tourné vers le marché, l’autre vers le Parti-État. Rien n’incarne mieux l’orientation politique de la finance chinoise que le statut de « cadre » 干部 du régime assigné par le PCC aux dirigeants des banques, des compagnies d’assurance et des places boursières. Le directeur général d’ICBC, rappelons-le, a un rang de cadre vice-ministériel dans la hiérarchie administrative – rang qu’il partage avec quelques milliers d’autres cadres haut placés, tous nommés par le Comité central. S’il satisfait dans son rôle à la tête d’ICBC, et s’il n’a pas encore atteint l’âge de la retraite au moment de quitter ses fonctions, il aura peut-être l’opportunité d’être promu dans l’échelle des positions pour occuper, par exemple, le poste de président de la CRBA – une fonction de rang ministériel de plein exercice qu’il ne partagera plus qu’avec quelques centaines d’autres cadres. On mesure le monde qui sépare ce genre de parcours de la carrière des chief executives et des PDG des grandes banques privées américaines ou européennes avec qui ICBC rivalise dans les classements internationaux.

      Les grandes institutions financières chinoises ne sont pas non plus assimilables à leurs homologues occidentales du point de vue de leur modus operandi. On peut supposer que les profits engrangés par JP Morgan – 27 milliards d’euros en 2019 selon Forbes – sont tributaires avant tout de stratégies conçues et mises en œuvre à l’échelle de cette banque. En revanche, les profits d’ICBC – 40 milliards d’euros en 2019 – sont davantage la résultante d’un ensemble de paramètres et d’instructions qui relèvent de sa tutelle politique, à savoir la banque centrale et la CRBA, qui rendent elles-mêmes compte de leurs décisions à des instances supérieures telles que le Conseil des affaires de l’État et la Commission des affaires financières et économiques du Comité central du PCC. En l’espèce, les profits impressionnants d’ICBC doivent sans doute plus à l’écart entre les taux de prêt aux entreprises et les taux de rémunération des dépôts (taux imposés par la BPC par voie de window guidance) qu’au sens des affaires de ses dirigeants.

      Étant avant tout des instruments au service des ambitions du Parti-État, il serait donc illusoire de prétendre juger de la performance des grandes institutions financières chinoises à l’aune des critères courants en économie financière tels que la rentabilité des actifs (return on assets ou ROA) ou la rentabilité des capitaux propres (return on equity ou ROE). Des économistes libéraux le font pourtant, concluant soit, quand les profits des banques chinoises sont élevés, aux effets pervers des oligopoles, soit, quand ils sont bas, à l’inefficience de l’allocation du capital sous régime de propriété publique[39]. Dans un cas comme dans l’autre, on relève une même erreur de méthode, occultant le fait que la finance chinoise est subordonnée à des objectifs, tels que la croissance ou la politique industrielle, qui dépassent de loin le périmètre du secteur financier et de ses indicateurs de performance. Ces ornières libérales ne se manifestent pas d’ailleurs qu’en Occident : il est fréquent de voir des économistes chinois hostiles à l’étatisme formuler des arguments identiques au nom de la nécessaire « séparation de l’État et du capital » 政资分开. Un idéal libéral qui, dans la conjoncture politique chinoise actuelle, a peu de chances de s’imposer.

      III. C. Une politique économique émancipée des contraintes fiscales et budgétaires

      Un des principaux enseignements à tirer du fonctionnement de la finance chinoise concerne la relation de substitution entre finance et fiscalité. La subordination des circuits financiers (prêts bancaires, émissions obligataires, etc.) aux fins de la politique économique revient, en pratique, à accorder une place moindre aux dépenses budgétaires et au financement par l’impôt dans le dispositif général de l’État. Il s’agit là d’un point essentiel pour saisir le contraste entre le modèle de développement chinois d’un côté, et les rapports entretenus entre l’État et la sphère économique en Europe ou en Amérique du Nord de l’autre.

      Nous avons déjà décrit comment le gouvernement chinois fait porter la charge de sa politique de croissance à son secteur bancaire, par l’intermédiaire de son contrôle sur le crédit, sans engager les ressources fiscales des administrations. Ainsi, lorsqu’une municipalité chinoise met sur pied une « plateforme de financement locale » et que celle-ci emprunte auprès d’une grande banque commerciale publique pour co-investir avec des entreprises industrielles dans des projets locaux, l’économie urbaine s’en voit stimulée sans avoir ponctionné les budgets municipaux. Lorsque China Development Bank émet des obligations à taux bas pour prêter à des autorités locales qui utilisent ces fonds pour acquérir des appartements et les revendre à des particuliers à des prix modérés – ce que CDB a fait à grande échelle ces dernières années[40] – le gouvernement chinois finance de facto sa politique du logement sans faire appel à l’argent du contribuable. Et de même, quand un prêt est octroyé, avec des conditions préférentielles, par une banque chinoise à Huawei à la suite d’une instruction politique en ce sens, on peut y lire une subvention – non budgétée – accordée à un champion national.

      On remarquera que certaines modalités de financement analogues existent aussi en Europe. L’Allemagne a ainsi sa banque de développement, KfW, forte de 506 milliards d’euros d’actifs fin 2019[41], et en France la Caisse des dépôts et Bpifrance sont fréquemment à la manœuvre pour financer la construction de logements sociaux ou pour soutenir des entreprises jugées prometteuses. Les ordres de grandeur entre la finance publique en Europe et la finance publique en Chine, cependant, ne sont pas du tout les mêmes. La part des actifs des banques publiques en France a été estimée en 2016 à 7,5 % des actifs bancaires totaux[42], un chiffre qui limite le potentiel du crédit bancaire à se substituer au financement budgétaire de la politique économique.

      III. D. La finance politisée à la chinoise n’est pas sans travers et sans risques

      Nous avons cherché à rendre compte jusqu’ici de la capacité remarquable du pouvoir chinois à subordonner le système financier à ses priorités. Cependant, il ne faudrait pas en retenir l’impression d’un secteur financier pleinement fonctionnel et rationalisé au service de l’intérêt général. Une telle image serait loin de correspondre à la réalité quotidienne, souvent volatile et parfois violente, du monde de la finance en République populaire. Entre dépendance à la dette, créances douteuses et disparitions fréquentes de cadres de la finance dans les mains de la commission disciplinaire du PCC, la finance en Chine engendre ses propres aléas.

      Tout d’abord, il faut souligner que substituer du crédit bancaire à la dépense budgétaire revient à remplacer l’impôt par de la dette. Cette dette n’est pas souveraine à strictement parler, puisqu’elle apparaît sur les bilans des banques et non des administrations. Mais, les banques en question étant publiques, il ne fait guère de doute qu’en octroyant des prêts elles agissent souvent comme autant d’acteurs administratifs officieux. Confier à des banques un rôle charnière dans la mise en œuvre des politiques publiques tend en outre à importer des logiques financières, mettant en avant la rentabilité des investissements, au cœur de l’État. La relation de substitution entre fiscalité et finance est donc à double tranchant : si elle permet au politique de s’émanciper de certaines contraintes budgétaires pour financer ses ambitions, elle ouvre dans le même temps la voie à une financiarisation rampante du mode de fonctionnement de la puissance publique. Il faut donc prendre acte que l’hégémonie du politique vis-à-vis de la finance en Chine affecte aussi en retour le Parti-État lui-même, en généralisant des critères financiers d’évaluation en son sein.

      À cette observation qualitative, ayant trait aux logiques de fonctionnement du politique, il faut aussi ajouter une prise en compte des défis opérationnels que peut représenter un remplacement de l’impôt par de la dette à grande échelle. Dans la mesure où chaque prêt individuel octroyé par une banque chinoise sur critère politique a vocation à être remboursé, deux scénarios sont possibles. Soit, en simplifiant un peu, l’investissement réalisé par l’entreprise débitrice est profitable et le prêt est remboursé ; soit l’investissement n’est pas profitable, mettant dès lors en question le remboursement. Dans le second scénario, l’entreprise peut aller chercher des fonds ailleurs si elle en a les moyens (par exemple en contractant un nouvel emprunt), ou bien un organe du gouvernement intervient en renfort (risquant d’engager des ressources fiscales jusqu’ici épargnées), ou bien l’entreprise fait défaut. Aucune de ces trois éventualités n’est désirable à grande échelle : dans le premier cas la dette peut s’accumuler en déconnexion croissante vis-à-vis de l’économie réelle, dans le deuxième les budgets administratifs peuvent être mis sous pression, et dans le troisième des défauts en série sont susceptibles de provoquer une crise bancaire.

      On voit donc comment le financement de la politique économique par la dette, comme s’y adonne la Chine, entraîne certains risques. Si les projets d’investissement soutenus par les autorités parviennent à engendrer suffisamment de revenus, ou à stimuler l’activité au point d’enrichir à la fois les entreprises et les administrations, le système peut s’avérer viable tout en étayant une trajectoire de développement accélérée. À l’inverse, si des projets non rentables se font passer pour profitables afin d’obtenir des prêts, si des investissements peu utiles se multiplient, ou si la corruption plus que l’intérêt de la société détermine l’octroi des crédits, tout le modèle de développement peut se voir fragilisé.

      Au vu de ces travers potentiels, le paysage financier chinois actuel se situe dans un entre-deux : non exempt de vulnérabilités, mais loin d’un éventuel précipice. Les vagues successives de crédit commanditées par les autorités depuis la crise de 2008 ont donné lieu à de nombreux abus, nous l’avons déjà évoqué : infrastructures inusitées, logements ne trouvant pas preneurs, surcapacités dans des activités souvent polluantes (acier, ciment), cas de corruption caractérisée. Ces phénomènes ont souvent eu pour résultat d’ajouter de la dette sur de la dette préexistante, produisant ce qu’on appelle parfois des « entreprises zombies » (dont les profits, quand elles en ont, sont inférieurs aux intérêts qu’elles payent sur leurs dettes). De fait, la dette totale en Chine – entreprises, ménages et administrations réunis – aurait atteint 318 % du PIB début 2020 selon une estimation[43].

      Cela étant dit, il serait de notre avis erroné de prédire une crise financière majeure en Chine à brève échéance, comme le font de nombreux économistes et commentateurs d’obédience libérale à répétition depuis dix ans. Contrairement aux systèmes financiers occidentaux, le secteur financier chinois a la double caractéristique d’être relativement fermé sur l’extérieur – contrôles de capitaux obligent – et sous domination étatique. Une accumulation de créances douteuses dans une grande banque commerciale entraînerait en toute probabilité une recapitalisation de ladite banque de la part de la BPC. Encore plus que pour les grandes institutions financières occidentales dites too big to fail, la faillite d’une des « Big Four » chinoises est un horizon difficilement concevable, d’autant que ces banques sont partie intégrante de la puissance publique.

      Au reste, le passé peut servir de guide. Entre 1998 et 2003, les « Big Four », confrontées à une masse de prêts non performants contractés par des industries étatiques, ont été l’objet d’un sauvetage du gouvernement central. Dans un premier temps, le ministère des Finances les a recapitalisées par voie budgétaire, tout en transférant leurs créances douteuses à des sociétés publiques de gestion d’actifs. Plus tard, la BPC est intervenue pour recapitaliser les « Big Four » à son tour, via un véhicule financier – Central Huijin – qu’elle avait créé à cet effet. Cet épisode a montré, s’il en était besoin, que le Parti-État pouvait se donner les moyens – à la fois fiscaux et monétaires – de garantir la survie des grandes banques qui sont le cœur du système financier du pays.

      Dans les faits, les facteurs de fragilité du secteur financier chinois ces dernières années ont été moins à chercher du côté des « Big Four » que dans le crédit non-bancaire, en particulier le shadow banking, qui charrie depuis une décennie son lot de produits financiers distribués en toute opacité à des épargnants désireux de bénéficier de taux d’intérêt meilleurs que le maximum imposé aux dépôts bancaires. Ce crédit non-bancaire, dont les formes sont multiples – fonds de placement proposés par des banques ou par des applications mobiles, plateformes de prêts peer-to-peer, etc. – prend son essor après 2010, alors que les grandes banques publiques limitent la croissance du crédit sur instruction de la BPC mais que la demande de prêts de la part des entreprises chinoises reste forte[44].

      Une série de déconvenues et de scandales ont par la suite sérieusement mis en cause la viabilité de la plupart de ces modes de financement. Ainsi, après que plusieurs entreprises de crédit peer-to-peer se sont révélées être des arnaque pyramidales – par exemple Ezubao, qui a englouti plusieurs dizaines de milliards de yuans avant de s’effondrer fin 2015 – les autorités centrales et locales ont obligé la majorité de ces plateformes à fermer[45]. De manière plus large, les deux commissions de régulation, la CRBA et la CRMF, désireuses de canaliser le crédit non-bancaire vers des formes plus à même d’être surveillées et contrôlées, sont intervenues de façon décisive à partir de 2017 pour juguler la croissance du shadow banking, y déchaînant ce que la presse financière chinoise a appelé une « tempête réglementaire »[46].

      En conséquence, le crédit non-bancaire en Chine aujourd’hui prend moins l’aspect d’un foisonnement d’intermédiaires éphémères et peu scrupuleux, pour s’axer davantage autour d’acteurs financiers plus établis, champions annoncés de la fintech chinoise, à l’image d’Ant (propriétaire de la plateforme Alipay), de Tencent (WeChat Pay, WeBank) ou de LuFax (plateforme en ligne associée à Ping An Insurance). Le Parti-État semble entretenir des rapports ambivalents avec ces entreprises : d’une part, vecteurs de digitalisation de la finance, elle promettent un avenir où toutes les transactions des citoyens seraient traçables, donc surveillables, mais d’autre part, leur montée en puissance risque d’entamer la dominance des grandes banques publiques – « Big Four » en tête – sur les circuits financiers du pays. Cela explique sans doute pourquoi les dirigeants chinois ont choisi récemment de mettre un frein à l’ascendance spectaculaire d’Ant – création de Ma Yun (Jack Ma), fondateur d’Alibaba – en annulant sa cotation en bourse à la dernière minute et en imposant des nouvelles contraintes règlementaires sur ses activités de prêts[47]. À terme, le projet de la BPC de généraliser l’usage d’un yuan digital pourrait également être un moyen pour le gouvernement de reprendre la main sur les paiements électroniques au détriment d’Alipay et de WeChat Pay – dont les applications mobiles de paiement ont désormais largement remplacé l’usage des cartes de crédit et de l’argent liquide dans la vie quotidienne des Chinois.

      Si les formes de crédit non-bancaire les moins contrôlées tendent désormais à la baisse en Chine, les risques financiers n’ont pas disparu du système pour autant. En témoignent ces dernières années une succession d’expropriations-sanctions, sous l’égide de la banque centrale, de la CRBA et de la CRMF, visant des institutions financières privées ou hybrides auxquelles il est reproché d’avoir pris des risques excessifs : l’assureur Anbang en 2018[48], puis trois banques régionales en 2019[49], puis pas moins de neuf banques d’investissement, compagnies d’assurance et sociétés fiduciaires en juillet 2020[50]. Dans le contexte politique chinois, ces expropriations s’accompagnent souvent d’arrestations spectaculaires des fautifs : Wu Xiaohui, patron d’Anbang, a ainsi été « disparu » en 2017 avant d’être condamné l’année suivante par la justice à dix-huit ans de prison pour corruption[51].

      Quant aux institutions financières publiques, elles ont dû faire face, nous l’avons déjà mentionné, à leur propre vague d’arrestations et de purges dans le cadre de la campagne anti-corruption voulue par Xi Jinping. En février 2018, Xu Jia’ai, à la tête du groupe d’inspection disciplinaire du PCC au sein de la banque centrale, a d’ailleurs déclaré que le système financier était menacé par une « ligue de chats et de rats » (les « chats » désignant les régulateurs, et les « rats » les banquiers et autres financiers corrompus)[52]. Un vocabulaire que l’on imagine difficilement dans la bouche d’un haut fonctionnaire de la Banque de France – et qui donne une idée de l’ambiance qui peut régner dans le monde de la finance en Chine.

      Conclusion

      Nous avons souhaité donner un aperçu d’un système financier immense, en voie d’expansion rapide, et politisé de part en part. Nous avons ainsi mis en lumière les nombreuses façons dont le Parti-État qui est aujourd’hui à la tête de la Chine parvient à peser sur les circuits financiers du pays. Ce contrôle ne saurait être considéré comme absolu, pas plus que le secteur financier chinois n’est exempt de contradictions et de fragilités. Il n’en reste pas moins que le politique en Chine exerce aujourd’hui une hégémonie incontestable vis-à-vis de la finance, et qu’il est en mesure de la traiter avant tout comme un instrument au service de ses objectifs de développement et de puissance.

      Dans le cadre de la rivalité sino-américaine qui s’est intensifiée cette année, le secteur financier chinois est en première ligne pour soutenir les entreprises visées par les sanctions, pour accélérer le rattrapage technologique, et de manière générale pour « concentrer les forces et réaliser de grandes choses » 集中力量办大事 (une expression souvent employée par la Chine pour décrire les avantages de son modèle comparé aux systèmes occidentaux). Huang Qifan, un officiel chinois très écouté sur les dossiers économiques, a ainsi déclaré l’année dernière que le système financier serait le « bouclier » du pays face aux tensions et aux turbulences géopolitiques auxquelles il doit faire face[53].

      Au terme de cette note, nous espérons avoir convaincu que cette finance à la chinoise gagne à être davantage connue. Sans doute est-il vital de mieux saisir les logiques propres d’un système financier dont l’impact sur le reste du monde est appelé à grandir d’année en année. Il s’agit aussi, à travers l’exemple chinois, de mettre en pièces la doxa selon laquelle l’horizon naturel de la finance au XXIe siècle serait d’être placée entre des mains privées et d’être vouée au seul profit. À contre-courant des idées reçues, le cas chinois démontre qu’un système financier en expansion n’est pas toujours synonyme d’un État en retrait, et qu’il peut arriver au politique de subordonner la finance à ses propres fins plutôt que l’inverse.

      [1] Données de la Commission de régulation de la banque et de l’assurance, voir www.cbirc.gov.cn/cn/view/pages/tongjishuju/tongjishuju.html (chinois).

      [2] Données de la Banque populaire de Chine, voir www.BPC.gov.cn/diaochatongjisi/116219/116319/3959050/index.html.

      [3] Cette note se concentre sur la période actuelle. Pour mieux connaître la transformation remarquable des institutions bancaires chinoises durant les dernières décennies, à l’ère de la « Réforme et Ouverture » du pays, on pourra se reporter à V. Shih, Factions and finance in China: Elite conflict and inflation, Cambridge University Press, Cambridge, 2008 ; Chuaxia Jiang et Shujie Yao, Chinese banking reform: From the pre-WTO period to the financial crisis and beyond, Palgrave Macmillan, Londres, 2017 ; M. Beggs et L. Deer, Remaking monetary policy in China: Markets and controls, 1998–2008, Palgrave Macmillan, Singapour, 2019. Concernant les marchés de capitaux, des éléments d’histoire récente sont fournis par W. T. Allen et Han Shen, « Assessing China’s top-down securities markets », in J. P. H. Fan et R. Morck, Capitalizing China, University of Chicago Press, Chicago, 2012 ; Li-Wen Lin et C. J. Milhaupt, « Bonded to the state: A network perspective on China’s corporate debt market », Journal of Financial Regulation, 2017.

      [4] Nous désignons au fil de cette note la plupart des institutions financières chinoises par leurs noms anglais, puisqu’il s’agit de leur seule dénomination officielle à l’international. Quant à leurs noms chinois, ils exigeraient des efforts de mémorisation indus de la part du lecteur – par exemple Guojia Kaifa Yinhang 国家开发银行 pour China Development Bank.

      [5] Voir 财新 [Caixin], « 谁主民生银行 » [« Qui dirige Minsheng Bank ? »], 16 février 2015 ; S. Heilmann, « Regulatory innovation by Leninist means: Communist Party supervision in China’s financial industry », China Quarterly, 2005, p. 18.

      [6] 中国人民银行 [Banque populaire de Chine], 中国金融年鉴 2019 [Annales financières de la Chine 2019], Pékin, 中国金融年鉴杂志社, 2017, p. 352.

      [7] C. J. Milhaupt et Wentong Zheng, « Beyond ownership: State capitalism and the Chinese firm », Georgetown Law Journal, pp. 673–674.

      [8] Sur les marchés obligataires chinois, voir en particulier Lin et Milhaupt, « Bonded to the state », op. cit.

      [9] Voir K. S. Tsai, « The political economy of state capitalism and shadow banking in China », Issues and Studies, 2015 ; J. Gruin et P. Knaack, « Not just another shadow bank: Chinese authoritarian capitalism and the “developmental” promise of digital financial innovation », New Political Economy, 2020.

      [10] The Guardian, « Chinese city giving away 10m yuan in lottery trial of digital currency », 12 octobre 2020.

      [11] Nous renvoyons à un texte précédent de l’auteur sur ce sujet : N. Sperber, « L’État du Parti », Le Grand Continent, juin 2019.

      [12] Le rôle des canaux hiérarchiques du Parti communiste dans la gouvernance des entreprises a été l’objet de nombreuses études. Voir par exemple K. E. Brødsgaard, « Politics and business group formation in China: The Party in control? », China Quarterly, 2012.

      [13] Financial Times, « China heightens scrutiny of financial sector », 23 novembre 2015 ; Financial Times, « China corruption probe’s latest scalp raises alarm », 22 mai 2019.

      [14] La centralité du concept de « contrôle macroscopique » dans la politique économique chinoise a notamment été soulignée par S. Heilmann, « Making plans for markets: Policy for the long term in China », Harvard Asia Quarterly, 2011.

      [15] Les raisons qui ont poussé la BPC à maintenir, et même à renforcer, une politique monétaire axée sur le contrôle du crédit depuis les années 2000 sont l’objet d’une étude très poussée : Beggs et Deer, Remaking monetary policy in China, op. cit.

      [16] Données de la Banque populaire de Chine sur les prêts en cours, voir www.BPC.gov.cn/diaochatongjisi/116219/116319/index.html. Données de la Banque mondiale sur le taux de croissance, voir data.worldbank.org/.

      [17] Bloomberg, « China revamps credit expansion as PBOC balance sheet shrinks », 9 mai 2016.

      [18] Wall Street Journal, « China’s coronavirus response toughens state control and weakens the private market », 18 mars 2020.

      [19] Financial Times, « China banks plan informal interest rate increases », 22 avril 2018.

      [20] Caixin, « Made in China 2025 initiative gets new boost », 29 mars 2017.

      [21] Wall Street Journal, « State support helped fuel Huawei’s global rise », 25 décembre 2019.

      [22] Communiqué de Jinko Solar, « JinkoSolar announces strategic financing agreement with Bank of China », 26 janvier 2011.

      [23] 金融时报 [Financial News], « 两万亿元引导基金蓄势待发 » [« Des fonds de pilotage valant 2 000 milliards sont prêts à entrer en action »], 7 avril 2016.

      [24] La Tribune, « Le “Lac d’Argent” : un méga fonds public pour protéger les fleurons français », 30 janvier 2020.

      [25] Les modalités de financement de China Development Bank sont l’objet d’une étude de Muyang Chen, « State actors, market games: Credit guarantees and the funding of China Development Bank », New Political Economy, 2020.

      [26] Lin et Milaupt, « Bonded to the state », op. cit.

      [27] Guoping Li et Hong Zhou, « The systematic politicization of China’s stock markets », Journal of Contemporary China, 2016, p. 426. Voir aussi J. Petry, « Financialization with Chinese characteristics? Exchanges, control and capital markets in authoritarian capitalism », Economy and Society, 2020.

      [28]  Financial Times, « How the invisible hand of the state works in Chinese stocks », 5 février 2020.

      [29] Pour une enquête sur ce phénomène à l’échelle d’une municipalité, voir T. Theurillat, « Le financement de la croissance urbaine en Chine : le cas d’une ville moyenne du Yunnan, Qujing », Perspectives chinoises, 2017.

      [30] Données de l’Administration nationale des changes, voir www.safe.gov.cn/en/DataandStatistics/index.html.

      [31] S. Horn et al., « China’s overseas lending », Kiel Institute for the World Economy, juin 2019.

      [32] Données de l’Administration nationale des changes, voir www.safe.gov.cn/en/DataandStatistics/index.html.

      [33] CIC est parfois décrit dans les médias occidentaux comme étant le fonds souverain de la Chine dédié aux marchés financiers étrangers, mais cette étiquette est en partie trompeuse, puisque les deux tiers des actifs de CIC consistent en des participations, indirectes et durables, dans les banques publiques chinoises au nom du gouvernement central.

      [34] Rapport annuel 2019 du National Council for Social Security Fund, voir
      http://www.ssf.gov.cn/cwsj/ndbg/202009/t20200910_7798.html (chinois).

      [35] 财新 (Caixin), « 央行曲线注资国开行、进出口银行 » [« La banque centrale injecte indirectement du capital dans CDB et Exim Bank »], 20 avril 2015.

      [36] Voir J. Zysman, Government, markets, and growth: Financial systems and the politics of industrial change, Cornell University Press, Ithaca, 1983, Chap. 3 ; B. Lemoine, L’ordre de la dette : enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, La Découverte, Paris, 2016 ; E. Monnet, Controlling credit: Central banking and the planned economy in postwar France, 1948–1973, Cambridge University Press, Cambridge, 2018.

      [37] Financial Times, « China pushes to make renminbi freely tradable », 3 juillet 2013.

      [38] Forbes Global 2000, 2020, voir www.forbes.com/global2000/.

      [39] Voir, par exemple, F. Allen et al., « China’s financial system: Opportunities and challenges », in J. P. H. Fan et R. Morck, Capitalizing China, University of Chicago Press, Chicago, 2012 ; Guoping Li et Hong Zhou, « The systematic politicization of China’s stock markets », op. cit.

      [40] Wall Street Journal, « Chinese cities buy off housing glut with borrowed money », 13 octobre 2017.

      [41] KfW, Rapport annuel 2019, voir www.kfw.de/KfW-Group/About-KfW/Reporting-Portal/.

      [42] Banque mondiale, Bank Regulation and Supervision Survey, voir www.worldbank.org/en/research/brief/BRSS.

      [43] Estimation de l’Institute of International Finance (IFF), voir South China Morning Post, « China debt: How big is it, who owns it and what is next? », 19 mai 2020.

      [44] Tsai, « The political economy of state capitalism and shadow banking in China », op. cit. ; Gruin et Knaack, « Not just another shadow bank », op. cit.

      [45]  Bloomberg News, « China evicts investment firms amid fears of unrest », 5 mai 2016 ; Financial Times, « Shanghai tells some of city’s P2P lenders to wind down operations », 31 octobre 2019.

      [46] 经济参考报 [Economic Information Daily], « 银监会密集发文掀“强监管”风暴 » [« Une suite de documents de la Commission de régulation bancaire soulève une tempête »], 13 avril 2017 ; Financial Times, « China bank overseer launches “regulatory windstorm” », 18 avril 2017.

      [47] Financial Times, « Beijing says it halted $37bn Ant IPO to protect market stability », 4 novembre 2020.

      [48] Financial Times, « China seizes Anbang in latest move to curb dealmakers », 22 février 2018.

      [49] Financial Times, « Chinese sovereign fund plans to take stake in troubled bank », 9 août 2019.

      [50] Financial Times, « Chinese state seizes control of 9 insurers, trusts and brokers », 17 juillet 2020.

      [51] South China Morning Post, « Anbang’s ex-chief Wu Xiaohui sentenced to 18 years behind bars for US$ 12 billion fraud, embezzlement », 10 mai 2018.

      [52] South China Morning Post, « China’s financial system dogged by a corrupt alliance of cats and rats, central bank discipline chief says », 1er février 2018.

      [53] 黄奇帆 [Huang Qifan], « 新时代,中国开放新格局、新特征和中美贸易摩擦 » [« La nouvelle ère, les nouvelles formes et caractéristiques de l’ouverture de la Chine, et les frictions commerciales sino-américaines »], 中国金融四十人论坛 [China Finance 40 Forum], 10 septembre 2019.

      Publié le 5 décembre 2020

      Une finance aux ordres
      Comment le pouvoir chinois met le secteur financier au service de ses ambitions

      Auteurs

      Nathan Sperber
      Nathan Sperber est chercheur post-doctorant à l'Université Fudan à Shanghai et docteur associé au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP). Il a fait ses études de master à l'Université d'Oxford et il est titulaire d'une thèse en sociologie à l'EHESS. Sa recherche porte, entre autres, sur l'économie politique de la Chine, sur la financiarisation en perspective comparée et sur l'histoire de la pensée marxiste. Il est le co-auteur d'une Introduction à Antonio Gramsci (La Découverte).

      Alors que Huawei et TikTok ont défrayé la chronique cette année, alors que les ambitions commerciales, technologiques et militaires de la Chine sont devenues des enjeux de premier plan, le secteur financier chinois reste curieusement sous les radars. Sait-on, par exemple, que le système bancaire chinois est depuis 2016 le plus grand du monde par actifs, dépassant celui de la zone euro ? Sait-on que China Development Bank et Export-Import Bank of China détiennent à elles deux plus de créances à l’international que la Banque mondiale ? Au-delà de sa taille et de sa croissance accélérée, c’est le fonctionnement qualitatif du système financier chinois qui gagne à être connu. Car les grandes institutions financières chinoises ont cela de particulier qu’elles sont des entités hybrides, mi-économique mi-politiques, à la fois organes du Parti-État et acteurs de marché. La finance chinoise dans son ensemble est assujettie à des mécanismes de contrôle multiples qui en font avant tout un instrument au service du pouvoir. Alors que ces dernières décennies nous ont habitués, en Europe, à des secteurs financiers plus prompts à imposer leurs priorités aux États que l’inverse, il peut être instructif de décentrer la perspective pour faire voir comment un ordre financier tout autre est en train de monter en puissance en Chine.

      Introduction

      Certaines statistiques financières chinoises sont susceptibles de donner le tournis. Gongshang Yinhang 工商银行, plus connue à l’étranger sous le nom d’Industrial and Commercial Bank of China (ICBC), disposait en début d’année de 30 100 milliards de yuans d’actifs (l’équivalent de 3 900 milliards d’euros). Cette somme, égale à plus d’une fois et demi le PIB français, fait d’ICBC la plus grande banque du monde, et de loin (à titre de comparaison, BNP Paribas, plus grande banque française et deuxième plus grande banque d’Europe, ne pèse que 2 400 milliards d’euros). Le bilan d’ICBC, cependant, ne représente que 10 % des actifs bancaires chinois. Le montant total de ces derniers s’élevait en juin 2020 à 309 000 milliards de yuan (39 000 milliards d’euros) – soit 17 fois le PIB français, deux fois le PIB américain… et trois fois le PIB chinois[1].

      Autre fait notable, l’actionnaire majoritaire d’ICBC est le gouvernement central. C’est également le cas de la deuxième plus grande banque du pays (China Construction Bank), de la troisième (Agricultural Bank of China), la quatrième (Bank of China), la cinquième (China Development Bank) – et même chose pour les quelques suivantes. La Chine nous présente donc ce qui, vu d’Occident, a tout l’air d’un paradoxe : une expansion financière accélérée, une financiarisation de plus en plus poussée de l’économie, mais dans l’orbite de la puissance publique. En somme, une dynamique historique inverse de celle qui a vu les secteurs financiers de nombreux pays occidentaux – États-Unis, Grande-Bretagne, France notamment – grossir et s’internationaliser depuis un demi-siècle en s’émancipant de plus en plus des contraintes réglementaires imposées par les États.

      Cette note propose un aperçu des caractéristiques principales du système financier chinois. Il s’agit en particulier de montrer les mécanismes qui entérinent le contrôle politique sur la finance, ainsi que les façons dont le capital financier est mobilisé par le pouvoir comme vecteur essentiel de sa politique de développement et de puissance. Le secteur financier est devenu un outil indispensable au Parti-État pour réaliser ses ambitions dans différents domaines, qu’il s’agisse de la macroéconomie (croissance, emploi), de la politique industrielle et technologique, du développement local ou des relations internationales (investissements à l’étranger, « Nouvelles Routes de la Soie »). Dans tous ces champs d’intervention, le déploiement du capital financier se substitue aux ressources fiscales des administrations, émancipant la politique économique des contraintes budgétaires dont on connaît la pesanteur dans les pays occidentaux. Un tel modèle financier, nous l’évoquerons aussi, n’est pas sans risques et sans travers, entre une addiction croissante à la dette, des opportunités multiples de corruption, et un degré d’arbitraire à la mesure de l’autoritarisme du pays.

      I. Un paysage financier sous domination étatique

      I. A. Une omniprésence du capital financier public

      La finance chinoise est principalement axée sur le secteur bancaire et les activités de prêt. Les marchés de capitaux et la « finance de marché » (actions, obligations, titres divers) y jouent un rôle de complément dans le financement de la vie économique. Ainsi, selon les données de la banque centrale, les prêts en cours en monnaie locale représentent aujourd’hui 60,3 % du « financement agrégé de l’économie réelle », comparé à 9,8 % pour les obligations à destination d’entreprises non-financières[2].

      Le système bancaire lui-même est divisé depuis le milieu des années 1990 en plusieurs segments qu’il s’agit de savoir distinguer[3].

      Il existe d’abord trois banques de développement publiques dont les activités sont en principe entièrement guidées par les objectifs de la politique nationale : China Development Bank (CDB), Export-Import Bank of China (Exim Bankpour faire court) et Agricultural Development Bank of China (ADBC)[4].

      On trouve ensuite quatre banques commerciales étatiques, parfois désignées sous le nom de « Big Four », qui sont aussi les quatre plus grandes banques chinoises par actifs : Industrial and Commercial Bank of China (ICBC), China Construction Bank (CCB), Agricultural Bank of China (ABC ou AgBank) et Bank of China (BOC) – il faut éviter de confondre cette dernière avec la banque centrale chinoise, qui se dénomme People’s Bank of China ou Banque populaire de Chine en français. À ces quatre banques commerciales, on en ajoute parfois deux autres, tout aussi étatiques, passant donc des « Big Four » aux « Big Six » : Bank of Communications (Bofcom) et Postal Savings Bank of China (PSBC). Ces « Big Six » sont toutes cotées en bourse, à Shanghai, Hong Kong ou New York, alors même que le gouvernement central y garde des participations majoritaires.

      Le segment suivant est constitué d’une douzaine de banques d’envergure nationale dites « à capitaux mixtes ». Ces banques sont toutes sous contrôle politique également, leurs principaux actionnaires étant des entités publiques. La seule exception est Minsheng Bank, dont les actionnaires sont privés – mais dont les dirigeants seraient nommés par le Parti communiste, selon plusieurs sources concordantes[5].

      D’autres segments moins significatifs du système bancaire chinois sont les « banques commerciales urbaines » et les « banques commerciales rurales » (à périmètre infra-national, en général sous le contrôle d’autorités locales), les « coopératives de crédit » (ciblant en particulier les PME) et enfin les banques à capitaux étrangers. Ces dernières ne représentent que 1,4 % des actifs du secteur, un chiffre stable depuis une décennie qui suggère la difficulté des banques étrangères à s’implanter en terrain chinois[6].

      S’agissant du secteur des assurances, en expansion assez rapide depuis une dizaine d’années, il faut noter que les acteurs les plus établis – tels que China Life Insurance et People’s Insurance Company of China – sont aussi pour la plupart des groupes publics. Ping An Insurance, un assureur géant dont le siège est à Shenzhen, fait exception. Son actionnariat est dispersé et privé mais, de façon similaire à Minsheng Bank, ses dirigeants seraient nommés par le Parti communiste, à en croire une étude des juristes Curtis Milhaupt et Wentong Zheng[7].

      Évoquons enfin le rôle joué par les acteurs publics sur les marchés de capitaux, dont les formes en Chine sont diverses : bourses, marchés obligataires, activités de shadow banking (autres formes de crédits non bancaires) ou encore produits dérivés. Alors que l’on pourrait penser que cette « finance de marché » est par nature moins perméable au contrôle politique que les activités bancaires, ce n’est qu’à moitié vrai pour plusieurs raisons :

      • les bourses chinoises ne sont pas des entreprises lucratives à l’image d’Euronext (propriétaire de la bourse de Paris), mais des institutions subordonnées au gouvernement central. Les principales entreprises cotées à la bourse de Shanghai – la plus grande place boursière de Chine continentale – restent pour la plupart des entreprises publiques, dont seule une minorité des actions ont été mises sur le marché par l’État ;
      • les marchés obligataires sont dominés par des acteurs publics, à la fois du côté des principaux émetteurs (banques de développement, entreprises publiques, véhicules de financement des autorités locales) et des principaux détenteurs de titres (grandes banques commerciales en premier lieu)[8] ;
      • quant aux produits plus ou moins exotiques du shadow banking, s’ils servent souvent à financer des firmes privées dont l’accès aux prêts bancaires est limité, ce sont à nouveau les banques publiques qui en assurent l’essentiel de la promotion et de la distribution auprès des épargnants[9] ;
      • enfin, dans d’autres cas, des plateformes en ligne comme Alipay (associée à Alibaba) jouent un rôle d’intermédiaire entre le public et le privé, permettant aux particuliers d’investir leurs économies sur le marché interbancaire via des fonds de placement ou distribuant des prêts émanant de banques publiques aux ménages et aux entreprises en échange d’une commission.

      I. B. Un cadre réglementaire autoritaire

      Nous venons de prendre acte de la place prépondérante du capital étatique dans le secteur financier chinois. Il ne faudrait pas pour autant réduire l’influence du politique sur la finance en Chine à ce seul phénomène de la propriété publique des grandes institutions financières. En effet, au-delà de ce facteur, les autorités peuvent se prévaloir d’un ensemble de dispositions réglementaires et de mécanismes de contrôle vis-à-vis du secteur financier.

      Concernant la politique monétaire, il faut remarquer que la banque centrale chinoise, la Banque populaire de Chine (BPC), n’est ni en droit ni en fait indépendante du pouvoir politique. Administrativement, la BPC est une institution de rang ministériel subordonnée au Conseil des affaires de l’État (la dénomination officielle du gouvernement central). La Loi sur la banque centrale, qui date de 1995, précise que la BPC doit recevoir l’approbation du gouvernement avant toute « décision importante » ayant trait à l’émission monétaire, aux taux d’intérêt ou au taux de change. Il faut voir dans ces dispositions un contraste majeur avec le paradigme monétaire aujourd’hui en vigueur en Occident, qui s’appuie sur l’indépendance statutaire des banques centrales. Au reste, on peut faire la remarque que l’organe décisionnaire principal dédié à la politique économique et monétaire en Chine n’est d’ailleurs ni la banque centrale, ni le ministère des Finances, ni même le Conseil des affaires de l’État, mais plutôt la Commission centrale des affaires financières et économiques du Comité central du Parti communiste, qui est – sans surprise – actuellement dirigée par Xi Jinping.

      L’autonomie de la politique monétaire chinoise est, de surcroît, rendue possible par une étanchéité relative du système financier vis-à-vis du monde extérieur. Contrairement à l’ensemble des pays occidentaux depuis les années 1990, la Chine s’appuie sur des contrôles de capitaux pour limiter les flux transfrontaliers. Cela implique que les capitaux entrants ou sortants sont par défaut prohibés à moins qu’ils relèvent d’une série d’exemptions, parmi lesquelles on trouve : le financement du commerce international (importations et exportations de biens et de services) ; un système d’autorisation préalable pour les entreprises chinoises investissant à l’étranger ; des programmes spécifiques pour certains capitaux à court terme (permettant par exemple à des fonds étrangers pré-sélectionnés d’accéder aux bourses chinoises) ; ou encore la possibilité pour les particuliers de financer leurs voyages à l’étranger ou leurs projets d’émigration. Il serait impossible de sous-estimer l’importance des contrôles de capitaux dans l’équilibre d’ensemble du système financier chinois. Ce sont bien ces contrôles qui permettent à la banque centrale d’influencer conjointement les taux d’intérêt et le taux de change, sans craindre d’être réduite à l’impuissance par des entrées ou sorties de capitaux massives et non contrôlées.

      Il faut souligner cependant que ces restrictions officielles sur les flux transfrontaliers ne suffisent pas à empêcher entièrement les fuites illégales de capitaux. Les entreprises et les particuliers peuvent mobiliser divers stratagèmes permettant d’échapper aux règles, y compris la falsification de factures d’exportation et d’importation, l’achat d’actifs à l’étranger sous couvert de séjours touristiques ou encore l’usage de cryptomonnaies. Une croissance explosive des transactions en bitcoin en Chine courant 2016 a ainsi coïncidé avec des fuites de capitaux importantes, amenant les autorités à bannir entièrement, l’année suivante, les plateformes d’échange de bitcoin ainsi que l’émission de nouvelles cryptomonnaies. Par ailleurs, la banque centrale chinoise travaille depuis plusieurs années à un projet de yuan digital, dont la mise en œuvre s’est accélérée en 2020, donnant lieu à des loteries distribuant des yuans digitaux directement sur les smartphones des habitants[10]. On peut faire l’hypothèse qu’à terme, du point de vue du pouvoir chinois, un bénéfice significatif de la généralisation du yuan digital serait d’assurer une traçabilité améliorée des mouvements de fonds transfrontaliers, renforçant l’efficacité des contrôles de capitaux.

      S’agissant des autorités de régulation du secteur financier, deux institutions, également de rang ministériel et subordonnées au Conseil des affaires de l’État, se partagent les rôles : la Commission de régulation de la banque et de l’assurance (CRBA) d’un côté et la Commission de régulation des marchés financiers (CRMF) de l’autre. Il faut souligner ici l’ampleur des prérogatives de ces deux commissions, sans commune mesure avec celles, par exemple, de la Securities and Exchange Commission (SEC) aux États-Unis ou de l’Autorité des marchés financiers (AMF) en France. Comme nous l’illustrerons plus bas, la CRBA et la CRMF se comportent en général à la manière de supérieurs hiérarchiques vis-à-vis des institutions financières situées dans leurs champs d’intervention respectifs, n’hésitant pas à leur envoyer des instructions opérationnelles ad hoc ou à remplacer leurs dirigeants. Précisons de plus que dans le contexte politique propre à la Chine, un recours juridique à l’encontre d’une décision prise par la CRBA ou la CRMF est en pratique impossible pour un acteur financier qui s’estimerait lésé. Comme souvent dans les systèmes autoritaires, le seul recours à l’arbitraire d’un échelon donné de l’État est de mobiliser l’arbitraire d’un échelon supérieur : par exemple faire appel, en coulisse, à un organe ou à une personne encore plus haut placée dans le système politique pour obliger la CRBA ou la CRMF à revenir sur telle ou telle décision.

      I. C. Le Parti communiste : une hiérarchie parallèle dans la finance

      À ce cadre réglementaire contraignant que nous venons d’esquisser, il faut encore ajouter le rôle incontournable joué par les comités, branches, cellules, groupes dirigeants et autres commissions du Parti communiste chinois (PCC) au sein du système financier. Le PCC n’est pas une simple composante de l’État chinois, mais bien une hiérarchie parallèle, établie de façon à exercer un contrôle en dernier ressort sur l’administration et les institutions publiques[11]. Dans le cadre du secteur financier, la présence et l’influence du Parti s’incarnent avant tout de trois manières.

      Premièrement, chaque institution financière chinoise, publique comme privée, a un ou plusieurs comités, branches ou cellules du Parti en son sein. Dans le cas d’une firme publique, même cotée, c’est bien le comité du Parti qui détient le pouvoir décisionnaire sur les orientations stratégiques, et non le conseil d’administration[12]. Dans une grande banque, par exemple ICBC, le directeur général est souvent en même temps le secrétaire du comité du Parti de l’institution. Dans des organes de rang ministériel comme la BPC, la CRBA et la CRMF, en revanche, il peut arriver que le secrétaire du Parti soit une personne différente du dirigeant nominal de l’institution. À la banque centrale, par exemple, Yi Gang occupe actuellement la fonction de gouverneur, alors que le secrétaire du comité du Parti est Guo Shuqing – qui dans le même temps préside la CRBA. Il fait peu de doute que pour toute décision majeure affectant la politique monétaire ou le système bancaire, l’autorité de Guo Shuqing doit l’emporter sur celle de Yi Gang, la hiérarchie du Parti primant sur celle de l’État.

      Deuxièmement, le PCC se réserve le pouvoir de nomination sur tous les dirigeants des principales institutions financières du pays. Cette prérogative qui échoit au Parti dans la finance n’est qu’une traduction d’un principe plus général du système politique chinois, selon lequel « le Parti contrôle les cadres » 党管干部. En pratique, chaque position de dirigeant dans une banque, une compagnie d’assurance, une place boursière, jusqu’au rôle de gouverneur de la banque centrale, se voit assigner un rang qui détermine l’échelon du Parti ayant pour charge le processus de nomination. Pour illustrer, les directeurs généraux des « Big Four » jouissent d’un rang vice-ministériel, qui réserve leur nomination directement au Comité central du PCC. Les dirigeants des « banques à capitaux mixtes », en revanche, étant un rang en-dessous, sont nommés par le Comité du Parti de la CRBA. Cette relation d’autorité s’applique aussi, on l’a déjà évoqué, à Minsheng Bank – la seule banque à capitaux mixtes dont l’actionnariat est privé. Quant aux dirigeants de la banque centrale, de la CRBA et de la CRMF, ils ont un rang ministériel de plein exercice – les plaçant accessoirement au-dessus de tous les directeurs de banques dans la hiérarchie des cadres du Parti.

      Troisièmement, le Parti exerce un monopole sur la lutte anti-corruption et plus généralement sur la disciplineau sein des institutions financières. La Commission centrale d’inspection disciplinaire (CCID), un organe du Comité central du PCC, supervise un réseau de commissions disciplinaires situées à l’intérieur de chaque grande institution financière – et aussi au sein de la banque centrale, de la CRBA et de la CRMF. À strictement parler, les agents de la CCID ne sont pas des policiers ayant pour objet de faire appliquer la loi chinoise, mais des représentants du Parti missionnés pour faire respecter les règlements internes du PCC au sein des cadres. En cas de soupçon d’actes de corruption, ils prennent les devants sur le système judiciaire pour enquêter et détenir les personnes mises en cause, quitte à les remettre dans les mains des tribunaux par la suite. À partir de 2015, dans le contexte de la campagne anti-corruption décrétée par Xi Jinping, les arrestations et les purges se sont multipliées dans le secteur financier, conduisant à la détention par la CCID de nombreuses personnalités financières de premier plan, jusqu’au président de la CRMF, Liu Shiyu, démis de ses fonctions en mai 2019[13].

      II. Le modus operandi du complexe stato-financier chinois

      Nous avons vu que le Parti-État traverse de part en part le système financier. Non seulement la puissance publique est actionnaire majoritaire de la plupart des grandes institutions financières, le Parti communiste dispose de canaux hiérarchiques parallèles susceptibles de couvrir tous les acteurs du secteur, publics comme privés. À quoi il faut ajouter un cadre réglementaire particulièrement autoritaire et contraignant.

      Il faut désormais aborder la manière dont le capital financier est mobilisé concrètement pour servir les objectifs de la politique de développement aux échelles macro, méso et microéconomiques, ainsi que dans l’arène internationale.

      II. A. Échelle macro : politique du crédit et window guidance

      La politique monétaire chinoise, loin de se cantonner au contrôle de l’inflation et à la supervision prudentielle, vise en pratique un équilibre entre différentes priorités : la stabilité des prix et du taux de change, les comptes extérieurs, la croissance et l’emploi. Cette politique monétaire aux objectifs multiples traduit un concept économique propre à la Chine : le « contrôle macroscopique » 宏观调控. Cette expression, introduite par le Comité central du PCC au début des années 1990, est depuis fréquemment invoquée par les officiels de la BPC pour justifier leurs décisions[14]. Elle illustre l’intention du pouvoir chinois d’imposer certaines bornes aux activités de marché, en particulier pour ce qui touche aux grands agrégats économiques. Cette notion de contrôle macroscopique dessine donc un contraste idéologique marqué avec les doctrines monétaires dominantes dans les pays occidentaux aujourd’hui.

      Dans ce cadre, il faut savoir que la politique monétaire chinoise opère davantage par des formes de contrôles directs sur les agrégats (politique du crédit en particulier) que par des mesures visant à influencer le prix du capital ou des liquidités sur les marchés (ajustement des taux d’intérêt, opérations d’open market) à la manière des banques centrales occidentales dans la période actuelle[15]. Pour faire court, le levier d’action principal que la BPC actionne pour influencer la trajectoire de l’économie chinoise consiste en des instructions ad hoc transmises aux institutions bancaires, exigeant d’elles qu’elles augmentent ou qu’elles réduisent les prêts accordés aux entreprises. Cette pratique prend depuis le début des années 2000 en chinois le nom de chuangkou zhidao 窗口指导, en anglais window guidance – une traduction française possible serait « instructions aux guichets ».

      Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, le window guidance ne trouve pas ses origines dans l’économie administrée maoïste. Cette expression vient du japonais madoguchi-shidō, terme qui servait à dénoter jusqu’aux années 1990 les quotas de crédit que la Banque du Japon avait alors l’habitude d’imposer aux banques commerciales de l’Archipel. Dans le contexte chinois, ces « instructions aux guichets » commencent à être utilisées intensément par la BPC quelques années après le démantèlement, en 1998, du Plan national du crédit, auquel elles se substituent donc.

      En pratique, les officiels de la banque centrale, que ce soit à Pékin ou dans les branches régionales de l’institution, organisent régulièrement des réunions avec les dirigeants des banques, à l’occasion desquelles des instructions leur sont transmises par voie orale ou écrite. Ce processus est par nature opaque : les instructions sont par défaut non-publiques, à moins bien sûr que la BPC souhaite les faire connaître ou qu’elles soient divulguées dans les médias ou sur Internet. Au reste, le window guidance chinois est autrement plus polyvalent et diversifié que son ancêtre japonais. Comme nous le verrons par la suite, les instructions de la BPC ne se limitent pas à attribuer aux banques des quotas de crédit agrégé : elles peuvent aussi exiger que des prêts soient orientés vers un secteur, une branche d’activité ou une localité particulière, comme elles peuvent imposer un assèchement du crédit bancaire pour certains secteurs ou entités en défaveur. Notons aussi que ce type d’instructions ne se limite pas à la BPC : les deux commissions de régulation du secteur financier que nous avons mentionnées plus haut, la CRBA et la CRMF, sont également adeptes du window guidance.

      Un bref aperçu de l’évolution du crédit bancaire chinois dans la période récente suffit à établir la capacité sans égale des « instructions aux guichets » de la BPC à informer la trajectoire de croissance de l’économie toute entière. Fin 2008, on s’en rappelle peut-être, le gouvernement chinois annonce un plan de relance ambitieux pour contrecarrer les effets récessifs de la crise financière mondiale. Ce plan est financé par le crédit bancaire plus que par les budgets des administrations. La BPC intime alors aux banques, en premier lieu les « Big Four », d’orienter des crédits massifs vers des projets d’investissement locaux (construction, infrastructures). En 2009, les prêts en cours en Chine augmentent de 33 % – un chiffre exceptionnel, qui explique pourquoi cette année-là l’économie chinoise enregistre 9,4 % de croissance au milieu de la crise mondiale[16]. Début 2010, le gouvernement s’inquiète des risques de surchauffe et la BPC a de nouveau recours au window guidance, cette fois pour obliger les banques à restreindre les crédits à l’économie réelle. Plus récemment, en 2016, la BPC a rejoué le même scénario, exigeant des banques qu’elles ouvrent les vannes du crédit pour éviter un ralentissement trop net de la croissance après une série de turbulences financières en 2015[17]. Et début 2020, en période de coronavirus, la BPC a de nouveau fait appel au window guidance pour demander aux banques d’accorder des prêts aux entreprises en difficulté[18].

      Le contrôle du pouvoir politique sur le crédit bancaire par l’intermédiaire de la banque centrale demeure donc le levier privilégié de la politique monétaire, et accessoirement de la politique de croissance, en Chine. Il n’est pourtant pas le seul, la BPC ayant, comme d’autres banques centrales, plusieurs outils d’intervention à sa disposition. On peut ainsi mentionner les opérations de la BPC sur le marché interbancaire, ou encore l’ajustement du taux des réserves obligatoires des banques, qui passe de 6 % à 20 % dans les années 2000 (quand la BPC veut stériliser les surplus commerciaux géants du pays) avant d’être revus à la baisse dans les années 2010.

      Quant aux taux d’intérêt, ils ne sont qu’assez rarement employés par la BPC pour calibrer sa politique monétaire dans la période récente. Il y a dix ans encore, un plafond maximum était imposé à tout le secteur bancaire pour la rémunération des dépôts, ainsi qu’un seuil minimum pour les taux des prêts aux entreprises. Ces règles avaient pour effet de favoriser les débiteurs vis-à-vis des créanciers, et donc de promouvoir l’investissement au détriment de l’épargne. Alors que la BPC a en principe aboli ces contraintes formelles entre 2013 et 2015, elle a depuis continué d’instruire les grandes banques de ne pas réviser à la hausse la rémunération de l’épargne[19]. Où l’on voit que le recours constant au window guidance a largement neutralisé à ce jour les effets possibles de la libéralisation des taux d’intérêts en Chine.

      II. B. Échelle méso : la finance au service de la politique industrielle

      Au-delà du « contrôle macroscopique » porté par les autorités chinoises, le système financier joue un rôle charnière au service des priorités du politique à l’échelle mésoéconomique ou sectorielle. La mise à contribution de la finance est systématique dans le déploiement de la planification chinoise, qu’il s’agisse des plans quinquennaux ou d’autres plans industriels axés sur des secteurs ou des technologies spécifiques. Les documents programmatiques émanant de la Commission nationale du développement et de la réforme (CNDR) – l’organisme principal en charge de la planification – évoquent immanquablement la nécessité de combiner les leviers fiscaux et financiers. C’est ainsi le cas du document directeur du treizième Plan quinquennal (2016–2020) qui arrive à son terme en fin d’année, comme du programme décennal Made in China 2025, lancé en 2015, qui cible dix secteurs industriels.

      Cette subordination des circuits financiers à la planification prend plusieurs formes, du crédit bancaire aux marchés de capitaux. En toute logique, China Development Bank joue un rôle de premier plan pour financer les priorités de la politique industrielle. Le bilan de CDB représentait, fin 2018, 16 200 milliards de yuans d’actifs (soit 2 000 milliards d’euros) qui sont en principe intégralement mis au service des objectifs de développement du pays. Pour leur part, les grandes banques commerciales sont également mobilisées pour servir ces ambitions. À ce sujet, la Loi sur les banques commerciales de 1995 laisse peu de place à l’ambiguïté : on lit dans son article 34 que « conformément aux besoins de l’économie nationale et du développement social, les banques commerciales accordent des prêts sous l’autorité de la politique industrielle de l’État ».

      En pratique, la CNDR s’associe fréquemment à la banque centrale pour transmettre aux banques les « instructions aux guichets » nécessaires pour orienter des prêts – souvent à maturités longues et à des taux favorables – vers des activités priorisées telles que les énergies renouvelables, les véhicules électriques ou l’intelligence artificielle. La CNDR, la BPC, la CRBA et la CRMF ont ainsi pu lancer en mars 2017 une initiative conjointe pour financer le programme Made in China 2025 via le crédit bancaire et les marchés de capitaux[20]. Par ailleurs, il est courant qu’une entreprise stratégique pour l’État se voit octroyer des conditions d’emprunt généreuses à la suite d’instructions ad hoc à l’adresse des banques. C’est par exemple le cas de Huawei, qui selon une enquête du Wall Street Journal aurait obtenu par le passé l’équivalent de 41 milliards d’euros de prêts et de lignes de crédit émanant de banques publiques pour financer ses activités[21]. Dans le domaine de la transition écologique, des entreprises dédiées aux énergies renouvelables – telles que Jinko Solar (solaire) ou Goldwind (éolien) – ont pu bénéficier non seulement de subventions sous forme de tarifs d’achat garantis, mais aussi de prêts bancaires importants. Jinko Solar a ainsi conclu en 2011 un partenariat stratégique avec Bank of China, lui donnant accès à des facilités de crédit jusqu’à 50 milliards de yuans (5,5 milliards d’euros)[22].

      Il est fréquent également de voir des institutions financières publiques se coordonner avec des administrations pour mettre sur pied des fonds d’investissement dédiés. Un des plus importants de ces fonds aujourd’hui est le China Integrated Circuit Fund, abondé par CDB et par une série d’acteurs industriels et voué aux semi-conducteurs. Ce phénomène se décline aussi à l’échelon infra-national, en particulier depuis le lancement du treizième Plan quinquennal. En avril 2016, la presse financière chinoise faisait ainsi état de 780 « fonds de pilotage » établis par des autorités provinciales ou municipales, remplissant un rôle de capital-risque public à destination de start-ups et totalisant déjà 2 200 milliards de yuans d’actifs (environ 270 milliards d’euros)[23]. Observons au passage que des initiatives semblables ne sont pas inconnues en Europe – on pense par exemple au « Lac d’Argent » annoncé par Bpifrance cette année pour stabiliser le capital de certaines entreprises françaises[24]. Encore faut-il souligner que les sommes engagées dans le cas chinois sont d’un tout autre ordre.

      Au-delà de ces formes de capital-investissement étatique, les marchés obligataires et boursiers sont également mis à contribution pour servir la stratégie de développement chinoise. Le cas de China Development Bank est instructif à cet égard : forte, on l’a vu, de 2 000 milliards d’euros d’actifs, CDB n’accepte pas de dépôts des particuliers, et ne peut donc pas – contrairement aux banques commerciales – se financer par ce moyen. À défaut de l’épargne des ménages, CDB se finance donc en émettant des obligations à très grande échelle, au point d’être le deuxième émetteur d’obligations du pays après le ministère des Finances. En outre, ces titres de dette bénéficient de taux d’intérêt quasi identiques à ceux du gouvernement central et sont acquis en masse par les « Big Four »[25]. Quant aux titres émis par des entreprises publiques ou privées qui investissent dans le cadre de la politique industrielle, ils relèvent d’un segment distinct du marché obligataire, où la CNDR examine en amont l’intérêt des projets avant d’autoriser les émissions et où les conditions de financement sont plus favorables que sur les autres segments du marché[26].

      Des examens préalables du même ordre sont en place sur les places boursières. Ainsi, par exemple, pour qu’une entreprise ait le droit d’être cotée à la bourse de Shanghai, il faut d’abord que la CRMF se soit assurée de la conformité de ses activités avec – à nouveau – « la politique industrielle de l’État »[27]. De manière générale, les places boursières sont directement subordonnées à la CRMF qui est, rappelons-le, non une agence indépendante de régulation mais un organe de rang ministériel du gouvernement central. À quoi s’ajoute le fait que les principaux investisseurs institutionnels et entreprises cotées sur les bourses chinoises sont des entités publiques. Dans un tel contexte, on comprend comment, durant l’été 2015, à la suite d’une chute brutale de la bourse de Shanghai, une « équipe nationale » 国家队 d’acteurs financiers publics a pu stabiliser le cours de l’indice en achetant en masse des actions, y consacrant l’équivalent de 129 milliards d’euros en l’espace de deux mois[28]. En début d’année, au moment d’un passage à vide des bourses chinoises causé par le coronavirus, la même « équipe nationale » d’actionnaires publics est à nouveau intervenue pour enrayer la chute des cours.

      II. C. Échelle micro : une finance politisée au plus près du terrain, avec des abus multiples

      Si la finance est mobilisée au service d’objectifs macro-économique et des ambitions industrielles et technologiques du gouvernement central, il est tout aussi vrai que le capital financier en Chine est souvent orienté vers des visées beaucoup plus locales ou individualisées. Nous avons déjà évoqué, avec l’exemple de Huawei, la possibilité d’instructions conférant à des acteurs économiques particuliers un accès privilégié aux prêts bancaires. Dans les faits, de telles instructions individuelles concernent moins souvent des champions nationaux tels que Huawei, et plus souvent des projets d’investissement ou des entreprises ayant la faveur d’autorités politiques infra-nationales.

      Il faut faire l’observation ici que l’ordre politique chinois est fortement décentralisé, au sens où les milliers de « gouvernements locaux » que compte le pays dans les provinces, les préfectures, les municipalités, les districts, etc., disposent d’importantes marges de manœuvre pour concevoir et appliquer des stratégies économiques à leur échelle respective. C’est notamment le cas dans le domaine financier. Les « banques commerciales urbaines » et les « banques commerciales rurales », que nous avons déjà mentionnées sont en général sous le contrôle de ces autorités locales. S’y ajoute la possibilité pour une province ou une municipalité de solliciter les branches locales des grandes banques commerciales ou des « banques à capitaux mixtes » pour financer leurs projets de développement. Au-delà des banques, on note un véritable foisonnement d’acteurs financiers publics locaux en Chine, tels que des « sociétés d’investissement » dévolues à la construction urbaine, ou encore les « fonds de pilotage » pour l’innovation que nous avons évoqués plus haut.

      L’effort national de relance par le crédit à la suite de la crise mondiale de 2008 a ainsi mis en exergue le rôle des autorités locales dans la financiarisation de l’économie. Début 2009, la banque centrale encourage les gouvernements infra-nationaux à mettre en place des « plateformes de financement locales » 地方融资平台 – expression traduite en anglais par local government financing vehicle (LGFV). La raison d’être de ces plateformes est alors de recevoir des prêts bancaires ou d’émettre des titres de dette sur les marchés de capitaux afin de financer des projets divers (construction et infrastructures en particulier) susceptibles de stimuler l’activité économique[29].

      On l’a déjà vu, cette stratégie a été couronnée de succès à court terme, poussant la croissance chinoise près de la barre des 10 % en 2009. Les années suivantes, en revanche, ont rendu de plus en plus visibles les travers d’une finance politisée entre les mains d’autorités locales assez peu soucieuses de transparence ou d’équité. De nombreux crédits alloués aux LGFV en 2009 et durant les années suivantes ont ainsi été engloutis dans des projets dispendieux dont les futurs usagers ont fait défaut : aéroports peu fréquentés, zones industrielles moribondes et même « villes fantômes » (c’est-à-dire des quartiers ou des villes nouvelles dont les appartements demeurent vides faute d’acquéreurs). Dans le pire des cas, des ententes opaques entre bureaucrates, entreprises locales et cadres des banques n’ont fait que nourrir la corruption.

      II. D. Échelle internationale : un rôle charnière de China Development Bank et d’Exim Bank

      La principale aire d’opération du capital financier chinois demeure l’économie nationale du pays. Même si la finance chinoise s’exporte désormais bien plus qu’il y a une vingtaine d’années, il faut garder à l’esprit que comparé aux secteurs financiers américain ou français, et à proportion de sa taille totale, le secteur financier chinois reste peu internationalisé. La raison essentielle à cela est l’existence des contrôles de capitaux qui, malgré des exemptions et des cas de fuites illégales, conduit de très nombreux acteurs économiques chinois à renoncer à sortir leurs actifs du pays. Pour donner un ordre de grandeur, l’économie chinoise a généré en 2019 l’équivalent de 5 300 milliards d’euros d’épargne brute (des ménages, des entreprises et des administrations), mais à en croire les données de la balance des paiements, l’augmentation du stock d’actifs détenus à l’étranger (investissements directs, titres financiers, prêts) n’a représenté cette année-là que 3 % de cette somme[30].

      Quand bien même le capital financier chinois s’exporte peu si on le rapporte à la taille de l’économie, il a malgré tout un impact de plus en plus tangible sur le reste du monde. Cet impact est d’autant plus significatif que les logiques, parfois très politiques, qui président à son déploiement à l’étranger sont qualitativement différentes des logiques, essentiellement lucratives et privées, qui motivent la circulation du capital entre les économies occidentales. Selon une estimation récente de Sebastian Horn et de ses collègues, la puissance publique chinoise détiendrait aujourd’hui plus de 4 000 milliards d’euros de créances à l’international, sous forme de titres de dette et de prêts bancaires, faisant de la Chine le premier créancier public du monde, très loin devant des institutions multilatérales telles que la Banque mondiale ou le FMI[31].

      De façon plus précise, la plupart des capitaux financiers chinois alloués à l’international entrent dans deux catégories bien distinctes. On trouve, premièrement, des acquisitions de titres sur les marchés financiers étrangers, qui sont avant tout réalisées par l’Administration nationale des changes (en anglais State Administration of Foreign Exchange ou SAFE) comme moyen de recycler les importantes réserves de devises du pays (3 100 milliards de dollars en septembre 2020)[32]. Sous la supervision directe de la BPC, SAFE investit la majeure partie de ces réserves dans des bons du Trésor américains, même si elle réalise également, dans une certaine opacité, d’autres types d’investissements tels que des rachats d’actions via sa filiale SAFE Investment Company. Au-delà de SAFE, d’autres organismes du gouvernement central chinois fonctionnent à la manière de fonds souverains en investissant sur les marchés financiers occidentaux à une échelle plus réduite. On peut mentionner China Investment Corporation International – une filiale hongkongaise de China Investment Corporation (CIC), elle-même une holding associée au ministère des Finances[33] – et le fonds de pension national, le National Council for Social Security Fund (NCSSF) dont 10 % des actifs sont actuellement investis à l’étranger[34].

      Le second vecteur principal d’internationalisation du capital financier public chinois consiste en des prêts qui sont accordés soit à des entreprises (pour l’achat de biens et de services et pour l’investissement direct à l’étranger), soit à des pays tiers dans le cadre d’accords de coopération bilatéraux. Toujours selon Sebastian Horn et ses collègues, les prêts en cours de ce type s’élevaient en 2018 à environ 1 400 milliards d’euros. C’est ici qu’il faut souligner la place incontournable de China Development Bank et d’Exim Bank dans ces dernières activités de financement, en particulier pour ce qui concerne ce qu’on appelle parfois la « diplomatie de la dette » chinoise à l’égard de nombreux pays en développement. Accompagnant le lancement des « Nouvelles Routes de la Soie » (en anglais Belt and Road Initiative ou BRI), de telles dettes se sont multipliées ces dernières années, le plus souvent pour financer la construction d’infrastructures par la Chine dans le pays hôte. Pour illustrer, le schéma le plus courant pour la construction d’un port ou d’une voie ferrée par la Chine à l’étranger s’appuie sur un ou plusieurs prêts de la part de CDB ou d’Exim Bank, éventuellement garantis par le gouvernement hôte, qui servent à payer les entreprises industrielles chinoises auxquelles la réalisation du projet est confiée. Les « Big Four » ont jusqu’à récemment été largement tenues à l’écart de ce type d’accord bilatéraux, le gouvernement chinois ayant choisi de faire de CDB et d’Exim Bank les principaux bras armés du versant financier des Nouvelles Routes de la Soie. En avril 2015, invoquant justement leurs responsabilités nouvelles dans le cadre de la BRI, la banque centrale a annoncé des injections dans CDB et dans Exim Bank de 32 milliards et 30 milliards de dollars respectivement, ouvrant la voie à une croissance accélérée de leurs bilans[35].

      III. Les leçons de l’expérience chinoise

      III. A. Une hégémonie étatique multidimensionnelle

      Le contrôle exercé par le Parti-État sur le monde de la finance en Chine ne saurait se réduire à un facteur unique. L’actionnariat public dans les grandes banques, par exemple, aurait des effets bien plus limités s’il n’était pas accompagné de mécanismes spécifiques capables d’influencer leurs opérations, à l’image du window guidance, et de subordonner étroitement leurs dirigeants comme le fait le monopole du Parti communiste sur les nominations. L’autorité du politique sur le milieu bancaire serait également mise à mal en l’absence de contrôles de capitaux, puisque les acteurs économiques (entreprises, ménages) pourraient dès lors drainer le secteur de ses ressources en plaçant une partie de leurs fonds à l’étranger, soit pour obtenir un meilleur rendement, soit pour protéger leurs avoirs des interventions arbitraires dont le PCC a l’habitude. L’autoritarisme politique qui caractérise la Chine est d’ailleurs loin d’être un élément anodin dans le système financier. La possibilité pour la banque centrale, la CRBA ou la CRMF d’imposer aux institutions financières des décisions sans recours possible, ainsi que la latitude dont jouit la Commission centrale d’inspection disciplinaire pour faire « disparaître » temporairement des cadres de la finance soupçonnés de corruption, ne font que magnifier la suprématie du politique sur le capital financier.

      Il y a donc une certaine cohérence dans la finance chinoise, au sens où les différents leviers de contrôle à la disposition du Parti-État se complètent mutuellement – et ce, malgré la décentralisation de l’ordre politique et les nombreux risques financiers qui traversent le système. Cette cohérence de l’ensemble sous contrôle étatique peut rappeler le fonctionnement du secteur financier français au siècle dernier, à l’heure de l’« encadrement du crédit » et du « circuit du Trésor », de la fin des années 1940 au milieu des années 1980[36]. Durant cette période, le système financier en France donnait lieu à un ajustement des conditions de prêt aux priorités de la politique économique, par l’intermédiaire d’un réseau d’organismes financiers para-publics (Crédit National, Crédit Agricole, Crédit Hôtelier, etc.) orchestré par la Direction du Trésor. La Banque de France n’était pas statutairement indépendante du politique, les principales banques de dépôt (BNP, Société générale, Crédit lyonnais) étaient publiques et l’intégrité de la politique du crédit était conditionnée par des contrôles de capitaux. L’État fixait lui-même le volume et le taux des emprunts qu’il effectuait auprès des banques privées. Ce système dirigiste des décennies d’après-guerre a été démantelé durant les années 1980 et 1990 à l’initiative de politiques et de hauts-fonctionnaires partisans d’une finance libéralisée et internationalisée, qui est devenue à la même époque le modèle dominant à l’échelle mondiale.

      S’agissant de la Chine aujourd’hui, on peut remarquer que l’avenir du secteur financier est l’objet de débats et de rivalités, à caractère à la fois idéologique et politique, qui se manifestent parfois jusqu’au sommet du Parti-État. Zhou Xiaochuan, le gouverneur de la BPC de 2002 à 2018, a ainsi longtemps incarné une ligne favorable à la libéralisation financière. En 2013, quelques mois après l’accession de Xi Jinping au pouvoir, plusieurs cadres de la banque centrale se sont même permis de préconiser ouvertement une convertibilité totale du yuan, autrement dit une élimination des contrôles de capitaux[37]. Or une conséquence notable d’une architecture financière politisée à la manière de la Chine est qu’il est difficile d’en modifier une partie sans risquer de remettre en cause le tout : une mesure telle que lever les contrôles de capitaux peut retirer au politique un levier de contrôle décisif, en l’absence duquel ses capacités d’influence sont affaiblies.

      À ce jour, cependant, il semble que de telles velléités libéralisatrices dans les cercles du pouvoir en Chine soient durablement contenues. Une crise boursière durant l’été 2015, suivie de sorties importantes de capitaux – légales et illégales – fin 2015 et courant 2016, a fait oublier à la BPC ses promesses de dérégulation des flux transfrontaliers. Les personnalités les plus influentes en matière de politique financière en Chine aujourd’hui, tels Liu He et Guo Shuqing, ont démontré jusqu’ici leur capacité à promouvoir des réformes de marché tout en maintenant un contrôle politique strict en dernier ressort sur les activités économiques. Surtout, Xi Jinping lui-même n’a cessé de réitérer ces dernières années la nécessité de renforcer la direction du Parti communiste sur la vie économique, tout en faisant de la prévention des risques financiers un leitmotiv de ses discours. Il est donc peu probable que nous assistions à une refonte ou à une dépolitisation de la finance chinoise à moyen terme.

      III. B. Des institutions financières à la Janus

      Une autre conséquence majeure de la finance politisée à la chinoise a trait à l’identité des institutions qui composent le secteur. Pour le dire simplement, les banques chinoises ne sont pas des banques comme les autres ; ou du moins, elles ne sont pas des banques comme on l’entend aujourd’hui en Occident. Il s’ensuit que certains classements financiers internationaux peuvent produire des illusions d’optique. Selon le dernier classement en date du magazine Forbes, la première banque du monde par actifs est Industrial and Commercial Bank of China, la deuxième China Construction Bank, la troisième Agricultural Bank of China et la quatrième JP Morgan, une banque américaine[38]. Placer de telles entités côte à côte pourrait faire croire qu’ICBC, CCB et ABC sont des entreprises autonomes mues avant tout par le profit au même titre que JP Morgan, alors que c’est très loin d’être le cas. Ayant un seul et même actionnaire, le gouvernement central chinois, ICBC, CCB et ABC pourraient d’ailleurs aussi bien être vues comme des composantes d’un grand groupe financier unique que Forbes aurait omis de classifier comme tel.

      Loin de constituer des centres décisionnaires autonomes, les grandes institutions financières chinoises sont des entités hybrides. Comme Janus, elles ont deux visages : l’un tourné vers le marché, l’autre vers le Parti-État. Rien n’incarne mieux l’orientation politique de la finance chinoise que le statut de « cadre » 干部 du régime assigné par le PCC aux dirigeants des banques, des compagnies d’assurance et des places boursières. Le directeur général d’ICBC, rappelons-le, a un rang de cadre vice-ministériel dans la hiérarchie administrative – rang qu’il partage avec quelques milliers d’autres cadres haut placés, tous nommés par le Comité central. S’il satisfait dans son rôle à la tête d’ICBC, et s’il n’a pas encore atteint l’âge de la retraite au moment de quitter ses fonctions, il aura peut-être l’opportunité d’être promu dans l’échelle des positions pour occuper, par exemple, le poste de président de la CRBA – une fonction de rang ministériel de plein exercice qu’il ne partagera plus qu’avec quelques centaines d’autres cadres. On mesure le monde qui sépare ce genre de parcours de la carrière des chief executives et des PDG des grandes banques privées américaines ou européennes avec qui ICBC rivalise dans les classements internationaux.

      Les grandes institutions financières chinoises ne sont pas non plus assimilables à leurs homologues occidentales du point de vue de leur modus operandi. On peut supposer que les profits engrangés par JP Morgan – 27 milliards d’euros en 2019 selon Forbes – sont tributaires avant tout de stratégies conçues et mises en œuvre à l’échelle de cette banque. En revanche, les profits d’ICBC – 40 milliards d’euros en 2019 – sont davantage la résultante d’un ensemble de paramètres et d’instructions qui relèvent de sa tutelle politique, à savoir la banque centrale et la CRBA, qui rendent elles-mêmes compte de leurs décisions à des instances supérieures telles que le Conseil des affaires de l’État et la Commission des affaires financières et économiques du Comité central du PCC. En l’espèce, les profits impressionnants d’ICBC doivent sans doute plus à l’écart entre les taux de prêt aux entreprises et les taux de rémunération des dépôts (taux imposés par la BPC par voie de window guidance) qu’au sens des affaires de ses dirigeants.

      Étant avant tout des instruments au service des ambitions du Parti-État, il serait donc illusoire de prétendre juger de la performance des grandes institutions financières chinoises à l’aune des critères courants en économie financière tels que la rentabilité des actifs (return on assets ou ROA) ou la rentabilité des capitaux propres (return on equity ou ROE). Des économistes libéraux le font pourtant, concluant soit, quand les profits des banques chinoises sont élevés, aux effets pervers des oligopoles, soit, quand ils sont bas, à l’inefficience de l’allocation du capital sous régime de propriété publique[39]. Dans un cas comme dans l’autre, on relève une même erreur de méthode, occultant le fait que la finance chinoise est subordonnée à des objectifs, tels que la croissance ou la politique industrielle, qui dépassent de loin le périmètre du secteur financier et de ses indicateurs de performance. Ces ornières libérales ne se manifestent pas d’ailleurs qu’en Occident : il est fréquent de voir des économistes chinois hostiles à l’étatisme formuler des arguments identiques au nom de la nécessaire « séparation de l’État et du capital » 政资分开. Un idéal libéral qui, dans la conjoncture politique chinoise actuelle, a peu de chances de s’imposer.

      III. C. Une politique économique émancipée des contraintes fiscales et budgétaires

      Un des principaux enseignements à tirer du fonctionnement de la finance chinoise concerne la relation de substitution entre finance et fiscalité. La subordination des circuits financiers (prêts bancaires, émissions obligataires, etc.) aux fins de la politique économique revient, en pratique, à accorder une place moindre aux dépenses budgétaires et au financement par l’impôt dans le dispositif général de l’État. Il s’agit là d’un point essentiel pour saisir le contraste entre le modèle de développement chinois d’un côté, et les rapports entretenus entre l’État et la sphère économique en Europe ou en Amérique du Nord de l’autre.

      Nous avons déjà décrit comment le gouvernement chinois fait porter la charge de sa politique de croissance à son secteur bancaire, par l’intermédiaire de son contrôle sur le crédit, sans engager les ressources fiscales des administrations. Ainsi, lorsqu’une municipalité chinoise met sur pied une « plateforme de financement locale » et que celle-ci emprunte auprès d’une grande banque commerciale publique pour co-investir avec des entreprises industrielles dans des projets locaux, l’économie urbaine s’en voit stimulée sans avoir ponctionné les budgets municipaux. Lorsque China Development Bank émet des obligations à taux bas pour prêter à des autorités locales qui utilisent ces fonds pour acquérir des appartements et les revendre à des particuliers à des prix modérés – ce que CDB a fait à grande échelle ces dernières années[40] – le gouvernement chinois finance de facto sa politique du logement sans faire appel à l’argent du contribuable. Et de même, quand un prêt est octroyé, avec des conditions préférentielles, par une banque chinoise à Huawei à la suite d’une instruction politique en ce sens, on peut y lire une subvention – non budgétée – accordée à un champion national.

      On remarquera que certaines modalités de financement analogues existent aussi en Europe. L’Allemagne a ainsi sa banque de développement, KfW, forte de 506 milliards d’euros d’actifs fin 2019[41], et en France la Caisse des dépôts et Bpifrance sont fréquemment à la manœuvre pour financer la construction de logements sociaux ou pour soutenir des entreprises jugées prometteuses. Les ordres de grandeur entre la finance publique en Europe et la finance publique en Chine, cependant, ne sont pas du tout les mêmes. La part des actifs des banques publiques en France a été estimée en 2016 à 7,5 % des actifs bancaires totaux[42], un chiffre qui limite le potentiel du crédit bancaire à se substituer au financement budgétaire de la politique économique.

      III. D. La finance politisée à la chinoise n’est pas sans travers et sans risques

      Nous avons cherché à rendre compte jusqu’ici de la capacité remarquable du pouvoir chinois à subordonner le système financier à ses priorités. Cependant, il ne faudrait pas en retenir l’impression d’un secteur financier pleinement fonctionnel et rationalisé au service de l’intérêt général. Une telle image serait loin de correspondre à la réalité quotidienne, souvent volatile et parfois violente, du monde de la finance en République populaire. Entre dépendance à la dette, créances douteuses et disparitions fréquentes de cadres de la finance dans les mains de la commission disciplinaire du PCC, la finance en Chine engendre ses propres aléas.

      Tout d’abord, il faut souligner que substituer du crédit bancaire à la dépense budgétaire revient à remplacer l’impôt par de la dette. Cette dette n’est pas souveraine à strictement parler, puisqu’elle apparaît sur les bilans des banques et non des administrations. Mais, les banques en question étant publiques, il ne fait guère de doute qu’en octroyant des prêts elles agissent souvent comme autant d’acteurs administratifs officieux. Confier à des banques un rôle charnière dans la mise en œuvre des politiques publiques tend en outre à importer des logiques financières, mettant en avant la rentabilité des investissements, au cœur de l’État. La relation de substitution entre fiscalité et finance est donc à double tranchant : si elle permet au politique de s’émanciper de certaines contraintes budgétaires pour financer ses ambitions, elle ouvre dans le même temps la voie à une financiarisation rampante du mode de fonctionnement de la puissance publique. Il faut donc prendre acte que l’hégémonie du politique vis-à-vis de la finance en Chine affecte aussi en retour le Parti-État lui-même, en généralisant des critères financiers d’évaluation en son sein.

      À cette observation qualitative, ayant trait aux logiques de fonctionnement du politique, il faut aussi ajouter une prise en compte des défis opérationnels que peut représenter un remplacement de l’impôt par de la dette à grande échelle. Dans la mesure où chaque prêt individuel octroyé par une banque chinoise sur critère politique a vocation à être remboursé, deux scénarios sont possibles. Soit, en simplifiant un peu, l’investissement réalisé par l’entreprise débitrice est profitable et le prêt est remboursé ; soit l’investissement n’est pas profitable, mettant dès lors en question le remboursement. Dans le second scénario, l’entreprise peut aller chercher des fonds ailleurs si elle en a les moyens (par exemple en contractant un nouvel emprunt), ou bien un organe du gouvernement intervient en renfort (risquant d’engager des ressources fiscales jusqu’ici épargnées), ou bien l’entreprise fait défaut. Aucune de ces trois éventualités n’est désirable à grande échelle : dans le premier cas la dette peut s’accumuler en déconnexion croissante vis-à-vis de l’économie réelle, dans le deuxième les budgets administratifs peuvent être mis sous pression, et dans le troisième des défauts en série sont susceptibles de provoquer une crise bancaire.

      On voit donc comment le financement de la politique économique par la dette, comme s’y adonne la Chine, entraîne certains risques. Si les projets d’investissement soutenus par les autorités parviennent à engendrer suffisamment de revenus, ou à stimuler l’activité au point d’enrichir à la fois les entreprises et les administrations, le système peut s’avérer viable tout en étayant une trajectoire de développement accélérée. À l’inverse, si des projets non rentables se font passer pour profitables afin d’obtenir des prêts, si des investissements peu utiles se multiplient, ou si la corruption plus que l’intérêt de la société détermine l’octroi des crédits, tout le modèle de développement peut se voir fragilisé.

      Au vu de ces travers potentiels, le paysage financier chinois actuel se situe dans un entre-deux : non exempt de vulnérabilités, mais loin d’un éventuel précipice. Les vagues successives de crédit commanditées par les autorités depuis la crise de 2008 ont donné lieu à de nombreux abus, nous l’avons déjà évoqué : infrastructures inusitées, logements ne trouvant pas preneurs, surcapacités dans des activités souvent polluantes (acier, ciment), cas de corruption caractérisée. Ces phénomènes ont souvent eu pour résultat d’ajouter de la dette sur de la dette préexistante, produisant ce qu’on appelle parfois des « entreprises zombies » (dont les profits, quand elles en ont, sont inférieurs aux intérêts qu’elles payent sur leurs dettes). De fait, la dette totale en Chine – entreprises, ménages et administrations réunis – aurait atteint 318 % du PIB début 2020 selon une estimation[43].

      Cela étant dit, il serait de notre avis erroné de prédire une crise financière majeure en Chine à brève échéance, comme le font de nombreux économistes et commentateurs d’obédience libérale à répétition depuis dix ans. Contrairement aux systèmes financiers occidentaux, le secteur financier chinois a la double caractéristique d’être relativement fermé sur l’extérieur – contrôles de capitaux obligent – et sous domination étatique. Une accumulation de créances douteuses dans une grande banque commerciale entraînerait en toute probabilité une recapitalisation de ladite banque de la part de la BPC. Encore plus que pour les grandes institutions financières occidentales dites too big to fail, la faillite d’une des « Big Four » chinoises est un horizon difficilement concevable, d’autant que ces banques sont partie intégrante de la puissance publique.

      Au reste, le passé peut servir de guide. Entre 1998 et 2003, les « Big Four », confrontées à une masse de prêts non performants contractés par des industries étatiques, ont été l’objet d’un sauvetage du gouvernement central. Dans un premier temps, le ministère des Finances les a recapitalisées par voie budgétaire, tout en transférant leurs créances douteuses à des sociétés publiques de gestion d’actifs. Plus tard, la BPC est intervenue pour recapitaliser les « Big Four » à son tour, via un véhicule financier – Central Huijin – qu’elle avait créé à cet effet. Cet épisode a montré, s’il en était besoin, que le Parti-État pouvait se donner les moyens – à la fois fiscaux et monétaires – de garantir la survie des grandes banques qui sont le cœur du système financier du pays.

      Dans les faits, les facteurs de fragilité du secteur financier chinois ces dernières années ont été moins à chercher du côté des « Big Four » que dans le crédit non-bancaire, en particulier le shadow banking, qui charrie depuis une décennie son lot de produits financiers distribués en toute opacité à des épargnants désireux de bénéficier de taux d’intérêt meilleurs que le maximum imposé aux dépôts bancaires. Ce crédit non-bancaire, dont les formes sont multiples – fonds de placement proposés par des banques ou par des applications mobiles, plateformes de prêts peer-to-peer, etc. – prend son essor après 2010, alors que les grandes banques publiques limitent la croissance du crédit sur instruction de la BPC mais que la demande de prêts de la part des entreprises chinoises reste forte[44].

      Une série de déconvenues et de scandales ont par la suite sérieusement mis en cause la viabilité de la plupart de ces modes de financement. Ainsi, après que plusieurs entreprises de crédit peer-to-peer se sont révélées être des arnaque pyramidales – par exemple Ezubao, qui a englouti plusieurs dizaines de milliards de yuans avant de s’effondrer fin 2015 – les autorités centrales et locales ont obligé la majorité de ces plateformes à fermer[45]. De manière plus large, les deux commissions de régulation, la CRBA et la CRMF, désireuses de canaliser le crédit non-bancaire vers des formes plus à même d’être surveillées et contrôlées, sont intervenues de façon décisive à partir de 2017 pour juguler la croissance du shadow banking, y déchaînant ce que la presse financière chinoise a appelé une « tempête réglementaire »[46].

      En conséquence, le crédit non-bancaire en Chine aujourd’hui prend moins l’aspect d’un foisonnement d’intermédiaires éphémères et peu scrupuleux, pour s’axer davantage autour d’acteurs financiers plus établis, champions annoncés de la fintech chinoise, à l’image d’Ant (propriétaire de la plateforme Alipay), de Tencent (WeChat Pay, WeBank) ou de LuFax (plateforme en ligne associée à Ping An Insurance). Le Parti-État semble entretenir des rapports ambivalents avec ces entreprises : d’une part, vecteurs de digitalisation de la finance, elle promettent un avenir où toutes les transactions des citoyens seraient traçables, donc surveillables, mais d’autre part, leur montée en puissance risque d’entamer la dominance des grandes banques publiques – « Big Four » en tête – sur les circuits financiers du pays. Cela explique sans doute pourquoi les dirigeants chinois ont choisi récemment de mettre un frein à l’ascendance spectaculaire d’Ant – création de Ma Yun (Jack Ma), fondateur d’Alibaba – en annulant sa cotation en bourse à la dernière minute et en imposant des nouvelles contraintes règlementaires sur ses activités de prêts[47]. À terme, le projet de la BPC de généraliser l’usage d’un yuan digital pourrait également être un moyen pour le gouvernement de reprendre la main sur les paiements électroniques au détriment d’Alipay et de WeChat Pay – dont les applications mobiles de paiement ont désormais largement remplacé l’usage des cartes de crédit et de l’argent liquide dans la vie quotidienne des Chinois.

      Si les formes de crédit non-bancaire les moins contrôlées tendent désormais à la baisse en Chine, les risques financiers n’ont pas disparu du système pour autant. En témoignent ces dernières années une succession d’expropriations-sanctions, sous l’égide de la banque centrale, de la CRBA et de la CRMF, visant des institutions financières privées ou hybrides auxquelles il est reproché d’avoir pris des risques excessifs : l’assureur Anbang en 2018[48], puis trois banques régionales en 2019[49], puis pas moins de neuf banques d’investissement, compagnies d’assurance et sociétés fiduciaires en juillet 2020[50]. Dans le contexte politique chinois, ces expropriations s’accompagnent souvent d’arrestations spectaculaires des fautifs : Wu Xiaohui, patron d’Anbang, a ainsi été « disparu » en 2017 avant d’être condamné l’année suivante par la justice à dix-huit ans de prison pour corruption[51].

      Quant aux institutions financières publiques, elles ont dû faire face, nous l’avons déjà mentionné, à leur propre vague d’arrestations et de purges dans le cadre de la campagne anti-corruption voulue par Xi Jinping. En février 2018, Xu Jia’ai, à la tête du groupe d’inspection disciplinaire du PCC au sein de la banque centrale, a d’ailleurs déclaré que le système financier était menacé par une « ligue de chats et de rats » (les « chats » désignant les régulateurs, et les « rats » les banquiers et autres financiers corrompus)[52]. Un vocabulaire que l’on imagine difficilement dans la bouche d’un haut fonctionnaire de la Banque de France – et qui donne une idée de l’ambiance qui peut régner dans le monde de la finance en Chine.

      Conclusion

      Nous avons souhaité donner un aperçu d’un système financier immense, en voie d’expansion rapide, et politisé de part en part. Nous avons ainsi mis en lumière les nombreuses façons dont le Parti-État qui est aujourd’hui à la tête de la Chine parvient à peser sur les circuits financiers du pays. Ce contrôle ne saurait être considéré comme absolu, pas plus que le secteur financier chinois n’est exempt de contradictions et de fragilités. Il n’en reste pas moins que le politique en Chine exerce aujourd’hui une hégémonie incontestable vis-à-vis de la finance, et qu’il est en mesure de la traiter avant tout comme un instrument au service de ses objectifs de développement et de puissance.

      Dans le cadre de la rivalité sino-américaine qui s’est intensifiée cette année, le secteur financier chinois est en première ligne pour soutenir les entreprises visées par les sanctions, pour accélérer le rattrapage technologique, et de manière générale pour « concentrer les forces et réaliser de grandes choses » 集中力量办大事 (une expression souvent employée par la Chine pour décrire les avantages de son modèle comparé aux systèmes occidentaux). Huang Qifan, un officiel chinois très écouté sur les dossiers économiques, a ainsi déclaré l’année dernière que le système financier serait le « bouclier » du pays face aux tensions et aux turbulences géopolitiques auxquelles il doit faire face[53].

      Au terme de cette note, nous espérons avoir convaincu que cette finance à la chinoise gagne à être davantage connue. Sans doute est-il vital de mieux saisir les logiques propres d’un système financier dont l’impact sur le reste du monde est appelé à grandir d’année en année. Il s’agit aussi, à travers l’exemple chinois, de mettre en pièces la doxa selon laquelle l’horizon naturel de la finance au XXIe siècle serait d’être placée entre des mains privées et d’être vouée au seul profit. À contre-courant des idées reçues, le cas chinois démontre qu’un système financier en expansion n’est pas toujours synonyme d’un État en retrait, et qu’il peut arriver au politique de subordonner la finance à ses propres fins plutôt que l’inverse.

      [1] Données de la Commission de régulation de la banque et de l’assurance, voir www.cbirc.gov.cn/cn/view/pages/tongjishuju/tongjishuju.html (chinois).

      [2] Données de la Banque populaire de Chine, voir www.BPC.gov.cn/diaochatongjisi/116219/116319/3959050/index.html.

      [3] Cette note se concentre sur la période actuelle. Pour mieux connaître la transformation remarquable des institutions bancaires chinoises durant les dernières décennies, à l’ère de la « Réforme et Ouverture » du pays, on pourra se reporter à V. Shih, Factions and finance in China: Elite conflict and inflation, Cambridge University Press, Cambridge, 2008 ; Chuaxia Jiang et Shujie Yao, Chinese banking reform: From the pre-WTO period to the financial crisis and beyond, Palgrave Macmillan, Londres, 2017 ; M. Beggs et L. Deer, Remaking monetary policy in China: Markets and controls, 1998–2008, Palgrave Macmillan, Singapour, 2019. Concernant les marchés de capitaux, des éléments d’histoire récente sont fournis par W. T. Allen et Han Shen, « Assessing China’s top-down securities markets », in J. P. H. Fan et R. Morck, Capitalizing China, University of Chicago Press, Chicago, 2012 ; Li-Wen Lin et C. J. Milhaupt, « Bonded to the state: A network perspective on China’s corporate debt market », Journal of Financial Regulation, 2017.

      [4] Nous désignons au fil de cette note la plupart des institutions financières chinoises par leurs noms anglais, puisqu’il s’agit de leur seule dénomination officielle à l’international. Quant à leurs noms chinois, ils exigeraient des efforts de mémorisation indus de la part du lecteur – par exemple Guojia Kaifa Yinhang 国家开发银行 pour China Development Bank.

      [5] Voir 财新 [Caixin], « 谁主民生银行 » [« Qui dirige Minsheng Bank ? »], 16 février 2015 ; S. Heilmann, « Regulatory innovation by Leninist means: Communist Party supervision in China’s financial industry », China Quarterly, 2005, p. 18.

      [6] 中国人民银行 [Banque populaire de Chine], 中国金融年鉴 2019 [Annales financières de la Chine 2019], Pékin, 中国金融年鉴杂志社, 2017, p. 352.

      [7] C. J. Milhaupt et Wentong Zheng, « Beyond ownership: State capitalism and the Chinese firm », Georgetown Law Journal, pp. 673–674.

      [8] Sur les marchés obligataires chinois, voir en particulier Lin et Milhaupt, « Bonded to the state », op. cit.

      [9] Voir K. S. Tsai, « The political economy of state capitalism and shadow banking in China », Issues and Studies, 2015 ; J. Gruin et P. Knaack, « Not just another shadow bank: Chinese authoritarian capitalism and the “developmental” promise of digital financial innovation », New Political Economy, 2020.

      [10] The Guardian, « Chinese city giving away 10m yuan in lottery trial of digital currency », 12 octobre 2020.

      [11] Nous renvoyons à un texte précédent de l’auteur sur ce sujet : N. Sperber, « L’État du Parti », Le Grand Continent, juin 2019.

      [12] Le rôle des canaux hiérarchiques du Parti communiste dans la gouvernance des entreprises a été l’objet de nombreuses études. Voir par exemple K. E. Brødsgaard, « Politics and business group formation in China: The Party in control? », China Quarterly, 2012.

      [13] Financial Times, « China heightens scrutiny of financial sector », 23 novembre 2015 ; Financial Times, « China corruption probe’s latest scalp raises alarm », 22 mai 2019.

      [14] La centralité du concept de « contrôle macroscopique » dans la politique économique chinoise a notamment été soulignée par S. Heilmann, « Making plans for markets: Policy for the long term in China », Harvard Asia Quarterly, 2011.

      [15] Les raisons qui ont poussé la BPC à maintenir, et même à renforcer, une politique monétaire axée sur le contrôle du crédit depuis les années 2000 sont l’objet d’une étude très poussée : Beggs et Deer, Remaking monetary policy in China, op. cit.

      [16] Données de la Banque populaire de Chine sur les prêts en cours, voir www.BPC.gov.cn/diaochatongjisi/116219/116319/index.html. Données de la Banque mondiale sur le taux de croissance, voir data.worldbank.org/.

      [17] Bloomberg, « China revamps credit expansion as PBOC balance sheet shrinks », 9 mai 2016.

      [18] Wall Street Journal, « China’s coronavirus response toughens state control and weakens the private market », 18 mars 2020.

      [19] Financial Times, « China banks plan informal interest rate increases », 22 avril 2018.

      [20] Caixin, « Made in China 2025 initiative gets new boost », 29 mars 2017.

      [21] Wall Street Journal, « State support helped fuel Huawei’s global rise », 25 décembre 2019.

      [22] Communiqué de Jinko Solar, « JinkoSolar announces strategic financing agreement with Bank of China », 26 janvier 2011.

      [23] 金融时报 [Financial News], « 两万亿元引导基金蓄势待发 » [« Des fonds de pilotage valant 2 000 milliards sont prêts à entrer en action »], 7 avril 2016.

      [24] La Tribune, « Le “Lac d’Argent” : un méga fonds public pour protéger les fleurons français », 30 janvier 2020.

      [25] Les modalités de financement de China Development Bank sont l’objet d’une étude de Muyang Chen, « State actors, market games: Credit guarantees and the funding of China Development Bank », New Political Economy, 2020.

      [26] Lin et Milaupt, « Bonded to the state », op. cit.

      [27] Guoping Li et Hong Zhou, « The systematic politicization of China’s stock markets », Journal of Contemporary China, 2016, p. 426. Voir aussi J. Petry, « Financialization with Chinese characteristics? Exchanges, control and capital markets in authoritarian capitalism », Economy and Society, 2020.

      [28]  Financial Times, « How the invisible hand of the state works in Chinese stocks », 5 février 2020.

      [29] Pour une enquête sur ce phénomène à l’échelle d’une municipalité, voir T. Theurillat, « Le financement de la croissance urbaine en Chine : le cas d’une ville moyenne du Yunnan, Qujing », Perspectives chinoises, 2017.

      [30] Données de l’Administration nationale des changes, voir www.safe.gov.cn/en/DataandStatistics/index.html.

      [31] S. Horn et al., « China’s overseas lending », Kiel Institute for the World Economy, juin 2019.

      [32] Données de l’Administration nationale des changes, voir www.safe.gov.cn/en/DataandStatistics/index.html.

      [33] CIC est parfois décrit dans les médias occidentaux comme étant le fonds souverain de la Chine dédié aux marchés financiers étrangers, mais cette étiquette est en partie trompeuse, puisque les deux tiers des actifs de CIC consistent en des participations, indirectes et durables, dans les banques publiques chinoises au nom du gouvernement central.

      [34] Rapport annuel 2019 du National Council for Social Security Fund, voir
      http://www.ssf.gov.cn/cwsj/ndbg/202009/t20200910_7798.html (chinois).

      [35] 财新 (Caixin), « 央行曲线注资国开行、进出口银行 » [« La banque centrale injecte indirectement du capital dans CDB et Exim Bank »], 20 avril 2015.

      [36] Voir J. Zysman, Government, markets, and growth: Financial systems and the politics of industrial change, Cornell University Press, Ithaca, 1983, Chap. 3 ; B. Lemoine, L’ordre de la dette : enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, La Découverte, Paris, 2016 ; E. Monnet, Controlling credit: Central banking and the planned economy in postwar France, 1948–1973, Cambridge University Press, Cambridge, 2018.

      [37] Financial Times, « China pushes to make renminbi freely tradable », 3 juillet 2013.

      [38] Forbes Global 2000, 2020, voir www.forbes.com/global2000/.

      [39] Voir, par exemple, F. Allen et al., « China’s financial system: Opportunities and challenges », in J. P. H. Fan et R. Morck, Capitalizing China, University of Chicago Press, Chicago, 2012 ; Guoping Li et Hong Zhou, « The systematic politicization of China’s stock markets », op. cit.

      [40] Wall Street Journal, « Chinese cities buy off housing glut with borrowed money », 13 octobre 2017.

      [41] KfW, Rapport annuel 2019, voir www.kfw.de/KfW-Group/About-KfW/Reporting-Portal/.

      [42] Banque mondiale, Bank Regulation and Supervision Survey, voir www.worldbank.org/en/research/brief/BRSS.

      [43] Estimation de l’Institute of International Finance (IFF), voir South China Morning Post, « China debt: How big is it, who owns it and what is next? », 19 mai 2020.

      [44] Tsai, « The political economy of state capitalism and shadow banking in China », op. cit. ; Gruin et Knaack, « Not just another shadow bank », op. cit.

      [45]  Bloomberg News, « China evicts investment firms amid fears of unrest », 5 mai 2016 ; Financial Times, « Shanghai tells some of city’s P2P lenders to wind down operations », 31 octobre 2019.

      [46] 经济参考报 [Economic Information Daily], « 银监会密集发文掀“强监管”风暴 » [« Une suite de documents de la Commission de régulation bancaire soulève une tempête »], 13 avril 2017 ; Financial Times, « China bank overseer launches “regulatory windstorm” », 18 avril 2017.

      [47] Financial Times, « Beijing says it halted $37bn Ant IPO to protect market stability », 4 novembre 2020.

      [48] Financial Times, « China seizes Anbang in latest move to curb dealmakers », 22 février 2018.

      [49] Financial Times, « Chinese sovereign fund plans to take stake in troubled bank », 9 août 2019.

      [50] Financial Times, « Chinese state seizes control of 9 insurers, trusts and brokers », 17 juillet 2020.

      [51] South China Morning Post, « Anbang’s ex-chief Wu Xiaohui sentenced to 18 years behind bars for US$ 12 billion fraud, embezzlement », 10 mai 2018.

      [52] South China Morning Post, « China’s financial system dogged by a corrupt alliance of cats and rats, central bank discipline chief says », 1er février 2018.

      [53] 黄奇帆 [Huang Qifan], « 新时代,中国开放新格局、新特征和中美贸易摩擦 » [« La nouvelle ère, les nouvelles formes et caractéristiques de l’ouverture de la Chine, et les frictions commerciales sino-américaines »], 中国金融四十人论坛 [China Finance 40 Forum], 10 septembre 2019.

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