Cette semaine, entre 8000 et 22 000 migrants, irakiens, afghans, syriens, sont encore en Biélorussie pour tenter de passer en Europe à travers la Pologne. 3000 à 4000 d’entre eux campent dans la forêt glaciale qui marque la frontière. Acheminés par le régime du dictateur Loukachenko depuis Beyrouth ou Damas jusqu’en Biélorussie via des avions de la compagnie d’État Belavia, ils sont débarqués puis poussés, matraqués, aux portes de la Pologne, en pleine forêt, sans eau ni nourriture. Depuis le début de cette crise montée de toute pièce, au moins 10 personnes sont mortes. Des milliers de soldats polonais s’amoncellent à la frontière et s’acharnent à refouler les migrants. Pour la première fois depuis 1989, un “état d’exception” a été décrété en Pologne qui empêche les journalistes de rapporter les faits, les associations humanitaires de venir en aide aux exilés.
L’opération biélorusse aux frontières lituaniennes puis polonaises, soutenue par la Russie, dure depuis le mois de juin et elle est évidemment une tentative de déstabilisation de l’Union européenne. Elle démarre peu après que les 24 et 25 mai, le Conseil européen ait décrété des sanctions contre des personnalités et des entreprises biélorusses, en représailles à l’effroyable détournement d’un avion de ligne de la compagnie Ryan Air sur Minsk pour capturer un journaliste opposant à Loukachenko qui se trouvait à bord, Roman Protassevitch. En 2020, 74 migrants avaient franchi irrégulièrement la frontière entre la Biélorussie et la Lituanie. Sur le seul mois de juillet 2021, ils étaient 2 882. Loukachencho promettait « d’inonder l’Union européenne de drogues et de migrants ». Inédit par son mode opératoire – aucun pays voisin de l’Union européenne n’avait, jusque-là, acheminé des exilés par charters pour créer des tensions frontalières – l’agression biélorusse s’inscrit pourtant dans une logique désormais éprouvée contre l’Europe, à savoir le « chantage migratoire ».
La Turquie s’y livre fréquemment depuis 2016, moment où l’Europe avait accepté de lui octroyer 6 milliards d’euros pour qu’Erdogan contienne le flux des réfugiés syriens. Fort de ce précédent, Vladimir Poutine n’a d’ailleurs pas hésité à proposer un arrangement similaire pour solder le conflit avec Loukachenko, à savoir que l’Europe paye la Biélorussie pour garder les migrants qu’elle a elle-même fait venir. Depuis 2016 donc, Erdogan relâche ponctuellement ses contrôles frontaliers pour obtenir de l’Europe une chose ou une autre, comme lorsqu’en février 2020, il avait laissé passer 13 000 personnes jusqu’en Grèce, sur fond de conflit territorial en méditerranée. En mai 2021, c’est le Maroc qui avait subitement ouvert sa frontière et laissé passer 8000 de ses ressortissants vers l’enclave espagnole de Ceuta, après que l’Espagne avait décidé de soigner dans l’un de ses hôpitaux le chef des indépendantistes du Front Polisario au Sahara occidental.
Bref, le « chantage migratoire » est devenu l’arme de choix de tous ceux qui veulent engager un rapport de force avec l’Europe, quel qu’en soit d’ailleurs le motif : la déstabiliser, la diviser, obtenir quelque chose d’elle, de l’argent…et pourquoi pas, demain, un accord commercial, une concession territoriale, un renoncement à telle ou telle politique, après tout ?
La force de ceux qui s’adonnent à ce type de méthode dit beaucoup de notre propre faiblesse. Les pays voisins de l’Europe connaissent les effets potentiellement déstabilisateurs de l’immigration sur les sociétés européennes – montée de l’extrême droite, division de l’opinion, tensions sociétales liées à l’accueil et l’intégration, qui ne manquent pas cependant d’être montées en épingle. Mais depuis la crise migratoire de 2015 et l’impuissance des européens à faire face, depuis que l’angoisse identitaire déferle sur le continent comme une maladie infantile et qu’une théorie aussi ahurie que le « grand remplacement » est devenue monnaie courante, l’Europe a basculé dans l’irrationalité vis-à-vis des migrations et s’expose tout entière à la malice de ceux qui voudraient les exploiter. Finalement, pour les ennemis de l’Europe ou tout pays adepte du rapport de force opportuniste, plus besoin de bâtir des stratégies compliquées, d’investir des milliards dans des missiles à longue portée ou autre arme de dissuasion ! Organiser l’arrivée de quelques milliers de migrants – musulmans, cela va sans dire – suffit à nous plonger dans la crise. Le spectre de 2015 rejaillit. Économie de moyens, effet de déstabilisation maximal. Finalement, les chantres du grand remplacement, voulant faire de l’Europe une forteresse, auront créé la plus grande fragilité dans sa défense.
En réponse au voisin Biélorusse, l’Europe pourra toujours, il le faut, redoubler de sanctions. Elle doit aussi le secours humanitaire aux personnes piégées dans le froid et menacées autant par le régime biélorusse que le gouvernement polonais. Mais il reste que la meilleure façon de vaincre les maîtres chanteurs, c’est de ne plus donner prise au chantage. Quand serons-nous capables de regarder les migrations en face, sans phobie aveuglante, et d’accueillir aussi dignement que sereinement les personnes à qui nous reconnaissons un droit à l’asile? Quand aurons-nous la force de construire une politique migratoire européenne viable et coordonnée? Ce jour-là peut-être, nous serons libérés du chantage.