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Isabelle Vogtensperger

Isabelle Vogtensperger

Biographie

Agrégée de philosophie, journaliste au magazine Marianne où elle couvre la rubrique « Idées », elle est également chargée de cours et doctorante à l’École normale supérieure. Ses recherches portent sur les questions éthiques et plus particulièrement, sur l’analyse philosophique du choix et du dilemme.

Notes publiées

Rousseau et les paradoxes de la transparence

On n’ose plus paraître ce qu’on est ; et dans cette contrainte perpétuelle, les hommes qui forment ce troupeau qu’on appelle société, placés dans les mêmes circonstances, feront tous les mêmes choses si des motifs plus puissants ne les en détournent. On ne saura donc jamais bien à qui l’on a affaire. En 1749, le philosophe révèle déjà, dans son Discours sur les sciences et les arts, l’emprise de l’apparence sur les rapports humains et l’impossibilité d’une communication authentique. Cette analyse soulève une question fondamentale : la transparence – cette capacité à être perçu tel que l’on est – peut-elle remédier à ce travestissement généralisé des relations sociales ? Cette interrogation trouve un écho singulier dans nos sociétés contemporaines où la transparence est érigée en vertu cardinale, devenue une norme morale, politique et sociale. Elle cristallise les aspirations contemporaines à la vérité, à l’intégrité et à la démocratisation de l’information. Dans cette logique, la visibilité devient synonyme de légitimité et de vertu morale. D’où une injonction paradoxale : il faudrait sans cesse se montrer, s’exhiber pour attester de sa bonne foi, comme si l’authenticité ne pouvait s’affirmer qu’à travers l’exposition permanente de soi. Pourtant, cette surenchère dans la démonstration de sincérité produit l’effet inverse : elle suscite la suspicion qu’elle prétend dissiper. C’est un paradoxe que Jean Starobinski analyse dans son essai Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle (1971) : en voulant incarner la transparence, Rousseau s’enlise dans une théâtralisation de la sincérité qui, loin de garantir son authenticité, en expose les contradictions et la vulnérabilité inhérentes. La transparence des cœurs : un paradis perdu Chez Rousseau, la transparence renvoie à un état originel, antérieur au langage social, où les relations humaines étaient immédiates et exemptes d’artifice. Dans cet état de nature, que Rousseau reconstitue, les individus vivaient simplement, guidés par leurs besoins essentiels, sans rivalité ni tromperie. Aucun écran ne s’interposait entre les âmes : l’expression du cœur coïncidait avec l’action, dans une forme d’accord spontané : « La nature humaine, au fond, n’était pas meilleure ; mais les hommes trouvaient leur sécurité dans la facilité à se pénétrer réciproquement » écrit Rousseau (Discours sur les sciences et les arts). Les fêtes décrites dans sa Lettre à d’Alembert (1758) sont comme une résurgence de cet état : elles incarnent une communication directe et sans masque. Mais cette harmonie primitive s’est perdue. Dans le Discours sur les sciences et les arts, Rousseau montre comment la civilisation, en raffinant les mœurs et en embellissant les relations sociales, a instauré le règne du paraître. Ce progrès apparent masque une profonde corruption : les hommes, écrit-il, « étendent des guirlandes de fleurs sur des chaînes de fer dont ils sont chargés, étouffent en eux le sentiment de cette liberté originelle pour laquelle ils semblaient être nés, leur font aimer leur esclavage, et en forment ce qu’on appelle des peuples policés ». Les arts et les savoirs, en civilisant, dissimulent les rapports de domination, la rivalité et l’hypocrisie qu’ils entretiennent. Le lien social devient alors jeu, flatterie, et compétition. Cette bascule s’illustre dans un épisode marquant des Confessions : l’affaire des peignes de Mademoiselle Lambercier. « Quand elle revint les prendre, il s’en trouva un dont tout un côté de dents était brisé. À qui s’en prendre de ce dégât ? Personne autre que moi n’était entré dans la chambre ». Accusé à tort, le jeune Jean-Jacques découvre que la vérité ne suffit pas face à l’apparence de culpabilité. Le regard d’autrui, loin de révéler, opacifie : il empêche l’expression authentique du soi. À partir de cette expérience fondatrice, la sincérité devient problématique, voire impossible. Comme le souligne Starobinski, le regard social introduit ainsi une séparation radicale entre l’être et le paraître, entre le cœur et son expression – générant ce qu’il nomme une « déchirure ontologique ». Le mensonge social : théâtre du monde À l’image du théâtre que Rousseau critique dans sa Lettre à d’Alembert, la mise au grand jour, la visibilité moderne obéissent à une logique d’exposition. Il ne suffit plus d’être sincère : il faut le prouver en se montrant : « Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même » (Discours sur l’origine de l’inégalité). Mais ce que l’on donne à voir n’est plus l’être authentique. L’apparence prend le pas sur l’essence. Que ce soit sur la scène politique ou dans les interactions sociales, chacun est contraint de montrer sa probité et de jouer son rôle. L’industrie capitaliste, le développement des réseaux sociaux ne font qu’accroître cette interdépendance fondée sur la facticité. Chacun ne pouvant réussir et trouver une visibilité médiatique qu’en faisant sa propre promotion, qu’en flattant et se liant à ses semblables de façon opportune : « Il faut donc qu’il cherche sans cesse à les intéresser à son sort, et à leur faire trouver en effet ou en apparence leur profit à travailler pour le sien : ce qui le rend fourbe et artificieux avec les uns et dur avec les autres ». On entre alors dans une mécanique de justification permanente, où chaque parole est interprétée comme stratégie narcissique, chaque geste, comme calcul. Comme dans un spectacle, tout le monde regarde, juge et interprète. Ainsi, loin de faire disparaître les masques, l’injonction à la transparence ne fait que les multiplier. La quête de transparence : entre retrait et exhibition Afin de contrer cette tendance et de se soustraire à la dissimulation, Rousseau se donne pour ambition, dans les Confessions, de montrer « un homme dans toute la vérité de la nature » – entreprise inédite de transparence absolue. Pourtant, cette quête dévoile d’emblée sa propre limite. Car une transparence sans regard extérieur, sans témoin, perd sa raison d’être. D’où le paradoxe central : pour retrouver l’authenticité perdue, Rousseau doit s’exposer, exhiber son intériorité et affirmer publiquement son refus des masques sociaux. Il proclame son rejet de la comédie sociale, son retrait de la vie mondaine – symbolisé par son départ pour l’Hermitage – à travers une mise en scène de ce rejet.

Par Vogtensperger I.

10 septembre 2025

Rousseau et les paradoxes de la transparence

On n’ose plus paraître ce qu’on est ; et dans cette contrainte perpétuelle, les hommes qui forment ce troupeau qu’on appelle société, placés dans les mêmes circonstances, feront tous les mêmes choses si des motifs plus puissants ne les en détournent. On ne saura donc jamais bien à qui l’on a affaire. En 1749, le philosophe révèle déjà, dans son Discours sur les sciences et les arts, l’emprise de l’apparence sur les rapports humains et l’impossibilité d’une communication authentique. Cette analyse soulève une question fondamentale : la transparence – cette capacité à être perçu tel que l’on est – peut-elle remédier à ce travestissement généralisé des relations sociales ? Cette interrogation trouve un écho singulier dans nos sociétés contemporaines où la transparence est érigée en vertu cardinale, devenue une norme morale, politique et sociale. Elle cristallise les aspirations contemporaines à la vérité, à l’intégrité et à la démocratisation de l’information. Dans cette logique, la visibilité devient synonyme de légitimité et de vertu morale. D’où une injonction paradoxale : il faudrait sans cesse se montrer, s’exhiber pour attester de sa bonne foi, comme si l’authenticité ne pouvait s’affirmer qu’à travers l’exposition permanente de soi. Pourtant, cette surenchère dans la démonstration de sincérité produit l’effet inverse : elle suscite la suspicion qu’elle prétend dissiper. C’est un paradoxe que Jean Starobinski analyse dans son essai Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle (1971) : en voulant incarner la transparence, Rousseau s’enlise dans une théâtralisation de la sincérité qui, loin de garantir son authenticité, en expose les contradictions et la vulnérabilité inhérentes. La transparence des cœurs : un paradis perdu Chez Rousseau, la transparence renvoie à un état originel, antérieur au langage social, où les relations humaines étaient immédiates et exemptes d’artifice. Dans cet état de nature, que Rousseau reconstitue, les individus vivaient simplement, guidés par leurs besoins essentiels, sans rivalité ni tromperie. Aucun écran ne s’interposait entre les âmes : l’expression du cœur coïncidait avec l’action, dans une forme d’accord spontané : « La nature humaine, au fond, n’était pas meilleure ; mais les hommes trouvaient leur sécurité dans la facilité à se pénétrer réciproquement » écrit Rousseau (Discours sur les sciences et les arts). Les fêtes décrites dans sa Lettre à d’Alembert (1758) sont comme une résurgence de cet état : elles incarnent une communication directe et sans masque. Mais cette harmonie primitive s’est perdue. Dans le Discours sur les sciences et les arts, Rousseau montre comment la civilisation, en raffinant les mœurs et en embellissant les relations sociales, a instauré le règne du paraître. Ce progrès apparent masque une profonde corruption : les hommes, écrit-il, « étendent des guirlandes de fleurs sur des chaînes de fer dont ils sont chargés, étouffent en eux le sentiment de cette liberté originelle pour laquelle ils semblaient être nés, leur font aimer leur esclavage, et en forment ce qu’on appelle des peuples policés ». Les arts et les savoirs, en civilisant, dissimulent les rapports de domination, la rivalité et l’hypocrisie qu’ils entretiennent. Le lien social devient alors jeu, flatterie, et compétition. Cette bascule s’illustre dans un épisode marquant des Confessions : l’affaire des peignes de Mademoiselle Lambercier. « Quand elle revint les prendre, il s’en trouva un dont tout un côté de dents était brisé. À qui s’en prendre de ce dégât ? Personne autre que moi n’était entré dans la chambre ». Accusé à tort, le jeune Jean-Jacques découvre que la vérité ne suffit pas face à l’apparence de culpabilité. Le regard d’autrui, loin de révéler, opacifie : il empêche l’expression authentique du soi. À partir de cette expérience fondatrice, la sincérité devient problématique, voire impossible. Comme le souligne Starobinski, le regard social introduit ainsi une séparation radicale entre l’être et le paraître, entre le cœur et son expression – générant ce qu’il nomme une « déchirure ontologique ». Le mensonge social : théâtre du monde À l’image du théâtre que Rousseau critique dans sa Lettre à d’Alembert, la mise au grand jour, la visibilité moderne obéissent à une logique d’exposition. Il ne suffit plus d’être sincère : il faut le prouver en se montrant : « Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même » (Discours sur l’origine de l’inégalité). Mais ce que l’on donne à voir n’est plus l’être authentique. L’apparence prend le pas sur l’essence. Que ce soit sur la scène politique ou dans les interactions sociales, chacun est contraint de montrer sa probité et de jouer son rôle. L’industrie capitaliste, le développement des réseaux sociaux ne font qu’accroître cette interdépendance fondée sur la facticité. Chacun ne pouvant réussir et trouver une visibilité médiatique qu’en faisant sa propre promotion, qu’en flattant et se liant à ses semblables de façon opportune : « Il faut donc qu’il cherche sans cesse à les intéresser à son sort, et à leur faire trouver en effet ou en apparence leur profit à travailler pour le sien : ce qui le rend fourbe et artificieux avec les uns et dur avec les autres ». On entre alors dans une mécanique de justification permanente, où chaque parole est interprétée comme stratégie narcissique, chaque geste, comme calcul. Comme dans un spectacle, tout le monde regarde, juge et interprète. Ainsi, loin de faire disparaître les masques, l’injonction à la transparence ne fait que les multiplier. La quête de transparence : entre retrait et exhibition Afin de contrer cette tendance et de se soustraire à la dissimulation, Rousseau se donne pour ambition, dans les Confessions, de montrer « un homme dans toute la vérité de la nature » – entreprise inédite de transparence absolue. Pourtant, cette quête dévoile d’emblée sa propre limite. Car une transparence sans regard extérieur, sans témoin, perd sa raison d’être. D’où le paradoxe central : pour retrouver l’authenticité perdue, Rousseau doit s’exposer, exhiber son intériorité et affirmer publiquement son refus des masques sociaux. Il proclame son rejet de la comédie sociale, son retrait de la vie mondaine – symbolisé par son départ pour l’Hermitage – à travers une mise en scène de ce rejet.

Par Vogtensperger I.

10 août 2025

Travaux externes

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