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Rousseau et la solitude

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      Rousseau et la solitude

      Me voici donc seul sur la terre,
      n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami,
      de société que moi-même.

      Les Rêveries du promeneur solitaire, 1782

      Il est peu de Grands Hommes qui évoquent l’idée de solitude comme  Jean-Jacques Rousseau, auteur des célèbres Rêveries du promeneur solitaire. Souvent, au détour d’une phrase, on distingue un des nombreux épisodes de la vie du philosophe lors desquels il a choisi de se reclure pour mieux penser. On sait aussi que Rousseau eut lui-même à subir une quarantaine lors d’une étape à Gênes, alors qu’une épidémie de peste sévit dans la péninsule italienne. C’est pourquoi, qu’il choisisse l’isolement ou le subisse, Rousseau nous donne des éléments pour penser la solitude et l’isolation. Mieux encore, il expose les raisons profondes de rechercher cette solitude, lorsque le tumulte du monde bat son plein. Loin de toute pensée mystique ou ésotérique, ou même de tout recentrement artificiel sur soi, la solitude de Rousseau est un moment de déambulation intellectuelle vivace, parce qu’opportunément solitaire.

      En miroir, c’est l’épreuve contemporaine du confinement de masse et de longue durée qui nous saute aux yeux. Peut-on vraiment imaginer comment le Genevois l’aurait vécu ? Qu’aurait-il dit de cette interruption de la vie sociale ? Qu’aurait-il pensé de ces citoyens soudainement réduits aux dimensions les plus frustres et les plus essentielles de leur vie et tenus éloignés, au moins pour un temps, des futilités des apparences de la vie en société ?  En premier lieu, Rousseau remarquerait avec justesse que :

      « C’est surtout dans la solitude qu’on sent l’avantage de vivre avec quelqu’un qui sait penser. »

      Il est vrai que pour beaucoup, le confinement a été l’occasion de réévaluer la profondeur de nos relations : vivre et communiquer avec quelqu’un qui sait penser, qui veut penser, et qui a l’ambition de partager ces pensées, s’est révélé être un bien précieux. Dans toutes les classes sociales, l’expérience de l’enfermement avec un autre être a montré la valeur de l’entente et de la réflexion. Et pour ceux qui ont vécu cette expérience sans avoir personne avec qui être et penser, le moment s’est révélé plus dur, plus éreintant, plus troublant. Toutefois, Rousseau aurait-il vraiment pris notre confinement pour une épreuve de solitude ? L’usage répandu des réseaux sociaux rappelle bien plutôt cette phrase du philosophe, selon laquelle :

       « Le désœuvrement n’est pas moins le fléau de la société que celui de la solitude. Rien ne rétrécit plus l’esprit, rien n’engendre plus de riens, de rapports, de paquets, de tracasseries, de mensonges, que d’être éternellement renfermés vis-à-vis les uns des autres dans une chambre, réduits pour tout ouvrage à la nécessité de babiller continuellement. » 

      Comment ne pas voir dans cette critique du babillage les ravages possibles de la communication incessante sur les réseaux sociaux. Celui qui peut aller instantanément et à tout moment sur les plateformes, quand bien même il est enfermé chez lui, ne connaît pas vraiment la solitude de l’esprit. Le phénomène de chambre d’écho médiatique, permis et accentué par les réseaux sociaux, constitue l’exemple parfait d’un rétrécissement de l’esprit qu’aurait critiqué Rousseau. Le désoeuvrement c’est les autres, c’est le fléau de la société nécessaire et omniprésente.

      La vraie solitude est celle qui permet de se concentrer à la tâche, comme pour Rousseau lors de sa quarantaine italienne forcée. Selon un mot désormais célèbre, Rousseau s’imagine en « nouveau Robinson » et part à la chasse aux poux, se confectionne un matelas à partir de vêtements et constitue une bibliothèque des livres qu’il a apportés avec lui. Pourtant, malgré sa prétention de ne jamais connaître l’ennui, même dans le plus parfait désoeuvrement, il admet volontiers être soulagé lorsqu’il est sorti au bout de quatorze jours de sa quarantaine par M. de Joinville, ambassadeur de France à Gênes, qui l’invite à séjourner chez lui. Une réflexion du philosophe sur l’oisiveté permet sans doute de comprendre une part de son soulagement : c’est que « L’oisiveté des cercles est tuante, parce qu’elle est de nécessité ; celle de la solitude est charmante, parce qu’elle est libre et de volonté. » Il est aisé de comprendre que la solitude, pour être charmante et utile, doit être choisie et non subie.

      Choisie, la solitude donne sa pleine mesure et montre son vrai intérêt, celui d’une réflexion sur le monde débarrassée le plus possible de l’influence des idées néfastes de la société. Elle est l’œuvre d’un « solitaire qui, vivant peu avec les hommes, a moins d’occasions de s’imboire de leurs préjugés, et plus de temps pour réfléchir sur ce qui le frappe quand il commerce avec eux. » En d’autres termes, la vraie solitude trouve sa valeur dans ce qu’elle permet de renouveler le regard sur autrui et sur le monde. Elle est une solitude dont l’objectif final est de mieux être avec les autres, autant pour les comprendre que pour se prémunir de leur mauvaise influence. Pour lui, cette solitude, qui est aussi celle préconisée dans l’Emile pour « donner à l’enfance le temps de mûrir », protège de la corruption morale de la société et de ses distractions.

      Sans doute est-il vrai qu’il ne faut pas céder au fantasme d’une solitude mise en scène, comme le remarque justement Olivier Rémaud dans Solitude volontaire, mais tout de même : Rousseau montre à de nombreuses reprises de son existence un goût particulier pour la solitude. Si son affection pour les Charmettes et les souvenirs des doux moments passés avec Madame de Warens évoquent la solitude triviale de ceux qui ont pu se confiner à la campagne, son séjour à l’île Saint-Pierre, en partie relaté dans la cinquième promenade des Rêveries, est d’une toute autre nature. Rousseau y trouve un bref refuge après l’épisode dit de la « lapidation de Môtiers » au cours duquel il est chassé par la population sur la foi de calomnies à son encontre. L’île, selon le mot du philosophe, « est très agréable et singulièrement située pour le bonheur d’un homme qui aime à se circonscrire ». S’étendant sur ce sujet, il continue : « quoique je sois peut-être le seul au monde à qui sa destinée en ait fait une loi, je ne puis croire être le seul qui ait un goût si naturel, quoique je ne l’aie trouvé jusqu’ici chez nul autre. »

      Ce que devine ici Rousseau, c’est le besoin essentiel de solitude de l’être humain. La solitude, c’est-à-dire non pas l’abandon et l’isolement, phénomènes dévastateurs de l’individualisme et de l’ère moderne, mais le retrait et la distance choisie d’avec le commerce de la société. Il n’est pas nécessaire que cette solitude soit productive pour être utile : l’oisiveté la plus totale l’est aussi à sa manière et peut-être même encore plus dans un monde gouverné par l’activité, l’efficacité et la compétition. La solitude de Rousseau, ce n’est pas non plus une solitude intéressée qui aurait pour objectif ultime de s’adapter encore mieux au système existant, ou de parvenir, par une forme de technique de la solitude, à de nouvelles innovations. En ce sens, la solitude rousseauiste ne guérit rien et n’est pas une nouvelle variante de l’ascèse physique et morale de la méditation. Elle est plutôt une manière, sans doute largement partagée, de retrouver un lien avec le soi et la nature :

      « Ces heures de solitude et de méditation sont les seules de la journée où je sois pleinement moi et à moi sans diversion, sans obstacle et où je puisse véritablement dire être ce que la nature a voulu ».

      La solitude de Rousseau est une leçon contre la diversion, c’est-à-dire contre la tyrannie du bavardage social, contre son urgence, contre son hystérie, contre ses prescriptions. La solitude de Rousseau est, l’espace d’un instant, la sortie du réseau, le rejet des convenances et des connivences, la recherche d’un bonheur intérieur plus modeste. La solitude a sans doute aussi une valeur politique en ce qu’elle est une respiration hors de l’espace de la norme constitué par les velléités de la volonté générale. Elle est souvent et peut-être nécessairement frugale ; elle se déploie pleinement dans un rapport direct avec la nature. Valeur cardinale qui doit nous inspirer, quand bien même Rousseau se plaît à la mettre en scène, la solitude ne doit pas être confondue avec l’individualisme ou la misanthropie. Elle est une simple prise de distance choisie et heureuse.

      Publié le 25 juillet 2020

      Rousseau et la solitude

      Auteurs

      Matthieu Abgrall
      Docteur en histoire ancienne, diplômé de l'Université de Stanford.

      Me voici donc seul sur la terre,
      n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami,
      de société que moi-même.

      Les Rêveries du promeneur solitaire, 1782

      Il est peu de Grands Hommes qui évoquent l’idée de solitude comme  Jean-Jacques Rousseau, auteur des célèbres Rêveries du promeneur solitaire. Souvent, au détour d’une phrase, on distingue un des nombreux épisodes de la vie du philosophe lors desquels il a choisi de se reclure pour mieux penser. On sait aussi que Rousseau eut lui-même à subir une quarantaine lors d’une étape à Gênes, alors qu’une épidémie de peste sévit dans la péninsule italienne. C’est pourquoi, qu’il choisisse l’isolement ou le subisse, Rousseau nous donne des éléments pour penser la solitude et l’isolation. Mieux encore, il expose les raisons profondes de rechercher cette solitude, lorsque le tumulte du monde bat son plein. Loin de toute pensée mystique ou ésotérique, ou même de tout recentrement artificiel sur soi, la solitude de Rousseau est un moment de déambulation intellectuelle vivace, parce qu’opportunément solitaire.

      En miroir, c’est l’épreuve contemporaine du confinement de masse et de longue durée qui nous saute aux yeux. Peut-on vraiment imaginer comment le Genevois l’aurait vécu ? Qu’aurait-il dit de cette interruption de la vie sociale ? Qu’aurait-il pensé de ces citoyens soudainement réduits aux dimensions les plus frustres et les plus essentielles de leur vie et tenus éloignés, au moins pour un temps, des futilités des apparences de la vie en société ?  En premier lieu, Rousseau remarquerait avec justesse que :

      « C’est surtout dans la solitude qu’on sent l’avantage de vivre avec quelqu’un qui sait penser. »

      Il est vrai que pour beaucoup, le confinement a été l’occasion de réévaluer la profondeur de nos relations : vivre et communiquer avec quelqu’un qui sait penser, qui veut penser, et qui a l’ambition de partager ces pensées, s’est révélé être un bien précieux. Dans toutes les classes sociales, l’expérience de l’enfermement avec un autre être a montré la valeur de l’entente et de la réflexion. Et pour ceux qui ont vécu cette expérience sans avoir personne avec qui être et penser, le moment s’est révélé plus dur, plus éreintant, plus troublant. Toutefois, Rousseau aurait-il vraiment pris notre confinement pour une épreuve de solitude ? L’usage répandu des réseaux sociaux rappelle bien plutôt cette phrase du philosophe, selon laquelle :

       « Le désœuvrement n’est pas moins le fléau de la société que celui de la solitude. Rien ne rétrécit plus l’esprit, rien n’engendre plus de riens, de rapports, de paquets, de tracasseries, de mensonges, que d’être éternellement renfermés vis-à-vis les uns des autres dans une chambre, réduits pour tout ouvrage à la nécessité de babiller continuellement. » 

      Comment ne pas voir dans cette critique du babillage les ravages possibles de la communication incessante sur les réseaux sociaux. Celui qui peut aller instantanément et à tout moment sur les plateformes, quand bien même il est enfermé chez lui, ne connaît pas vraiment la solitude de l’esprit. Le phénomène de chambre d’écho médiatique, permis et accentué par les réseaux sociaux, constitue l’exemple parfait d’un rétrécissement de l’esprit qu’aurait critiqué Rousseau. Le désoeuvrement c’est les autres, c’est le fléau de la société nécessaire et omniprésente.

      La vraie solitude est celle qui permet de se concentrer à la tâche, comme pour Rousseau lors de sa quarantaine italienne forcée. Selon un mot désormais célèbre, Rousseau s’imagine en « nouveau Robinson » et part à la chasse aux poux, se confectionne un matelas à partir de vêtements et constitue une bibliothèque des livres qu’il a apportés avec lui. Pourtant, malgré sa prétention de ne jamais connaître l’ennui, même dans le plus parfait désoeuvrement, il admet volontiers être soulagé lorsqu’il est sorti au bout de quatorze jours de sa quarantaine par M. de Joinville, ambassadeur de France à Gênes, qui l’invite à séjourner chez lui. Une réflexion du philosophe sur l’oisiveté permet sans doute de comprendre une part de son soulagement : c’est que « L’oisiveté des cercles est tuante, parce qu’elle est de nécessité ; celle de la solitude est charmante, parce qu’elle est libre et de volonté. » Il est aisé de comprendre que la solitude, pour être charmante et utile, doit être choisie et non subie.

      Choisie, la solitude donne sa pleine mesure et montre son vrai intérêt, celui d’une réflexion sur le monde débarrassée le plus possible de l’influence des idées néfastes de la société. Elle est l’œuvre d’un « solitaire qui, vivant peu avec les hommes, a moins d’occasions de s’imboire de leurs préjugés, et plus de temps pour réfléchir sur ce qui le frappe quand il commerce avec eux. » En d’autres termes, la vraie solitude trouve sa valeur dans ce qu’elle permet de renouveler le regard sur autrui et sur le monde. Elle est une solitude dont l’objectif final est de mieux être avec les autres, autant pour les comprendre que pour se prémunir de leur mauvaise influence. Pour lui, cette solitude, qui est aussi celle préconisée dans l’Emile pour « donner à l’enfance le temps de mûrir », protège de la corruption morale de la société et de ses distractions.

      Sans doute est-il vrai qu’il ne faut pas céder au fantasme d’une solitude mise en scène, comme le remarque justement Olivier Rémaud dans Solitude volontaire, mais tout de même : Rousseau montre à de nombreuses reprises de son existence un goût particulier pour la solitude. Si son affection pour les Charmettes et les souvenirs des doux moments passés avec Madame de Warens évoquent la solitude triviale de ceux qui ont pu se confiner à la campagne, son séjour à l’île Saint-Pierre, en partie relaté dans la cinquième promenade des Rêveries, est d’une toute autre nature. Rousseau y trouve un bref refuge après l’épisode dit de la « lapidation de Môtiers » au cours duquel il est chassé par la population sur la foi de calomnies à son encontre. L’île, selon le mot du philosophe, « est très agréable et singulièrement située pour le bonheur d’un homme qui aime à se circonscrire ». S’étendant sur ce sujet, il continue : « quoique je sois peut-être le seul au monde à qui sa destinée en ait fait une loi, je ne puis croire être le seul qui ait un goût si naturel, quoique je ne l’aie trouvé jusqu’ici chez nul autre. »

      Ce que devine ici Rousseau, c’est le besoin essentiel de solitude de l’être humain. La solitude, c’est-à-dire non pas l’abandon et l’isolement, phénomènes dévastateurs de l’individualisme et de l’ère moderne, mais le retrait et la distance choisie d’avec le commerce de la société. Il n’est pas nécessaire que cette solitude soit productive pour être utile : l’oisiveté la plus totale l’est aussi à sa manière et peut-être même encore plus dans un monde gouverné par l’activité, l’efficacité et la compétition. La solitude de Rousseau, ce n’est pas non plus une solitude intéressée qui aurait pour objectif ultime de s’adapter encore mieux au système existant, ou de parvenir, par une forme de technique de la solitude, à de nouvelles innovations. En ce sens, la solitude rousseauiste ne guérit rien et n’est pas une nouvelle variante de l’ascèse physique et morale de la méditation. Elle est plutôt une manière, sans doute largement partagée, de retrouver un lien avec le soi et la nature :

      « Ces heures de solitude et de méditation sont les seules de la journée où je sois pleinement moi et à moi sans diversion, sans obstacle et où je puisse véritablement dire être ce que la nature a voulu ».

      La solitude de Rousseau est une leçon contre la diversion, c’est-à-dire contre la tyrannie du bavardage social, contre son urgence, contre son hystérie, contre ses prescriptions. La solitude de Rousseau est, l’espace d’un instant, la sortie du réseau, le rejet des convenances et des connivences, la recherche d’un bonheur intérieur plus modeste. La solitude a sans doute aussi une valeur politique en ce qu’elle est une respiration hors de l’espace de la norme constitué par les velléités de la volonté générale. Elle est souvent et peut-être nécessairement frugale ; elle se déploie pleinement dans un rapport direct avec la nature. Valeur cardinale qui doit nous inspirer, quand bien même Rousseau se plaît à la mettre en scène, la solitude ne doit pas être confondue avec l’individualisme ou la misanthropie. Elle est une simple prise de distance choisie et heureuse.

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