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Le laboratoire d’idées de la reconstruction écologique et républicaine

Amaena Guéniot

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    Amaena Guéniot

    Amaena Guéniot

    Biographie

    Amaena Guéniot, agrégée de philosophie et ancienne élève de l’ENS Ulm, est attachée temporaire d’enseignement et de recherche en théorie politique à Sciences po Paris. Elle a enseigné la philosophie à l’Université Paris Nanterre de 2018 à 2022. En parallèle de sa thèse qui porte sur le concept de projet, elle a écrit un livre paru aux éditions Double ponctuation en mai 2022 : Terre brisée, Pour une philosophie de l’environnement.

    Notes publiées

    Rousseau et la fête

    À quels peuples convient-il mieux de s’assembler souvent et de former entre eux les doux liens du plaisir et de la joie, qu’à ceux qui ont tant de raisons de s’aimer et de rester à jamais unis ? Nous avons déjà plusieurs de ces fêtes publiques ; ayons-en davantage encore, je n’en serai que plus charmé. La fête est célébrée par Rousseau à la fin de la Lettre à d’Alembert (1758). Il y prend comme exemple la fête du régiment de Saint-Gervais à Genève : la population se mêle aux officiers et soldats pour danser autour de la fontaine où sont installés flambeaux, fifres et tambours, dans un « attendrissement général » et une « allégresse universelle ». La fête ainsi dépeinte remplit une double fonction économique et politique. Sur le plan économique, festoyer fait partie des activités grâce auxquelles le peuple demeure « actif et laborieux ». Dans cette perspective, la fête s’intègre à la succession continue de périodes de loisir et de labeur : de même qu’il faut se reposer, se nourrir, se soigner pour travailler, de même il faut se distraire, s’amuser, se retrouver pour continuer à produire. Sur le plan politique, la fête est une union au sein de laquelle toutes « les sociétés n’en sont qu’une, tout devient commun à tous ». Festoyer, c’est affermir et rendre manifeste la communion qui lie, en dépit de leurs différences, les citoyens et leurs diverses associations au sein d’un collectif qui les dépasse et qu’ils aiment, l’État. Rousseau accorde donc à la fête une valeur politique positive, mais il le fait à plusieurs conditions. Dans quelle mesure la fête est-elle est un facteur de liaison politique, là où le spectacle théâtral reflète et exacerbe les dissensions qui traversent la société ? La fête contre le spectacle L’opposition entre la fête et le spectacle, par laquelle Rousseau définit la fête de manière apophatique, est triple et concerne trois notions cardinales en philosophie politique : l’action, la participation et la communauté. L’activité est centrale dans la fête alors que le spectacle rend passif : on fait la fête alors qu’on assiste à un spectacle. Au théâtre, la séparation entre la scène et la salle traduit spatialement l’opposition entre les acteurs, qui agissent quoique ce soit sur le mode du jeu, et les spectateurs, assis, passifs, soumis. Pour Rousseau, les spectateurs sont tenus « craintifs et immobiles dans le silence et l’inaction ». À rebours, les participants d’une fête sont, dans la joie, le mouvement et le bruit, au cœur de l’action. Être actif dans une fête, c’est plus précisément participer aux festivités, ce qui nous mène au deuxième point. La fête intègre et fait participer alors que le spectacle met à distance. Les spectateurs se tiennent éloignés des drames mis en scène puisqu’ils ne peuvent et ne doivent pas y intervenir, et ils cachent leurs affects dans l’obscurité. De surcroît, en s’intéressant aux « fables » au point de pleurer et de rire au sujet de personnages de papier, les spectateurs, exemptés des malheurs représentés, se défaussent de leurs véritables responsabilités et s’autorisent à faire l’économie du réel. Le théâtre, à rebours de la fête, est donc un vecteur de séparation : « Tout ce qu’on met en représentation au théâtre, on ne l’approche pas de nous, on l’en éloigne ». A contrario, les participants d’une fête ont, de manière transparente, le cœur en fête, à moins d’être des trouble-fêtes. Dans l’« assemblée publique » qu’est la fête, ils se réunissent, s’assemblent, de manière visible, publique, là où les spectateurs se tiennent éloignés et se cachent. Participer activement aux festivités au lieu de les observer à distance, c’est faire partie d’un collectif, ce qui nous conduit à la question suivante, celle de la communauté. Dans une fête, chacun se fond dans un collectif. Inversement, le public d’un spectacle est la source d’une double séparation. D’une part, « c’est là que chacun s’isole » dans un « antre obscur », même si l’on croit être avec « ses amis, ses voisins, ses proches ». Au théâtre, comme devant les écrans dans nos sociétés contemporaines, on tend à oublier ceux qui se tiennent à nos côtés, attirés que nous sommes par les images qui nous lient à des fictions ou à des mises en scène du monde. D’autre part, le théâtre, comme modalité des « spectacles exclusifs » qui réunissent seulement un petit nombre de gens, est le reflet des « affligeantes images de la servitude et de l’inégalité » représentées sur scène. Le public, en effet, donne en représentation, par son accoutrement, son comportement et sa place dans la salle, sa position dans la hiérarchie sociale. À trois titres, la fête est le lieu d’intégration du sujet, actif, au sein d’un collectif qui le dépasse ; le spectacle, au contraire, est la métaphore et la métonymie des rapports de rivalité, de soumission et d’inégalité entre les sujets à l’état social. Encore faut-il que la fête demeure un modèle d’activité, de participation et de communauté, et donc qu’elle s’éloigne de sa dimension spectaculaire. La fête idéale Rousseau défend une conception normative de la fête. La fête idéale est le paradigme de la participation politique, érigé en idéal régulateur : dans l’âge d’or de l’humanité, la société politique est une communauté vécue, chantée, dansée, une communauté festive. C’est ce qui apparaît, par exemple, dans le chapitre IX de l’Essai sur l’origine des langues (vers 1751) : « Là se firent les premières fêtes, les pieds bondissaient de joie, le geste empressé ne suffisait plus, la voix l’accompagnait d’accents passionnés, le plaisir et le désir, confondus ensemble se faisaient sentir à la fois. Là fut enfin le vrai berceau des peuples, et du pur cristal des fontaines sortirent les premiers feux de l’amour ». La fête est vertueuse politiquement à trois conditions. La fête doit se passer de grands préparatifs, et chacun doit être intégré sans fard, tel qu’il est, en deçà des distinctions de rang, d’âge et de sexe. C’est pourquoi la fête a lieu de jour, « autour d’un piquet couronné de fleurs » planté au milieu de la place, en « plein air », « sous le ciel ». Le soleil éclaire et réchauffe mieux que tous les artifices, et le firmament est un commun où tout le

    Par Guéniot A.

    19 août 2024

    Rousseau et la fête

    À quels peuples convient-il mieux de s’assembler souvent et de former entre eux les doux liens du plaisir et de la joie, qu’à ceux qui ont tant de raisons de s’aimer et de rester à jamais unis ? Nous avons déjà plusieurs de ces fêtes publiques ; ayons-en davantage encore, je n’en serai que plus charmé. La fête est célébrée par Rousseau à la fin de la Lettre à d’Alembert (1758). Il y prend comme exemple la fête du régiment de Saint-Gervais à Genève : la population se mêle aux officiers et soldats pour danser autour de la fontaine où sont installés flambeaux, fifres et tambours, dans un « attendrissement général » et une « allégresse universelle ». La fête ainsi dépeinte remplit une double fonction économique et politique. Sur le plan économique, festoyer fait partie des activités grâce auxquelles le peuple demeure « actif et laborieux ». Dans cette perspective, la fête s’intègre à la succession continue de périodes de loisir et de labeur : de même qu’il faut se reposer, se nourrir, se soigner pour travailler, de même il faut se distraire, s’amuser, se retrouver pour continuer à produire. Sur le plan politique, la fête est une union au sein de laquelle toutes « les sociétés n’en sont qu’une, tout devient commun à tous ». Festoyer, c’est affermir et rendre manifeste la communion qui lie, en dépit de leurs différences, les citoyens et leurs diverses associations au sein d’un collectif qui les dépasse et qu’ils aiment, l’État. Rousseau accorde donc à la fête une valeur politique positive, mais il le fait à plusieurs conditions. Dans quelle mesure la fête est-elle est un facteur de liaison politique, là où le spectacle théâtral reflète et exacerbe les dissensions qui traversent la société ? La fête contre le spectacle L’opposition entre la fête et le spectacle, par laquelle Rousseau définit la fête de manière apophatique, est triple et concerne trois notions cardinales en philosophie politique : l’action, la participation et la communauté. L’activité est centrale dans la fête alors que le spectacle rend passif : on fait la fête alors qu’on assiste à un spectacle. Au théâtre, la séparation entre la scène et la salle traduit spatialement l’opposition entre les acteurs, qui agissent quoique ce soit sur le mode du jeu, et les spectateurs, assis, passifs, soumis. Pour Rousseau, les spectateurs sont tenus « craintifs et immobiles dans le silence et l’inaction ». À rebours, les participants d’une fête sont, dans la joie, le mouvement et le bruit, au cœur de l’action. Être actif dans une fête, c’est plus précisément participer aux festivités, ce qui nous mène au deuxième point. La fête intègre et fait participer alors que le spectacle met à distance. Les spectateurs se tiennent éloignés des drames mis en scène puisqu’ils ne peuvent et ne doivent pas y intervenir, et ils cachent leurs affects dans l’obscurité. De surcroît, en s’intéressant aux « fables » au point de pleurer et de rire au sujet de personnages de papier, les spectateurs, exemptés des malheurs représentés, se défaussent de leurs véritables responsabilités et s’autorisent à faire l’économie du réel. Le théâtre, à rebours de la fête, est donc un vecteur de séparation : « Tout ce qu’on met en représentation au théâtre, on ne l’approche pas de nous, on l’en éloigne ». A contrario, les participants d’une fête ont, de manière transparente, le cœur en fête, à moins d’être des trouble-fêtes. Dans l’« assemblée publique » qu’est la fête, ils se réunissent, s’assemblent, de manière visible, publique, là où les spectateurs se tiennent éloignés et se cachent. Participer activement aux festivités au lieu de les observer à distance, c’est faire partie d’un collectif, ce qui nous conduit à la question suivante, celle de la communauté. Dans une fête, chacun se fond dans un collectif. Inversement, le public d’un spectacle est la source d’une double séparation. D’une part, « c’est là que chacun s’isole » dans un « antre obscur », même si l’on croit être avec « ses amis, ses voisins, ses proches ». Au théâtre, comme devant les écrans dans nos sociétés contemporaines, on tend à oublier ceux qui se tiennent à nos côtés, attirés que nous sommes par les images qui nous lient à des fictions ou à des mises en scène du monde. D’autre part, le théâtre, comme modalité des « spectacles exclusifs » qui réunissent seulement un petit nombre de gens, est le reflet des « affligeantes images de la servitude et de l’inégalité » représentées sur scène. Le public, en effet, donne en représentation, par son accoutrement, son comportement et sa place dans la salle, sa position dans la hiérarchie sociale. À trois titres, la fête est le lieu d’intégration du sujet, actif, au sein d’un collectif qui le dépasse ; le spectacle, au contraire, est la métaphore et la métonymie des rapports de rivalité, de soumission et d’inégalité entre les sujets à l’état social. Encore faut-il que la fête demeure un modèle d’activité, de participation et de communauté, et donc qu’elle s’éloigne de sa dimension spectaculaire. La fête idéale Rousseau défend une conception normative de la fête. La fête idéale est le paradigme de la participation politique, érigé en idéal régulateur : dans l’âge d’or de l’humanité, la société politique est une communauté vécue, chantée, dansée, une communauté festive. C’est ce qui apparaît, par exemple, dans le chapitre IX de l’Essai sur l’origine des langues (vers 1751) : « Là se firent les premières fêtes, les pieds bondissaient de joie, le geste empressé ne suffisait plus, la voix l’accompagnait d’accents passionnés, le plaisir et le désir, confondus ensemble se faisaient sentir à la fois. Là fut enfin le vrai berceau des peuples, et du pur cristal des fontaines sortirent les premiers feux de l’amour ». La fête est vertueuse politiquement à trois conditions. La fête doit se passer de grands préparatifs, et chacun doit être intégré sans fard, tel qu’il est, en deçà des distinctions de rang, d’âge et de sexe. C’est pourquoi la fête a lieu de jour, « autour d’un piquet couronné de fleurs » planté au milieu de la place, en « plein air », « sous le ciel ». Le soleil éclaire et réchauffe mieux que tous les artifices, et le firmament est un commun où tout le

    Par Guéniot A.

    12 août 2024

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