Vers une sécurité sociale de l’alimentation
Introduction : L’alimentation, au cœur des préoccupations des Français Filmées par le média Brut pendant la pandémie de Covid-19, les images de l’interminable file d’attente d’étudiants lors d’une distribution alimentaire organisée par l’association Linkee dans le XIIIe arrondissement de Paris avaient marqué la réémergence de l’alimentation comme une urgence nationale[1]. La crise sanitaire passée, le nombre de bénéficiaires de l’aide alimentaire a continué de progresser sur fond d’inflation des prix alimentaires pour atteindre un niveau record de 2,4 millions de bénéficiaires d’après le réseau des banques alimentaires[2]. Pour elles, l’aide alimentaire est souvent un moyen de pouvoir tout simplement manger à leur faim, alors que « le système alimentaire, de la production jusqu’à la consommation, dysfonctionne totalement, ne répondant à aucune promesse »[3]. Elle est aussi perçue par 86 % des bénéficiaires comme indispensable pour manger de manière saine et équilibrée. Plus largement, les études convergent pour dire que ce sont près de 8 millions de personnes qui vivent dans la précarité alimentaire en France, soit plus d’un français sur dix[4]. Plus largement encore, 55 % des Français considèrent aujourd’hui qu’il est trop cher de manger équilibré[5]. L’accessibilité de l’alimentation étant une source de tensions, le sujet a trouvé une place nouvelle dans le débat public. Dès 2020, la Convention Citoyenne pour le Climat a retenu parmi ses propositions celle du « chèque alimentaire », prenant la forme d’une aide mensuelle aux plus modestes fléchée sur l’achat d’aliments durables et issus de l’agriculture biologique. C’est une forme embryonnaire de sécurité sociale alimentaire à grande échelle. Le président de la République a repris à son compte cette proposition lors des élections présidentielles de 2022, avant de l’abandonner en 2023[6]. L’élection présidentielle de 2022 a aussi été largement marquée par l’enjeu de l’alimentation puisque le positionnement des candidats sur la consommation de produits carnés a cristallisé de manière inattendue la campagne. Malheureusement réduit médiatiquement à une caricaturale opposition entre France du « bifteck »[7] et France du « quinoa »[8], ce débat présentait au contraire des enjeux majeurs et sérieux, dont nous tentons de démontrer ici qu’ils peuvent trouver des réponses rassembleuses, écologiques et solidaires. Puis, l’inflation historique des prix des produits alimentaires en 2022 et 2023, notamment du fait de la hausse des coûts de l’énergie, de la guerre en Ukraine et de l’action à contre-emploi de certains grands groupes du secteur[9], a replacé l’alimentation au second rang des postes de dépense du budget des foyers français[10]. L’alimentation est revenue au premier plan de manière spectaculaire début 2024 avec la colère des agriculteurs, exprimant leurs difficultés à vivre de leur travail. Les violences alimentaires touchent bien les deux extrémités de la chaîne de valeur : de la fourche à la fourchette. Les Français s’y sont montrés particulièrement sensibles et se sont rangés avec une rare unanimité du côté des agriculteurs, 90 % d’entre eux affirmant soutenir leur action[11]. C’est que « bien manger » a de nombreuses significations pour les Français. Même si la place de l’alimentation dans nos vies est propre à chacune de nos cultures, sa place centrale pour notre santé est bien définie par le concept « One Health[12] », développé par l’ONU au début des années 2000, qui promeut une approche intégrée et systémique de la santé publique, animale et environnementale à toutes les échelles. Le contenu de nos assiettes a ainsi des effets directs sur la santé publique mondiale et sur la santé de la planète. « Bien manger » est d’abord pour chacun d’entre nous une priorité pour le bien-être individuel. La corrélation entre l’alimentation et la santé est de mieux en mieux identifiée par la population, y compris par celle qui n’a pas les possibilités de manger équilibré. C’est d’ailleurs ce que démontre le succès de l’application française Yuka, permettant de scanner le code barre d’un produit alimentaire pour connaître les effets sur la santé et qui revendique plus de 16 millions d’utilisateurs en France. « Bien manger », c’est aussi une ambition pour les autres. Créer les conditions pour que les agriculteurs puissent vivre de leur travail s’est affirmé comme un enjeu populaire, ce qu’on retrouve par exemple avec le succès des associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP). Pour les autres aussi, car partager un repas en famille et entre amis est perçu comme une activité de partage et de lien social importante[13]. C’est également un moment de plaisir, de découverte et de maintien des traditions. « Bien manger », c’est enfin une urgence pour la planète. Le GIEC estime que le système alimentaire au sens large est directement et indirectement responsable de 21 % à 37 % des gaz à effet de serre (l’élevage étant une des principales causes)[14]. Mais par où commencer pour répondre à toutes ces questions à la fois et permettre à chacun d’entre nous de bien manger ? Les défis à relever sont vitaux et enchevêtrés. Ils concernent très directement notre santé, le lien social, la lutte contre la précarité et l’habitabilité de notre planète. Seule une proposition réformiste radicale, solutionnant les difficultés en les envisageant à leurs racines, permettra de réellement faire face aux multiples défis auxquels nous sommes confrontés. C’est pourquoi, la réflexion au menu de cette note s’inscrit dans la perspective d’un changement en profondeur de notre système alimentaire. La sécurité sociale alimentaire consiste à socialiser le bien commun qu’est l’alimentation à travers la création d’une nouvelle branche de la Sécurité sociale. Elle constitue donc un changement majeur pour toute l’organisation de la société. Cette proposition a déjà fait l’objet de modélisations économiques. Elle émerge dans le débat public mais elle est parfois réduite à une carte vitale alimentaire ou à son coût élevé. Nous contribuons au débat en développant ici un chemin progressif pour avancer vers une sécurité sociale alimentaire. Cela passe d’abord par un investissement public en faveur de l’éducation alimentaire, afin de reconstruire une « culture alimentaire » donnant davantage d’outils à la population pour savoir bien se nourrir. Nous portons aussi le développement d’un fonds d’expérimentation pour les initiatives locales, une réflexion sur
Par Adrianssens C., Montjotin P., Hégly M.
14 octobre 2024