Sortir par le haut du piège inflationniste
La flambée mondiale de l’inflation observée en 2021-2022 est un phénomène complexe. On y associe, pêle-mêle, une hausse des prix de l’énergie et des denrées alimentaires, une rupture des chaines d’approvisionnement, un transport (par conteneurs) plus coûteux, des pénuries durables de composants et de biens de consommation industriels, de mauvaises récoltes à cause des sécheresses, des destructions dues au dérèglement climatique… Mais malgré la complexité de cette nouvelle donne, la discussion macroéconomique reste encore imbibée du monétarisme des années 1980. Pour de nombreux observateurs, le retour de l’inflation serait en quelque sorte la punition pour la « création monétaire excessive » des banques centrales qui auraient « imprimé trop de monnaie » ou aux États qui auraient « fait marcher la planche à billets » durant la pandémie. Le succès de cette rengaine permet aujourd’hui aux États de transmettre la « patate chaude » de l’inflation aux banques centrales, et à ces dernières d’augmenter leurs taux d’intérêt sans avoir à se justifier outre mesure. Pourtant, attribuer l’inflation actuelle à une « création monétaire excessive » est un non-sens, qui traduit une mauvaise compréhension du fonctionnement des systèmes monétaires modernes. En outre, l’hypothèse d’une « inflation monétaire » est largement invalidée par l’examen des données empiriques. Car au-delà de la guerre en Ukraine, les origines de l’inflation actuelle résident plutôt dans l’enclenchement d’une spirale « prix-profits », d’une spéculation effrénée sur les prix des matières premières, de goulets d’étranglement dans les chaînes de production, et des conséquences du dérèglement climatique. Pour traiter l’inflation au 21ème siècle, les économistes progressistes ont identifié une panoplie d’outils spécifiques : taxes sur les profits exceptionnels des grandes entreprises, régulations anti-trust dans l’industrie et la finance, encadrement des transactions spéculatives, protection des ménages et des entreprises plus vulnérables, émissions de droits de tirage spéciaux à destination des pays en développement, des investissements publics coordonnés dans les énergies renouvelables dans la résilience face aux destructions climatiques… Dans cette courte note, nous cherchons donc à donner des éléments d’information sur ce nouveau problème macroéconomique. L’inflation monétaire est un mythe Nous sortons d’une décennie dans laquelle les principales banques centrales ont eu recours au quantitative easing pour éviter l’effondrement financier. Par exemple, la BCE a largement maintenu les marchés financiers sous perfusion, en accumulant des actifs risqués dans son bilan, pour éviter l’effondrement généralisé des prix. Certes, ces achats d’actifs furent financés par émission de monnaie de réserve. Mais contrairement à une croyance trop répandue, le stock de monnaie circulant dans l’économie réelle de la zone euro n’a pas augmenté significativement durant cette période. Pour comprendre pourquoi, il est nécessaire de définir les agrégats monétaires qui mesurent le « stock » de monnaie en circulation dans l’économie. L’agrégat monétaire le plus fréquemment commenté s’appelle « M3 ». M3 est une « poupée gigogne » qui contient les instruments financiers les plus liquides (et convertibles en dépôts bancaires), les dépôts bancaires de maturité diverses (M2 et M1), et enfin – ce qui est le point central – la monnaie de réserve, aussi appelée « monnaie centrale » (M0). La « monnaie de réserve » est un actif spécial détenu par les banques dans un compte à la Banque Centrale (la « facilité de dépôt) et utilisé pour la compensation interbancaire. À l’exception des pièces et des billets (qui n’en constituent qu’une infime part), la monnaie de réserve, ou monnaie centrale, n’est aucunement impliquée dans les achats de biens et de services réels. La raison est simple : les ménages et les entreprises n’y ont, tout simplement, pas accès. En outre, M0 n’exerce aucun impact direct sur la création de dépôts bancaires, qu’il s’agisse de la création monétaire par le crédit bancaire (celle-ci dépend de la demande de crédit des entreprises et des décisions bancaires) ; ou par l’État (c’est-à-dire le déficit public). En effet, comme l’indiquait la Banque d’Angleterre dès 2014 – validant ainsi ce qu’avaient compris les économistes postkeynésiens depuis des décennies – le multiplicateur monétaire des anciens manuels d’économie n’existe pas : ce sont les crédits qui font les dépôts. Certes, une augmentation de M0 entraîne une hausse de M3 (puisque M3 contient M0). Mais pour autant, le stock de monnaie qui s’échange contre des biens et services dans l’économie réelle n’augmente pas pour autant. En effet, M0 – à l’exception de la part infime du cash – ne peut pas s’utiliser dans les transactions courantes. Dès lors, on voit mal comment son augmentation (qui se répercute mécaniquement sur M3) serait susceptible de générer une hausse du prix des biens et services. Cette observation reste valide, que la hausse de M0 provienne du rachat de créances privées par la banque centrale (dans le cas du quantitative easing depuis la crise des subprimes) ou du rachat de titres de dette souveraine (comme ce fut le cas durant la pandémie) [1]. En effet, dans ces deux cas, M3 augmente à la suite d’une transaction entre le secteur bancaire et la banque centrale, dans laquelle cette dernière acquiert des actifs en émettant de la monnaie de réserve (M0). Néanmoins, la masse monétaire s’échangeant dans les transactions courantes (M3-M0) – et qui serait susceptible de générer des tensions sur le prix des biens et services selon le dogme monétariste – est inchangée. Ce raisonnement se vérifie facilement dans les données. Comme le montre la figure 1, M3 a certes augmenté dans la zone euro depuis 2010. Néanmoins, le stock de monnaie circulant dans l’économie réelle (M3 moins M0) est resté remarquablement stable. Les hausses de M1, M2 et M3 sont principalement imputables à celle de M0. M0 est un actif spécial détenu par les banques, auquel les ménages et les entreprises n’ont pas accès, et ne peut en aucune manière exercer une pression sur le prix des transactions courantes. Figure 1 : Agrégats monétaires dans la zone euro, 2010-2022 Source : ECB Statistical Warehouse La figure 2 décrit, sur la même période, le taux de croissance mensuel de la masse monétaire nette des réserves (nette de M0) – c’est-à-dire, du stock de monnaie qui serait susceptible de générer des tensions inflationnistes. On entend parfois que le stock de monnaie aurait massivement augmentée à la suite
14 novembre 2022