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Le retour de l’État : oui, mais pas n’importe lequel

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      Le retour de l’État : oui, mais pas n’importe lequel

      Dans les espérances comme dans les prophéties formulées quant au « monde d’après » le Covid-19, le thème du retour de l’État est omniprésent. En réalité, il avait muté plutôt que disparu. L’absence dont nous avons souffert ces dernières décennies, et qui pourrait être comblée dans le futur, était surtout celle d’une puissance publique au service du progrès humain. Pour que ce scénario positif advienne, encore faut-il faire preuve de vigilance.

      La multiplication opportune des discours « statolâtres » ne doit pas nous aveugler sur les intentions de leurs locuteurs, ni nous illusionner sur un sens de l’Histoire qui coïnciderait enfin avec nos préférences politiques. Le retour de l’État ne saurait être pensé sans sa propre démocratisation ni, en dehors de ses appareils, sans l’élargissement du « pouvoir d’agir social » tel que l’a défini le sociologue Erik O. Wright, c’est-à-dire « la capacité de mobiliser les individus dans des actions collectives et de coopération volontaire au sein de la société civile ». Une telle perspective invite à investir les rouages d’institutions publiques pour les orienter vers d’autres fins, autant qu’à faciliter les expériences directes et associatives d’exercice du pouvoir. Elle n’a rien à voir avec la nostalgie encore prégnante pour le bon vieux temps fordo-keynésien, qui pourrait être servie comme substitut à une vraie transformation sociale.

      Il y a de bonnes raisons d’anticiper la revalorisation du rôle de l’État dans le gouvernement des sociétés. Dès à présent, la suspension du fonctionnement ordinaire de la production et des échanges économiques est compensée par une puissance publique jouant un rôle d’assureur voire de payeur en dernier ressort. La lutte contre la pandémie n’est pas une guerre, mais à l’instar des périodes de conflit militaire, elle est l’occasion d’interventions étatiques qui créent un précédent et élargissent le champ des propositions discutables. D’autre part, les causes de l’émergence du virus, de sa transformation en épidémie et du débordement des structures de soins commencent à être documentées. Toutes renvoient aux alarmes tirées depuis longtemps à propos du désengagement de l’État des services publics, de sa désorganisation en raison de normes de gestion importées de la sphère marchande, et de son absence de maîtrise des flux mondialisés. Cette configuration offre des points d’appuis à ceux qui souhaitent la réorientation de la puissance publique vers la satisfaction durable du bien-être de la majorité sociale.

      Il y aura cependant des courants contraires, dont la défense du « retour à la normale » ne sera peut-être pas le plus dangereux. De façon plus pernicieuse, certains développeront un discours fondé sur la patrie à défendre, la souveraineté à recouvrer et l’État à restaurer contre les forces aveugles du marché, mais sans volonté sérieuse de bousculer l’ordre social qui conduit à exploiter la nature et le travail toujours plus intensément. Avant la crise sanitaire, cette évolution était déjà perceptible parmi les droites mondiales, dont des représentants commençaient à s’écarter des dogmes de l’austérité, de la privatisation et du libre-échange. La maximisation et la captation oligarchique des surplus, dans un capitalisme générant de moins en moins de gains de productivité à partager, sont compatibles avec un dirigisme étatique accru et des concessions destinées à réduire la dépendance technologique et le manque de moyens qui suscitent l’effarement des opinions publiques. Puisque ces dernières seront en demande de protection dans un monde où notre vulnérabilité de « petits Occidentaux » aura été ressentie comme jamais depuis le second après-guerre, une logique d’État disciplinaire pourrait par ailleurs être déployée sans fard.

      Une telle orientation peut se décliner dans une version droitière typique d’une solution césariste, mais également dans une version « néojacobine de gauche » aux apparences plus subtiles. En reprenant les catégories du philosophe Jacques Bidet, on peut en effet imaginer qu’à l’intérieur de notre structure moderne de classe, le pôle « cadriste » retrouve son ascendant sur le pôle « propriétaire » de la classe dominante : autrement dit, que ceux qui exercent le pouvoir organisationnel-culturel grâce à leurs titres d’autorité compétente l’emportent sur ceux qui exercent le pouvoir marchand grâce à leurs titres de propriété. Deux problèmes subsisteraient.

      D’abord, les résultats de ce rapport de forces pourraient ne pas être aussi avantageux pour les subalternes que durant les trois décennies du second après-guerre. Les gains de l’époque avaient été rendus possibles par des conditions géopolitiques, socio-productives et écologiques qui ont disparu. D’où le désarroi des sociaux-démocrates des années 1970-80 : c’est dans un environnement hostile qu’ils ont fait face à la revanche sociale des milieux d’affaires et des détenteurs de capitaux. De plus, ils ont subi les pressions immenses de l’exercice du pouvoir d’État en contexte capitaliste, lequel favorise structurellement la reproduction d’une logique productiviste, gage de stabilité et de ressources dans la compétition internationale. Sans autre stratégie que « le retour de l’État », l’histoire se répétera. Un contrepoids autonome et enraciné dans la société est donc impératif pour éviter ce scénario.

      Au reste, le primat retrouvé des « dirigeants-compétents » sur les « propriétaires-capitalistes » ne suffirait pas du tout à répondre aux impératifs du temps présent. Face aux conséquences du dérèglement climatique et de la destruction de la biodiversité, la résilience de nos sociétés nécessite une puissante régulation stato-nationale mais aussi une capacité de délibération, d’action et de coopération à des niveaux inférieurs, dans les sphères de la production, de la consommation et de la vie de quartier. Par exemple, une maîtrise locale des réseaux d’alimentation et d’énergie permettrait de satisfaire de façon plus sûre et égalitaire les besoins essentiels de la population. Nous avons besoin d’une distribution du pouvoir, de pratiques de solidarité et d’une culture civique très loin de la passivité dont s’accommode le scénario « social-technocrate » qui pourrait accompagner le « retour de l’État ». Sous ce label forgé il y a un demi-siècle, le socialiste Jean Poperen anticipait « l’enchaînement des travailleurs au char des organisateurs, managers officiels d’un capitalisme lui aussi officiel ; le tracteur du Super-État écrasant les germes de démocratie locale et de démocratie à l’entreprise ; la planification ajustée aux intérêts des détenteurs de moyens de production et de leurs commis, aux nécessités de la lutte qui s’exaspérera contre leurs rivaux étrangers ».

      C’est pourquoi la référence à De Gaulle, repérée dans plusieurs discours vantant l’État-stratège et le freinage de la mondialisation, me semble anachronique et ambiguë. Son nom a beau convoquer des images d’unité et de redressement national, celles-ci sont indissociables du modèle de « démocratie exécutive » dont le Général a fini par doter la France. L’historien Nicolas Roussellier a expliqué à quel point ce modèle avait autonomisé la capacité de commander présidentielle du reste de la société et des autres représentants. Emmanuel Macron s’y accroche avec le succès que l’on sait, après que les héritiers du gaullisme et du mitterrandisme y ont épuisé toute leur légitimité. Durant la crise sanitaire, cette culture moniste et verticale a abouti à une gestion infantilisante et génératrice de confusion. Imaginer le monde d’après, c’est faire pièce à cette culture en restaurant les pouvoirs du Parlement, en assurant une démocratie locale travestie par la décentralisation actuelle, en finançant des initiatives citoyennes indépendantes et en rééquilibrant le pouvoir des parties prenantes dans les entreprises. L’exercice incontournable du pouvoir d’État ne tarira pas les sources de nos souffrances collectives sans efforts pour élargir les possibilités de « formes autonomisées de participation populaire », ces « pratiques collectives, associatives et socialistes » dont parlait E. O. Wright.

       

      Publié le 23 avril 2020

      Le retour de l’État : oui, mais pas n’importe lequel

      Auteurs

      Fabien Escalona
      Fabien Escalona est docteur en science politique et chercheur associé au laboratoire Pacte. Il est l'auteur d'une thèse pourtant sur le thème La reconversion partisane de la social-démocratie européenne. Il est l'auteur de Du régime social-démocrate keynésien au régime social-démocrate de marché, publiée chez Dalloz.

      Dans les espérances comme dans les prophéties formulées quant au « monde d’après » le Covid-19, le thème du retour de l’État est omniprésent. En réalité, il avait muté plutôt que disparu. L’absence dont nous avons souffert ces dernières décennies, et qui pourrait être comblée dans le futur, était surtout celle d’une puissance publique au service du progrès humain. Pour que ce scénario positif advienne, encore faut-il faire preuve de vigilance.

      La multiplication opportune des discours « statolâtres » ne doit pas nous aveugler sur les intentions de leurs locuteurs, ni nous illusionner sur un sens de l’Histoire qui coïnciderait enfin avec nos préférences politiques. Le retour de l’État ne saurait être pensé sans sa propre démocratisation ni, en dehors de ses appareils, sans l’élargissement du « pouvoir d’agir social » tel que l’a défini le sociologue Erik O. Wright, c’est-à-dire « la capacité de mobiliser les individus dans des actions collectives et de coopération volontaire au sein de la société civile ». Une telle perspective invite à investir les rouages d’institutions publiques pour les orienter vers d’autres fins, autant qu’à faciliter les expériences directes et associatives d’exercice du pouvoir. Elle n’a rien à voir avec la nostalgie encore prégnante pour le bon vieux temps fordo-keynésien, qui pourrait être servie comme substitut à une vraie transformation sociale.

      Il y a de bonnes raisons d’anticiper la revalorisation du rôle de l’État dans le gouvernement des sociétés. Dès à présent, la suspension du fonctionnement ordinaire de la production et des échanges économiques est compensée par une puissance publique jouant un rôle d’assureur voire de payeur en dernier ressort. La lutte contre la pandémie n’est pas une guerre, mais à l’instar des périodes de conflit militaire, elle est l’occasion d’interventions étatiques qui créent un précédent et élargissent le champ des propositions discutables. D’autre part, les causes de l’émergence du virus, de sa transformation en épidémie et du débordement des structures de soins commencent à être documentées. Toutes renvoient aux alarmes tirées depuis longtemps à propos du désengagement de l’État des services publics, de sa désorganisation en raison de normes de gestion importées de la sphère marchande, et de son absence de maîtrise des flux mondialisés. Cette configuration offre des points d’appuis à ceux qui souhaitent la réorientation de la puissance publique vers la satisfaction durable du bien-être de la majorité sociale.

      Il y aura cependant des courants contraires, dont la défense du « retour à la normale » ne sera peut-être pas le plus dangereux. De façon plus pernicieuse, certains développeront un discours fondé sur la patrie à défendre, la souveraineté à recouvrer et l’État à restaurer contre les forces aveugles du marché, mais sans volonté sérieuse de bousculer l’ordre social qui conduit à exploiter la nature et le travail toujours plus intensément. Avant la crise sanitaire, cette évolution était déjà perceptible parmi les droites mondiales, dont des représentants commençaient à s’écarter des dogmes de l’austérité, de la privatisation et du libre-échange. La maximisation et la captation oligarchique des surplus, dans un capitalisme générant de moins en moins de gains de productivité à partager, sont compatibles avec un dirigisme étatique accru et des concessions destinées à réduire la dépendance technologique et le manque de moyens qui suscitent l’effarement des opinions publiques. Puisque ces dernières seront en demande de protection dans un monde où notre vulnérabilité de « petits Occidentaux » aura été ressentie comme jamais depuis le second après-guerre, une logique d’État disciplinaire pourrait par ailleurs être déployée sans fard.

      Une telle orientation peut se décliner dans une version droitière typique d’une solution césariste, mais également dans une version « néojacobine de gauche » aux apparences plus subtiles. En reprenant les catégories du philosophe Jacques Bidet, on peut en effet imaginer qu’à l’intérieur de notre structure moderne de classe, le pôle « cadriste » retrouve son ascendant sur le pôle « propriétaire » de la classe dominante : autrement dit, que ceux qui exercent le pouvoir organisationnel-culturel grâce à leurs titres d’autorité compétente l’emportent sur ceux qui exercent le pouvoir marchand grâce à leurs titres de propriété. Deux problèmes subsisteraient.

      D’abord, les résultats de ce rapport de forces pourraient ne pas être aussi avantageux pour les subalternes que durant les trois décennies du second après-guerre. Les gains de l’époque avaient été rendus possibles par des conditions géopolitiques, socio-productives et écologiques qui ont disparu. D’où le désarroi des sociaux-démocrates des années 1970-80 : c’est dans un environnement hostile qu’ils ont fait face à la revanche sociale des milieux d’affaires et des détenteurs de capitaux. De plus, ils ont subi les pressions immenses de l’exercice du pouvoir d’État en contexte capitaliste, lequel favorise structurellement la reproduction d’une logique productiviste, gage de stabilité et de ressources dans la compétition internationale. Sans autre stratégie que « le retour de l’État », l’histoire se répétera. Un contrepoids autonome et enraciné dans la société est donc impératif pour éviter ce scénario.

      Au reste, le primat retrouvé des « dirigeants-compétents » sur les « propriétaires-capitalistes » ne suffirait pas du tout à répondre aux impératifs du temps présent. Face aux conséquences du dérèglement climatique et de la destruction de la biodiversité, la résilience de nos sociétés nécessite une puissante régulation stato-nationale mais aussi une capacité de délibération, d’action et de coopération à des niveaux inférieurs, dans les sphères de la production, de la consommation et de la vie de quartier. Par exemple, une maîtrise locale des réseaux d’alimentation et d’énergie permettrait de satisfaire de façon plus sûre et égalitaire les besoins essentiels de la population. Nous avons besoin d’une distribution du pouvoir, de pratiques de solidarité et d’une culture civique très loin de la passivité dont s’accommode le scénario « social-technocrate » qui pourrait accompagner le « retour de l’État ». Sous ce label forgé il y a un demi-siècle, le socialiste Jean Poperen anticipait « l’enchaînement des travailleurs au char des organisateurs, managers officiels d’un capitalisme lui aussi officiel ; le tracteur du Super-État écrasant les germes de démocratie locale et de démocratie à l’entreprise ; la planification ajustée aux intérêts des détenteurs de moyens de production et de leurs commis, aux nécessités de la lutte qui s’exaspérera contre leurs rivaux étrangers ».

      C’est pourquoi la référence à De Gaulle, repérée dans plusieurs discours vantant l’État-stratège et le freinage de la mondialisation, me semble anachronique et ambiguë. Son nom a beau convoquer des images d’unité et de redressement national, celles-ci sont indissociables du modèle de « démocratie exécutive » dont le Général a fini par doter la France. L’historien Nicolas Roussellier a expliqué à quel point ce modèle avait autonomisé la capacité de commander présidentielle du reste de la société et des autres représentants. Emmanuel Macron s’y accroche avec le succès que l’on sait, après que les héritiers du gaullisme et du mitterrandisme y ont épuisé toute leur légitimité. Durant la crise sanitaire, cette culture moniste et verticale a abouti à une gestion infantilisante et génératrice de confusion. Imaginer le monde d’après, c’est faire pièce à cette culture en restaurant les pouvoirs du Parlement, en assurant une démocratie locale travestie par la décentralisation actuelle, en finançant des initiatives citoyennes indépendantes et en rééquilibrant le pouvoir des parties prenantes dans les entreprises. L’exercice incontournable du pouvoir d’État ne tarira pas les sources de nos souffrances collectives sans efforts pour élargir les possibilités de « formes autonomisées de participation populaire », ces « pratiques collectives, associatives et socialistes » dont parlait E. O. Wright.

       

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