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Flora Champy

Flora Champy

Biographie

Flora Champy est professeur associé à l’université de Princeton, spécialiste de Rousseau et des Lumières. Ancienne élève de l’École Normale Supérieure, elle est agrégée de lettres classiques et docteur en littérature française.

Notes publiées

Éduquer la volonté : Rousseau, penseur actuel du consentement

Faire de Rousseau un penseur du consentement : voilà qui paraît une contradiction dans les termes. N’a t-il pas déclaré que l’acceptation d’un acte sexuel peut se « lire dans les yeux… malgré le refus de la bouche » (Lettre à d’Alembert) ? L’Émile affirme également que « la bouche dit toujours non, et doit le dire ; mais l’accent qu’elle y joint n’est pas toujours le même » et que « cet accent ne sait point mentir. » Cette dernière phrase, choisie par Manon Garcia en épigraphe de La Conversation des sexes, paraît bien ambiguë : n’est-ce pas là en réalité ouvrir la voie à tous les abus ? La qualité d’un « accent » reste invérifiable. Tout prédateur pourrait prétendre avoir entendu « l’accent » du « oui » dans le « non » le plus clair. Le procès de Rousseau ne semble donc plus à faire. Et pourtant, si l’on veut comprendre profondément les développements les plus récents du féminisme, et les interventions qui, de Vanessa Springora en 2020 à Judith Godrèche en 2024, ont réveillé la conscience d’une société entière, il faut, sans doute, en revenir à lui. Mais pour cela il ne faut pas oublier que l’auteur de la Lettre à d’Alembert et de l’Émile est aussi celui du Contrat social. Le problème : les mœurs et l’opinion Rappelons d’abord le retournement qui a eu lieu depuis #Metoo en 2016.  Là où la révolution sexuelle des années 1970 prônait une sexualité débridée comme voie de l’émancipation, le débat public de ces dernières années a mis en lumière la part d’ombre de ces pratiques. L’injonction de la jouissance réduit les femmes à n’être rien de plus que des « consommatrices du sexe », comme le dit si bien Alice Zeniter dans quelques pages lumineuses de L’Art de perdre. Ce même danger est déjà résumé dans le mot terrible que Laclos prête, dans Les Liaisons dangereuses, à son personnage la marquise de Merteuil : elle désigne une jeune fille de quinze ans, comme une « machine à plaisir ». L’aliénation qui résulte d’une initiation sexuelle imposée et prématurée a été exposée par plusieurs œuvres retentissantes : Le Consentement de Vanessa Springora (2020), La Famiglia grande de Camille Kouchner (2021), Triste tigre de Neige Sinno (2023). À ces ouvrages que l’on aurait, il n’y a encore que dix ans, balayés d’un revers de main comme rabat- joie et peine-à-jouir, #Metoo a enfin donné l’audience qu’ils méritent. L’idée du consentement semble désormais primer sur celle de jouissance – en tous cas dans l’opinion majoritaire de la sphère médiatique éclairée, ou qui se croit telle. Car, dans le quotidien de la majorité de la population, la domination des sites de rencontre et pornographiques donne lieu à une réalité assez différente. C’est bien là un problème majeur : la surmédiatisation des « affaires » Matzneff, Duhamel, Jacquot, n’empêche en rien la détérioration des rapports hommes-femmes. Le rapport annuel 2023 du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes dresse un constat sans appel : loin de reculer, le sexisme s’aggrave, surtout chez les jeunes générations – comme en témoigne l’augmentation de 21% du nombre des victimes de violences conjugales entre 2020 et 2021. Le martelage médiatique ne suffit donc pas. Alors, que faire ? Comment inscrire dans la réalité des mœurs la prise de conscience de l’opinion ? C’est là que Rousseau peut nous être utile. Rousseau, inventeur du consentement sexuel ? Il faut tout d’abord rappeler un point qui mérite d’être souligné : Rousseau, quoique misogyne notoire, est un des rares auteurs classiques à employer le terme de « consentement » dans le sens aujourd’hui courant de consentement sexuel. Je dis ici « un des rares » par simple prudence, parce que l’énormité du corpus rend la vérification difficile, mais, de fait, aucun autre auteur de son époque ou des précédentes n’est connu pour un usage similaire. Il n’est donc pas impossible que Rousseau soit le seul de ses contemporains, et le premier dans l’histoire de la pensée, à transférer explicitement le concept politique de consentement dans le domaine de la sexualité. (À titre de comparaison, Diderot par exemple dans l’Encyclopédie propose une définition générale du consentement sans allusion à la sexualité). Rousseau définit en effet l’acte sexuel comme « le plus libre et le plus doux de tous les actes ». Cette expression remarquable de l’Émile est déjà amplement commentée, à la suite de Patrick Hochart, par Claude Habib dans son ouvrage Le Consentement amoureux (1997). À juste titre, elle souligne la radicalité de l’érotique de Rousseau, à ses yeux égalée seulement par celle de Platon : en forgeant des liens durables par-delà une différence irréductible, l’amour conjugal profond constitue le ciment d’une démocratie nouvelle où liberté et égalité peuvent se réaliser sans avoir besoin de recourir au patriotisme féroce des cités antiques. Cependant, Claude Habib ne reconnaît pas que cette perméabilité entre privé et public puisse également fonctionner dans l’autre sens – le modèle civique donnant l’image de l’égalité dans la relation amoureuse. « Les rapports homme-femme ne sont pas régis par les droits de l’homme », affirme-t-elle. Selon elle, si Rousseau reconnaît que les femmes éprouvent du désir, il serait insensé de penser ce désir en termes d’une volonté qui pourrait s’exprimer par oui ou non : « Présenter le désir féminin comme une volonté, c’est une image sommaire, et bonne pour les enfants. » C’est oublier la formulation étonnante employée par Rousseau dans la Lettre àd’Alembert : « Ce n’est pas encore assez d’être aimé ; les désirs partagés ne donnent pas seuls le droit de les satisfaire ; il faut de plus le consentement de la volonté » (je souligne). Cette fameuse note si souvent incriminée évoque, comme nous l’avons rappelé au début de cet article, le « consentement tacite » que l’homme devrait savoir « lire » dans les manières de la femme lorsqu’elle ne dispose pas de la liberté de dire « oui » : « le lire dans les yeux, le voir dans les manières, malgré le refus de

Par Champy F.

25 août 2024

Éduquer la volonté : Rousseau, penseur actuel du consentement

Faire de Rousseau un penseur du consentement : voilà qui paraît une contradiction dans les termes. N’a t-il pas déclaré que l’acceptation d’un acte sexuel peut se « lire dans les yeux… malgré le refus de la bouche » (Lettre à d’Alembert) ? L’Émile affirme également que « la bouche dit toujours non, et doit le dire ; mais l’accent qu’elle y joint n’est pas toujours le même » et que « cet accent ne sait point mentir. » Cette dernière phrase, choisie par Manon Garcia en épigraphe de La Conversation des sexes, paraît bien ambiguë : n’est-ce pas là en réalité ouvrir la voie à tous les abus ? La qualité d’un « accent » reste invérifiable. Tout prédateur pourrait prétendre avoir entendu « l’accent » du « oui » dans le « non » le plus clair. Le procès de Rousseau ne semble donc plus à faire. Et pourtant, si l’on veut comprendre profondément les développements les plus récents du féminisme, et les interventions qui, de Vanessa Springora en 2020 à Judith Godrèche en 2024, ont réveillé la conscience d’une société entière, il faut, sans doute, en revenir à lui. Mais pour cela il ne faut pas oublier que l’auteur de la Lettre à d’Alembert et de l’Émile est aussi celui du Contrat social. Le problème : les mœurs et l’opinion Rappelons d’abord le retournement qui a eu lieu depuis #Metoo en 2016.  Là où la révolution sexuelle des années 1970 prônait une sexualité débridée comme voie de l’émancipation, le débat public de ces dernières années a mis en lumière la part d’ombre de ces pratiques. L’injonction de la jouissance réduit les femmes à n’être rien de plus que des « consommatrices du sexe », comme le dit si bien Alice Zeniter dans quelques pages lumineuses de L’Art de perdre. Ce même danger est déjà résumé dans le mot terrible que Laclos prête, dans Les Liaisons dangereuses, à son personnage la marquise de Merteuil : elle désigne une jeune fille de quinze ans, comme une « machine à plaisir ». L’aliénation qui résulte d’une initiation sexuelle imposée et prématurée a été exposée par plusieurs œuvres retentissantes : Le Consentement de Vanessa Springora (2020), La Famiglia grande de Camille Kouchner (2021), Triste tigre de Neige Sinno (2023). À ces ouvrages que l’on aurait, il n’y a encore que dix ans, balayés d’un revers de main comme rabat- joie et peine-à-jouir, #Metoo a enfin donné l’audience qu’ils méritent. L’idée du consentement semble désormais primer sur celle de jouissance – en tous cas dans l’opinion majoritaire de la sphère médiatique éclairée, ou qui se croit telle. Car, dans le quotidien de la majorité de la population, la domination des sites de rencontre et pornographiques donne lieu à une réalité assez différente. C’est bien là un problème majeur : la surmédiatisation des « affaires » Matzneff, Duhamel, Jacquot, n’empêche en rien la détérioration des rapports hommes-femmes. Le rapport annuel 2023 du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes dresse un constat sans appel : loin de reculer, le sexisme s’aggrave, surtout chez les jeunes générations – comme en témoigne l’augmentation de 21% du nombre des victimes de violences conjugales entre 2020 et 2021. Le martelage médiatique ne suffit donc pas. Alors, que faire ? Comment inscrire dans la réalité des mœurs la prise de conscience de l’opinion ? C’est là que Rousseau peut nous être utile. Rousseau, inventeur du consentement sexuel ? Il faut tout d’abord rappeler un point qui mérite d’être souligné : Rousseau, quoique misogyne notoire, est un des rares auteurs classiques à employer le terme de « consentement » dans le sens aujourd’hui courant de consentement sexuel. Je dis ici « un des rares » par simple prudence, parce que l’énormité du corpus rend la vérification difficile, mais, de fait, aucun autre auteur de son époque ou des précédentes n’est connu pour un usage similaire. Il n’est donc pas impossible que Rousseau soit le seul de ses contemporains, et le premier dans l’histoire de la pensée, à transférer explicitement le concept politique de consentement dans le domaine de la sexualité. (À titre de comparaison, Diderot par exemple dans l’Encyclopédie propose une définition générale du consentement sans allusion à la sexualité). Rousseau définit en effet l’acte sexuel comme « le plus libre et le plus doux de tous les actes ». Cette expression remarquable de l’Émile est déjà amplement commentée, à la suite de Patrick Hochart, par Claude Habib dans son ouvrage Le Consentement amoureux (1997). À juste titre, elle souligne la radicalité de l’érotique de Rousseau, à ses yeux égalée seulement par celle de Platon : en forgeant des liens durables par-delà une différence irréductible, l’amour conjugal profond constitue le ciment d’une démocratie nouvelle où liberté et égalité peuvent se réaliser sans avoir besoin de recourir au patriotisme féroce des cités antiques. Cependant, Claude Habib ne reconnaît pas que cette perméabilité entre privé et public puisse également fonctionner dans l’autre sens – le modèle civique donnant l’image de l’égalité dans la relation amoureuse. « Les rapports homme-femme ne sont pas régis par les droits de l’homme », affirme-t-elle. Selon elle, si Rousseau reconnaît que les femmes éprouvent du désir, il serait insensé de penser ce désir en termes d’une volonté qui pourrait s’exprimer par oui ou non : « Présenter le désir féminin comme une volonté, c’est une image sommaire, et bonne pour les enfants. » C’est oublier la formulation étonnante employée par Rousseau dans la Lettre àd’Alembert : « Ce n’est pas encore assez d’être aimé ; les désirs partagés ne donnent pas seuls le droit de les satisfaire ; il faut de plus le consentement de la volonté » (je souligne). Cette fameuse note si souvent incriminée évoque, comme nous l’avons rappelé au début de cet article, le « consentement tacite » que l’homme devrait savoir « lire » dans les manières de la femme lorsqu’elle ne dispose pas de la liberté de dire « oui » : « le lire dans les yeux, le voir dans les manières, malgré le refus de

Par Champy F.

12 août 2024

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