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Rousseau et la frugalité

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      Rousseau et la frugalité

      OU le luxe est l’effet des richesses,
      ou il les rend nécessaires ;
      il corrompt à la fois le riche et le pauvre,
      l’un par la possession, l’autre par la convoitise.

      Du Contrat social, 1762.

      S’il faut d’abord connaître le luxe pour saisir les vertus de la frugalité, c’est qu’elles entretiennent un rapport constant dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau. Le problème du luxe, des inégalités, de la tyrannie de l’opinion et de l’apparence, sont la face critique d’un éloge subtil et constant de la frugalité. Pourtant, le mot n’apparaît presque pas dans son œuvre, si ce n’est à l’occasion d’une description des fêtes de la Sparte antique :

      « Je donnais les fêtes de Lacédémone pour modèle et celles que je voudrais voir parmi nous. Ce n’est pas seulement par leur objet, mais aussi par leur simplicité que je les trouve recommandables : sans pompe, sans luxe, sans appareil ; tout y respirait, avec un charme secret de patriotisme qui les rendait intéressantes, un certain esprit martial convenable à des hommes libres ;  sans affaires et sans plaisirs, au moins de ce qui porte ces noms parmi nous, ils passaient, dans cette douce uniformité, la journée, sans la trouver trop longue, et la vie, sans la trouver trop courte. Ils s’en retournaient chaque soir, gais et dispos, prendre leur frugal repas, contents de leur patrie, de leurs concitoyens, et d’eux-mêmes. »

      Que nous ne souhaitions ni ne puissions revenir à cette Antiquité simpliste et fantasmée, cela est un fait. Toutefois, l’idée de la frugalité progresse au sein de nos sociétés modernes, quand elle ne s’impose pas déjà, faute de moyens de faire autrement. Aidée par le constat que la consommation de biens trop nombreux et trop souvent renouvelés contribue à déstabiliser le climat et la biodiversité, la frugalité pourrait devenir une des valeurs cardinales du XXIème siècle. Afin de la promouvoir, serait-il possible d’intimer aux gens d’être frugaux sous peine d’une menace grave et imminente, réprimer par la loi l’accession à des biens dont les élites des pays développés ont pu profiter sans discontinuer depuis la Deuxième Guerre Mondiale ?

      Selon Rousseau, rien n’est moins sûr car, comme le remarque fort bien le Genevois, « ce n’est pas par des lois somptuaires qu’on vient à bout d’extirper le luxe. C’est du fond des cœurs qu’il faut l’arracher, en y imprimant des goûts plus sains et plus nobles ». En effet, poursuit-il, « les lois somptuaires irritent le désir par la contrainte, plutôt qu’elles ne l’éteignent par le châtiment. La simplicité dans les mœurs et dans la parure est moins le fruit de la loi que celui-de l’éducation. »

      Malgré la popularité croissante de mesures coercitives a posteriori pour limiter la consommation excessive de biens jetables et obsolètes, il est indéniable que la seule limitation sans contrepartie ni justification conduit au rejet de telles dispositions par ceux dont l’esprit ne s’est pas encore détaché des modes de consommations qui peuvent être nuisibles à la préservation des équilibres de la société et de la nature. Dès lors, il s’ensuit naturellement qu’« au lieu de réprimer le luxe par des lois somptuaires, il vaut mieux le prévenir par une administration qui le rende impossible ». Or la tâche est difficile dans la mesure où « Oter tout-à-fait le luxe où règne l’inégalité [me] paraît, (…) une entreprise bien difficile ». C’est pourquoi une société moins inégalitaire est le préalable à la disparition du luxe et son corollaire, la consommation excessive et trop fréquente d’objets rapidement obsolètes. Rousseau en fait, comme d’autres, la généalogie quand il remarque :

      « Voici comment j’arrangerais cette généalogie. La première source du mal est l’inégalité ; de l’inégalité sont venues les richesses ; car ces mots de pauvre et de riche sont relatifs, et partout où les hommes seront égaux, il n’y aura ni riches ni pauvres. Des richesses sont nés le luxe et l’oisiveté ; du luxe sont venus les beaux-arts, et de l’oisiveté les sciences. »

      Une société moins inégalitaire n’est pas, comme le redoutent certains, une société complètement horizontale d’où le mérite aurait soudainement disparu. Une des solutions envisagées par Rousseau est, en quelque sorte, un luxe des honneurs, tant et si bien que :

      « La République en graduant et distribuant à propos ces récompenses purement honorifiques, se ménage un trésor qui ne la ruinera pas, et qui lui donnera des héros pour citoyens. Ce trésor des honneurs est une ressource inépuisable chez un peuple qui a de l’honneur »

      Toutefois, il est aisé de voir comment, même fondées sur l’utilité commune, les distinctions pourraient être détournées afin de créer une nouvelle forme de luxe sous la forme de ce que les auteurs modernes ont appelé à juste titre le capital social. Le refus du luxe, de la vanité, du poids et du vice des distinctions supposerait donc que l’on puisse limiter l’accumulation du capital social par ceux qui auront vu assez tôt l’avantage de convertir leurs ressources pécuniaires en un capital immatériel peu susceptible d’être redistribué.

      De fait, le problème du luxe, c’est qu’il suppose toujours l’asservissement d’un autre – et cela même sans la production d’un bien matériel par l’industrie –, l’appropriation de sa quantité de travail pour un prix dérisoire, c’est-à-dire, en proportions, une extrême inégalité de conditions.  Comme se le demande Rousseau à propos de son Emile :

      « Avec un jugement sain que rien n’a pu corrompre, que pensera-t-il du luxe, quand il trouvera que toutes les régions du monde ont été mises à contribution, que vingt millions de mains ont peut-être, ont longtemps travaillé, qu’il en a coûté la vie peut-être à des milliers d’hommes, et tout cela pour lui présenter en pompe à midi ce qu’il va déposer le soir dans sa garde-robe ? »

      Sans parler des conséquences néfastes de l’industrie du prêt-à-porter sur l’environnement et la vie des travailleurs des pays émergents ou en développement, prenons l’exemple d’une chose aussi simple qu’un repas. Un individu qui se fait livrer un repas chez lui n’a sans doute pas conscience de baigner dans le luxe quand bien même il se sera épargné sa peine au prix du travail de deux autres.

      « En multipliant les commodités de la vie pour quelques riches on n’a fait que forcer la plupart des [hommes] à s’estimer misérables. Quel est ce barbare bonheur qu’on ne sent qu’aux dépens des autres ? Âmes sensibles, dîtes le moi, qu’est-ce qu’un bonheur qui s’achète à prix d’argent ? »

      C’est bien pour cela qu’il faut effectivement « prévenir l’augmentation continuelle de l’inégalité des fortunes, l’asservissement aux riches d’une multitude d’ouvriers et de serviteurs inutiles » et acter le fait qu’un certain luxe, même immatériel est incompatible avec la croissance équilibrée d’une société. Dès lors, si la position opposée, voltairienne, défend l’opulence et le commerce, notons que seule la pensée de Rousseau permet de défendre une frugalité intégrale et heureuse, car le résultat d’un amenuisement préalable du goût pour les inégalités. Ce résultat serait susceptible d’arriver dans une démocratie dans laquelle « le luxe et l’indigence disparaîtront ensemble insensiblement, et les citoyens, guéris des goûts frivoles que donne l’opulence, et des vices attachés à la misère, mettront leurs soins et leur gloire à bien servir la patrie et trouveront leur bonheur dans leurs devoirs ».

      Gageons qu’une lecture de ce Rousseau radicalement opposé au luxe pourrait inspirer nombre de politiques contre le fléau incontestable des inégalités. Et si beaucoup de ses réflexions paraissent aujourd’hui tomber sous le sens, c’est que nombre de ses idées sont en fait extrêmement actuelles. Nous écouterons autant ses préventions contre une approche délibérément répressive que ses touchantes admissions de culpabilité, comme lorsqu’il parle avec une tendresse honnête de son seul péché de luxe : l’amour des belles chemises en toile. Par ailleurs, certains voient dans ces idées un exemple nouveau de la nécessaire transition écologique et sociale : gare cependant à ne pas oublier que c’est bien la réduction du goût pour les inégalités et les distinctions de toutes sortes qui précède la disparition du luxe comme objet de désir. L’émergence d’une société moins inégalitaire est donc la condition nécessaire à la réalisation d’une société plus frugale et compatible avec la préservation des écosystèmes naturels.

      Méditons enfin l’inutilité du luxe ostentatoire, car « Le plaisir qu’on veut avoir aux yeux des autres est perdu pour tout le monde : on ne l’a ni pour eux ni pour soi ».

      Publié le 26 juillet 2020

      Rousseau et la frugalité

      Auteurs

      Matthieu Abgrall
      Docteur en histoire ancienne, diplômé de l'Université de Stanford.

      OU le luxe est l’effet des richesses,
      ou il les rend nécessaires ;
      il corrompt à la fois le riche et le pauvre,
      l’un par la possession, l’autre par la convoitise.

      Du Contrat social, 1762.

      S’il faut d’abord connaître le luxe pour saisir les vertus de la frugalité, c’est qu’elles entretiennent un rapport constant dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau. Le problème du luxe, des inégalités, de la tyrannie de l’opinion et de l’apparence, sont la face critique d’un éloge subtil et constant de la frugalité. Pourtant, le mot n’apparaît presque pas dans son œuvre, si ce n’est à l’occasion d’une description des fêtes de la Sparte antique :

      « Je donnais les fêtes de Lacédémone pour modèle et celles que je voudrais voir parmi nous. Ce n’est pas seulement par leur objet, mais aussi par leur simplicité que je les trouve recommandables : sans pompe, sans luxe, sans appareil ; tout y respirait, avec un charme secret de patriotisme qui les rendait intéressantes, un certain esprit martial convenable à des hommes libres ;  sans affaires et sans plaisirs, au moins de ce qui porte ces noms parmi nous, ils passaient, dans cette douce uniformité, la journée, sans la trouver trop longue, et la vie, sans la trouver trop courte. Ils s’en retournaient chaque soir, gais et dispos, prendre leur frugal repas, contents de leur patrie, de leurs concitoyens, et d’eux-mêmes. »

      Que nous ne souhaitions ni ne puissions revenir à cette Antiquité simpliste et fantasmée, cela est un fait. Toutefois, l’idée de la frugalité progresse au sein de nos sociétés modernes, quand elle ne s’impose pas déjà, faute de moyens de faire autrement. Aidée par le constat que la consommation de biens trop nombreux et trop souvent renouvelés contribue à déstabiliser le climat et la biodiversité, la frugalité pourrait devenir une des valeurs cardinales du XXIème siècle. Afin de la promouvoir, serait-il possible d’intimer aux gens d’être frugaux sous peine d’une menace grave et imminente, réprimer par la loi l’accession à des biens dont les élites des pays développés ont pu profiter sans discontinuer depuis la Deuxième Guerre Mondiale ?

      Selon Rousseau, rien n’est moins sûr car, comme le remarque fort bien le Genevois, « ce n’est pas par des lois somptuaires qu’on vient à bout d’extirper le luxe. C’est du fond des cœurs qu’il faut l’arracher, en y imprimant des goûts plus sains et plus nobles ». En effet, poursuit-il, « les lois somptuaires irritent le désir par la contrainte, plutôt qu’elles ne l’éteignent par le châtiment. La simplicité dans les mœurs et dans la parure est moins le fruit de la loi que celui-de l’éducation. »

      Malgré la popularité croissante de mesures coercitives a posteriori pour limiter la consommation excessive de biens jetables et obsolètes, il est indéniable que la seule limitation sans contrepartie ni justification conduit au rejet de telles dispositions par ceux dont l’esprit ne s’est pas encore détaché des modes de consommations qui peuvent être nuisibles à la préservation des équilibres de la société et de la nature. Dès lors, il s’ensuit naturellement qu’« au lieu de réprimer le luxe par des lois somptuaires, il vaut mieux le prévenir par une administration qui le rende impossible ». Or la tâche est difficile dans la mesure où « Oter tout-à-fait le luxe où règne l’inégalité [me] paraît, (…) une entreprise bien difficile ». C’est pourquoi une société moins inégalitaire est le préalable à la disparition du luxe et son corollaire, la consommation excessive et trop fréquente d’objets rapidement obsolètes. Rousseau en fait, comme d’autres, la généalogie quand il remarque :

      « Voici comment j’arrangerais cette généalogie. La première source du mal est l’inégalité ; de l’inégalité sont venues les richesses ; car ces mots de pauvre et de riche sont relatifs, et partout où les hommes seront égaux, il n’y aura ni riches ni pauvres. Des richesses sont nés le luxe et l’oisiveté ; du luxe sont venus les beaux-arts, et de l’oisiveté les sciences. »

      Une société moins inégalitaire n’est pas, comme le redoutent certains, une société complètement horizontale d’où le mérite aurait soudainement disparu. Une des solutions envisagées par Rousseau est, en quelque sorte, un luxe des honneurs, tant et si bien que :

      « La République en graduant et distribuant à propos ces récompenses purement honorifiques, se ménage un trésor qui ne la ruinera pas, et qui lui donnera des héros pour citoyens. Ce trésor des honneurs est une ressource inépuisable chez un peuple qui a de l’honneur »

      Toutefois, il est aisé de voir comment, même fondées sur l’utilité commune, les distinctions pourraient être détournées afin de créer une nouvelle forme de luxe sous la forme de ce que les auteurs modernes ont appelé à juste titre le capital social. Le refus du luxe, de la vanité, du poids et du vice des distinctions supposerait donc que l’on puisse limiter l’accumulation du capital social par ceux qui auront vu assez tôt l’avantage de convertir leurs ressources pécuniaires en un capital immatériel peu susceptible d’être redistribué.

      De fait, le problème du luxe, c’est qu’il suppose toujours l’asservissement d’un autre – et cela même sans la production d’un bien matériel par l’industrie –, l’appropriation de sa quantité de travail pour un prix dérisoire, c’est-à-dire, en proportions, une extrême inégalité de conditions.  Comme se le demande Rousseau à propos de son Emile :

      « Avec un jugement sain que rien n’a pu corrompre, que pensera-t-il du luxe, quand il trouvera que toutes les régions du monde ont été mises à contribution, que vingt millions de mains ont peut-être, ont longtemps travaillé, qu’il en a coûté la vie peut-être à des milliers d’hommes, et tout cela pour lui présenter en pompe à midi ce qu’il va déposer le soir dans sa garde-robe ? »

      Sans parler des conséquences néfastes de l’industrie du prêt-à-porter sur l’environnement et la vie des travailleurs des pays émergents ou en développement, prenons l’exemple d’une chose aussi simple qu’un repas. Un individu qui se fait livrer un repas chez lui n’a sans doute pas conscience de baigner dans le luxe quand bien même il se sera épargné sa peine au prix du travail de deux autres.

      « En multipliant les commodités de la vie pour quelques riches on n’a fait que forcer la plupart des [hommes] à s’estimer misérables. Quel est ce barbare bonheur qu’on ne sent qu’aux dépens des autres ? Âmes sensibles, dîtes le moi, qu’est-ce qu’un bonheur qui s’achète à prix d’argent ? »

      C’est bien pour cela qu’il faut effectivement « prévenir l’augmentation continuelle de l’inégalité des fortunes, l’asservissement aux riches d’une multitude d’ouvriers et de serviteurs inutiles » et acter le fait qu’un certain luxe, même immatériel est incompatible avec la croissance équilibrée d’une société. Dès lors, si la position opposée, voltairienne, défend l’opulence et le commerce, notons que seule la pensée de Rousseau permet de défendre une frugalité intégrale et heureuse, car le résultat d’un amenuisement préalable du goût pour les inégalités. Ce résultat serait susceptible d’arriver dans une démocratie dans laquelle « le luxe et l’indigence disparaîtront ensemble insensiblement, et les citoyens, guéris des goûts frivoles que donne l’opulence, et des vices attachés à la misère, mettront leurs soins et leur gloire à bien servir la patrie et trouveront leur bonheur dans leurs devoirs ».

      Gageons qu’une lecture de ce Rousseau radicalement opposé au luxe pourrait inspirer nombre de politiques contre le fléau incontestable des inégalités. Et si beaucoup de ses réflexions paraissent aujourd’hui tomber sous le sens, c’est que nombre de ses idées sont en fait extrêmement actuelles. Nous écouterons autant ses préventions contre une approche délibérément répressive que ses touchantes admissions de culpabilité, comme lorsqu’il parle avec une tendresse honnête de son seul péché de luxe : l’amour des belles chemises en toile. Par ailleurs, certains voient dans ces idées un exemple nouveau de la nécessaire transition écologique et sociale : gare cependant à ne pas oublier que c’est bien la réduction du goût pour les inégalités et les distinctions de toutes sortes qui précède la disparition du luxe comme objet de désir. L’émergence d’une société moins inégalitaire est donc la condition nécessaire à la réalisation d’une société plus frugale et compatible avec la préservation des écosystèmes naturels.

      Méditons enfin l’inutilité du luxe ostentatoire, car « Le plaisir qu’on veut avoir aux yeux des autres est perdu pour tout le monde : on ne l’a ni pour eux ni pour soi ».

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